Tableau (noir) et Tablette (blanche)

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Tableau (noir) et Tablette (blanche)
LNA#60 / vivre les sciences, vivre le droit…
Tableau (noir) et Tablette (blanche)
Par Jean-Marie BREUVART
Professeur émérite de philosophie
On pose aujourd’hui souvent la question : l’électronique finira-t-elle par « avaler » le livre de papier ? Le déroulement
général de l’histoire des media nous montre que les choses sont loin d’être aussi simples : le disque « vinyle », qui
sans doute appartient au passé, n’en finit pas de revenir sous la forme « re-mastérisée » de CD, et les films du temps
du muet de nous être restitués en qualité supérieure par The Artist.
Pourtant, cette fois-ci, ne s’agit-il pas d’une « mutation génétique » de l’acte de lire ? La « tablette » numérique
n’induit-elle pas de nouvelles façons de s’approprier le savoir et les productions culturelles ?
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our le comprendre, il nous faudrait repartir de l’acte
d’écrire considéré en lui-même, avec la relation immédiate à un ou plusieurs lecteurs rassemblés, comme dans le
cas du tableau noir. Le geste original est alors celui qui, en
traçant des signes à l’aide d’une craie, transmet à un public
« captif » donné les développements de sa propre pensée.
Au tableau noir se révèle alors ce qui fait la substance même
de l’acte d’écrire : la communication sans intermédiaire avec
un « public ». On pourrait même dire qu’écrire au tableau
constitue l’acte de communication publique par excellence :
la « trace » blanche définit la « matrice » de toute véritable
communication, sans l’intermédiaire des circuits commerciaux qui régissent le livre. Tout au plus peut-on admettre que
cette écriture-là est parfois le fait d’un « maître » qui tient une
classe sous sa férule. Mais l’essentiel n’est pas là. Le processus d’écriture tel que l’a si magistralement décrit J. Derrida 1
trouve, sans doute, l’une de ses meilleures illustrations dans
cet acte même de rendre public dans l’instant le mouvement
d’une pensée.
C’est précisément sur ce point que la « tablette » introduit
une mutation d’importance. Non qu’il n’y ait plus de public,
mais celui-ci est passé du rôle de témoin devant le tableau à
celui d’acteur dans le tableau lui-même. L’acte même d’écrire
passe par des relais technologiques qui en modifient la teneur
profonde. Lorsque j’envoie un SMS groupé, ou lorsque j’écris
un blog, non seulement j’exprime ma pensée selon des modalités qui me sont propres, mais je suis condamné à le faire
en référence à un matériel technique impliquant une somme
considérable d’autres discours, formatés par les exigences
technologiques : ceux du constructeur, ceux des programmeurs de tous niveaux. Bref, à supposer même que j’écrive
de la manière la plus personnelle, j’entre de force dans des
circuits pensés par d’autres, selon des modalités de programmation dont je ne suis, la plupart du temps, pas conscient.
L’ écriture et la différence, éd. du Seuil / Points, 1967, notamment tout le chapitre
sur La scène de l’ écriture (pp. 293 & svtes), qui tente de dégager de la pensée de
Freud sur la trace ce que l’on pourrait appeler une archi-écriture qui serait la scène
de l’ histoire et le jeu du monde (p. 337).
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Une telle caractéristique fait de « l’écriveur » sur tablette une
personne toujours en retard d’une écriture sur celle des penseurs technologiques qu’il utilise.
La chose se complique pourtant dans la perspective de la
« liseuse », objet intelligent dont la capacité peut atteindre
plusieurs milliers d’ouvrages, que chacun peut reprendre,
annoter, voire corriger à sa guise. Ainsi, les « écriveurs » de
programmes introduisent à un « écrivain » au sens propre, qui
refait à l’intention de ses lecteurs l’acte de tracer des signes.
Mais, en même temps, cet acte authentique d’une écriture
directement posée pour autrui se trouve de nouveau filtrée
par les écritures techniques qui, sans bruit, transforment le
message initial, que respectait encore globalement le livre
de papier, en un ensemble de procédures échappant comme
telles à l’auteur lui-même, et à ses lecteurs potentiels 2.
En effet, non seulement l’auteur se trouve ainsi masqué par
l’appareil technologique, mais le lecteur lui-même entre dans
un circuit qui peut faire obstacle à une compréhension directe
du texte. Certes, l’on peut, grâce à l’outil de lecture, saisir
toutes les occurrences du mot « lilas » dans un livre consacré
aux jardins. Mais comment comprendre, plus profondément,
le sens de chacune de ces occurrences, relativement au propos
général du texte ?
Autre difficulté : le réseau technologique omniprésent relève
lui-même d’une logique marchande dont on peut penser
qu’elle est étrangère à l’acte même d’écrire. Ouvrir la liseuse
devient un acte d’exposition à tout un circuit marchand dans
lequel le lecteur se voit obligé d’entrer s’il veut continuer à
trouver sens à sa lecture.
C’est donc une toute autre ouverture au monde qui est ainsi
pratiquée. Ni l’acte d’écrire, ni celui de lire ne gardent leur
signification originelle.
Se développe ici une logique analogue à celle de face-book,
Voir, par exemple, le livre récent de P. Fournel, La liseuse (éd. P.O.L., 2012),
livre qui traite avec humour ce changement de rapport entre auteurs et lecteurs,
avec une mutation profonde du rôle de l’éditeur, et une reconsidération tout
aussi radicale du sens même de l’acte d’écrire.
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vivre les sciences, vivre le droit… / LNA#60
mot qui conjugue heureusement (ou malheureusement) le
visage et le livre. L’acte immédiat de regarder l’autre se trouve
transposé dans un réseau dans lequel il perd sa signification
initiale, au profit d’autres logiques, comme celle d’une prise
de pouvoir commerciale ou politique. De la même façon,
l’acte d’écrire se trouve entraîné dans une autre logique.
Insensiblement, nous passons ainsi d’un monde dans lequel
chaque acte humain reste important à ce que J. Baudrillard
appelait déjà en son temps Le système des objets �3.
Parler, écrire, regarder un visage, ces actes qui nous font vivre
risquent alors d’être intégrés (désintégrés ?) de force dans un
ensemble technologique qui en masque la portée.
J. Baudrillard, Le système des objets, éd. Denoël, coll. Médiations, 1976.
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Le soir, je gagne du temps : je ne regarde plus les vitrines du quartier, de toute façon on n’y voit plus un livre et je n’entre plus dans
les vestes étriquées et les souliers pointus. Je gagne du temps : je
ne prends plus de pot avec les collègues avant de rentrer, de toute
façon on se dit qu’on publie trop de livres inutiles, qu’il faut arrêter,
et on en fait tous dix pour cent de plus chaque année. Je gagne du
temps : je ne dîne plus en ville parce que je n’ai plus faim de ces
dîners-là.
Malgré sa housse, ma tablette flotte dans mon cartable, je la sens
contre ma jambe. J’ai du mal à m’en séparer, de ce cartable, parce
qu’il y a un livre de poche à l’intérieur, corné (Les Saisons de Maurice Pons, pour me punir de l’avoir raté), un livre blanc comme
ceux que j’avais offerts à mes auteurs pour Noël il y a dix ans,
un stylo-plume Sheaffer et mon Laguiole avec tire-bouchon. Je
ne m’en sers jamais, mais je me dis toujours que je pourrais m’en
servir. Un jour de fin du monde, peut-être ? Le jour du grand
pique-nique général ? En douce, quand on m’aura confisqué mon
couteau de table pour cause de gâtisme ? Un prochain jour, les
gens auront peut-être un livre en douce, comme j’ai un couteau.
Inutile et rassurant. Avec un tire-bouchon.
P. Fournel, La Liseuse, éd. P.O.L., 2012, pp. 44-45
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