Après le postmodernisme
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Après le postmodernisme
ART CONTEMPOR AIN Après le postmodernisme Peintres belges et américains Les anciens magasins Vanderborght, inaugurés dans les années 1930 et aujourd’hui propriété de la Ville de Bruxelles, sont le lieu idoine pour accueillir des expositions d’art contemporain. Le 15 septembre, c’est un art très pictural qui se découvrira sur les cimaises. L’espace, lumineux, se déployant sur 6000 m 2 répartis en six plateaux, offrira une exposition inédite, placée sous le Haut Patronage de Sa Majesté la reine Mathilde. par davina macario Barbara Rose. © Roberto Polo Henry van de Velde, bien avant Kandinsky. La curatrice de l’événement est l’éminente historienne de l’art new-yorkaise Barbara Rose, qui a notamment été conservatrice en chef du musée des Beaux-Arts de Houston. Auteure de très nombreuses publications de référence sur la peinture américaine, dont la plus citée est ABC Art – un essai paru en 1965 dans Art in America, qui aura contribué à faire de l’art minimal un mouvement –, elle n’en est pas moins spécialisée en art ancien. Si elle a écrit autrefois sur Jackson Pollock, Ellsworth Kelly, Barnett Newman, Claes Oldenburg et sur des Européens tels Joan Miró et Fernand Léger, elle publie aujourd’hui sur les manuscrits mozarabes. Roberto Polo. © Carl De Keyzer, Brussels, 2016 Intitulée Painting after Postmodernism | BelgiumUSA, l’exposition est organisée par la Ville de Bruxelles, le Cinéma Galeries et la Roberto Polo Gallery, dont le directeur, 58 | ART & CULTURE collectionneur et théoricien, surnommé “L’Œil”, défend l’art belge, moderne et contemporain depuis 1995. Il considère d’ailleurs que l’art abstrait a commencé avec Les deux concepteurs de ce projet nous promettent un rendez-vous artistique qui fera date. Il sera né d’une rencontre de deux individus et de deux cultures, voire plus, au regard de leur riche parcours de vie. Pour Roberto Polo, Cubain détenant un passeport américain, une résidence belge et des liens autrefois étroits avec la France et aujourd’hui avec l’Italie ; pour Barbara Rose, Américaine polyglotte, un amour de l’Italie où elle vécut et de l’Espagne, où elle étudia grâce à une bourse “Fulbright”. Tous deux sont d’abord des observateurs du monde qui les entoure. L’envie d’évoquer le retour de la peinture, que les Sixties et les Seventies avaient enterrée au profit de vidéos, de médias mixtes, d’installations, de performances, et surtout de concepts, opposés à l’esthétique et au tactile, est venue des cohérences constatées entre différentes nations, alors même que les artistes communiquent peu. Ils ont ainsi produit des œuvres similaires, où la matière picturale et la profondeur spatiale s’imposent. À l’instar de Picasso ou de Matisse, qui au-delà de la période des avant-gardes, ont fait fi de toutes les modes pour ne s’en tenir qu’à la leur, en respect de leur nécessité intérieure, expérimentant le travail de la main. Seront exposés 256 tableaux de huit artistes belges, de naissance ou d’adoption, dont sept sont vivants (Jan Vanriet, Werner Mannaers, Joris Ghekiere, Bart Vandevijvere, Bernard Gilbert, le Français Xavier Noiret-Thomé, Mil Ceulemans et Marc Maet, décédé en 2000) et de huit Américains (Ed Moses, Walter Darby Bannard, Larry Poons, Karen Gunderson, Lois Lane, Paul Manes, Martin Kline et Melissa Kretschmer). Il ne s’agira pas d’un group show mais bien de seize expos individuelles, d’artistes de différentes générations. Et si les Belges se connaissent, les Américains eux se découvriront… Nos “défricheurs”, Barbara Rose et Roberto Polo, sentinelles dans un paysage artistique en évolution, souvent encore trop assourdi par les sirènes d’un postmodernisme aux formes multiples – aguichantes mais parfois débilitantes, exprimant la désillusion traduite en un rejet de la nouveauté –, ne craignent pas les potentiels détracteurs. Contrairement aux avant-gardes, ils s’inscrivent dans une démarche de reconstruction plutôt que de déconstruction et ce, dans la veine des artistes présentés. Des films, dont plusieurs de Barbara Rose, choisis par Dominique Païni, grand historien du cinéma, ancien directeur de la Cinémathèque française, du Centre Pompidou et de la Fondation Maeght, seront aussi projetés au Cinéma des Galeries. Ils nous feront revoir notre Ci-dessus : Paul Manes, Notte di Fiori, 2016, huile sur toile. © Paul Jean Manes En haut : Jan Vanriet, Women in the Forest, Red, 2015, huile sur toile. © 2015 D. Provost ART & CULTURE | 59 leçon d’histoire de l’art couvrant la seconde moitié du xxe siècle, qui a été une valse de mouvements successifs (art minimal, color field painting, hard-edge, art conceptuel, pop art et tant d’autres). L’Eventail – Comment est né le projet de cette exposition ? Barbara Rose – J’ai rencontré Roberto par le biais de Gladys Fabre, commissaire de la récente exposition Theo van Doesburg à Bozar et amie de longue date. Je lui ai un jour envoyé l’image d’une peinture de Paul Manes, un artiste texan. Quant à lui, il m’a montré un tableau de Werner Mannaers. Cela a été un moment vraiment clé ! J’ai demandé à voir d’autres œuvres. Par sa capacité à innover, j’ai perçu en cet artiste un génie ! Son travail relève de la peinture, médium ancestral, et témoigne pourtant d’une grande nouveauté. Roberto Polo – Les échanges avec Barbara ont été très fructueux. Nous avons une même conception de l’histoire de l’art apprise dans sa globalité, selon la vision de Meyer Schapiro, notre professeur commun à la Columbia University. Nous aurions pu nous croiser là-bas, mais elle a quitté New York le jour où j’arrivais ! La vie a voulu que notre rencontre ait lieu à Bruxelles. Barbara est un peu mon âme sœur. Je lui ai présenté les artistes belges que je défends. Elle a été très frappée, car ils ont un héritage et continuent toujours à se renouveler. – Quelle est la situation de la peinture aujourd’hui et quelles en sont les raisons ? Barbara Rose – Il existe encore des peintres très intéressants, comme ces Belges que j’ai découverts grâce à Roberto, alors que je ne connaissais que les plus “commerciaux”, ceux qui sortent du pays. Cela dit, nous sommes face à une situation périlleuse où la peinture risque de mourir. Le marketing et le branding se sont imposés dans l’art et les artistes qui fuient les mondanités n’ont pas grande presse. Par ailleurs, dans les écoles d’art aux États-Unis, on n’enseigne plus la technique, contrairement à l’Europe. On parle de post-disciplinary. Tout endosse le qualificatif de “post”, au point d’arriver à un moment de “post-art” ! Le MoMA fait des acquisitions qui vont dans le sens d’une propagande de “l’avant-garde”. Ça n’a pas de sens ! Celle-ci a disparu depuis que les bourgeois achètent des œuvres. Dans les musées, il y a de soi-disant experts, payés par de prétendus collectionneurs, ceux-ci étant en réalité des investisseurs. L’art est désormais dans la même impasse que la politique. Il existe bien une certaine énergie, mais elle date de la Renaissance et de ce qui a suivi, jusqu’aux modernes, Courbet, Ensor ou Munch… Si l’art conceptuel est très convenable pour le marché – ni stockage, ni transport, donc très peu de frais ! – il n’est en rien pictural. Le postmodernisme n’a pas à voir non plus avec la peinture. C’est un recyclage de la tradition fait de pastiches. En amont, on trouve l’art minimal, basé sur la géométrie, et qui n’était déjà plus pictural. C’était une réac tion contre la peinture gestuelle de Willem De Kooning. Dans ce groupe, il y avait Larry Poons et Darby Bannard, que nous exposons aujourd’hui, mais le minimal n’aura duré que de 1959 à 1966. Après, les minimal artists sont entrés dans une époque de crise. L’art que nous présentons témoigne d’une nouvelle vision de l’espace. Ces artistes ont en commun le respect de l’imprévu et le rythme. J’ai noté qu’ils écoutent exactement la même musique, le jazz américain des années 1920. On ne va pas encore nommer cette production ; il est trop tôt. Pour l’instant, nous avons seulement identifié un groupe de personnes. C’est donc une expérience pour voir si cela peut réveiller les énergies. Roberto Polo – Le minimalisme avait du sens à l’époque. Il n’était pas nihiliste et permettait au contraire d’atteindre l’essence des choses. À présent, on se penche sur d’autres phénomènes et on observe les À gauche : Mil Ceulemans, MRCS807 residual memory (yonder), 2015-2016, technique mixte sur toile. © Roberto Polo Gallery 60 | ART & CULTURE correspondances entre les peintres. Paul Manes et Werner Mannaers respirent le même oxygène, bien que les expressions soient différentes. Ils ont une conception identique de la lumière, de la géométrie et de l’espace – distorsionné en l’occurrence (warped space) et déployé en profondeur, avec une réconciliation du linéaire et du pictural. Sur les huit artistes belges, j’en représentais déjà cinq, les autres ont rejoint ma galerie. J’ai aussi décidé de soutenir les Américains Larry Poons, Walter Darby Bannard et Paul Manes. Plusieurs artistes sont à la fois figuratifs et abstraits, avec beaucoup de narratif. Ils brisent les frontières. Ainsi doit être l’art. C’est pourquoi, malgré l’opportunité que l’on avait de concevoir une exposition institutionnelle montée avec l’establishment, on a préféré qu’elle soit expérimentale. – Comment le déclin de la peinture se vivait-il auprès des artistes américains d’après-guerre ? Barbara Rose – À mon avis, la peinture a été en difficulté dès 1951, quand Jackson Pollock a cessé de peindre les drippings et ne put inventer une autre solution. Si la peinture n’était pas morte, le progrès l’était. Il fallait trouver d’autres chemins. Duchamp, qui habitait alors New York, a eu une énorme influence, mais c’est Warhol, en dénigrant la peinture, associée aux valeurs bourgeoises, qui a favorisé son déclin. Les minimalistes ont quant à eux été soutenus par de jeunes critiques, mais je pense – et c’est le fruit de ma réflexion postérieure –, que l’art minimal a été débarqué car deux de ses artistes, Donald Judd et Robert Morris, en écrivant dans Artforum, faisaient la propagande de leur propre production. Donald était un grand intellectuel, il aurait pu rivaliser avec le très influent critique d’art Clement Greenberg, mais le dialogue s’est arrêté. À la mort de ce dernier, il n’y a plus eu aucune autorité pour dire ce qui était valable et ce qui allait durer. Et ce, jusqu’à ce jour. Je ne pense pas pour autant qu’il n’y ait plus de mouvements ou de modes. Au contraire, avec la mondialisation et les nouveaux moyens de communication, la porte est ouverte à tout ! S’il est évident que l’art américain n’est plus triomphant, au sens où personne n’en parle, il y a néanmoins beaucoup d’énergie, notamment parmi les Afro-Américains. Je défends la peinture occidentale, car il s’agit de la civilisation dont je fais partie, mais je m’intéresse aux influences venues d’autres cultures. Nous allons continuer à observer la nouvelle création ! PAINTING AFTER POSTMODERNISM : BELGIUM-USA DU 15 SEPTEMBRE AU 13 NOVEMBRE ANCIENS ÉTABLISSEMENTS VANDERBORGHT 50 RUE DE L’ÉCUYER, BRUXELLES WWW.ROBERTOPOLOGALLERY.COM Ci-dessus : Larry Poons, Tantrum 2, 1979, acrylique sur toile. © Christopher Burke En bas : Bernard Gilbert, Number 134, 2011. © Roberto Polo Gallery CINÉMA GALERIES – THE UNDERGROUND 26 GALERIE DE LA REINE, BRUXELLES TÉL. 02 514 74 98 – WWW.GALERIES.BE ART & CULTURE | 61