Télécharger l`article

Transcription

Télécharger l`article
Algé.Act. Semaine du 05 au 11 juin 1980
Passé et avenir du «chaâbi»
Voilà encore un artiste qu’on ne voit plus depuis dix ans. Pourtant, Mustapha Toumi
n’est pas le premier venu. Il dit ses réflexions sur la culture et sur ce qui lui tient à cœur
à Kheireddine Ameyar.
Il n’y a guère à présenter Mustapha Toumi. Cet «ancien» a fait un peu de tout dans le domaine
culturel : parolier, peintre, scénariste, que sais-je encore. Un vrai «fossile», quelqu’un comme
il y en a de moins en moins. Pour le public, c’est «Africa» chantée par Meriam Makeba ou
bien «Sebhan Allah Yaltif», immortalisée par Hadj M’hamed El-Anka qui a eu au moins la
consolation de chanter encore des paroles d’une haute tenue à un moment où le pays ne sait
plus que fredonner «Allo Allo» («Alger devenue annuaire de téléphone» ! fulmine Toumi) ou
se trémousser sous les mauvais airs des «faussaires» de la musique, pour reprendre une autre
expression imagée de Mustapha.
L’artiste se meurt parce que son statut est dévalorisé et que la Révolution ne lui a pas encore
donné son dû. Alors, se pose pour lui un véritable dilemme : ou bien faire n’importe quoi, ou
bien disparaître. «Ceux qui ont eu de la décence ont disparu.» Sont restés les mystiques et
sont arrivés les aventuriers. «Ceux du 19 mars de la culture.» Dernièrement à la télévision,
Mustapha Toumi devisait gravement avec deux authentiques hommes de culture en
hibernation : Bachtarzi et Abderrahmane Aziz. Pourquoi n’écrivent-ils plus et ne chantent-ils
plus ? Parce que la musique, ou la culture de manière générale, ne nourrit plus son homme.
Le pays se transforme, et les gens, s’ils ne mangent plus sur la «meïda», contemplent avec un
fétichisme douteux la nouvelle table vernie et brillante, qui trône dans la salle à manger
comme simple accessoire esthétique : «Nous sommes à califourchon entre deux mondes»,
commente Toumi, et si l’école spécialisée ne forme pas encore ses hommes, l’ancien cadre
s’est évanoui dans le temps. La soirée du récital de «chaâbi» ressemblait au théâtre
élisabéthain dans lequel s’exprimait Shakespeare, il n’y avait pas de scène et de coulisse, mais
une troupe et le public, environnant, partout. Le chanteur accordait sa mandole sous l’œil
attentif du néophyte, et le silence qui accompagnait l’envol du maître était la plus grande
école de respect.
Les choses ont changé, mais le nouveau n’a pas encore imposé ses règles et sa morale. En
attendant, Toumi réfléchit. Il réfléchit, je l’espère au jour où Guerrouabi, au lieu de se fatiguer
avec «El Ouarka», chantera comme un maître. Le «chaâbi» qui perd Alger pour gagner
l’Algérie, plus conforme à sa nature véritable.
K. A.
A. K. : Aujourd’hui, nous avons de plus en plus l’impression que ce qui était adressé au
public de manière normale et constante, en termes de production culturelle, il y a dix à
quinze ans de cela, a complètement disparu, bien que, déjà, en ces moments passés on ne
pouvait guère affirmer que tout allait pour le mieux.
M. T. : Effectivement, je pense qu’il y a une régression certaine à partir de l’époque dont tu
parles, ce qui est du reste aisément perceptible dans des domaines d’expression courants :
cinéma, théâtre, édition, etc. C’est là un constat. Quant à l’explication, il faut trouver les
causes qui ont contribué à ce dépassement, lequel, il faut en convenir, vient d’atteindre la cote
d’alerte : les théâtres sont pratiquement fermés, la politique culturelle ne se signale plus que
par quelques velléités activistes. Le tout confine beaucoup plus à de l’extrémisme culturel
qu’à une politique organisée de la culture. Il n’y a pas actuellement de plan directeur. Le
contenu de la Charte nationale, qui esquisse les grandes lignes d’une politique culturelle, ne
pouvait décemment pas apporter des précisions quant aux détails. Rien n’a été fait pour
approfondir ces esquisses.
A. K. : En fait, ce qui est significatif des carences dans le secteur, c’est le manque d’une
vision claire d’une politique de la culture. Dans le secteur de l’industrie ou de
l’agriculture, il pourra te tracer le bilan, avec les avancées et les limites, et te proposer
ensuite un projet pour l’avenir. Dans la culture, c’est l’opacité la plus totale. Est-ce que
cela est dû, avant la politique culturelle, à la brisure du tissu culturel qui évoluait avant
l’indépendance dans un cadre vivant, certes, mais négatif parce que simplement lié à la
volonté de «tenir» face à l’agression culturelle aliénante du colonialisme français ? En
tout cas, le vide s’est fait ensuite.
M. T. : Je pense qu’au lendemain de l’indépendance, les responsables du pays se sont
préoccupés des questions d’ordre vital pour le pays, de problèmes de survie, de
reconstruction. Il a fallu accorder des priorités à certains domaines précis comme le logement,
l’alimentation, etc. C’est la raison pour laquelle le domaine a été considéré – selon une vue
rétrograde des choses – comme un univers secondaire parce que justement il y a toujours eu
une confusion entre l’art et les beaux-arts. Beaucoup de gens pensent que la culture est un
système de Beaux-Arts. Cela est faux, dans la mesure où elle est un tout. C’est un lieu
commun de dire que la culture, c’est l’âme d’un peuple, pourtant les structures de pensée
modèlent et induisent un comportement. La culture ce n’est pas uniquement la peinture ou la
musique, mais aussi la manière de marcher dans la rue, de monter dans un bus, de dire
bonjour ou de prendre une pioche, en invoquant telle formule rituelle à la place de telle autre,
c’est une manière de penser qui se répercute sur un modèle de comportement et inversement.
La culture ne doit pas être entendue au sens restrictif comme beaucoup font l’erreur de la
limiter au théâtre, au cinéma ou à la télévision.
A. K. : C’est vrai que ce que tu appelles «Beaux-Arts» est le deuxième niveau de la vie
culturelle qui est inventif, créatif par rapport au comportement culturel de base qu’est
le lit de toute transformation du niveau social au plan culturel. Il y a à peine trente ans,
on fabriquait à la Casbah «rue d’Anfreville» des souliers en cuir non tanné, alors
qu’aujourd’hui, seul Zemmouri fabrique à Sahaoula, en pleine région «fahzia», des
«chéchias Istamboul». Et pourtant, cette chéchia faisait partie du décorum, voire de la
vie affective, donc active, d’un chanteur comme Al-Anka, au même titre que son
mandole.
M. T. : Il y a une grande cassure, effectivement, entre l’Algérie indépendante et celle qui ne
l’était pas. Un mode de vie a changé. L’ancien était pratiquement médiéval et, sans transition,
nous sommes passés de cette vie à celle que nous connaissons maintenant : technologie
avancée dans tous les domaines. Ce hiatus a produit des bouleversements profonds. On peut
parler, aujourd’hui, de société à califourchon entre deux mondes. Et puis, il ne faut pas
oublier, même si cela est répété à satiété, l’impact de la colonisation. C’est vrai que l’Algérie
a été colonisée avec une intensité qui n’a pas été de mise chez nos voisins. Ailleurs, l’accent
n’a été mis – si j’ose dire – que sur le pillage économique, alors qu’en Algérie, il y a eu toute
une politique radicale d’obscurantisme et une tentative de destruction systématique de nos
valeurs culturelles, de manière à tenter de dépersonnaliser le peuple algérien. C’est pour cela
que, d’une certaine manière, nos acquis culturels ont été doublement pénalisés : par une
attaque de destruction et par une autre, de les empêcher de se développer normalement. Si à
ce niveau, nous avons été favorisés, cela ne veut pas dire que nous ne détenions pas de trésors,
notamment ceux de la tradition orale. Ayant été empêché d’accéder à une certaine évolution
qui aurait été normale en matière culturelle, notre peuple s’est tourné vers ses attributs
spécifiques en ce qui concerne le maintien de sa personnalité de base : les éléments de culture
orale traditionnelle qu’il a préservés de toute altération et de toute intrusion. De ce fait, à
défaut d’avoir eu une culture hautement créative et élaborée, nous avons eu une culture
«spontanéiste». Le peuple s’est exprimé comme il a pu : dans ses berceuses, dans ses labeurs,
dans ses joies, dans ses peines. Ce substrat a demeuré, mais, depuis l’indépendance, il y a eu
quelques tentatives d’exhumation et de réhabilitation de cette culture. Quant à l’utilisation par
cette culture de la technologie moderne contemporaine des médias (le disque, la radio, la télé),
ces derniers n’ont joué que comme support et non pas comme éléments constitutifs du fait
culturel.
A. K. : Mais beaucoup ne semblent pas comprendre que l’urgence culturelle est très
forte, qu’il y a autant de raisons de s’en inquiéter que de développer l’économie du pays.
Nous avons trébuché et il faut se relever sans casse.
M. T. : C’est vrai, nous avons trébuché sur le plan culturel, et il s’agit de reprendre son
équilibre. Tout d’abord, il faut se tracer des objectifs, c’est très important, définir les
méthodes pour les atteindre, et les appliquer ensuite, c’est-à-dire instituer les structures
fonctionnelles pour parvenir à réaliser ces objectifs dans tous les domaines de la culture.
Actuellement, nous en sommes au stade où il y a carences, il faut le dire objectivement et en
toute franchise. C’est à partir d’un constat honnêtement reconnu que nous pouvons avancer,
après une autocritique en règle qui nous aura permis au moins de délimiter les fautes de
manière à les éviter à l’avenir et nous apercevoir une fois pour toutes que ce que nous avons
considéré comme une politique culturelle n’était pas en fait une politique, mais des actions
individuelles, dynamiques, des velléités activistes culturelles.
Prenons l’exemple des nombreux festivals qui se sont tenus. Un festival, c’est pratiquement
deux moments distincts : un premier, distractif, et un deuxième dans lequel on passe au stade
d’explication des résultats, après la collecte des matériaux. Chez nous, ce deuxième stade n’a
jamais existé. Il n’en reste, au mieux, que des dossiers poussiéreux. Pourtant, ce n’est pas
seulement le déroulement du festival qui est important, mais plutôt son prolongement au
niveau de la réflexion.
A. K. : Tu es un animal qui n’est pas du siècle, car si je ne me trompe pas, tu «es» dans
la peinture, l’écriture et tu excelles aussi bien dans le pamphlet que dans le scénario ou
les paroles pour musique, tu as fait du journalisme, du théâtre, de tout ce qui, à la limite,
reflète la richesse de notre culture, mais aussi sa pauvreté dans la mesure où un seul
homme est obligé de faire tout à la fois. Peux-tu nous expliquer ton itinéraire
personnel ? Penses-tu qu’il est lié à une pratique du terroir.
M. T. : Oui, c’est pour beaucoup une pratique du terroir, mais sans que cela lui soit limité. Il
s’agit uniquement d’une disposition d’une certaine sensibilité que j’aie depuis mon enfance,
des conditions particulières familiales, des choses émotionnelles durant ma petite enfance et
d’une disposition naturelle vers les arts. J’aime tout ce qui est beau. Mon prisme de
l’esthétique s’est du reste transformé par la suite. Avant, je n’aimais pas voir les marteaux, les
hauts-fourneaux, l’industrie, maintenant, je leur trouve une certaine beauté.
Le terroir m’a beaucoup déterminé et j’ai baigné dans cette culture traditionnelle. J’aimais
aussi beaucoup la radio.
J’aimais écouter toutes les chansons, tous styles et j’aimais aussi le dessin, la peinture. Je
pense que c’est un tout cet univers de la Casbah. Lorsqu’il y a une fête, un orchestre «chaâbi»
joue, et à la Casbah, il ne se passait pas une soirée sans qu’une fête fût célébrée quelque part,
ce qui fait que nous allions systématiquement de fête en fête. Il y avait aussi le théâtre et
surtout le bain nationaliste, très important dans notre éducation et dans notre formation. Il
nous a dirigés inconsciemment vers la «couvaison» de notre culture traditionnelle. C’était un
reflet du nationalisme, un reflet de l’Algérie.
A. K. : Tu as suivi une formation sur le «tas», les fêtes étant les véritables académies où
les jeunes s’initiaient devant les maîtres, El-Anka ou Khelifa Belkacem, les écoutant
toute la nuit régler leur instrument. Cela a duré des années. C’était une véritable école,
au sens du terme. Le «chaâbi» était perçu non pas uniquement dans sa sphère émotive,
mais dans sa propre formation, dans ce qu’il a de plus secret, cela n’est plus. Certains
pensent que le «chaâbi» est en train de disparaître, bien que je ne sois pas d’accord
personnellement.
M. T. : Il n’est pas en train de disparaître, mais il y a des dangers. La culture est un tout.
Prenons par exemple l’architecture, étudions le style architectural des mosquées construites en
Algérie. Le style maghrébin existe, c’est le minaret carré…, alors que toutes les mosquées
actuellement sont faites selon un modèle étranger avec un minaret «élancé» très haut, se
terminant en forme bulbeuse.
Ce style n’a rien à voir avec le style algérien architectural. Il est dénaturé. Ce phénomène a
son correspondant sur le plan musical. Nous mélangeons tout. Alors, pour le «chaâbi», on
nous dit qu’il faut voir des lignes nouvelles. Nous avons en face la Méditerranée, l’Europe et
certains pensent «self-service», une chanson devrait, selon eux, s’arrêter à 3 minutes précises,
le temps de manger un sandwich. C’est le commercial qui l’emporte, car la grande chanson ne
sera achetée que par les esthètes, aux autres, à la masse, la chansonnette du 45 tours.
Alors, on fait des produits de grande consommation. Nous adoptons les modèles de
production capitaliste dans ce qu’il a de plus pervers et de plus négatif.
A. K. : Finalement, le «chaâbi» n’est plus ce qu’il était. On se retrouve devant deux
écoles : la première est pour la préservation sans le changement, la deuxième accusant la
première de réelle contradiction, dans la mesure où le «chaâbi», c’est surtout une
capacité de se plier aux changements populaires, par opposition à la musique classique
dans laquelle ni le texte ni la musique ne subissent de changement.
M. T. : Le «chaâbi» change dans le mauvais terme parce qu’on a pensé d’abord en termes
d’intérêt commercial ou succès facile. On en arrive à la petite chansonnette, à la
dégénérescence, fatalement. Alors qu’un processus normal, qui aurait correspondu à l’attente
populaire, aurait été acquis sur un plan fondamentalement important : celui de la parole. On
sait que le «chaâbi» a un défaut majeur de ne présenter qu’un ensemble limité de texte, le
répertoire – qu’il soit de Belmsaïd, Ben Triki, Nedjara, Ben Sahla, Kaddour El-Allami - est le
même pratiquement depuis un siècle pour tous les chanteurs. Une tentative de rénovation
aurait consisté à renouveler en quelque sorte les paroles pour leur donner au moins un
«contenu formel» plus adapté à l’époque actuelle. Tu sais bien, par exemple, qu’un auteur du
siècle passé qui chante la femme ou l’amour le fait avec des préoccupations qui ne sont plus
de mise. Il avantagera d’abord la description physique : yeux, gorge, poitrine, ventre, etc.,
alors qu’aujourd’hui, la tendance générale est à plus d’introspection, à la description des états
d’âme, par exemple.
Prenons l’exemple de «El-Maknassia». C’est une chanson très pessimiste sur l’amitié, mais
c’est aussi une chanson d’une expérience personnelle dramatisée et amplifiée à souhait. Or,
l’amitié est une réalité qui existe et qui existera jusqu’à la fin des temps. Il faut donc signaler
que l’ingratitude est un pendant de l’amitié, sinon, elle n’existerait pas, que les deux vont
ensemble, comme le blanc et le noir. Ne montrer qu’un volet n’est peut-être pas une erreur,
mais comme celui qui chante la chevelure de la femme, ses sourcils, ses bijoux, son corps et
ses vêtements, cela correspond à une vision du monde, homogène certes, mais qui n’a plus
cours.
Le «chaâbi» ne consiste pas, il me semble, à introduire de nouveaux instruments de musique
systématiquement, ce qui choque le puriste et l’esthète, mais à diriger cet effort de rénovation
par un apport de texte, et ce, par palier. Il ne s’agit pas déjà, par exemple, de passer pour
l’instant au vers libre. Il ne faut pas brûler les étapes, mais avancer graduellement, pour ne pas
couper le lien entre la musique appréhendée par le chanteur et le niveau affectif du peuple qui
reste finalement le cadre où baigne cette musique.
Ceci étant, je reste persuadé que l’avenir est au «chaâbi».
A. K.