La conteuse d`Istanbul
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La conteuse d`Istanbul
Elif Shafak La conteuse d’Istanbul L a terrasse du musée d’Art moderne d’Istanbul offre une vue imprenable sur le Bosphore… «et sur de nombreux monuments érigés par Mimar Sinan», s’enthousiasme la romancière Elif Shafak en tendant la main vers la rive anatolienne de la ville turque. En caressant l’horizon, elle désigne des dômes de mosquées que ses doigts fins semblent vouloir attraper. Dans son dernier roman, L’Architecte du sultan, la jeune femme revisite plus d’un monument stambouliote ayant contribué à la gloire de Sinan. Une histoire qu’elle a voulu jalonner de malédictions, de superstitions, sacralisant ainsi l’œuvre de celui qui, sous le règne du sultan Selim Ier, puis de Soliman le Magnifique, a fait bâtir plus d’une centaine de mosquées. «Sinan était un urbaniste scrupuleux. Il se retournerait dans sa tombe s’il voyait ce que devient Istanbul, les constructions qui foisonnent dans la plus grande désorganisation. L’architecture, au sens noble du terme, est une conversation avec Dieu. Comme tout ce qui est vécu avec passion en appelle au sacré.» Ainsi de la littérature. À laquelle Elif se voue corps et âme depuis son plus jeune âge. «J’étais une enfant seule. Autour de moi n’existaient que des familles nombreuses dont je me suis toujours sentie spectatrice.» Née au début des années 1970 à Strasbourg, où son père est alors étudiant en psychosociologie, Elif n’est encore qu’un nouveau-né quand elle part avec sa mère, Shafak, à Ankara. «Le mariage de mes parents n’a pas tenu. Nous avons atterri chez ma grand-mère maternelle. Elle m’a élevée et a convaincu ma mère de reprendre ses études malgré les pressions du voisinage pour la remarier.» À cette époque, la petite Elif perçoit vite le poids du patriarcat en Turquie. Sa mère, devenue diplomate, lui offre une vie à contre-courant du système. Après des années passées entre Madrid, Amman ou Cologne, au gré des mutations de Shafak, Elif choisit un double cursus universitaire en sciences politiques et en Études féminines. Elle soutient sa thèse sur l’Analyse de la modernité turque à travers les discours des masculinités. «Je me sens avant tout solidaire des minorités qui ébranlent les sectarismes de la société turque. Les homosexuels et les transsexuels en font partie. Dire que je m’intéresse à la question féminine serait réducteur.» Elif en veut pour preuve son nom de plume, inspiré du prénom de sa mère. «Shafak signifie Aube. Au-delà du sens poétique de ce mot, j’aime sa neutralité. Peu de prénoms turcs sont utilisés aussi bien pour les hommes que pour les femmes.» C’est dans l’ancienne Byzance qu’Elif Shafak vit ses années étudiantes et ses premiers succès littéraires. «Moi qui ai toujours mené une existence nomade, je me suis sentie appelée par Istanbul, carrefour unique entre les civilisations.» Son best-seller Bonbon Palace est une ode au folklore stambouliote. Dans un vieil immeuble Art déco sur les rives du Bosphore, la romancière imagine la vie loufoque de ses résidents, personnages hauts en couleur, témoignant de la diversité et de la richesse d’une cité. Mais si Istanbul est une muse idéale, elle n’en est pas moins suffocante. «Ici, la culture écrite est dominée par les hommes. Mais l’ironie veut que les grands lecteurs de romans soient des femmes. Il y a peu encore, un critique littéraire de mon âge commençait son article en ces termes: à présent, intéressons-nous à ce que notre fille Elif Shafak a écrit. » Page de droite, la romancière Elif Shafak vient de publier L’Architecte du sultan, chez Flammarion. Encore un récit dans lequel elle célèbre Istanbul, la ville aux mille et un dômes. 44 PINT DE VUE © WYSOCKI PAWEL/HEMIS, LUC CASTEL Romancière turque aujourd’hui installée à Londres, elle vient de publier son dernier roman sur les grands travaux de l’architecte du XVIe siècle Mimar Sinan. Sa façon à elle de célébrer Istanbul, une ville qui l’inspire depuis toujours. Par Fanny del Volta Photos Luc Castel PINT DE VUE 45 Après Bonbon Palace, une opportunité s’offre à Elif qui va enseigner à l’université d’Arizona. La bouffée d’air qui lui fallait. «Je venais de rencontrer mon mari, un journaliste d’Istanbul, capable de me laisser vivre ailleurs, quitte à faire vingt-six heures d’avion pour me voir de temps à autre!» Outre-Atlantique, Elif commence à écrire en anglais. «J’ai découvert une liberté. Celle d’utiliser une autre langue pour exprimer l’humour, l’ironie. Le turc sied davantage à la mélancolie et à la tristesse.» À la publication dans la langue de Shakespeare de son premier roman, Elif Shafak est accusée de trahison par ses confrères turcs. Ce procès d’intention ne sera pas le dernier. Deux ans plus tard, et toujours en anglais, paraît La Bâtarde d’Istanbul. Le roman met en scène une jeune femme arménienne reprochant leur barbarie aux Turcs. Plusieurs avocats lui intentent un procès pour insulte à l’identité nationale. Mettre un personnage de fiction au ban des accusés semble grotesque à l’écrivaine. Alors qu’elle est sur le point de donner naissance à Shéhérazade Zelda, son premier enfant, elle tient à assister au verdict. Acquittée. Une victoire amère au regard de la période douloureuse qui l’attend. Le post-partum laisse Elif sans repère… en tant que femme et romancière. Dans Lait noir, écrit en turc et avec bonne dose d’humour, elle livre le récit de ce bouleversement. Ses personnages ? De petites voix qu’elle appelle «Miss intello, maman gâteau, Miss satin». Toutes sont en elle. En les mettant en scène de façon absurde, la romancière sort enfin de sa torpeur. Le véritable apaisement vient avec Soufi mon amour, qui retrace la rencontre entre le poète du XIIIe siècle Djalaleddine Rumi et le célèbre derviche Shams. «Je suis une personne non religieuse. Mais la spiritualité me plaît. Voilà pourquoi j’ai plaisir à visiter les lieux sacrés.» Et Istanbul, regorge de mosquées. Plus de trois mille en tout. Par un heureux coup du hasard, l’architecte Sinan a vécu presque centenaire, devenant ainsi l’un des plus prolifiques bâtisseurs de temples. «Ses dômes sont incomparables, d’une géométrie parfaite et mathématiquement pensés pour défier les siècles.» Ces toits tracent des cercles dans le ciel de la ville rappelant un peu les mouvements des derviches dans leur transe. «J’aime le symbole du compas qu’utilise Rumi pour évoquer son état d’esprit: un pied fixé sur sa foi, l’autre circulant dans les soixante-douze nations. J’aimerais que mes fictions soient à cette image une ode à la Turquie, à Istanbul mais aussi à son cosmopolitisme et à l’universalité». De haut en bas. Elif Shafak devant une installation de l’artiste turc Sarkis, au musée d’Art moderne d’Istanbul. La statue Mimar Sinan est érigée dans de nombreuses villes turques, mais Istanbul témoigne de son art à tous les coins de rue. La Mosquée bleue, dans l’ancienne Byzance, a été construite selon les préceptes de Sinan par l’un de ses élèves. 46 PINT DE VUE © LUC CASTEL, GERARD DEGEORGE/AKG-IMAGES, MARC DOZIER/CORBIS « Sinan a offert aux dômes leur parfaite équation. »