Le Béjart Ballet subit aussi les affres de la crise

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Le Béjart Ballet subit aussi les affres de la crise
Culture Danse
Si la compagnie de danse suisse jouit d’une
renommée internationale, elle doit néanmoins
s’accrocher pour s’en sortir. En période de crise,
la Culture demeure le parent pauvre.
BEJART BALLET LAUSANNE
l
Le Béjart
Ballet
E
subit aussi
les affres
de la crise
Les danseurs du Béjart Ballet Lausanne en pleine répétition du spectacle la “IXe Symphonie”.
“Tout a été zigouillé dans la culture”
Stéphanie Bocart
A Lausanne
n cette chaude après­midi
de début juillet, pas de répit
– pas encore du moins –
pour la trentaine de dan­
seurs du Béjart Ballet Lau­
sanne (BBL).
Dans le grand studio de la compa­
gnie, danseurs, torse nu ou en juste­
au­corps, et danseuses, cheveux tirés
en chignon et pointes aux pieds,
s’échauffent à terre et à la barre. “OK.
Silence s’il­vous­plaît. On va y aller”,
lance sur un ton doux mais ferme Gil
Roman, le directeur artistique de la
compagnie, en entrant dans la salle.
Une dizaine de délicates silhouet­
tes, ciselées par des heures et des
heures de travail à apprivoiser la
technique et à dompter leur corps,
prennent place face aux miroirs. Le
piano bat le tempo de la “IXe Sym­
phonie” (1). Les artistes, concentrés,
enchaînent les mouvements, précis,
nets, tels qu’imaginés 50 ans plus tôt
(en 1964) par le danseur et choré­
graphe Maurice Béjart, sans jamais
faillir, sous l’œil exigeant de Gil Ro­
man et du maître de ballet Julio Aro­
zarena.
“OK, interrompt Gil Roman. On va
faire quelques corrections.” La musi­
que cesse. Seul résonne le souffle
court des danseurs, visage et corps
perlés de sueur. “Montrez votre dos à
chaque fois, corrige Gil Roman. Place
tes genoux en bas, s’adresse­t­il à un
danseur, et renverse le corps plus,
plus.” La répétition reprend.
“Financièrement, il faut s’accrocher”
BEJART BALLET LAUSANNE
Voici déjà 30 ans que le Béjart Bal­
let Lausanne (BBL) est niché sur les
hauteurs de la ville suisse. Depuis
1987 plus exactement, lorsque Bé­
jart claqua la porte du théâtre de La
Monnaie à Bruxelles.
Fondée sur l’œuvre et l’héritage de
“Maurice” (décédé en 2007) comme
aiment à l’évoquer les membres du
BBL, la compagnie n’a plus sa réputa­
tion à faire. Ses 39 danseurs profes­
sionnels assurent 100 représenta­
tions par saison et séduisent chaque
année quelque 200000 spectateurs
aux quatre coins du monde !
Pourtant, si le BBL est une “affaire
qui tourne”, “créer un événement
comme la ‘IXe Symphonie’, ce n’est pas
si facile, confie Gil Roman.
Aujourd’hui, financièrement, il faut
s’accrocher. Je sais très bien le risque
que j’ai pris il y a deux ans au moment
de remonter la ‘IXe’, mais je sentais que
c’était absolument nécessaire de le
faire; je voulais le faire.”
Il poursuit : “Donc, ce n’est pas parce
qu’il n’y a plus une tune dans le monde
qu’on ne peut pas essayer d’avancer. Il
faut faire les choses et puis voir com­
ment on s’en sort. Après, j’essaie de gé­
rer la reprise de cette ‘IXe’ en fonction
des possibilités qu’on me donne ou pas,
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La Libre Belgique - lundi 3 octobre 2016
© S.A. IPM 2016. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.
“Il y a des tas
d’orchestres qui
ont fermé en
France et, partout
dans le monde,
des compagnies
ferment leurs
portes.”
GIL ROMAN
Directeur artistique du
Béjart Ballet Lausanne
Épinglé
Le BBL rénové
Cohabitation. Voici 30
ans, Maurice Béjart posait
ses valises Chemin du
Presbytère, sur les
hauteurs de Lausanne,
surplombant le lac
Léman. Depuis cohabitent
la compagnie (une
trentaine de danseurs) et
l’école de danse Rudra,
qui forme gratuitement
pendant deux ans une
quarantaine de jeunes
danseurs âgés de 16 à 20
ans (1).
U (1) Nous reviendrons
dans un prochain article
sur l’école de danse
Rudra.
Travaux. 2017 sera une
année importante pour le
Béjart Ballet Lausanne
puisqu’elle marque les 30
ans de la création de la
compagnie et les 10 ans
de la disparition de
Béjart. Elle sera aussi le
signe d’un renouveau
puisque seront lancés, en
février, de vastes travaux
de rénovation : création
d’un nouveau studio;
installation d’une cabine
son; aménagement de
vestiaires avec douches,
d’une salle de fitness,
d’un salon de
détente, etc. Coût total ?
6,4 millions de CHF
(environ 6 millions
d’euros). St.Bo.
et de la garder pour qu’on continue à
vivre et qu’un maximum de gens
puisse voir ce spectacle. Mais évidem­
ment, je dépends de la politique, de la
situation
financière,
émotion­
nelle, etc.”
Crise économique, sociale; atten­
tats terroristes;…, de nombreux sec­
teurs, dont la culture, sont en
(grande) souffrance. “Tout a été zi­
gouillé dans la culture, regrette
amèrement Gil Roman. On essaie de
faire le statu quo en attendant que ça
aille mieux et de ne pas sombrer. Mais
il y a des tas d’orchestres qui ont fermé
en France et, tous les jours, partout
dans le monde, des compagnies fer­
ment leurs portes (lire ci­contre).
Cette situation est très difficile.”
“Pour une compagnie comme le BBL,
renchérit­il, il faut se rendre compte
de la rigueur et du niveau des specta­
cles. Or, nous devons vivre face à des
compagnies totalement subvention­
nées par les Etats. En outre, nous som­
mes sur un marché où les gens ont
baissé leurs tarifs à mort puisque les
compagnies d’Etat jouent à perte. La
Culture est donc mal en point.”
Une tournée chaque mois
Comment donc (sur)vit le BBL ?
“Nous disposons d’un budget annuel de
fonctionnement d’environ 12 millions
de francs suisses (CHF) (quelque
11 millions d’euros)”, explique Jean
Ellgass, directeur exécutif. Un mon­
tant qui se répartit comme suit :
5,2 millions de CHF (4,8 millions
d’euros) sont versés par la Ville de
Lausanne sous forme de subventions
(via une convention de cinq ans) et
600000 à 800000 CHF proviennent
de sponsors et du mécénat (550000
à 735000 euros). “Nous sommes l’une
des seules compagnies au monde à être
si peu subventionnées”, souligne­t­il.
“Le solde, continue Jean Ellgass,
vient des revenus des tournées. Le BBL
donne beaucoup de spectacles (NdlR :
20 programmes différents sont pré­
sentés en saison). Voilà pourquoi les
danseurs du BBL sont si fidèles à la
compagnie.”
Originaire de Malines, Kwinten
Guilliams, 25 ans, danse au BBL de­
puis six ans. Et confirme : “Le BBL est
une compagnie professionnelle. Donc
au­delà du côté artistique de travailler
(sur la base de) l’œuvre de Béjart, nous
préparons et donnons de nombreux
spectacles pour que la compagnie
puisse continuer à vivre. Chaque mois,
nous partons en tournée.”
Et l’agenda de la prochaine saison
est déjà bien rempli : le BBL passera
par Israël, Dubai, Moscou ou encore
Saint­Pétersbourg, avant de s’arrêter
à Bruxelles les 6, 7 et 8 janvier 2017
avec la “IXe Symphonie” (2).
U (1) et (2) Dans les semaines à venir,
nous reviendrons plus en détails dans
“La Libre” sur la préparation de la “IXe
Symphonie” par le Béjart Ballet Lau­
sanne.
3 Questions à
THIBAULT GREGOIRE/CHARLEROI DANSE
Le Béjart Ballet Lausanne et le Tokyo Ballet
seront ensemble sur scène à Bruxelles en
janvier 2017 avec la “IXe Symphonie”.
l
VINCENT THIRION
Intendant général
de Charleroi Danses.
1
De quel soutien financier bénéficie
Charleroi Danses?
Charleroi Danses n’est pas vraiment une
compagnie. C’est un centre chorégraphique.
Pendant 10­11 ans, nous avons eu trois
artistes associés – Michèle Anne De Mey,
Thierry De Mey et Pierre Droulers –, mais le
financement de Charleroi Danses provient
essentiellement de la Fédération Wallonie­
Bruxelles (FWB), à hauteur de 3320000
euros. A côté de cela, nous avons quelques
aides à l’emploi pour le personnel de nos
deux entités à Charleroi et Molenbeek, mais
ce sont des petits montants.
Par ailleurs, nous avons un financement
propre, c’est­à­dire que nous (co)produisons
pas mal de spectacles comme ‘Kiss & Cry’
et ‘Cold Blood’, qui tournent un peu partout
dans le monde et qui augmentent largement
notre chiffre d’affaires, tout en s’autorégu­
lant. Enfin, il y a les recettes: en dix ans,
nous avons rassemblé plus de 500000
spectateurs!
2
Aux Etats­Unis, des compagnies
de renom, essentiellement soutenues
par du mécénat et des dons privés, telles
que la Cedar Lake Dance Company à New
York, ont récemment fermé leurs portes
faute de ressources financières suffisantes.
Qu’en est­il des dons privés chez nous?
Aux Etats­Unis, il y a une vraie politique du
financement privé, qui n’existe pas du tout
en Belgique. Ici, même si le financement au
niveau de la danse n’a pas évolué de ma­
nière vraiment intéressante et suffisante,
nous avons la chance d’être soutenus par
le pouvoir politique et des subventions
publiques. Il y a quand même une quaran­
taine de compagnies qui sont reconnues en
FWB; il y a plusieurs contrats­programmes,
dont certains, comme ceux les compagnies
Michèle Noiret ou Thor (Thierry Smits),
représentent 450000 à 500000 euros
par an.
3
En cette période particulièrement
anxiogène, la culture est mise en avant
pour décloisonner et désamorcer les
préjugés. Pourtant, les budgets qui lui sont
dédiés ne cessent d’être rabotés…
La culture est, pour moi, le chaînon indis­
pensable pour sortir de l’état particulier
dans lequel on se trouve. Et parmi toutes les
disciplines, la danse est l’art fédérateur par
excellence. Mettre à mal la culture est donc
la plus mauvaise idée que les mondes écono­
mique et politique peuvent avoir. Partout,
on réfléchit à d’autres modèles économiques,
peut­être aussi de financement de la culture.
Et si, en Belgique, le financement privé n’est
pas chose courante, du côté de Charleroi
Danses, il y a la volonté – mais ce sera pour
la prochaine direction – de mettre en place
des partenariats privés plus importants.
St.Bo.
lundi 3 octobre 2016 - La Libre Belgique
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