Repenser le Concept de Capital Humain

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Repenser le Concept de Capital Humain
Stimuler la Croissance par la Cliométrie :
Repenser le Concept de Capital Humain
Stimulating Growth through Cliometrics:
the Concept of Human Capital Revisited
First draft
Claude Diebolt, Charlotte Le Chapelain, Faustine Perrin *
3 mars 2016
Résumé. – Cet article s’intéresse à la question de la mesure du capital humain dans l’analyse de la relation
de causalité entre capital humain et croissance économique. Nous mettons en lumière l’importance de
l’approche méthodologique de la cliométrie, qui mobilise (i) analyse historique, (ii) mesure, et (iii) théorie
économique, et qui ouvre la voie vers de nouvelles perspectives quant à cette question. Nous défendons
que la combinaison de ces trois dimensions contribue à mettre en évidence les limites des outils utilisés
par les approches empiriques pour évaluer les dotations en capital humain. Finalement, nous prenons le
partie que les problèmes de mesure seraient le symptôme de limitation liées aux fondements théoriques
même du concept de capital humain.
Abstract. – This paper focuses on the issue of human capital measurement, in the analysis of the causal
relationship between human capital and the growth process. We show that the methodological approach
of cliometrics, which mobilizes (i) historical analysis, (ii) measurement, and (iii) economic theory, opens
new perspectives to address this issue. We argue that the combination of these three dimensions stresses
the failures of the tools usually used in empirical approaches to evaluate endowments in human capital.
Finally, we advocate that the measurement issue may be the symptom of frail theoretical foundations of
the human capital concept.
Mots Clefs Cliométrie  Croissance  Théorie économique  Capital humain  Méthodologie
Classification JEL
B4, N3, O1, I00
* Diebolt: Bureau d’Economie Théorique et Appliquée, Université de Strasbourg. Adresse: 61 avenue de la Forêt
Noire, 67085 Strasbourg Cedex, E-mail: [email protected]. Le Chapelain: Centre Lyonnais d’Histoire du Droit et
de la Pensée Politique, Université de Lyon 3. Adresse: 6 cours Albert-Thomas, 69355 Lyon Cedex 08, E-mail:
[email protected]. Perrin: Department of Economic History, Lund University. Adresse: Box
7083, SE-22007 Lund, E-mail: [email protected].
1
1. Introduction
L’essor de la cliométrie, à la fin des années 1950, coïncide avec une seconde révolution, bien distincte,
celle de la théorie du capital humain, initiée elle aussi aux Etats-Unis. Champ de prédilection des
recherches cliométriques, l’analyse des déterminants de la croissance s’est rapidement emparée de la
synthèse théorique forgée par Schultz (1960, 1961), Becker (1964) et Mincer (1958).
Dans l’examen des relations causales qu’entretiennent le capital humain et la croissance, c’est-à-dire
dans sa tentative d’éclairer la contribution des dotations en capital humain aux processus de croissance, la
synthèse cliométrique s’est prioritairement déployée dans un champ d’investigation privilégié : le XIXème
siècle et la phase du décollage industriel. C’est en effet à partir de la révolution industrielle et
l’accumulation massive de capital humain qui lui sera concomitante que se pose de manière pertinente et
complexe la question des liens qui unissent ces deux phénomènes. Leur coïncidence relève-t-elle d’une
pure contingence ou au contraire d’une relation de cause à effet ? Faut-il en déduire la validation des
prédictions de la théorie du capital humain, à savoir l’existence d’un rôle significatif des dotations
nationales, ou régionales, en capital humain sur le décollage économique, ou au contraire cette
concomitance révèle-t-elle le rôle du développement économique dans la diffusion de l’éducation ?
Dans la tradition initiée par Fogel, l’analyse cliométrique mobilise l’analyse historique, la mesure et
l’ancrage dans la théorie économique, ou plus précisément la conjonction de ces trois voies, dans l’examen
de cette interrogation. L’étude de Mitch (1999) a ouvert le débat en remettant en cause l’idée que le
système éducatif britannique constituait une dimension explicative de la précocité du décollage industriel
anglais. Mais le rôle de l’éducation dans la transition industrielle et le développement économique a été,
par ailleurs, fermement affirmé par plusieurs études, notamment celles de Goldin et Katz (2008)
concernant les Etats-Unis et celle de Becker, Hornung et Woessmann (2011) qui a mis en lumière
l’importance du système éducatif dans le processus de rattrapage industriel de la Prusse au XIXe siècle.
Contrairement aux résultats de Mitch (1999) qui remettent en question la contribution de l’éducation
formelle au décollage industriel de la Grande-Bretagne, Becker, Hornung et Woessmann (2011) montrent
que le modèle éducatif prussien de diffusion précoce et large d’un enseignement élémentaire a créé les
conditions favorables à l’adoption de technologies existantes en Prusse et donc au rattrapage industriel.
Déduire de ces recherches que le rôle du capital humain sur le décollage économique et la croissance
varie profondément en fonction des expériences nationales et donc des situations historiques serait trop
rapide. Le débat s’est ainsi rapidement porté sur la question de (l’accumulation de capital humain et plus
précisément sur) l’évaluation pertinente des dotations nationales et/ou régionales en capital humain. Les
difficultés suscitées par la disponibilité des données constituent un défi important des analyses
cliométriques en ce domaine. Dans leur analyse de l’évolution et des déterminants des inégalités spatiales
en France, Combes et al. (2011) soulignent la difficulté liée à l’élaboration d’une mesure de capital humain
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valable et homogène en longue période.1 Cette difficulté, inhérente à la faiblesse des sources statistiques
historiques, conditionne évidemment l’évaluation pertinente des dotations en capital humain. Cette
dernière repose en outre sur le choix de proxies de capital humain convaincants.
L’objectif de cet article est de montrer que l’approche méthodologique sur laquelle repose la cliométrie
– qui mobilise analyse historique, mesure et théorie économique – ouvre de nouvelles perspectives
permettant de pallier aux limitations du concept de capital humain, dès lors que ce dernier est abordé à
travers le prisme de la méthode renouvelée de la croissance unifiée. Nous montrons ainsi que la
combinaison des trois dimensions de l’approche cliométrique, dans le cadre de l’analyse causale de la
relation liant capital humain et processus de croissance économique, met en évidence l’incapacité des
outils généralement utilisés par les approches empiriques à évaluer et renseigner de manière précise et
fidèle les dotations de capital humain. Ce constat nous amène à établir que la question de la mesure, qui
pourrait sembler à première vue être un simple problème opérationnel, s’avère être le symptôme de
limitations plus profondes liée aux fondements théoriques même du concept de capital humain.
Le reste de l’article est organisé comme suit. La section 2 offre une vue d’ensemble des principales
contributions cliométriques en lien avec le concept de capital humain et montre en quoi l’effort de
contextualisation historique de ces contributions ouvre des perspectives différentes quant au défi de la
mesure du capital humain. La section 3 confronte ces perspectives aux fondements théoriques du capital
humain. Nous montrons, au regard de l’histoire de la pensée économique, que les difficultés de mesure du
capital humain soulevées par les approches cliométriques renvoient précisément à l’un des points faibles
du cadre théorique du capital humain.
2. L’apport de la synthèse cliométrique dans le débat sur la mesure du capital humain
Le problème de la mesure du capital humain ne constitue pas une difficulté propre aux approches
cliométriques. Elle concerne l’ensemble des approches empiriques macroéconomiques incorporant la
variable. La difficulté liée à la mesure du concept a d’ailleurs été soulignée par les protagonistes même de
la révolution du capital humain dès la fin des années 1950.
2.1.
La faiblesse des mesures de capital humain
Plusieurs études ont souligné la faiblesse des proxies habituellement utilisés pour l’évaluation des dotations
en capital humain (Woessmann 2003, Cohen et Soto 2007, Folloni et Vittadini 2010, Prados de la
Escosura et Roses 2010). Cette critique est issue des résultats contrastés auxquels a donné lieu la littérature
empirique relative à la contribution de l’éducation à la croissance. D’après ces approches, ces résultats
Ils s’appuient finalement sur les taux de scolarisation dans l’enseignement primaire pour les années 1860, 1896 et
1930 puis sur le niveau d’éducation de la population active en 2000 comme approximations des dotations
départementales en capital humain.
1
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mitigés sont directement imputables à des données d’une qualité médiocre (argument avancé par Cohen et
Soto (2007)) ou à des proxies de capital humain reflétant de manière inappropriée la nature du concept
théorique.
Woessmann (2003) a par exemple souligné les faiblesses des trois proxies les plus communément
employés dans la littérature empirique. L’usage des taux d’alphabétisation conduit, selon lui, à sous estimer
de manière importante le stock de capital humain d’une économie en ce que ce choix d’approximation
conduit à ignorer l’ensemble des investissements en capital humain qui dépassent l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture. Les taux de scolarisation n’offrent guère une évaluation des dotations en capital
humain plus satisfaisante. Les élèves n’appartenant pas à la force de travail, évaluer le stock effectif de
capital humain de cette force par cet indicateur est susceptible de conduire à des écarts significatifs.
L’indicateur du nombre moyen d’années d’études de la force de travail pallie le reproche émis à l’encontre
des taux de scolarisation. Différentes méthodes, soit basées sur les taux de scolarisation lorsque des
données suffisamment longues le permettent, soit sur des recensements, sont employées pour l’évaluation
du nombre moyen d’années d’étude de la force de travail (voir, par exemple, Lau et al. (1991) et Nehru et
al. (1995)) qui semble constituer l’indicateur du stock de capital humain le moins imparfait, au vu des
indicateurs précédents. Cette mesure présente néanmoins la faiblesse de considérer qu’une année
d’éducation donne lieu à une accumulation de capital humain équivalente, quelle que soit l’année
d’éducation en question et sa place au sein de la hiérarchie scolaire ou quelle que soit la qualité du système
éducatif.2
La mesure du capital humain constitue donc un défi pour l’ensemble des analyses empiriques
macroéconomiques. Par sa caractéristique méthodologique, l’approche cliométrique examine néanmoins la
difficulté de la mesure du capital humain sous un angle distinct. Plus précisément, la singularité de la
démarche cliométrique conduit à ne plus considérer strictement cette difficulté de mesure comme un pur
problème opérationnel.
2.2.
Le rôle de la contextualisation historique
Les liens étroits entre mesure et théorie ont distingué la cliométrie de l’histoire économique qui lui
préexistait. Relativement à la compréhension du rôle de l’éducation sur le décollage économique et le
processus de croissance, l’analyse cliométrique – dans la tradition initiée par Fogel – mobilise les apports
de la théorie économique (en l’occurrence, ici, la théorie du capital humain) et présente l’avantage de
déployer des liens étroits entre théorie et mesure au sein d’une analyse historique. Cet examen historique
fait immédiatement émerger la nécessité d’un examen attentif des caractéristiques institutionnelles et
organisationnelles des systèmes éducatifs, des rapports de force à l’origine de leurs évolutions et de leur
structuration sociale, et de mettre en lien ces spécificités avec l’appréciation des caractéristiques
Les approches micro-économétriques ont mis en évidence la décroissance des rendements privés de l’éducation (voir
notamment Card (1999) et Psacharopoulos et Patrinos (2004)).
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structurelles historiques des économies considérées.
Par son inscription dans un contexte historique spécifique, l’examen du rôle du capital humain dans le
processus de croissance donne une dimension nouvelle à la question de la mesure de la variable de capital
humain. Ainsi, montrant que le système d’apprentissage et le corps des associations professionnelles
furent les institutions centrales, du point de vue de l’accumulation de capital humain en Grande-Bretagne
au début du XXème siècle, Broadberry (2003) a souligné l’importance de considérer les différences
nationales de stratégies d’accumulation du capital humain.
Les approches historiques relatives au capital humain s’inscrivent dans cette lignée en examinant,
notamment, les effets des modes de financement public ou privé des systèmes éducatifs, leur mode de
fonctionnement centralisé ou décentralisé, mais également leur attitude face aux inégalités sociales et de
genre. Les travaux de Goldin (1998) et Goldin et Katz (2008) ont ainsi montré que le modèle éducatif des
Etats-Unis s’est profondément distingué dès le XIXème siècle de l’élitisme européen en se forgeant sur un
principe d’égalité (« egalitarianism »). Plusieurs caractéristiques reflètent ce principe d’égalité : le financement
public, la séparation de l’église et de l’Etat, le fonctionnement décentralisé, l’accès des filles à l’éducation
(gender neutrality). Goldin et Katz (2008) soulignent que cette orientation du système éducatif constitue un
ingrédient du succès économique américain au XXème siècle.
Plus récemment, Prados de la Escosura et Roses (2010) ont mis en évidence les divergences dans
l’intensité de l’effet du capital humain sur la croissance économique, selon les périodes étudiées, en
fonction l’approche retenue pour mesurer les dotations de capital humain (i.e. approche basée sur le
niveau d’éducation contre approche basée sur le travail). Les auteurs montrent ainsi que, sur des périodes
(de court terme) plus récentes, l’approche basée sur le niveau d’éducation surestimerait l’effet réel du
capital humain sur la croissance économique, et en conséquence contribuerait à sous-estimer le rôle joué
par le l’évolution de la productivité globale des facteurs. L’approche basée sur le travail offrirait alors une
vision plus proche de la réalité.3
2.3.
Les apports de la cliométrie
L’examen historique auquel procède l’analyse cliométrique, lorsqu’il est couplé à l’ancrage dans la théorie
du capital humain et à la mesure, mène à une interrogation centrale : celle des stratégies nationales
d’accumulation de capital humain (voir Broadberry 2003). L’approche cliométrique conduit par-là à
s’éloigner de la présentation habituelle faite du problème de la mesure du capital humain dans les
approches empiriques en l’envisageant non plus comme un problème opérationnel de mesure mais
comme une difficulté plus fondamentale : celle de la compréhension précise des investissements éducatifs,
au niveau agrégé, qui contribuent effectivement à l’accumulation de capital humain. Elle incite en ce sens à
Les auteurs montrent que, sur la période 1987-2000, la contribution du capital humain sur le taux de croissance de la
productivité serait négligeable en retenant l’approche basée sur le niveau d’éducation mais aurait un effet substantiel en
retenant l’approche par le revenu.
3
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revisiter le cadre théorique du capital humain afin d’y puiser les fondements analytiques nécessaires à
éclairer la contribution du capital humain au processus de croissance.
Tenter d’éclairer, au plan historique, les types de stratégies éducatives qui ont contribué au décollage
économique et au processus de croissance, comparer de ce point de vue les expériences historiques
nationales et régionales, revient finalement à s’interroger sur les choix d’allocation des ressources
consacrées à l’éducation et plus précisément à interroger leur optimalité au plan économique. La théorie
du capital humain fournit ce critère d’optimalité par l’analyse des taux de rendements sociaux des
investissements éducatifs. Mais un retour à la genèse du cadre théorique du capital humain, tel qu’il a été
élaboré à la fin des années 1950 révèle une certaine indétermination de ce critère et constitue une faiblesse
du programme. Celle-ci a été relevée par une des figures même de la révolution du capital humain,
Théodore Schultz.
3. La perspective offerte par l’histoire de la pensée économique
3.1.
Les fondements du cadre théorique
Plusieurs moments sont habituellement reconnus comme des étapes fondamentales de la formation du
cadre théorique du capital humain. Les articles de Schultz publiés en 1959, 1960 et 1961, le numéro du
Journal of Political Economy intitulé « Investments in Human Beings » en 1962, l’ouvrage de Gary Becker « Human
capital » (1964) et la contribution de Jacob Mincer (1958) sont identifiés comme des contributions cruciales
faisant de ces trois protagonistes les pères de la révolution du capital humain (voir par exemple Blaug
1976a, Teixeira 2000, Ehrlich and Murphy 2007).
Les travaux de ces trois auteurs n’ont pourtant pas une unité analytique évidente. Alors que les
réflexions de Schultz ont initialement été développées au cœur d’une interrogation de nature
macroéconomique, les travaux de Becker et Mincer poursuivent une perspective microéconomique en ce
qu’ils fournissent respectivement un cadre théorique d’explication des choix d’investissement individuels
en capital humain et un cadre d’analyse des inégalités de salaire. L’unité analytique de la révolution du
capital humain provient néanmoins du fait que ces trois approches ont contribué à ce que les compétences
et capacités des individus soient désormais considérées comme une forme de capital incorporé dans
l’homme et à les analyser à travers le prisme de la théorie standard du capital. De ce point de vue, le
tournant majeur de la révolution du capital humain fut de conduire à traiter l’éducation comme un
investissement et non plus comme une forme de consommation.
L’impulsion initiale donnée à cette perspective nouvelle est désormais clairement attribuée à la figure
de Schultz.4 Pourtant c’est le cadre analytique de Becker – c’est-à-dire son modèle général d’explication
Bowman (1980) considère Schultz comme « The father of the human investment revolution in economic thought » (voir également
Blaug (1966)).
4
6
des choix d’investissement en capital humain par la méthode du taux de rendement interne – qui s’est
rapidement imposé comme une référence et qui constitue désormais le locus classicus de la théorie du capital
humain (Blaug, 1976, p. 827). C’est en ce qu’il a fournit l’outil analytique qui a unifié les réflexions
développées de manière disparate à la fin des années 1950, que l’apport de Becker occupe une place
déterminante.
« Most investments in human capital both raise observed earnings at older ages, because returns are added to
earnings then, and lower them at younger ages, because costs are deducted from earnings then. Since these common
effects are produced by very different kinds of human capital, a basis is provided for a unified and powerful theory. »
(Becker, 1962, p. 48)
Par l’application de la théorie du choix rationnel à la question des choix d’investissements éducatifs, il a
élaboré le cadre analytique unifié pour l’analyse du capital humain et s’est imposé en ce sens comme
référence, estompant progressivement la figure de Schultz et la perspective macroéconomique initiale dans
laquelle furent forgés les développements conceptuels initiaux de Schultz. Comme l’a notamment souligné
Teixeira (2014), l’apport théorique de Becker quant au capital humain doit prioritairement s’envisager à
l’aune de son projet, plus large, d’application la théorie du choix rationnel aux questions sociales. Les
travaux de Becker paraissent en effet prioritairement guidés par ce projet d’application de la théorie de la
décision et des outils de la théorie microéconomique aux sujets sociaux. L’application de ce projet à la
question du capital humain, par la définition du taux de rendement interne, puisqu’elle s’est
progressivement imposée comme référence du cadre théorique du capital humain a donné à ce dernier un
fort ancrage microéconomique.
L’analyse des taux de rendements privés de l’éducation comme modèle d’explication des choix
individuels d’investissement en capital humain s’est rapidement révélé convaincant. La transposition de ce
cadre analytique au niveau macroéconomique a donné lieu à la définition du taux de rendement social des
investissements en capital humain qui constitue à ce niveau d’analyse, le critère de référence de la théorie
du capital humain. Cet appareil analytique, ancré dans une dimension microéconomique prédominante,
soulève quelque fois des difficultés.
3.2.
Un appareil analytique moins convaincant au plan macroéconomique
Comme nous l’avons montré précédemment, les analyses empiriques relatives au rôle de l’éducation sur le
processus de croissance économique ne peuvent se soustraire à une interrogation relative aux stratégies
éducatives et à leur capacité à contribuer à l’accumulation de capital humain. La démarche cliométrique, de
par la nature de sa méthodologie, met en perspective la centralité de cette interrogation face à la
problématique plus générale du lien entre éducation et croissance.
7
Le critère du taux de rendement social constitue la réponse théorique du programme du capital humain
à la question de l’optimalité des stratégies éducatives, c’est-à-dire à la question de la définition des
stratégies qui doivent conduire à l’accumulation effective de capital humain et à la croissance : 5
« In education at any rate, the human-capital research program did indeed furnish a new social investment criterion:
resources are to be allocated to levels of education and to years of schooling so as to equalize the marginal, “social”
rate of return on educational investment, and, going one step further, this equalized yield on educational investment
should not fall below the yield on alternative private investments. » (Blaug, 1976, p. 830-831)
Ce critère constitue toutefois un des points faibles de la théorie du capital humain. Alors que l’analyse des
taux de rendement privés a suscité un certain consensus, le taux de rendement social a donné lieu à des
attaques en règle. Le fait que ce critère ne puisse rendre compte des externalités générés par l’éducation et
des rendements non monétaires auxquels elle donne lieu constitue des critiques traditionnellement
formulées à son encontre (voir notamment Blaug 1976, p. 830-831). Schultz lui-même, alors qu’il
constitue une figure fondamentale de la construction de cette perspective théorique, émet, dans une série
de travaux, peu mobilisés à notre connaissance, qu’il entreprend dans les années 1970, quelques réserves
relativement aux avancées du programme de recherche en la matière. Alors que Schultz a adhéré, au début
des années 1960, au cadre unifié avancé par Becker,6 ces travaux, à portée plus politique, soulèvent des
interrogations quant à la portée opérationnelle, au plan macroéconomique, de ce cadre.
Après avoir initié la Révolution du capital humain, Schultz s’est temporairement éloigné de la
thématique du capital humain. Il y reviendra en 1967 (« The Rate of Return in Allocating Investment Resources to
Education »), dans un numéro du Journal of Human Resources édité par Hansen.7 À l’instar de la contribution
de 1967, les articles des années 1970 s’attacheront à la question de l’allocation des ressources éducatives, et
plus précisément à celle de l’efficacité de l’allocation des ressources consacrées à l’enseignement supérieur
aux Etats-Unis.8 C’est dans les réflexions menées dans ce corpus des années 1970 que Schultz, en filigrane,
fait l’aveu de ce qui constitue le cadre analytique de référence de la théorie du capital humain, à savoir
l’approche du taux de rendement interne, ne répond pas aux attentes. Et plus spécifiquement, il ne
constitue pas un critère capable, en l’état actuel des recherches, de contribuer à la formulation de
recommandations en termes de politique économique.
Soulignant la fragilité du critère du taux de rendement social comme critère d’allocation des ressources éducatives, Blaug
(1976, p. 831) lie directement cette question à celle de la contribution de l’éducation à la croissance. En note du passage « In
the mood of positive economics, it may be interesting to ask whether governments do indeed allocate resources to the educational system so as to equalize
the social yield to all levels and types of education, but few human-capital theorists would commit themselves to a definite prediction about the outcome
of such a calculation. », on peut lire : « Similarly, it is interesting to ask what impact education has on economic growth, irrespective of the motives
that lie behind the provision of formal schooling. »
6 Schultz placera d’ailleurs l’article de Becker en tête du numéro spécial du Journal of Political Economy de 1962, reconnu comme
un élément fondateur de la construction du programme de recherche : « The promise with which Becker opens his paper, namely, to
show that at the level of formal economic analysis human investment offers a unified explanation of a wide range of empirical phenomena, is
abundantly fulfilled. » (Schultz, 1962, p. 8).
7 « The advance that has been made in determining the economic value of education, since I last considered this problem is impressive. »
(Schultz, 1967, p. 293)
8 Des considérations en matière d’équité sociale font également l’objet des réflexions de Schultz dans ce corpus des années
1970.
5
8
Cet aveu est formulé de manière indirecte mais explicite dès 1971. En juin 1970, Schultz est membre
de la « National Commission on Productivity » réunie par le Président Richard Nixon pour lui fournir des
recommandations de politique économique capables d’améliorer la productivité de l’économie américaine.
Schultz publie en 1971 le résultat des réflexions menées dans le cadre de cette commission dans un
document intitulé « Education and Productivity ». Dans ce texte en deux parties (Partie A : Education and
Growth, partie B : Resource Allocation), Schultz s’appuie explicitement, dans la partie B, sur le critère du taux
de rendement social comme critère d’allocation des ressources. Singulièrement, Schultz ne remet pas
directement en cause ce critère tout en indiquant toutefois son caractère inopérant.
« There are investment opportunities in education and research with relatively high social and private rates of return.
It is of course difficult to identify these opportunities, to reallocate resources accordingly, and to indicate changes in
the organization of education and research that would lead to greater efficiency. » (Schultz 1971, p. 4)
Ce caractère inopérant est réaffirmé en 1972 dans un article où Schultz se propose d’éclairer les pistes de
recherches qu’il considère comme les plus déterminantes relativement au programme du capital humain :
« It must be said, however, that although the concept of human capital has become increasingly useful in economic
analysis, all too little use has been made of it in clarifying policy choices. While most of the new studies in this area
have policy implications, it is not always clear how the new information derived from them can serve those who are
making the policy decisions that determine the allocation of resources to the many forms of human capital. »
(Schultz, 1972, p. 4-5)
4. Conclusion
La compréhension, au plan empirique, du rôle de l’éducation dans le processus de croissance économique
soulève actuellement encore des interrogations. Ce champ d’analyse, qui mobilise le concept de capital
humain et l’appareil théorique du programme lancé à la fin des années 1950, se heurte notamment à
l’entreprise difficile de la mesure pertinente du concept. Nous avons défendu, dans cette contribution,
l’idée que l’approche cliométrique, par sa démarche méthodologique, conduisait à formuler cette difficulté
de mesure dans une perspective distincte et, nous semble-t-il, fructueuse. Elle met en effet en exergue la
nécessité de s’interroger sur les stratégies éducatives efficaces comme préalable de tout examen empirique
du lien entre éducation et croissance. Cette nécessité renvoie à une analyse précise des particularités
institutionnelles et organisationnelles des systèmes éducatifs et du rôle de ces particularités quant à
l’accumulation de capital humain, voie sur laquelle se sont engagées les recherches cliométriques. Elles
répondent en ce sens à une faiblesse du programme du capital humain, d’ailleurs identifiée par Schultz,
l’un des protagonistes de l’essor de ce programme, dans les années 1970. Cette faiblesse consiste en la
faible capacité du cadre théorique du taux de rendement social des investissements éducatifs à trancher la
question de l’allocation des ressources éducatives.
9
Dans le contexte de l’analyse des dotations en capital humain, l’utilisation des différences de niveaux
moyens d’éducation pour expliquer les inégalités de développement économique a donné lieu à des
résultats décevants. Le retour aux fondements conceptuels et théoriques du capital humain montre qu’un
examen renouvelé de la question des choix d’allocation des ressources éducatives constitue une piste
nécessaire à l’amélioration de notre compréhension du rôle du capital humain dans le processus de
croissance.
10
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