Point de commencement - Famille Ignatienne Lyon

Transcription

Point de commencement - Famille Ignatienne Lyon
religion
et
spiritua l i t é
Point de commencement
Pierre Gibert
La Bible rejoint l’expérience humaine en ce qu’elle montre le
caractère insaisissable du commencement. Elle nous fait sortir de la fatalité mythique. L’histoire est une aide précieuse qui
permet de ne pas retomber dans la perpétuelle répétition du
passé.
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre…
Genèse 1,1.
A
u regard du vocabulaire courant et donc des multiples termes
que le concept recouvre, l’évidence s’impose : toute réalité, au
nom de sa propre existence, n’est et ne peut être que parce qu’elle a commencé ! La situer précisément dans le temps de son début ou de son
origine, quoi qu’il en soit de l’absolu de celle-ci ou de la relativité de
celui-là, c’est faire d’elle-même tomber la question. Le vocabulaire
est là pour signifier une évidence selon laquelle aucune réalité ne
pourrait même recevoir une désignation si elle n’avait eu un commencement. Du début de n’importe quelle histoire au commencement
du monde, de l’origine de l’univers à la fondation d’une institution,
abonde le vocabulaire à la mesure de l’évidence qu’il prétend affirmer et assurer. Mais précisément, qu’affirme-t-il ? ou si l’on préfère,
qu’est-ce qui est assuré par la
Jésuite, bibliste, auteur de L’inconnue multiplicité de ces termes qui
du commencement, Seuil, 2007.
sont censés marquer l’évidence
études • Janvier 2014 • n°4201 •
75
de ce qui est advenu alors qu’il n’y avait rien, ou de ce qui s’est passé
entre ce qui n’était pas et ce qui est ?
Du commencement absolu où Dieu
créa le ciel et la terre…
On ne connaît que trop bien ce « commencement », qui est aussi
doublement « début », celui du monde et celui d’un livre, la Bible, Ancien et Nouveau Testament, l’incipit de son premier livre, la Genèse.
On sait aussi à quel point ce qui est affirmé dans ce texte est, dans la
littéralité de son expression, devenu scientifiquement problématique,
quoi qu’il en soit de ce genre de refus qui relève le plus souvent du
lieu commun de la primarité scientiste.
Outre le fait que cette première affirmation biblique relève plutôt
du genre « confession de foi » que de l’ordre du récit, elle se trouve
pour une large part contredite par un second « récit » qui la suit immédiatement : « Au temps où YHWH Dieu fit la terre et le ciel il n’y
avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe
des champs n’avait encore poussé, car YHWH Dieu n’avait pas fait
pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. »
(Genèse 2,4b-5) À moins d’un chapitre d’intervalle, il est difficile de
faire plus différent sinon opposé sur un « moment » qui par nature devrait être absolument unique, tout commencement impliquant cette
exclusive unicité de propos1 !
Pourtant la Bible, à ce propos justement, ne va pas s’en tenir là.
Au terme de la rédaction de l’Ancien Testament, à un siècle et demi
environ de l’avènement du Christ, un nouveau récit, d’ordre historique celui-là, va prêter à une femme une troisième « version » de la
création divine. Invitant son plus jeune fils, au moment d’être exécuté
pour sa foi, à confesser le Dieu unique et vrai, la mère des sept frères
commence ainsi son exhortation : « Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que
Dieu les a faits de rien, et que la race des hommes est faite de la même
manière. » (2 Maccabées, 7,28)
1. Cf. Pierre Gibert, « La pluralité des concepts de création », Études, juin 1992, p. 811-818.
76
p o i n t
d e
c o m m e n c e m e n t
Ainsi, au seuil de l’ère chrétienne, une sorte d’ultime version de
ce commencement absolu vient recouvrir les deux précédentes en les
annulant. Ce caractère confère à l’Écriture biblique une dimension
libératrice : elle dégage l’humanité de la fatalité qui est le lot de tous
les mythes. Ce qui précède l’humanité et en fixe le commencement
n’est en rien déterminant pour
sa destinée ultime. À quoi le
Ce qui précède l’humanité n’est en
Nouveau Testament, dans le
quatrième évangile, apportera
rien déterminant pour sa destinée
sa confirmation. En reprenant
les termes et le mouvement du
premier chapitre de la Genèse, il va pour ainsi dire le recouvrir d’une
autre proclamation de foi : « Au commencement était le Verbe, et le
Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… » (Jean 1,1)
Rappeler ces textes et leur mouvement à l’intérieur du corpus
biblique à propos du commencement ne relève pas exclusivement de
l’ordre théologique ou de celui d’une foi religieuse, qu’elle soit juive
ou chrétienne. C’est rappeler un ordre général d’évidence qui fait de
tout point de commencement un insaisissable absolu. Et cela nous
concerne tous, soit à titre personnel (la date de ma naissance est-elle
vraiment mon commencement ?), soit à titre plus général dès qu’on
tente de saisir comment a commencé la réalité à laquelle j’appartiens,
famille, profession, institution, nation, religion, etc. La question du
commencement dépasse largement la problématique exégétique ;
c’est d’abord un problème humain sur lequel pourtant une lecture
attentive de la Bible peut projeter une lumière inédite.
L’information qui peut être donnée ne dit toujours rien du commencement comme tel, sinon à évoquer ou rappeler des actes posés
par d’autres, soit par les géniteurs, soit par les adoptants, soit par
quelques témoins. Cette information sera reçue par un être d’aujourd’hui, au risque d’affects nouveaux. Outre qu’elle ne créera pas
la conscience de la réalité du commencement par le sujet concerné,
pour les acteurs de ces différentes actions et responsabilités comme
pour les auditeurs, il s’agira en fait de tout autre chose : pour le moins
d’un drame au présent, sur fond d’informations multiples, la révélation
d’un âge de conscience et de mémoire, permettant l’intégration à un
passé plus ou moins lointain, plus ou moins complexe, mais qui n’a
77
en soi aucun statut de commencement, et ce, d’autant moins qu’il y a
multiplication plus ou moins arbitraire de ces informations.
Aussi, en conclusion provisoire, disons que c’est une continuité
qui s’impose ici, une continuité sur laquelle il sera plus ou moins loisible de détecter, discerner, choisir ou simplement désigner, et plus ou
moins au choix, de possibles commencements.
...à l’entre-deux de la conscience et de l’idéologie
Passée l’évidence selon laquelle tout ce qui est a nécessairement
commencé, et une fois révélée l’impossibilité de la saisie de ce nécessaire commencement, s’impose la question de la conscience qu’on en
a, une question qui ne semble pas initiale, et ne relève donc pas de
l’ordre du point de commencement.
L’histoire est à la fois le lieu par excellence de la question du
commencement, et celui de son incessante remise en question. Ainsi ne doit-on pas s’étonner de ce que la nation aujourd’hui déclarée
et reconnue française n’ait cessé de se donner des commencements,
des dates toutes fondatrices et premières à défaut d’être définitives.
Outre leur évidente relativité, s’impose donc le flou de chaque détermination, quoi qu’il en soit de la précision des dates. On le voit, hors
la certitude et la précision de la chronologie, se manifeste toujours
l’expression d’un choix, d’une décision qui ne peut que révéler des
options d’ordre idéologique dans lesquelles la vérité, en ce qu’elle
doit avoir d’objectif, de vérifiable et d’incontestable, est toujours mise
à mal. Elle sera en tout cas plus ou moins brouillée ou voilée par
l’ultime et toujours provisoire choix et décision de commencement !
À défaut d’une réalité certifiée, le commencement relève donc de
choix et décision en un point ou un moment donné sur quoi a été instauré et repose ce qu’on peut mémoriser et célébrer parce qu’on peut
aussi s’en réclamer. Qu’il s’agisse de religion, de nation ou de toute
institution quelque peu conséquente, commencement, début, fondation et fondateur vont généralement de soi, même si, tôt ou tard, ne
pourront être évitées les questions plus ou moins embarrassantes afin
d’accepter de n’en être pas dupe.
78
p o i n t
d e
c o m m e n c e m e n t
Une négation conservatrice
Le commencement avec sa décision certifiante porte en lui-même
une contradiction. Autrement dit, il y a en aval du point de commencement si fortement revendiqué sa négation jusqu’à en rendre
impossible l’idée. De ce fait, ainsi que nous avons tenté de le rappeler,
même la précision du commencement comme son exception et sa particularité, résistent-elles comme insaisissables.
En effet, le simple fait de déterminer un commencement ou de désigner un fondateur, selon toutes les catégories qui servent à marquer
un avant et surtout l’après par rapport au terme momentané où l’on
se trouve, n’est pas seulement assurance d’une détermination initiale ;
c’est aussi la perspective de clore et de rendre impossible toute idée de
changement radical, de révolution sinon d’évolution, en bref, de toute
nouveauté. Ainsi, le point d’origine ou de commencement, qui fonde
et légitime une institution, est aussi conçu pour assurer la stabilité de ce
qu’il fonde en excluant non seulement tout changement conséquent,
mais surtout toute idée de fin, et plus encore de substitution par une
réalité équivalente ou a fortiori supérieure…
Il fait partie de la conscience et donc de l’exigence de toute grande
institution religieuse, mais aussi nationale et politique, que de parer
au risque mortel des changements ou des évolutions, quitte à s’assurer une impensable éternité. Et paradoxalement, l’histoire ici ne cesse
de créer des commencements destinés à être assez vite dévalués et
abolis. Pensons à nos révolutionnaires parisiens confiant à un Auvergnat non dénué de sens poétique, Fabre d’Églantines, la tâche d’établir
un nouveau calendrier aux dénominations nouvelles de mois en trois
décades, impliquant de ce fait la détermination d’un An I : du jamais
vu, que ce soit à Rome ou dans la chrétienté qui attendirent quelques
siècles avant de se référer soit à Romulus et Remus, soit au Christ, et
de se repérer annuellement grâce à eux. Or, cette nouveauté précisément révolutionnaire, décidée explicitement en termes d’un An I, ne
résista pas quinze ans au retour d’un passé déterminé de façon quasi
universelle depuis près de quinze siècles à l’époque !
À bien des égards le christianisme, en tant que religion, semble
s’inscrire dans une telle logique. Les Écritures chrétiennes, surtout
79
si elles prétendent s’appuyer sur les « propos authentiques » de leur
« fondateur », ne sont-elles pas absolument normatives ? À regarder
de plus près, ce n’est pas si simple, car l’Église est fondée sur une
absence : du « tombeau vide » à l’Ascension, elle s’inscrit à l’ombre
d’un départ. « Il est bon pour vous que je m’en aille », fait dire à
Jésus l’évangéliste Jean. Déjà l’ « Ancien » Testament interdisait tout
retour vers le passé, comme l’atteste, par exemple, le livre d’Isaïe :
« Ne vous souvenez plus des premiers événements, ne ressassez plus
les faits d’autrefois. Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ? » (Isaïe, 43,18-19)
Mémoire et tradition
Faire mémoire, commémorer, mémoriser, autant de termes qui
disent d’abord la conscience d’une durée du passé, de son importance,
des fondations et des fondements qu’il porte, garantis par cette durée
justement. Aucune religion, aucune nation, aucune institution, voire
aucune famille ne peut manquer de mémoire sous peine de perdre non
seulement son identité, mais toutes ses légitimités de références et de
forces. Par-delà le point de commencement, la mémoire dit cette durée
avec ce qu’elle implique de garanties par rapport à toutes les fragilités
de la vie des humains comme des communautés. Est-elle pour autant
perception et intelligence de l’histoire ? Rien n’est moins sûr. Quand
on considère l’usage qui en est fait dans les institutions à fortes mémorisations et célébrations, il est difficile d’échapper à ce qui a tous les
airs de la conservation dans l’implication de références qui ne peuvent
être qu’exclusives de tout changement important, de toute évolution
sérieuse. Elles tiennent à ce point de commencement qui a provoqué
et prolongé dans la durée des références qui ne peuvent qu’être refus
et rejet de tout changement ou évolution. En ce sens, non seulement
la mémoire n’est pas l’histoire, mais peut même en être la négation.
Corrélative tout en étant différente, la tradition confirme et renforce ces mêmes références au passé, et donc ces refus et rejets de tout
ce qui impliquerait ou entraînerait des changements et des nouveautés. Induisant une importante répétitivité en confirmation de sa fidélité, elle contribue à assurer une uniformité du tissu temporel, jouant
exclusivement de références assurées dans et par le passé. Plus que
80
p o i n t
d e
c o m m e n c e m e n t
la mémoire qui se réfère plus ou moins au point de commencement,
la tradition risque toujours de finir par l’oublier en le réduisant à sa
propre répétitivité. Paradoxalement, l’évocation de la tradition dans
cette répétitivité, et davantage que la mémoire et la mémorisation,
tend à négliger puis à oublier le point de commencement pour se
réduire paradoxalement à un présent qui n’a d’autre antériorité que
ce que la mémoire présente peut garder, deux ou trois générations.
La critique de la mémoire et de la tradition ne portent-elles, là encore, sur le fonctionnement des Églises chrétiennes ? On ne sait que
trop que les tenants de la « tradition » se réclament habituellement
d’une philosophia perennis, d’une
continuité historique parfaite,
La vérité se trouve
qui n’est d’ailleurs souvent que
dans l’avenir
l’extrapolation dans le passé
de pratiques relativement récentes. En revanche, « faire mémoire » du Christ ne consiste pas à
répéter mécaniquement des paroles et des gestes, mais à actualiser
dans un environnement toujours nouveau ce qu’il a initié.
Ici, l’histoire dit son exigence sinon son originalité. Pas seulement mémoire, pas seulement récit, elle est aussi, et peut-être surtout, intelligence et donc acceptation et soumission à ce qui peut
d’abord étonner, voire choquer ou scandaliser. Pour elle, partir en
quête d’origines et de toute forme de commencements, c’est accepter
le paradoxe de ne jamais les saisir en termes de vérité et d’objectivité,
définitives ou provisoires, et de ne jamais les exclure dans sa même
quête tant pour le passé que pour l’analyse du présent et les perspectives d’avenir, aussi hypothétiques soient-elles dans le cadre d’une
intelligibilité sans exclusion.
Dès lors, sans rien renier de ce qui peut être tenu pour légitime
ou respectable, que ce soit dans le domaine religieux, national ou
institutionnel, l’ouverture, bien loin d’être destructrice, même si elle
ne cesse de relativiser tout point de commencement, acceptera avec
sympathie le renouvellement et la nouveauté. Comment ne pas évoquer ici, par-delà toute question d’adhésion personnelle et de conviction de foi, une des ultimes paroles du Christ ? « Quand viendra l’esprit de vérité, il vous introduira à la vérité tout entière. » (Jean 16,13)
81
Autrement dit, la vérité, loin d’être en quelque point originel, ou
dans un passé plus ou moins considérable, se trouve dans l’avenir.
Qu’avons-nous dès lors à nous inquiéter du point de commencement,
de son caractère insaisissable et du réflexe de la négation conservatrice qu’il peut engendrer ? Rappelons-nous l’invitation d’Isaïe :
« Voici que moi je vais faire du neuf. »
Pierre Gibert s.j.
Retrouvez le dossier « Lire la Bible »
sur www.revue-etudes.com
82

Documents pareils