“Nous mesurons presque tout au sein de notre application pour

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“Nous mesurons presque tout au sein de notre application pour
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Lundi 18 janvier 2016
DEVIENT
N°273
RÉGIES & ADTECH
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E NTRE TI E N
Guy Crevier, La Presse
“Nous mesurons presque tout
au sein de notre application
pour tablette”
Basé à Montréal, le journal canadien La Presse (Groupe Gesca) a été l’un des
premiers grands médias à avoir engagé volontairement, dès 2010, un processus d’abandon du papier. Après trois ans de R&D et un investissement de
40 millions de dollars, le titre a lancé, mi-2013, La Presse+, une édition quotidienne gratuite sur application tablette, avec un réel succès. Au point, depuis
le 1er janvier 2016, d’avoir stoppé son édition quotidienne papier pour ne plus
conserver que son édition du week-end. Guy Crevier, président de La Presse,
explique à mind-Satellinet le modèle économique de La Presse+.
Pourquoi avoir abandonné
en grande partie le papier ?
Guy Crevier
2000 Président et éditeur
de La Presse
1998 Président de
Motion International
1997 Vice-président de
Télésystème
1996 Président de
Vidéotron (entreprise de
câblodistribution)
1988 Vice-président
information et affaires
publiques de TéléMétropole (groupe
Vidéotron)
Ce processus a commencé en 2010, à partir de
l’analyse suivante : le secteur de la presse dépend
de deux sources de revenus principales, que sont
la publicité et les abonnements. Or, au cours des
quinze dernières années, ils sont tous deux en
décroissance dans presque tous les pays industrialisés. En Amérique du Nord / ou Canada, 63 % des
revenus publicitaires ont complètement disparu.
Au Canada, l’âge moyen des lecteurs de journaux
est de 60 ans, alors que les annonceurs cherchent
plutôt à toucher des lecteurs dont l’âge est compris
entre 25 et 45 ans. Nous pensons que les journaux
qui ne rajeunissent pas leur audience vont bientôt
être confrontés à une décroissance brutale. Aux
Etats-Unis, des études annoncent même la disparition des journaux d’ici 2020. Cette réflexion
stratégique nous a conduits à la conclusion que le
modèle papier n’a pas de viabilité à long terme.
Dès lors, nous étions face à une alternative : soit
retirer nos participations du groupe Gesca, soit
changer son modèle d’affaires. Nous avons choisi
cette deuxième option. Nous avons alors dessiné
les prémices de La Presse+, avec l’idée de construire un média de masse sur le numérique, engageant et hautement mesurable.
Quel est l’apport de La Presse+
par rapport à l’édition papier ?
En moyenne, 250 000 tablettes iPad et Android
se connectent chaque jour à l’application. Après
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seulement deux ans et demi d’existence, cette audience est supérieure au journal papier, malgré ses
131 ans d’existence et ses pics de tirage, en 1971
avec 221 000 copies, et en 2009 avec 207 000 exemplaires vendus au moment de la sortie d’une
nouvelle formule couleurs.
L’autre grande différence apportée par La Presse+
vient de la capacité à mesurer finement l’usage de
nos lecteurs. Nous avons beaucoup investi pour
cela. Ce samedi, nous avons livré 130 000 exemplaires papier de notre édition du week-end, mais
je n’ai aucune idée de qui l’a lu, ni quelles pages
ou rubriques ont retenu leur attention. Alors que
pour La Presse+, je sais exactement combien de
temps les visiteurs ont passé sur chaque écran.
Pendant la semaine, le temps de consultation
moyen est par exemple supérieur à 40 minutes.
Nous avons aussi rajeuni l’âge de nos lecteurs
: 52 % de la population québécoise a entre 25 et
54 ans. Dans la presse papier, cette tranche d’âge
ne représentait que 46 % de nos lecteurs, mais
c’est 65 % des lecteurs de La Presse+. Nous sommes probablement le seul média généraliste dont
la cible jeune est en croissance. En outre, alors
que 16 % de la population du Québec déclare un
revenu par foyer supérieur à 100 000 dollars canadiens, c’est le cas de 43 % des lecteurs de l’application. Ces chiffres d’engagement, de revenus
et d’âge nous permettent de maintenir des CPM
au moins équivalents à ceux que nous avions sur
papier.
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La Presse
L’abandon
partiel du papier
représente une
économie de
plusieurs dizaines
de millions de
dollars.”
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Quel bilan tirez-vous de
ces premiers jours sans papier ?
Depuis que nous avons annoncé en septembre
la fin de l’édition papier du lundi au vendredi,
nous avons enregistré une croissance de 100 000
ouvertures pour l’application, ce qui signifie que
la majorité des lecteurs papier nous ont suivis sur
tablette. Par ailleurs, notre écosystème est performant : des sondages nous ont permis de vérifier
que les lecteurs qui n’ont pas l’intention d’adopter
la tablette continuent de nous consulter sur ordinateur et smartphone.
Surtout, l’abandon partiel du papier représente
une économie de plusieurs dizaines de millions
de dollars. En 2011, nos coûts d’impression et de
distribution étaient de 90 millions de dollars canadiens. Depuis cette date, nous avions d’ailleurs
amorcé une diminution contrôlée du tirage, qui
nous a permis de réaliser 35 à 40 millions de dollars d’économie.
Le contenu proposé sur tablette a-t-il
changé par rapport au journal ?
Cette édition nous permet d’offrir plus de profondeur dans le traitement de l’information, car la
structure de coût est différente. Nous avons pu être
disponibles sur 100 000 nouvelles tablettes depuis
septembre, cela sans coût supplémentaire. Pour
couvrir les événements de Paris en novembre,
nous avons par exemple pu ajouter une douzaine
d’écrans (des pages sur tablettes, ndlr) supplémentaires sans surcoût de papier, d’impression et de
distribution. Nous avons aussi donné mandat à la
rédaction de développer le multimédia. Nous ne
sommes plus un journal écrit, mais un nouveau
média, ce qui signifie que nous pouvons enrichir
un sujet avec des infographies, des vidéos et une
importante galerie de photos.
Selon plusieurs instituts d’études,
le marché des tablettes s’essouffle.
Cela vous inquiète-t-il ?
Nous croyons en un rebond des usages dans les
prochaines années, car ces terminaux sont de plus
en plus puissants, si bien qu’ils vont remplacer
une partie du parc d’ordinateurs. Cet essoufflement s’explique par le fait que cette technologie
a conquis très rapidement beaucoup de parts de
marché. Il a fallu 7 ans aux smartphones pour
parvenir au même taux de pénétration que les
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tablettes, c’est-à-dire 60 % des foyers au Canada.
Et ce taux de pénétration continue de croître. En
outre, le remplacement des tablettes ne se fait
pas au même rythme que les téléphones. Depuis
quelques jours, nous expérimentons La Presse+
sur l’iPhone 6+, mais nous ne voulons pas descendre en dessous d’une dimension d’écran de 6 ou 7
pouces, car nous estimons que la taille de l’écran a
un impact sur le niveau d’engagement des lecteurs.
Le groupe Gesca a investi 40 millions
de dollars canadiens pour développer
La Presse+, une somme très importante. Pourtant, vous avez opté pour
un modèle gratuit plutôt que payant.
Pourquoi ce choix ?
Nous avons exclu le modèle payant, car les études
que nous avons menées au début du processus
nous montraient que, compte tenu du nombre
de gens prêts à payer, nous n’aurions atteint que
30 000 abonnés. Nous avons préféré devenir un
média de masse, car cela nous permet d’être assez forts pour que les acheteurs publicitaires nous
incluent dans leurs plans médias, avec des publicités interactives spécialement conçues pour La
Presse+. C’est ce qui nous permet d’avoir une rédaction de 280 journalistes.
Avez-vous pu maintenir
vos revenus publicitaires ?
Sur papier, notre grille de tarifs proposait la demipage de publicité à 68 dollars canadiens, avec une
dégressivité selon le volume acheté par nos clients.
Sur tablette, nous sommes parvenus à conserver
des tarifs nets équivalents, voir supérieurs au papier. Sur tablette, tous les emplacements sont vendus en gré à gré par notre équipe commerciale,
nous n’avons recours au programmatique que
pour notre site internet.
Quelle est votre stratégie
publicitaire ?
Nous mesurons presque tout au sein de notre application. En amont du lancement, nous avons
dépensé 2 millions de dollars en recherche, dont
1 million consacré à l’optimisation de la navigation, afin de proposer un produit simple à consommer, agréable et facile à utiliser. Mes équipes
commerciales ont beaucoup insisté pour installer
des formats en pop-up ou auto-play vidéo. Mais
nous voulions éviter d’être intrusifs et laisser aux
lecteurs le contrôle de l’environnement de n n n
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La Presse
Nous avons
rencontré plus de
400 annonceurs
et agences de
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lecture. Rien ne s’active automatiquement,
rien n’apparaît ni ne démarre sans que le lecteur
l’ait décidé. L’autre million de dollars investi a
été consacré à la recherche sur l’efficacité publicitaire. Grâce à un outil d’eye-tracking, que nous
avons développé nous-mêmes, nous avons étudié
la réaction des lecteurs face à des publicités. Des
spécialistes ont décodé leurs émotions. En outre,
nous garantissons aux annonceurs leurs impressions et un certain nombre de vues. Grâce à des
rapports de performance, nous leur indiquons le
nombre exact de paires d’yeux qui se sont arrêtées
sur leur campagne, le nombre de personnes qui
ont activé l’interactivité, la vidéo, ont visité leur
site internet...
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hollandais, anglais, espagnols notamment, mais
pas encore français. Le Toronto Star, le plus grand
journal canadien avec un tirage de 440 000 exemplaires,amêmeachetélaplateformetechnologique
La Presse+, en novembre 2014, afin de développer
sa propre application, “Star Touch”, lancée en septembre 2015. Nous avons fait de la commercialisation de la plateforme de publication de La Presse+
auprès d’autres éditeurs l’une de nos activités
commerciales. Ajouter encore un ou deux autres
clients nous permettrait de créer un laboratoire
d’une centaine de personnes dédié au développement du produit. 
Avant de lancer l’application, nous avions rencontré plus de 400 annonceurs et agences de publicité, afin de partager avec eux nos engagements et
nos mesures. Pour compter des valeurs comme
les temps de consultation ou le nombre de connexion, nous avons développé nos propres outils
de mesure, Localytics (pour effectuer le suivi de
l’activité du lecteur) et AdGear (pour suivre les
impressions publicitaires), puis nous les avons fait
certifier par l’Alliance for Audited Media.
Comment La Presse
a boosté ses CPM sur tablette
Quel usage faites-vous
des données recueillies ?
son blog Monday Note le 11 janvier dernier.
Lors de leur première connexion, nous demandons aux lecteurs s’ils veulent partager avec nous
les données qu’ils partagent avec Apple sur iPad.
70 % nous donnent leur accord. A partir de leur
adresse IP, nous pouvons faire du retargeting sur
tablette, avec la connaissance de ce qu’ils ont consulté sur les autres appareils du foyer. Car l’essentiel de nos connexions ont lieu le soir, à domicile.
Pensez-vous que d’autres éditeurs
pourraient suivre l’exemple de La
Presse+, notamment en France ?
Ce modèle est transposable. D’ailleurs, il ne se
passe pas un mois sans que nous recevions la visite d’un média américain ou européen : belges,
http://www.mindnews.fr
La Presse a pris deux décisions radicales
pour dégager suffisamment de valeur par
la publicité, rapportait Frédéric Filloux sur
A rebours de la tradition de la publicité en
ligne, il a misé sur la rareté de l’offre, comme en télévision : du lundi au vendredi,
son journal sur tablette ne contient que 60
pages. Pour éviter de rebuter ses lecteurs,
il a aussi imposé des règles strictes à ses
annonceurs : pas de formats agressifs, pas
de pop-ups, pas de pré-roll, pas de vidéo
démarrant automatiquement avec le son…
Cela paie, puisque ses CPM seraient
désormais au moins équivalents à ceux
du papier, alors qu’une publicité web
rapporte traditionnellement un CPM de
13 à 14 dollars canadiens, et 2 à 3 dollars
canadiens sur mobile. 