TRACES 14 Consentir : domination, consentement et déni

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TRACES 14 Consentir : domination, consentement et déni
Perspectives antiques
sur la philosophie du consentement
LA ET I T I A MO NT EI L S- L ANG
La langue grecque compte au moins deux verbes pour désigner l’attitude
de celui qui consent à quelque chose : ethelein et boulesthai. Ethelein signifie
que le sujet est prêt, disposé à, consentant, sans avoir pris une décision particulière ; boulesthai marque le vœu, la préférence pour un objet déterminé,
ou encore le choix lié à une délibération¹. Thelein et boulesthai désignent
une attitude favorable à l’endroit d’un objet, d’un événement ou encore
d’une personne, ce qui se traduit dans les doctrines de Platon et d’Aristote,
plus précisément, par un élan du désir. Mais chez ces deux philosophes,
nous ne trouvons aucune trace d’un quelconque acte de consentement, pas
plus que d’une faculté de vouloir à part entière. Pourtant Platon, et surtout Aristote, n’en thématisent pas moins les actes auxquels on a consenti,
que l’on décrit comme accomplis de plein gré, qui peuvent être attribués à
un agent tenu pour responsable, voire coupable, en fonction de la teneur
de l’action. L’Antiquité ne conceptualise que relativement tardivement le
consentement comme acte procédant du désir ou de la volonté.
Quelles conditions président à la découverte de ce concept ? Pour une
grande part, l’Antiquité ignore ce concept, à la fois parce qu’elle ne dispose
pas du concept de volonté, central dans la formulation de celui de consentement, mais aussi, de manière plus positive, parce qu’elle fait fond sur une
psychologie qui se passe de ce genre de concepts. Concept apparemment
inutile, dont les actes et les opérations sont assumés par d’autres notions
et structures psychologiques et éthiques. L’Antiquité n’en finit pas moins
par formuler le concept de consentement avec les stoïciens. Chez ces derniers, le consentement se voit attribuer une définition précise comme acte
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Voir André-Jean Voelke (1973, p. 6) reprenant les conclusions d’Albert Wifstrand (1942).
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d’acceptation dirigé à l’endroit de quelque chose qui nous dépasse, contre
quoi on ne peut rien, mais que l’on fait paradoxalement sien en acquiesçant
à sa présence.
Dans quelle mesure des présupposés psychologiques, éthiques, mais
aussi cosmiques ², si l’on peut dire, déterminent-ils la découverte et la
conceptualisation du consentement ? C’est ce que nous allons voir en procédant à une étude comparée de l’approche aristotélicienne, qui pose les
critères de l’acte consenti, et de la doctrine stoïcienne, qui fait du consentement une véritable opération de l’âme.
La préhistoire du consentement : des actions consenties
sans consentement préalable
La psychologie d’Aristote ne permet pas de penser le consentement en tant
qu’acte de volonté, acte d’acceptation d’un événement, d’un ordre. En
revanche, son éthique définit les critères de l’acte consenti, compris non pas
comme l’acte dont le principe serait la volonté, mais comme ce qui peut
être attribué à un agent en fonction de son degré d’implication dans ce qui a
été fait, et de sa connaissance du contexte de l’action. Ce que sa psychologie
ne thématise pas, son éthique permet de le concevoir.
En effet, chez Aristote, le concept de volonté n’existe pas, l’âme désirante (to orektikon) est un faisceau de tendances qui compte le souhait (boulèsis), le thumos ³ et l’appétit (epithumia). L’orektikon ne ressemble en rien à
une faculté de consentement unifiée, articulée à la raison. L’orektikon est un
ensemble de tendances dont l’unité et la cohérence sont fonction du degré
de docilité des deux désirs dits non rationnels (thumos et appétit) à l’égard
de la droite règle (orthos logos) qui émane de la raison. Ce n’est pas une
faculté qui, de manière extérieure, considère froidement ce que la raison lui
propose. Par le souhait (boulèsis), il participe à l’âme rationnelle, les deux
autres désirs, appétit (epithumêtikon) et thumos, se constituant en fonction
de leur obéissance ou désobéissance à l’orthos logos.
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Nous disons cosmique et non métaphysique, parce qu’il ne saurait y avoir de métaphysique dans
la conception moniste du monde des stoïciens et ce sont eux qui thématisent véritablement le
concept de consentement.
Nous préférons ne pas traduire le vocable grec thumos, toute traduction – que ce soit par
« ardeur », « colère » – limitant selon nous son champ de signification. L’epithumia peut être
défini comme l’appétit, soit ce qui recherche le plaisir et fuit la peine, tandis que le thumos est
le support des émotions et renvoie à des valeurs sociales telles que la gloire, les honneurs, la
réputation.
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Pour trouver un élément capable de s’autodéterminer indépendamment de la raison, cet « autre élément » doit être à son niveau, sinon lui être
supérieur. Il faut que ce soit une faculté active qui se détermine elle-même
(Gauthier et Jolif, 1970, p. 244-245). Or cet autre élément n’est que désir,
puissance essentiellement irrationnelle, purement passive, dont la nature est
d’être déterminée. Certes, le désir confère à la raison l’élan du mouvement,
mais le sens de cet élan est déterminé par la connaissance.
Néanmoins, si le consentement échappe à la psychologie d’Aristote
comme acte de volonté, son éthique non seulement établit des critères stricts
permettant de départager les actes accomplis de plein gré de ceux que l’on
accomplit malgré soi, mais encore, elle conçoit des nuances au sein de l’agir
permettant de saisir les actes que leur auteur n’assume qu’avec réticence,
ou qui emportent avec eux remords et regrets. Le consentement, absent
du principe de l’action, refait surface dans sa considération rétrospective.
En effet, les adverbes hekon et akon, que certains traducteurs rendent par
« volontairement » et « involontairement », ne sont pas l’indice d’une quelconque faculté volitive, mais constituent plus précisément des outils permettant de juger la nature de l’action. Si bien que les traduire respectivement par « de plein gré » et « malgré soi » nous semble plus judicieux. Dans
ces conditions, l’attitude de celui qui est consentant n’est pas décrite par
un verbe désignant une opération psychologique, mais relève davantage du
critère éthico-judiciaire. En effet, si Aristote convoque les adverbes hekon et
akon, c’est pour discriminer les actions que l’on peut assigner à leur agent
de celles qui n’impliquent pas sa responsabilité.
Ils ne sont pas fonction d’un assentiment ou d’un refus qui serait au principe de l’action. L’acte accompli de plein gré est celui « dont le principe est à
l’intérieur du sujet, et d’un sujet qui connaît les conditions de fait dans lesquelles se déroule son action » (Aristote, 1970, l. iii, chap. 2, § 1111a23-24). L’action
accomplie de plein gré est celle dont la cause efficiente est interne à l’agent qui,
en outre, agit en connaissant la nature de chacune des circonstances. Symétriquement, est fait malgré soi ce dont le principe est extérieur à l’agent, ce qui
revient à agir par contrainte, et/ou ce qui est fait par ignorance d’une des circonstances matérielles entourant l’action, à la condition expresse que l’acte soit
regretté une fois accompli, l’ignorance d’une des conditions rendant l’action
semblable à un accident : « Or, il y a, de l’aveu unanime, deux espèces d’actes
que l’on fait malgré soi : ceux que l’on fait par contrainte et ceux que l’on fait
par ignorance. » (Aristote, 1970, l. iii, chap. 1, § 1109a35-1110a) Sont donc de
plein gré toutes les actions que l’on accomplit, en y ayant réfléchi ou non, dont
la cause efficiente est interne à l’agent, qui agit en connaissance de cause.
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Au sein des actions accomplies de plein gré, Aristote isole une catégorie
qui correspond aux actes dont on est reconnu responsable, mais que l’on
répugne à assumer. En effet, on peut être au principe d’une action, ne pas
ignorer les circonstances entourant l’acte et pourtant ne pas approuver totalement ce que l’on a fait. Ce sont les actes faits dans l’ignorance, commis
sous l’emprise d’une passion, et que l’on regrette une fois accomplis. Au
moment du passage à l’acte, l’agent est comme « dépossédé de lui-même »,
mais il est jugé responsable, car il aurait pu ne pas se mettre dans les conditions qui l’ont conduit à mal agir. Les actes consentis débordent donc le
cadre des actions auxquelles on adhère complètement. On peut donc être
déclaré consentant alors même que l’on n’a pas pris une décision au sujet
de ce qu’on allait faire.
Avec Aristote, la catégorie du « consenti » opère comme un retournement : alors que la figure la plus courante du consentement est celle
d’une décision lucide, d’une adéquation complète à ce que l’on fait, chez le
Stagirite, elle sert à démêler les actions dont les auteurs n’assument qu’avec
réticence la paternité. Comme critère d’attribution, il opère finalement
davantage sur un terrain éthico-juridique que psychologique, servant à discriminer les actions louables des actions blâmables. Hekon et akon peuvent
faire alors figure de sentence, description/sanction a posteriori, jugement
émanant de l’analyse de l’état de l’agent au moment des faits.
L’absence de volonté dans la psychologie aristotélicienne peut être interprétée comme une économie judicieuse, car elle n’interdit pas de penser
les actes auxquels on consent, mais que l’on n’assume pas complètement.
Anthony Kenny montre que si la théorie aristotélicienne de la volonté
est aujourd’hui encore intéressante, c’est justement parce qu’elle se passe
de ce concept : « Des philosophes contemporains, à l’instar de Ryle et de
Wittgenstein, ont soulevé des objections décisives contre l’idée qu’un événement mental (volition) puisse causer un événement physique (action) »
(Kenny, 1979, p. 7-8) et, en cela, ils font écho à la pensée d’Aristote.
Néanmoins, dès lors que l’on s’intéresse à la formation du concept de
consentement, deux conditions font défaut aux doctrines préstoïciennes
(Platon et Aristote) : d’une part, elles ne disposent pas de l’outil conceptuel
nécessaire à la formation de la notion. En effet, il leur manque la notion
de volonté, faculté de donner ou de refuser son assentiment. Bien qu’il ne
faille pas réduire le consentement à l’assentiment, la volonté fait figure de
condition préalable.
D’autre part, ni Platon ni Aristote n’ont une conception du monde
moniste et intégralement rationnelle, à la manière des stoïciens. Bien qu’il y
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ait un lien possible entre, d’une part, le sensible et l’intelligible chez Platon
– par la participation – et d’autre part, chez Aristote, entre le monde sublunaire et le monde supralunaire – le contingent désirant imiter le nécessaire –, ces rapports ne sauraient prendre la forme d’un ordre intérieur
à notre monde, que l’on ne peut qu’accepter sous le nom de Destin ou
de Providence. Ce sont donc des conditions à la fois psychologiques et
cosmiques qui président à l’émergence de notre concept.
Conceptualisation du consentement : les stoïciens
et l’adhésion aimante au Destin
Chez les stoïciens, consentir est une modalité de notre âme qui souscrit
dans son ensemble à tout ce qui ne dépend pas de nous. Cette acceptation
n’est toutefois pas pure passivité, négation de toute responsabilité, lâche
abandon ; bien au contraire, dire oui au Destin ou à la Providence, c’est
reprendre possession de ce qui pourrait nous échapper, là où une attitude
par trop volontariste ne pourrait que nous être fatale.
Le consentement est en effet une opération de l’âme, et plus particulièrement du désir. Dans la doctrine stoïcienne, l’âme est identifiée à la raison
ou principe directeur (hegemonikon). L’instance volitive, chez les stoïciens,
n’est pas fixée sous la forme d’une faculté bien déterminée et articulée à la
raison, puisque la raison est foncièrement une. Néanmoins, elle est comme
dispersée dans les différentes modalités d’être du principe directeur : l’assentiment (sunkatathesis) donne ou refuse son approbation aux représentations⁴ ; l’impulsion (hormè) se rapporte aux actions ; enfin, chez Épictète et
Marc-Aurèle, le désir (orexis) renvoie aux passions, aux émotions ( pathè).
Si l’impulsion est du côté de la tendance à agir selon notre nature propre, le désir renvoie à ce que nous subissons de la part de la Nature universelle : « Rien n’a d’importance, sinon agir, comme ta propre nature te le
commande, pâtir, comme la Nature commune l’apporte. » (Marc-Aurèle,
1962, l. XII, chap. 32, § 3) En un sens, nous pourrions penser que désir et
impulsion se partagent l’aspect passif et actif de notre concept moderne
de volonté. Comme le souligne Pierre Hadot : « Désir et impulsion active
représentent un dédoublement de la notion de volonté : le désir est en
quelque sorte une volonté inefficace, et l’impulsion active (ou tendance)
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Comme il opère au niveau des jugements, nous ne le considérons pas à proprement parler
comme une forme de volonté.
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une volonté qui produit un acte. » (Hadot, 1992, p. 213) Néanmoins, il
ne faut pas trop radicaliser cette distinction, car si c’est en fonction d’une
nature propre que nous agissons et en fonction de la Nature universelle que
nous subissons, la nature propre d’un homme n’est jamais qu’une partie de
la Nature universelle, une causalité infime qui s’intègre dans la causalité du
monde.
Distinguer le désir d’acquérir le bon de l’impulsion à agir n’en constitue pas moins une opération conceptuelle propice à la thématisation du
consentement et, pour cela, nous étudierons essentiellement ce qu’Épictète
et Marc-Aurèle disent de notre concept. Le consentement est ainsi lui aussi
une opération de l’âme, mais une opération bien distincte de l’assentiment,
puisqu’il relève du désir là où l’assentiment est chargé de s’appliquer aux
représentations qu’il évalue en fonction de leur degré d’adéquation, formant ainsi des opinions, des jugements ou des connaissances. Nous ne
consentons pas en effet à des représentations ou à des propositions, mais à
des événements extérieurs qui ne dépendent pas de nous. En tant que phénomène du désir, le consentement n’est pas traité par l’éthique, comme
on pourrait le penser spontanément, mais par la physique. Désirer, et plus
particulièrement consentir, ne relève pas d’une théorie de l’action mais de
ce qui étudie notre rapport au monde. En effet, le désir a pour objet ce qui
nous arrive, les événements que nous envoie le Destin, la nature universelle. En tant qu’opération de notre âme, le désir dépend de nous. Nous
sommes libres de désirer ou non tel ou tel objet. Il convient donc de maîtriser « les penchants et les aversions, afin de ne pas manquer le but des penchants et de ne pas se heurter à l’objet de notre aversion » (Épictète, 1962,
l. iii, chap. 2, § 1). Le désir porte donc sur des objets, mais aussi sur les
émotions que nous ressentons à l’occasion des événements que nous subissons. Il est donc essentiellement affectivité, là où l’impulsion est principe
d’action. L’attitude prônée par la doctrine stoïcienne est de ne désirer que
ce qui dépend de nous et de consentir à ce qui n’est pas en notre pouvoir.
Il vaut donc mieux tâcher de changer ses jugements plutôt que l’ordre du
monde⁵. Seul le désir qui consent au Destin est à l’abri de la déception et
des déconvenues. Il faut « apprendre à vouloir chaque chose telle qu’elle se
produit » (Épictète, 1962, l. i, chap. 12, § 15) et renoncer à agir sur le cours
des événements, « faire bon accueil » au sort qui nous est réservé, comme le
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Voir aussi Épictète (1962, l. i, chap. 12, § 17) : « C’est avec la pensée de cet ordre qu’il faut aborder
les leçons, dans l’intention non pas de changer le fond des choses (cela ne nous est pas donné
et il n’y a pas mieux à faire), mais, les choses étant autour de nous comme elles sont par nature,
de conformer nous-mêmes notre volonté aux événements. »
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dit Marc-Aurèle (1962, l. iii, § 44). Il s’agit d’accorder son désir à l’ordre du
monde, au cosmos. Consentir à ce qui ne dépend pas de nous revient à être
cohérent dans le désir et à éviter ainsi toute frustration : « Il faut harmoniser
notre volonté avec les événements, de façon que rien de ce qui arrive n’arrive contre notre gré, et que rien de ce qui n’arrive pas ne manque d’arriver
quand nous voulons que cela arrive. » (Épictète, 1962, l. ii, chap. 14, § 7)
Consentir permet de nous réconcilier avec nous-même, en accordant les
différentes fonctions de notre âme les unes aux autres, et de vivre en harmonie avec le monde extérieur. Mais dans ces conditions, le consentement,
en étant limité à ce qui ne dépend pas de nous (les événements extérieurs),
semble être une acceptation intégralement passive et sans condition, qui ne
nous laisse aucune marge de liberté.
Il n’en est rien car, dans la doctrine stoïcienne, consentir à ce contre
quoi on ne peut rien n’est pas l’équivalent d’une détermination qui ne laisse
place à aucune initiative. Consentir au Destin requiert bien plus d’intelligence du monde que l’attitude qui consiste à se révolter contre les événements que nous subissons : la punition de ceux qui n’acceptent pas les choses est d’être précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux.
Il ne sert à rien de se révolter contre l’ordre des choses, non pas parce que les
stoïciens prôneraient un pessimisme résigné, mais bien parce que le monde,
quand il est compris rationnellement, est foncièrement bon. Le consentement n’est pas une résignation, il s’accompagne d’une exigence intellectuelle, car il faut être certain de la bonté du monde. Je ne consens que parce
que je comprends.
Il faut en effet être un peu physicien pour être heureux dans le monde des
stoïciens : « Mais personne ne peut-il comprendre par raison et par démonstration que Dieu a créé tout ce qui est au monde, qu’il a fait le monde
lui-même libre et indépendant dans son ensemble et ses parties adaptées
aux besoins de l’ensemble ? » (Épictète, 1962, l. iv, chap. 7, § 6) La physique stoïcienne est celle d’un monde homogène où l’enchaînement des événements est intégralement nécessaire. Cette conception moniste implique
que le consentement soit une acceptation de l’ordre, un acquiescement au
Destin, à ce que veut la Providence. La nature a en effet une volonté : « La
nature du monde possède tous les mouvements, tendances et inclinations de
la volonté – que les Grecs appellent hormai – et leur associe les actions correspondantes, à la manière dont nous sommes nous-mêmes mus par nos âmes
et nos sens. » (Cicéron, 1962, l. ii, chap. 22, § 58) La nature est « une puissance rationnelle automotrice exerçant une action finalisée [ce qui conduit]
à lui prêter une volonté » (Voelke, 1973, p. 106). Que la nature ait une volonté
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n’interdit cependant pas que l’homme puisse décider de ce qu’il a à faire.
La conception du monde des stoïciens est certes déterministe, mais elle
n’implique pas que la liberté de l’homme se réduise à laisser se dérouler un
destin analytiquement contenu dans une essence prédéterminée. L’homme
a le pouvoir de choisir, il peut faire un bon usage comme un mauvais usage
de sa raison, raison qui, contrairement à la conception platonicienne, n’est
pas intrinsèquement bonne.
L’homme prend conscience de sa place dans le monde et, quand il
comprend le fonctionnement rationnel du monde, il ne peut que l’accepter. Certes, cette acceptation ne va pas sans son lot d’efforts et d’exercices.
Cette exigence d’harmonisation avec le cours de la nature universelle est
conforme à la pensée du fondateur du Portique, Zénon de Citium, qui
affirme qu’il faut « vivre en accord avec la nature »⁶ (Diogène Laërce, 1962,
l. vii, § 87). Comme le souligne Pierre Hadot, il s’agit de se comporter
« comme une partie qui est cohérente avec le tout auquel elle appartient »
(Hadot, 1992, p. 138).
En revanche, l’attitude volontariste consistant à croire en son indépendance revient à vivre comme un étranger dans le monde. Marc-Aurèle n’a
pas de mots assez durs pour qualifier celui que son sort ne satisfait pas :
« Abcès de ce monde, celui qui s’écarte et se sépare de la loi de la nature
universelle en étant mécontent des événements ; car ils sont produits par
cette nature même qui t’a produit. » (Marc-Aurèle, 1962, l. iv, § 29) Et c’est
en se révoltant contre l’ordre du monde ou en espérant pouvoir contrôler intégralement ce qui nous arrive que nous sommes emportés contre
notre gré par le Destin. La posture du refus est stigmatisée par les stoïciens
comme négative. C’est ainsi qu’ils s’opposent diamétralement à ce que dit,
par exemple, Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe : le sage stoïcien n’est
pas libre contre, ou en dépit du Destin, à la différence de Sisyphe.
On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que
l’imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l’effort d’un corps
tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent
fois recommencée. […] Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans
ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre
dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine. C’est pendant ce retour, cette
pause, que Sisyphe m’intéresse. […] Je vois cet homme redescendre d’un pas
lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui
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Selon Diogène Laërce, cette formule est incluse dans le traité de Zénon intitulé De la nature de
l’homme.
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est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette
heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. […] Il n’est pas de destin qui ne se surmonte
par le mépris. (Camus, 1942, p. 164-166)
Le sage n’arbore pas une attitude ironique face au Destin qui lui est imposé,
mais sa liberté est le fruit d’une acceptation de la Providence dont il comprend la rationalité. Et s’il ne la saisit pas, il n’en accepte pas moins l’ordre.
Car consentir est une manière, certes a priori paradoxale, de ramener à nous
ce qui n’en dépend pas, là où une posture révoltée n’entraîne que chaos et
désastre. Le Destin stoïcien est en effet la Raison universelle qui régit notre
monde, et non une instance irrationnelle qui n’appelle que désespoir et
anéantissement. Le consentement à la volonté du Tout, à la Raison universelle qui, chez les stoïciens, est aussi l’instance divine, n’est pas réticent,
mais aimant : « Livre tes désirs à Zeus et aux autres dieux ; remets-les aux
dieux pour qu’ils les guident ; règle-les sur eux ; comment seras-tu encore
malheureux ? »⁷ (Épictète, 1962, l. ii, chap. 17, § 25)
Loin d’être une déperdition de soi, l’acte de consentement permet de se
recentrer sur soi. Il donne accès à la « citadelle intérieure », là où une attitude
par trop volontariste risque de nous disperser. Consentir à ce qui ne dépend
pas de nous permet de délimiter une sphère propre de liberté, « un îlot inexpugnable d’autonomie au centre du fleuve immense des événements, du
Destin » (Hadot, 1992, p. 145). Mais cet îlot ou cette citadelle n’est pas le dernier refuge d’un moi traumatisé que les événements du Destin ne font que
malmener : le consentement, s’il est un recentrement libérateur, est aussi la
promesse d’une ouverture. Il y a en effet une dialectique du consentement
qui passe par plusieurs étapes successives : d’abord nous ne sommes que des
étrangers en ce monde, puis nous prenons conscience que nous ne sommes
presque rien au sein du Tout, nous comprenons notre finitude, voire notre
bassesse. Cette réduction passe par la conscience d’une distinction : je ne
suis ni mon corps, ni même mon souffle vital ( pneuma)⁸, mais mon moi est
dans le principe directeur, la raison. La découverte de mon inconsistance est
cependant la condition préalable à la prise de conscience de ma liberté.
7
8
Voir également Marc-Aurèle (1962, l. iv, § 23) : « Tout me convient qui te convient, ô monde !
Rien n’est pour moi trop précoce ou trop tardif qui soit à point pour toi. Tout ce que produisent
tes saisons, ô nature, est pour moi un fruit ; tout vient de toi, tout est en toi, tout revient à toi. »
Marc-Aurèle fait subir à la conception stoïcienne de l’âme une inflexion majeure. En effet, il distingue au sein de l’âme même ce qui est véritablement moi, la raison ou principe directeur, de ce
qui ne l’est pas vraiment, le pneuma, comme le montre Sextus Empiricus (1933, l. vii, § 234).
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Quel mince fragment du temps infini et insondable est la part de chaque être !
Très vite il disparaît dans l’éternité. Quel mince fragment de la substance totale !
Et de l’âme universelle ! Sur quelle petite motte du globe terrestre marches-tu !
Songe à tout cela et pense que rien n’est grand que d’agir comme le veut ta
nature et de subir ce que produit la nature universelle. (Marc-Aurèle, 1962,
l. xii § 32)
Le premier mouvement de restriction est en effet automatiquement suivi
d’un mouvement d’expansion. Cette dialectique restriction/expansion
passe par la prise de conscience de mon statut, prise de conscience qui est
suivie d’un consentement qui m’inscrit comme partie dans le Tout : « Ne
sais-tu pas quelle infime partie de l’univers tu es ? Je parle du corps ; car,
par la raison, tu n’es pas inférieur aux dieux ni moins grand qu’eux ; la grandeur de la raison ne s’estime pas à la taille ni à la hauteur, mais aux jugements. » (Épictète, 1962, l. I, chap. 12, § 26) Car en consentant, je dis oui au
Tout, je m’inscris dans ce Tout. Je me recentre sur moi-même, et en même
temps je me fonds dans l’immensité de l’univers.
C’est donc un monisme rationnel, à la fois psychologique et cosmique,
qui accompagne sinon conditionne l’émergence de notre concept : il permet de penser le consentement comme un acquiescement à un ordre dont
on reconnaît la bonté intrinsèque, et comme la condition d’une véritable
liberté. En ce sens, le consentement à un destin que nous ne subissons pas
de part en part mais qu’en partie nous forgeons, marque la première étape
vers la construction de la notion de libre-arbitre.
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