Le correspondant de presse local : un professionnel du
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Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur Daniel Thiery Communication & langages / Volume 2010 / Issue 165 / September 2010, pp 31 - 46 DOI: 10.4074/S0336150010013049, Published online: 15 October 2010 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150010013049 How to cite this article: Daniel Thiery (2010). Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur. Communication & langages, 2010, pp 31-46 doi:10.4074/ S0336150010013049 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 21 Feb 2017 31 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? DANIEL THIERY Cette étude s’inscrit dans la réflexion collective d’un travail qui réunit des chercheurs sur les formes du journalisme au sein du Réseau d’Études du Journalisme (REJ) et plus spécifiquement ici sur l’émergence de nouvelles pratiques d’information faisant intervenir de nouveaux acteurs souvent qualifiés d’amateurs. Nous montrerons dans cette étude que les catégories « amateur » et « professionnel » sont impropres à décrire les pratiques photographiques de correspondants de presse de la presse régionale qui fondent l’image de marque de ce secteur majeur de la presse écrite française. L’objet même de l’étude est considéré comme trop « ordinaire » pour retenir l’intérêt de chercheurs au sein des champs journalistique ou photographique. Pour le journalisme, il s’agit de sous-produits dont le principal défaut est d’être issus de marginaux de l’espace journalistique mal reconnus par les entreprises de presse et par les journalistes. Ces derniers considèrent qu’il s’agit d’une activité alimentaire pratiquée par des francs-tireurs produisant une catégorie de photographies qui ne s’inscrivent ni dans le domaine artistique, ni dans le domaine professionnel de l’illustration ou du portrait. Cet ordinaire pratiqué dans les marges du journalisme est analysé ici à partir d’un corpus d’un millier de photographies publiées entre 1973 et 2009 par un hebdomadaire rural appartenant au groupe Ouest-France : Le Trégor. Très vite, l’analyse de ces photographies fait apparaître des analogies avec des pratiques familiales, notamment l’autoréférence implicite. On trouve aujourd’hui une pratique qui perdure selon En analysant les photographies de la presse régionale, on s’aperçoit rapidement que, loin d’être indigentes au regard de la photographie de presse quotidienne nationale ou de la presse magazine, ces photographies constituent un genre spécifique en photojournalisme. Deux éléments le caractérisent ; tout d’abord il se réfère à un territoire de vie partagé par une communauté de lecteurs qui attendent d’y retrouver les grands traits d’une « iconographie heureuse » comparable à celle construite par l’album de photos de famille. Et, d’autre part, les correspondants de presse locale, producteurs essentiels de ces photographies de la proximité, occupent dans l’espace médiatique une position singulière d’amateurs intégrés par les entreprises de presse qui garantit la pérennité de ce genre. Mots clés : photojournalisme, presse locale, correspondant de presse, amateur, ordinaire, événement communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 32 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? le modèle obsolète des pratiques populaires décrites par Pierre Bourdieu voici plus de quatre décennies1 . Ces constats découlant de l’analyse formelle et thématique des images nous ont conduit à interroger les producteurs de ces photographies pour essayer de comprendre comment ils se situent par rapport à leur terrain de pratique et comment ils mettent ces contraintes en adéquation avec les publications que l’on attend d’eux. On découvre alors une forme de professionnalisme méconnu chez ces journalistes amateurs qui retient toute notre attention dans un programme de recherche interrogeant les différences interstitielles entre un journalisme intégré et des acteurs restant dans des marges qualifiées d’« amateurisme ». POURQUOI S’INTÉRESSER À LA PHOTOGRAPHIE DE PRESSE LOCALE ? La catégorisation en tant que « photographies ordinaires » suffit généralement à définir ces images qui constituent plus de 80 % de l’iconographie informative de la Presse Hebdomadaire Régionale (PHR) et presque autant dans la Presse Quotidienne Régionale (PQR) (75 %). C’est une catégorisation par l’exclusion avant tout si l’on se réfère à cet énoncé de Luc Boltanski à propos des photographies « extra-ordinaires » de la presse : « C’est d’abord la photographie des grands événements qui fait la grande photographie des quotidiens »2 . La photographie de presse ordinaire serait donc celle des petits événements, ou celle des non-événements. À la différence de la presse quotidienne, la PHR construit effectivement une représentation médiatique du local à partir de son ordinaire quotidien. Sa temporalité n’est pas celle de l’instantané, de l’éphémère, elle s’inscrit dans la collection et l’empilement des signifiants proches des lecteurs. L’événement apparaît finalement comme un intrus dans cette collection idéale où l’actualité découle de l’ordre prévisible du monde que rassurent les images des rituels locaux. La question du « montrable » qui décide de la prise de vue ou non selon Bourdieu, reste la préoccupation première des correspondants de presse locale, mais l’œil censeur est moins celui du rédacteur en chef que celui du voisin. Le regard qui engendre ces images ne saurait être comparé à l’œil expert du professionnel qui cherche à construire un objet médiatique. Ce regard, tel que le décrivent les entretiens conduits auprès des correspondants, est celui des amateurs au sens où l’entend Antoine Hénion3 . La photographie n’est pas l’objectif premier de ces photographes qui ne s’autorisent aucune fantaisie, aucune esthétisation, aucune mise à distance, mais qui pourtant ont élaboré une codification des représentations extrêmement stabilisée dans le temps. L’ordinaire photographique de la PHR entretient des similitudes fortes avec celui de l’album de famille analysé par Jean-Claude Kauffman4 . Ainsi que l’exprime Anne-Marie Garat dans l’introduction de son ouvrage consacré aux photos de familles5 : « Dans toute famille, il y a au moins un livre, un roman. Il ne se prête ni ne se vend, n’a de 1. Bourdieu, Pierre, 1965, Un art moyen, essais sur les usages sociaux de la photographie, Éditions de Minuit, Paris, 360 p. et 8 planches. 2. Boltanski, Luc, in Bourdieu, Pierre, Un art moyen, op cit. 3. Hénion, Antoine, 2009, « Réflexivités. L’activité de l’amateur », Réseaux, vol. 27, 153, pp. 57-78. 4. Kauffman, Jean-Claude (intro. de), 2002, Un siècle de photos de famille, Éd. Textuel, Paris, 205 p. 5. Garat, Anne-Marie, 1994, Photos de familles, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », Paris, 162 p. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 33 prix, ne réserve d’émotions que pour ceux dont il raconte l’histoire. La même que celle de tout le monde. Différente unique. Une histoire de gens ordinaires, de temps qui passe, de souvenir, et d’oubli, de mort et d’amour. » La pratique photojournalistique qui nous intéresse a beaucoup à voir avec la production de ce référent commun aux « gens ordinaires » qui trouvent dans les photographies de presse régionale ce fonds commun d’émotions simples à partager. Comme dans l’album familial, l’iconographie locale privilégie les indices de la régularité, de l’ordre de l’espace de vie d’un espace local qui rassure face au global de la presse nationale. Le Trégor et ses images du local L’hebdomadaire Le Trégor est un titre très largement diffusé sur le territoire du même nom dans le département des Côtes d’Armor6 . On soulignera qu’il s’agit d’une zone rurale et de faible urbanisation caractérisée par une forte fixité des populations hormis lors des périodes estivales où l’activité touristique devient importante. Chaque fascicule est composé de 60 à 80 pages et présente entre 150 et 200 photographies illustrant l’actualité. Pour construire le corpus d’images d’actualité de notre analyse, nous avons écarté les photographies issues de cahiers spéciaux (télévision, salons, etc.) ainsi que celles concernant la publicité et les annonces commerciales. Le corpus a été échantillonné en suivant un découpage de cinq ans en cinq ans depuis les premières publications de photographies en 1973. LES THÉMATIQUES DES PHOTOGRAPHIES DE PHR Figure 1 : photo d’archive (Le Trégor, n◦ 1237) 6. Le Trégor tire à plus de 23 000 exemplaires pour un bassin de population d’à peine 80 000 habitants. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 34 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? Les images sont pour l’essentiel produites pour chaque publication et les photos d’archives ou d’agence ne représentent que 1,5 % des images en privilégiant les archives privées plutôt que celles des agences. La production des photographies est avant tout endogène, les images d’archives publiées sont souvent fournies par des lecteurs et se réfèrent au territoire du Trégor. Typologie des images « Portraits », « groupes », « paysages », « bâtiments », « événements », « objets » et « animaux et autres » constituent les sept catégories de description des images. Figure 2 : Le portrait individuel distingue quelques rares « élus » au sein de la collectivité, alors que le portrait de groupe est le genre dominant. Des caractéristiques attendues sont apparues sans ambiguïté comme la place prépondérante accordée aux groupes (66 %) au détriment des portraits (17 %), ce qui ne relève pas d’injonctions faites aux correspondants par les directions commerciales afin d’augmenter le nombre d’acheteurs potentiels comme on le suppose souvent. Nous sommes en présence d’une construction du collectif par agrégation de groupes primaires plutôt qu’en raison du charisme de personnalités dominantes et cela se traduit par une demande insistante faite auprès des correspondants afin que le groupe figure bien comme tel sur les photographies. Figure 3 : Surtitrage de la rubrique « de Trébeurden au Trévou » communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 35 L’autoréférence est fortement mise en scène puisque le rubricage rédactionnel par canton est surtitré à l’aide d’images représentant des sites caractéristiques. Les photographies de paysages (2,5 %) où d’éléments architecturaux (4 %) servent avant tout à baliser les espaces. La prédominance de l’entre-soi dans le discours journalistique local se traduit par peu de références à la localisation de l’image notamment dans les légendes qui n’indiquent que rarement les lieux de prises de vue. Figure 4 : L’événement mis en image procède d’un rituel plus ou moins établi dans l’espace local et la catastrophe est d’autant plus montrable qu’elle n’affecte pas l’intégrité des personnes. L’événement à l’échelle locale représente 15 % des images, ce qui est bien peu dans les pages d’un journal d’actualité fût-il hebdomadaire. Mais les événements dans la PHR sont plutôt heureux (inaugurations, anniversaires des doyens, etc.), souvent ritualisés et cycliques (commémorations, bains de l’an neuf). Ces images représentent peu l’exceptionnel et encore plus rarement des faits dramatiques (catastrophe naturelle, incendie exceptionnel), et ne concernent que 15 % des photographies des événements. On notera toutefois que la même analyse conduite dans les pages locales des quotidiens bretons Le Télégramme et Ouest-France montre que l’événement non-inscrit à l’agenda ne représente guère plus de 1 % des photographies publiées dans ces mêmes pages locales. Analyse formelle des images du Trégor Ces images partagent un certain nombre de caractéristiques, dont beaucoup sont inhérentes à des contraintes de fabrication. Ainsi, la photographie en couleurs continue à occuper marginalement des feuillets en quadrichromie et distingue souvent les publications des journalistes professionnels (en couleurs) de celles des correspondants de presse (en noir et blanc). Les évolutions techniques ont réduit la place des images en noir et blanc de 97 % en 1998 (première impression en quadrichromie) à 60 % dix ans plus tard. Pour caractériser les traits dominants de l’illustration photographique de la PHR nous inventorions la place de plusieurs items dans les titres étudiés. Cette analyse confirme un bon nombre de présupposés concernant ces images, mais elle livre aussi quelques surprises. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 36 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? On n’observe la présence des effets d’écritures élémentaires (filé, plongée et contre-plongée, prise de vue à grande vitesse) que pour 6 % des photographies, et l’essentiel de ces effets concerne les pages sportives couvertes par les reporters du journal. Ainsi que l’indiquait Luc Boltanski, la photographie de presse, renforçant de ce fait l’effet de réel, efface autant que possible toutes les traces d’énonciation du photographe. Mais c’est un trait partagé par les amateurs : « Pas regardant l’amateur, sauf pour la netteté. [. . .] Le flou est rejeté, seul défaut formel à faire l’unanimité dans cette forme d’expression ou tout est légitimé. [. . .]. Mauvaises images, médiocres, défectueuses. Les pieds, les têtes tranchées, le dernier du rang n’a qu’un bras, les yeux rougis par le flash, la profondeur perdue, la surexposition, on s’en accommode quand même. »7 L’impératif de publication répond aussi à la nécessité d’illustrer équitablement les zones d’habitation des lecteurs ; la fonction phatique prime alors sur la qualité des images produites. À l’instar de la construction des mémoriaux de la photographie de famille, les images sont choisies pour faciliter les projections affectives des lecteurs vis-à-vis d’espaces avec lesquels ils ont une relation forte. C’est cette attente que s’efforcent de satisfaire les photographes de PHR. Toutefois, ce refus de références aux canons de la photographie académique ne se traduit pas par une profusion d’images techniquement mauvaises (sur ou sous-exposition, cadre décalé, mise au point défectueuse, etc.). « L’effet de réel » reste privilégié : les focales standards, l’importante profondeur de champ ou bien encore le retour quasi systématique à la perspective frontale sont des constantes de ces images. L’absence de valorisation des images est aussi confirmée par leur traitement dans une mise en pages où les 2/3 des photographies sont publiées sur deux colonnes et où seuls quelques dossiers thématiques, et la « Une », offrent des espaces plus généreux puisque seulement 2 % des images sont imprimées sur quatre colonnes au moins. Figure 5 : Mauvaises images de kermesses ou de carnet rose. . . Mais instants forts de la vie sociale Parvenus à ce point de l’étude de cette photographie de l’ordinaire local, le parallèle avec la construction des imagiers de la famille idéalisée à travers l’album traditionnel de photos s’impose pour décoder les figures convoquées par cette 7. Garat, Anne-Marie, Photos de familles, op. cit., p. 61. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 37 forme de presse. En effet, la fonction de la photographie dans la famille présente nombre de similitudes avec l’espace social concerné par la diffusion des images de presse hebdomadaire régionale, selon les termes de Bourdieu : « la pratique photographique n’existe et ne subsiste la plupart du temps que par sa fonction familiale ou mieux, par la fonction que lui confère le groupe familial, à savoir de solenniser et d’éterniser les grands moments de la vie familiale, bref, de renforcer l’intégration du groupe familial en réaffirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité » 8 . C’est ce fil qui nous guidera pour comparer les fonctions communes à cet album et aux fascicules de la presse hebdomadaire locale. L’ALBUM PHOTO : UNE PRATIQUE D’ « ÉDITION FAMILIALE » L’album photographique de famille de référence est, de façon classique, celui qui a été hérité de la famille9 . L’album auquel nous nous référons ici est idéal-typique et découle d’un corpus hétérogène constitué en grande partie d’images personnelles, mais qui présente un certain nombre d’invariants énoncés notamment par Jean-Paul Kaufman dans l’ouvrage consacré à ce sujet10 . L’album photographique opère un travail de médiation parmi les membres épars d’une famille et occupe ainsi une fonction qui recouvre partiellement celle des médias de proximité et obéit à des règles similaires. Pour l’album comme pour le journal il convient de parvenir à construire stablement un système de représentation commun à un groupe hétérogène. Le respect de règles formelles de production d’images de presse intégrées par les auteurs permet d’accéder à cet objectif. En premier lieu, la reproduction stéréotypée d’illustrations d’événements symboliques en nombre fini constitue une garantie d’homogénéité des images. Cette « bonne photographie » pratiquée par les professionnels du local est aussi peu créative que celle des photographes amateurs devant alimenter leur album de famille. Le montrable de l’album L’album de famille est destiné à circuler dans la sphère familiale, il est conçu comme un legs répondant à une charte testimoniale implicite. Un authentique travail éditorial s’impose afin de construire l’image crédible et reconnaissable d’une réalité acceptable par les destinataires. « L’instant, la scène et les personnages prévalent sur la qualité technique et esthétique des images ; l’objet compte plus que son apparence », souligne André Rouillé11 , précisant aussi qu’il s’agit autant de produire un objet qu’un signe. Le montrable est ici réduit à une dimension minimale par une pratique d’autocensure très forte qui va le réduire à quelques genres consensuels. 8. Bourdieu, Pierre, Un art moyen, op. cit., p. 39. 9. Pour illustrer le genre, on pourra se référer à l’ouvrage de Anne Wiazemsky présentant son album de famille et l’histoire qu’elle illustre. Wiazemsky, Anne, 1992, Album de Famille, édition Du May, Paris. 10. Kauffman, Jean-Claude (intro. de), Un siècle de photos de famille, op. cit. 11. Rouillé, André, 1990, « Une photographie hasardeuse », La recherche photographique. La famille, 8, p. 5. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 38 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? Les images ritualisées L’idéal du groupe familial est mis en scène et conforté par les moments sociaux suffisamment solennels pour être photographiés. Ce rituel répond ainsi à une double attente : il instaure l’instantané comme organisateur de l’ordre qui sera « immortalisé » par la technique photographique et il inscrit l’instant dans un cadre social qui conforte la légitimité du groupe. Sur la photographie vont ainsi être conjugués le paroxysme de l’intensité d’un groupe – dont tous les efforts convergent à produire l’image du moment parfait où tous souriront pareillement devant l’objectif – et le cadre, visible ou non sur le cliché, où s’inscrit cette « perfection ». La photographie de famille, comme celle de la presse locale, réduit les signes « photographiables » ainsi que le soulignait Bourdieu : « la pratique commune est nécessairement rituelle et cérémonielle, donc stéréotypée tant dans le choix de ses objets que de ses techniques d’expression ; piété d’institution, elle ne s’accomplit que dans des circonstances et des lieux consacrés et, attachée à solenniser le solennel et à sacraliser le sacré, elle ignore l’ambition de promouvoir à la dignité de « photographié » tout ce qui ne se définit pas objectivement (c’est-à-dire socialement) comme « photographiable » et « devant être photographié », parce que c’est le même principe qui en fonde l’existence et en détermine les limites »12 . Il n’est pas besoin de suivre une formation de photographe pour ce faire, mais cela suppose une parfaite intégration des attentes vis-à-vis du rendu par l’opérateur qui se projette lui-même dans cette scène finale. Anne-Marie Garat décrit ainsi la tension forte qui s’installe entre le photographe amateur et son sujet « [notre père] était piètre photographe et se fâchait pour obtenir de nous que nous ressemblions à son attente, à la perfection de son attente »13 . Inscrire dans l’espace de distinction du cadre photographique une trace pour la postérité de ses proches requiert toute la concentration et tout le savoir-faire intégrés dans la routine de l’opérateur. Il existe une forte convergence d’intérêt pour leurs sujets tant des photographes de famille que des correspondants locaux de presse. L’image ritualisée impose des espaces et des moments pour relâcher la tension propre à cet exercice. On trouvera ainsi des traces des moments perdus ou cachés des cérémonies qui rassurent sur la spontanéité des groupes au sein des cadres sociaux imposés. Les apartés des convives ou des congressistes figurent de ce fait dans les marges des albums solennels. La scène ordinaire pour un être ordinaire Dès lors qu’une scène est « prise » en photo, elle ne peut plus être ordinaire. La double sélection spatiale et temporelle de l’instant vécu du sujet par le photographe lui accorde d’emblée une valeur d’exception. Les scènes de la vie parisienne prises par Eugène Atget ont cessé d’être anodines depuis lors – comme le sont celles du jeu des enfants dans le jardin familial saisis par leurs parents ou celles des vacanciers sur une plage estivale enregistrées par un localier. Ces images partagent toutefois une même fonction de comparaison de l’image produite et de son référentiel ; au-delà de la ressemblance assumée par l’observation des règles destinées à préserver l’effet 12. Bourdieu, Pierre, Un art moyen, op. cit., p. 63. 13. Garat, Anne-Marie, Photos de famille, op. cit., p. 54. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 39 de réel, les auteurs de ces images réassurent les sujets sur leur aptitude à assumer le rôle social qui leur est dévolu. Toute la technicité de ces praticiens concourt à ce que l’ordinaire de leurs photographies reste conforme à l’image idéalisée d’une vie expurgée des menaces de l’extraordinaire. . . Forme moderne des rites s’assurant que l’ordre temporel sera préservé contre les accidents du temps, la photographie contribue à exorciser les angoisses face à l’inconnu. Au « ça a été » barthien, la photographie des albums photographiques comme de la presse locale ajoute « et cela sera encore ». Les anniversaires, les fêtes privées ou commémorations collectives constituent autant de prétextes pour inscrire le groupe dans un cadre cyclique. Les bougies s’additionnent sur les gâteaux d’anniversaire, les rentrées des classes se ressemblent, les assemblées générales et les bals du quatorze juillet constituent autant de toiles de fond pour rappeler que le temps ordinaire s’écoule sans accroc. Pour être crédible, cette photographie s’écrit par la série et suppose de reproduire au mieux les règles tacites du genre. Pierre Bourdieu soulignait que « ce qui est photographié et ce qu’appréhende le lecteur de la photographie, ce ne sont pas, à proprement parler des individus dans leur particularité singulière, mais des rôles sociaux, le marié, le premier communiant, le militaire, ou des relations sociales, l’oncle d’Amérique ou la tante de Sauvagnon. »14 Que l’on feuillette un album de photographies où les personnages nous sont étrangers ou que l’on parcourt les pages du journal local, chaque image se superpose à un capital d’images génériques qui en facilite le décryptage, mais surtout elle active chez chaque lecteur une forme de relecture singulière où il reconnaît une part de lui-même. La proximité avec les sujets est évidente dans la photographie de famille mais, comme le rappelle Serge Tisseron, elle constitue aussi un des fondements de la presse : « le succès de Life aura été de mettre en scène des êtres auxquels les lecteurs pouvaient s’identifier en famille »15 . Ce savoir-faire constitue une part incomparable de la praxis des correspondants de presse locale. Tout comme le journal, l’album de famille constitue un écrit ouvert car en élaboration permanente, son achèvement n’est pas envisagé au moment où il s’écrit. Édifié pour la postérité, l’album photographique de famille inclut l’idée de la disparition de son auteur qui se rassure en le complétant indéfiniment. L’élaboration de l’album photo procède de codes intergénérationnels partagés à travers une collecte interrompue de nouvelles images. Chaque ajout reproduit les invariants formels et structurels ainsi que le rappelle Alain Buisine : « La photo de famille doit se conformer à la généralité d’un modèle esthétique et idéologique constitué par la ressemblance entre eux de tous les clichés familiaux. Elle ne vaudra jamais par son originalité. Il faut pouvoir immédiatement l’insérer, l’englober dans la respectable série des photographies de famille. [. . .] Par définition, la photo de famille travaille à la réduction de l’altérité. »16 14. Bourdieu, Pierre, Un art moyen, op. cit., p. 45. 15. Tisseron, Serge, 2003, Le bonheur dans l’image, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, p. 81. 16. Buisine, Alain, 1990, « Leurres et illusions du portrait de famille », La recherche photographique, La famille, 8, p. 58. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 40 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? Le traitement de l’événement dans l’album de famille La finalité de l’album de famille est de fonder un mémorial et non pas de susciter des interrogations sur le groupe qui le construit. Comme on vient de le voir, il doit être monolithique pour résister à l’usure du temps et échapper aux tentations de réécriture. Pour cela les images doivent être les plus consensuelles possible pour échapper aux critiques futures, mais elles doivent aussi rassurer sur le destin inébranlable du groupe. L’indicible demeure invisible dans ces pages sanctuarisées. Les signes de la mort, autre que métaphoriques, tels que les blessures, les lits de souffrance sont bannis. Les images de catastrophes rappellent que celles-ci n’ont pas eu de conséquences dramatiques pour la famille qui a pourtant été confrontée à ces épreuves. C’est à cette condition que figurera dans l’album familial la photographie de la maison bombardée ou incendiée. Petits événements en famille L’événement qui figure dans la collection des instants de la vie du collectif a été anticipé, pour ne pas dire voulu. C’est sous cette forme qu’il figurera comme une expérience positive ; celle du conscrit qui ramène des images inédites d’un ailleurs mis en images, celle d’un membre qui s’est illustré hors de son milieu d’origine. Il arrive aussi que l’Autre produise l’événement dans le cadre familial, il fait alors l’objet des attentions photographiques réservées aux visiteurs d’exception. Hormis les visites impromptues et les petits faits du quotidien, ces moments-événements sont ritualisés et répondent à une scénographie organisée autour de quelques figures classiques. L’espace privé s’ouvre à de nouveaux membres par alliance ou par naissance et ils s’inscrivent alors dans de possibles « hors-série » consacrés à ces rubriques et définis par des codes très formalisés17 . Les fêtes propres au groupe, que ce soit des anniversaires de certains membres, des commémorations d’événements familiaux où la célébration de moments, constituent quelques-uns de ces moments familiaux qui « valent une photo », photo destinée d’emblée à figurer dans « l’Album » pour illustrer un nouveau millésime de cette fête. D’autres fêtes, collectives, essentiellement issues de traditions religieuses, doivent de même figurer dans la mise en images d’une insertion conforme dans le temps social. Bien évidemment, le registre des photos de famille offre une variété de situations intermédiaires entre le privé et le collectif. Ainsi le portrait de communiant s’intercale entre les photographies prises durant la cérémonie religieuse et le repas de famille qui suit. Les spécificités de chaque espace, de chaque moment, de chaque sphère trouvent leur place dans un genre photographique et trouveront aussi le support approprié à cette fin.18 Les distinctions décernées à certains membres de la communauté (des distinctions scolaires jusqu’aux remises de médailles du travail ou d’autres titres distinctifs) figurent en bonne place dans le recueil de mémoire du groupe afin que chacun en recueille une part de fierté. 17. Fine, Agnès, Labro, Stéphanie, Lorquin, Claire, 1993, « lettres de naissance », in Fabre, Daniel (dir.), Écritures ordinaires, POL, BPI, Paris, pp. 117-147. 18. Mary, Bertrand, 1993, La photo sur la cheminée, Naissance d’un culte moderne, Métaillé, Paris, 283 p. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 41 Les vacances et périodes d’oisiveté sont aussi des temps susceptibles de représenter l’événement qui vient perturber l’ordre quotidien. Tout devient photographiable en tant que décor des portraits familiaux, voire sujet principal de scènes qui rejoindront l’album de famille. L’espace ordinaire s’entrouvre alors vers d’autres horizons dont « l’étrangeté » réassure la place du cadre ordinaire. Des acquisitions font l’objet de photographies destinées à une publication dans l’album montrant de la sorte une forme de prospérité ou l’ouverture d’un nouveau chapitre de la vie associé par exemple à l’acquisition d’une nouvelle demeure. Parfois un objet peut à lui seul faire l’objet d’une image, mais le plus souvent ses propriétaires l’accompagnent. Ce regard porté sur les pratiques de photographes amateurs souligne l’aptitude de ceux-ci, d’une part à catégoriser le montrable par opposition à ce qui restera obscène pour l’édition familiale. Il n’existe ni censeurs ni charte éditoriale pour encadrer cette pratique de représentation idéale du groupe par un des siens qui en partage à la fois la vie ordinaire et le désir de la valoriser. Le travail d’editing (édition) se poursuit par l’aptitude à rubriquer les pratiques et à y adapter les genres adéquats ; les albums photographiques dissocient clairement ce qui relève des postures publiques ou privées pour traduire un même élément. Les catégories de sujets s’inscrivent dans des catégories finies qui concourent toutes à l’écriture d’une mémoire idéalisée. Ce sont ces compétences peu formalisées de l’amateur que l’on va retrouver dans une forme très similaire dans les pratiques des correspondants de presse de la PHR. LA PRODUCTION DE L’IMAGE DE L’ORDINAIRE Comme nous venons de le voir, des membres ayant particulièrement bien intériorisé les règles et valeurs d’un groupe auquel ils appartiennent produisent spontanément les images attendues par leurs pairs. Des codes exogènes sont alors empruntés avec plus ou moins de succès pour traduire des normes réputées être consensuelles comme le montrait Bourdieu à propos des pratiques de photographie familiale. Mais comment ce type de rapport à la photo daté de plusieurs décennies perdure-t-il encore dans la PHR ? Les codes photographiques, les sujets, les modalités d’échange des images (notamment via Internet) ont été bouleversés comme le montrent, parmi d’autres exemples, les travaux d’Irène Jonas19 , et pourtant ce type d’images perdure. Pour tenter d’apporter une réponse à cette question nous interrogerons dans un premier temps l’identité des producteurs des images, puis nous nous attarderons à comprendre ce qui se joue entre les correspondants de presse locale et le lectorat de la PHR. Les correspondants de presse L’information locale telle que la mettent en forme les médias de proximité repose avant tout sur un réseau d’information extrêmement capillarisé dont la figure emblématique pour la presse demeure le correspondant de presse. Occupant une 19. Jonas, Irène, 2008, « Photographie de famille : évolution des techniques et mutation familiale », Les arts moyens aujourd’hui, L’Harmattan, Paris. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 42 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? position bien particulière dans le champ journalistique dont il habite les frontières, le correspondant jouit d’une reconnaissance d’image du journaliste de la part de ses concitoyens, mais aussi de la part des entreprises de presse où sa fonction de hors-statut lui assure paradoxalement une forme de liberté. Une liberté que le code du travail révisé de janvier 1993 associe très précisément au fait qu’il n’est pas salarié de l’entreprise : « Le correspondant local ne doit pas être titulaire d’un contrat de travail à ce titre. Il ne doit pas recevoir de directives de la rédaction du journal à l’exception d’éléments d’information tel que l’agenda des manifestations locales ou d’informations techniques non personnalisées. Le correspondant gère librement son activité. Il ne peut lui être imposé d’horaire. » Cet « amateur » produit 70 % à 80 % du contenu de cette presse qui emploie 4 à 6 fois plus de correspondants que de reporters statutaires ; il n’est pas surprenant qu’il ait fini par marquer la forme d’information qu’il génère dans ces titres. Si objectivement les conditions de l’exercice professionnel sont en défaveur de ce groupe, il exerce néanmoins une très forte emprise sur ce secteur médiatique. Pour la presse locale, le correspondant constitue un élément essentiel de la production, à la fois parce qu’il bénéficie d’un statut extrêmement intéressant pour l’entreprise de presse, mais surtout parce qu’il incarne le journalisme de proximité. Sur le territoire où il exerce, il occupe une fonction permanente de lien entre les sources et le lectorat tout en ne bénéficiant pas de statut officiel de permanent de l’organisation. La réalité de cette fonction indique bien qu’il s’agit implicitement d’un contrat stable qui, de fait, réunit à travers le correspondant un territoire et le titre de presse durant de nombreuses années. On repère ainsi des évolutions des pratiques et des relations en lien avec les objectifs managériaux et marchands de l’entreprise de presse. Il est « le représentant du journal dans la commune » tout autant qu’il est le « représentant du local dans le journal », soulignait une étude des correspondants locaux, conduite sur ce même titre en 199620 , tout en soulignant la nature du contact permanent entretenu entre le correspondant et les membres de la communauté où il vit. Le regard du correspondant focalisé depuis l’intérieur du territoire qui génère l’information exposée par les médias locaux adopte une position particulière. Une position qui n’est pas qu’un simple point de vue particulier du travail journalistique. Le contact privilégié du correspondant de presse avec le territoire lui fait voir de l’intérieur ce que les journalistes regardent de l’extérieur. Les photographies qu’il propose à ses lecteurs transposent, dans un cadre professionnel, le regard amateur de la photographie de famille pour une fois exposée dans un espace public élargi à la communauté des lecteurs d’un titre de presse locale. Un amateurisme professionnel Les propos recueillis auprès des correspondants du Trégor montrent un rapport à l’activité très particulier qui nous oblige à déterminer une catégorie à part entière hors de la partition binaire amateur/professionnel. En effet, cette activité pérenne (parfois depuis plus de dix ans) occupe une place très importante dans 20. Rochard, Yvon, Ruellan, Denis, 1996, Les correspondants de presse locale, identité et savoir-faire, étude non publiée, ONTICM-CRAPE/IEP/CNRS UMR 6051, 46 p. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 43 la vie de ces individus dont le profil se diversifie. La figure du notable ou du retraité d’une activité intellectuelle occupant son temps par la pratique amateur du journalisme ne recouvre plus une réalité. Ainsi, par exemple, les jeunes femmes diplômées constituent aujourd’hui une part significative de cette population. C’est avant tout parce qu’ils aiment ce type de relations avec leur environnement qu’ils exercent cette activité, disent-ils en précisant, à de très rares exceptions près, qu’ils n’ambitionnent absolument pas de devenir des journalistes professionnels. Au-delà d’évidentes motivations égotistes au sein d’un environnement où les espaces de reconnaissances sont finalement assez limités, il y a de toute évidence pour eux un plaisir à bien remplir une mission dont ils se sentent investis de la part de leurs voisins. Très souvent nous entendons lors des entretiens que la relation professionnelle avec l’employeur passe au second plan quand il s’agit d’éthique et d’engagement personnel. Mettant en œuvre par imitation des techniques pour lesquelles ils ont une forte appétence, mais guère de formation, ces correspondants s’efforcent d’appliquer au mieux des principes normatifs qui se réfèrent aux lecteurs. Ils s’y emploient avec tout le zèle et la conscience du « bien faire » que décrivait Anne-Marie Garat plus haut à propos de son père photographe. La pratique photographique La quête de la qualité des photographies est bien réelle chez nombre de ces correspondants qui, sans se revendiquer photographes professionnels, se sont équipés de laboratoires photos personnels afin d’effectuer rapidement de bons tirages livrables à la rédaction du Trégor. Pourtant, il ne s’agit pas de véritables passionnés de la photographie qui auraient trouvé dans cette activité un moyen d’exprimer leurs désirs artistiques. De fait, ils se projettent avant tout dans la réception qu’en feront les lecteurs et c’est pour eux qu’ils s’efforcent de produire de « bonnes images ». S’ils ont une grande liberté de cadrage et de choix d’images, ils se trouvent néanmoins confrontés à une situation où ils doivent déduire à partir de leur expérience pratique quelles sont les attentes supposées de la rédaction. Dans cette situation, disent-ils, ils assurent a minima de répondre à quelques critères qualitatifs : pas de flou, pas de bougé, pas de sur/sous-exposition et un classicisme revendiqué excluant les « effets » de type filé, plongée/contre-plongée, décentrement du sujet, etc. La photographie est importante pour les lecteurs et symbolise l’intérêt accordé au sujet : lorsque la photographie n’est pas publiée, le correspondant doit rendre des comptes. À présent les correspondants choisissent eux-mêmes la photographie d’illustration de leurs articles, mais ne sont pas assurés qu’elle sera valorisée lors de la publication. La production de la photographie ordinaire découle d’une routine maîtrisée grâce aux genres photographiques dont usent les correspondants. Il s’agit surtout de photographier les personnes inscrites dans la vie sociale (écoles, assemblées, vide-greniers, etc.). Tous affirment ne jamais avoir reçu de directives les incitant à photographier un maximum de sujets sur un même cliché. Ils expliquent que les personnes photographiées souhaitent associer le maximum d’amis ou collègues à l’illustration d’un événement de la vie locale. Ce sont les correspondants, sous la pression plus ou moins explicite des sujets des images, qui communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 44 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? se plaignent que le secrétariat de rédaction opère des amputations sur les photos de groupes. Les photographes de l’hyperlocal montrent ainsi qu’ils ont totalement assimilé le cadre normatif dans lequel ils exercent et ont appris à réagir en fonction de la distance qu’ils prennent vis-à-vis de celui-ci. Pour autant, leurs propos affirment une véritable indépendance vis-à-vis des rédactions auxquelles ils sont rattachés tout en expliquant simultanément comment ils construisent leurs images en les intégrant dans un plan d’édition qui, pour certains d’entre eux, va jusqu’à la composition virtuelle de la page réservée au canton qu’ils sont chargés de couvrir. Une spécificité de la photographie locale en PHR ? La nature des thématiques et le traitement photographique de l’actualité dans l’espace local autant que le rapport entretenu entre les correspondants de presse à propos de leur activité montrent une singularité de cette activité que l’on ne pourrait réduire à un déficit qualitatif dans la production des images. Il est nécessaire d’appréhender cette production en écoutant ce qu’en disent leurs producteurs pour comprendre que nous sommes en présence d’un genre informatif construit par la pratique de l’ultra-proximité et qui fait l’originalité de cette presse régionale. Ils nous disent avant tout que leur savoir-faire se situe dans cet espace qu’ils occupent entre la fonction institutionnelle de « journaliste » et l’impératif de rester un pair pour leurs voisins. En effet, ils incarnent aux yeux de leurs proches une fonction institutionnelle qui les soumet à une obligation de résultat quant à la publication de leurs images Ce savoir-faire, garant du maintien de leur statut, ils le négocient avec des entreprises de presse où ils occupent une fonction de proximité avec un terrain qui fonde toute l’activité de ces médias. Le correspondant gère cette relation dans la durée car, à la différence du journaliste en poste dans une rédaction locale, il habite en permanence sur le territoire où il exerce et occupe aussi souvent des activités publiques dans le monde associatif. C’est la particularité principale de ce journalisme de l’ultra-proximité. Le photojournalisme local assume-t-il une fonction miroir ? La référence à une fonction miroir du photojournalisme local s’impose souvent comme mode explicatif de ces pratiques. Pourtant, ce concept est inapproprié pour qualifier ce que nous observons car il s’agit moins de refléter la réalité du vécu quotidien que de construire l’imagier de l’ordinaire d’un territoire. Une des fonctions de la presse locale est d’emphatiser l’activité développée localement en l’élevant au titre d’événement collectif en adoptant pour cela les codes d’un journalisme réputé « noble ». Le travail conduit par les correspondants consiste non pas à reproduire les images de leur environnement, mais à les traduire en suivant les canons implicites du photojournalisme. Toutefois cette traduction, propre à toute pratique de médiatisation, rencontre ici l’incarnation de l’activité par le correspondant désireux d’édifier une image positive d’un univers dont il est plus acteur que spectateur. C’est dans cet intervalle entre deux fonctions, entre deux statuts, que s’élabore ce produit atypique qu’est le titre de PHR. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 Le correspondant de presse local : un professionnel du photojournalisme amateur 45 La presse hebdomadaire s’inscrit dans une durée d’élaboration qui n’est pas conditionnée par le rythme d’une actualité « chaude », mais sa consultation s’inscrit, elle aussi, dans une périodicité plus longue. Cette logique temporelle nous conduit aussi à penser que le processus de fabrication des représentations ne s’épuise pas dans l’instant, mais, au contraire, ne peut être appréhendé que dans la durée. La durée de cette construction, de toute évidence, n’est pas celle du reflet éphémère du miroir, mais l’épaisseur de la collecte sur une longue période qui va, à terme, produire l’album de photographies de la communauté. C’est fascicule après fascicule que cette collection d’images va figurer l’ordinaire dans la mémoire collective du territoire. C’est à la fois cette référence au genre désuet de l’album photographique de la famille, tel que le décrivait Bourdieu en 1965, et la volonté de s’inscrire dans des formes reconnues du photojournalisme qui vont définir les formes essentielles de cette catégorie d’images de presse. En effet, si l’on regarde ce qui constitue les pratiques contemporaines de l’album de famille, on constate que les sujets ont changé, que les poses formelles se raréfient, que les modalités de partage évoluent, etc. Ainsi que le montrent les travaux d’Irène Jonas21 portant sur les pratiques contemporaines de la photo de famille, la photographie familiale a abandonné au cours des années soixante-dix sa prédilection pour les moments solennels au bénéfice des moments « insignifiants » pour les extérieurs au groupe. De même, l’usage patrimonial de l’album de photo familial dans son reliquaire s’est transformé au profit d’une œuvre ouverte et collaborative permanente où se négocient les représentations familiales22 . Si la presse locale désirait être un miroir fidèle et actualisé de l’environnement local il est évident qu’elle aurait opéré des mutations technologiques au nombre desquelles les usages coopératifs ou les échanges d’images via l’Internet occuperaient une place significative. Mais à la consommation des images Le Trégor préfère la conservation des images répondant de la sorte à une attente tacite des lecteurs. Lors des entretiens, les correspondants prennent conscience de la valeur des images qu’ils produisent au fil du temps notamment parce qu’ils sont sollicités par des collectivités ou par des familles pour retrouver des traces d’éléments passés. Le « photographe du journal » est aussi perçu comme celui qui enregistre et conserve les images de la vie publique ; « Le Trégor est considéré comme le journal de la famille », commente un correspondant. Cette fonction patrimoniale latente est devenue manifeste pour Le Trégor dont la une du 19 février 2009 arborait ce gros titre : « Reconnaissez votre famille, une photo à identifier chaque semaine », au-dessus de la reproduction d’une image ancienne d’habitants de la région du Trégor. Depuis, chaque semaine une photographie de l’album de famille des Trégorois est ainsi publiée afin d’identifier les lieux et habitants figurant sur chacune d’elles. 21. Jonas, Irène, 2008, « Portrait de famille au naturel. Les mutations de la photographie familiale », Études photographiques, 22. 22. Ainsi les sites Internet collaboratifs destinés à enrichir collectivement un imagier familial permettent de confronter les images possédées par chaque branche d’une même famille. Cf. monalbum.fr ou viafamilia.com. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 46 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? Le correspondant de presse local : un « proam » intégré Au cœur de ces pratiques, l’on trouve ce photographe amateur que l’on qualifiera ainsi en opposition au professionnel qui exerce son activité salariée principale au sein d’une rédaction et à qui l’on confie les sujets réputés être ceux qui exigent le plus de « savoir-faire journalistique ». Cette partition a priori déqualifie d’emblée la technicité des correspondants qui, fascicule après fascicule font preuve d’une remarquable aptitude à conforter un genre photojournalistique que garantit la fonction mémorielle attendue par les lecteurs de ces hebdomadaires. Il reste pourtant bien difficile de distinguer les compétences exigées pour l’une ou l’autre activité et qui justifieraient d’accorder ou de refuser le qualificatif de « professionnel » à ceux qui exercent ce travail d’information. L’essor des nouveaux réseaux technologiques a multiplié les expérimentations médiatiques autour des blogs et des sites d’informations participatifs selon divers modèles revendiquant une innovation majeure pour le journalisme. Partant du concept de citizen jounalism comme une revendication d’ouverture des espaces médiatiques à des citoyens-rédacteurs, la figure du « proam » fait florès dans les nouvelles formes de sites d’information en ligne. L’ouverture aux non-professionnels peut-être revendiquée comme fondement du site (agoravox), comme un modèle hybride (rue89.com) en restant dans le domaine des pure players qui n’ont pas d’autres activités éditoriales que sur le web, ou bien associée à des titres de presse classiques (liberation.fr, le monde.fr), et dans tous les cas l’intégration d’amateurs à quelque place que ce soit dans le processus figure comme une innovation majeure. Une innovation que ces titres affichent comme une hardiesse suprême qui marque la modernité requise pour s’adapter à l’érosion d’un lectorat traditionnel. L’activité des correspondants de presse locale rappelle que l’intégration contrôlée d’amateurs aux frontières de l’entreprise de presse n’est pas une innovation, mais une pratique sur laquelle repose une très large partie de l’activité économique du journalisme depuis des décennies. Il résulte de cette porosité une posture journalistique singulière dont la production est consubstantielle à la presse locale et qu’illustre parfaitement le photojournalisme qui nous intéresse ici. DANIEL THIERY communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010