Le marché des seniors existe-t

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Le marché des seniors existe-t
Le marché des seniors existe-t-il ?
Entretien avec Frédéric Serrière*
Les seniors sont de plus en plus nombreux, leur pouvoir d’achat n’est en moyenne pas négligeable,
et ils consomment. Pour autant constituent-ils un marché ? À question simple, réponse complexe,
qui renvoie aussi bien au caractère hétérogène de cette catégorie sociale qu’aux perceptions parfois
brouillées des acteurs économiques.
Comment caractériser le marché des seniors dans la France d’aujourd’hui ?
Tout d’abord, il me semble essentiel de comprendre qu’on ne parle pas d’un marché unifié et
bien identifié, mais de marchés pluriels, voire multiples. Cela tient d’abord au fait que les
situations, les besoins, les habitudes de consommation mais aussi les ressources varient. Parmi
les facteurs qui comptent, on pourrait mentionner les différences d’âge, de santé, de revenus et
de patrimoine, mais aussi le fait de vivre seul ou en couple, ou encore d’être propriétaire de son
logement, deux facteurs dont l’impact est très structurant.
On a donc une multitude de micromarchés. Cela étant, certains domaines sont bien identifiés :
ainsi de celui des logements spécifiques, des soins paramédicaux, des téléphones à grosses
touches ou encore des technologies associées au « maintien à domicile » (domotique,
surveillance).
Il faut prendre conscience de l’importance d’un effet de génération, qui ne tient pas seulement
aux différences de besoins entre une personne de 60 ans et une de 85, mais à l’arrivée des
générations du baby-boom, des jeunes seniors habitués à consommer. Un exemple : ces
nouvelles générations sont en moyenne plus consommatrices de plats tout préparés, et elles
constituent à cet égard une cible bien identifiée qui explique le développement d’un marché de
plats pour deux personnes (et non pour quatre). De la même façon, leur rapport aux nouvelles
technologies sera très différent.
On sait aussi que certains marchés « généralistes » sont en réalité occupés par les seniors ; c’est
par exemple le cas de l’automobile, où la grande majorité des véhicules neufs sont achetés par
les plus de cinquante ans.
Les firmes cherchent-elles alors à cibler cette clientèle en particulier ?
C’est un peu plus subtil… Pour reprendre l’exemple de l’automobile, les directions du marketing
développent un discours intergénérationnel, audible par tous, mais en le construisant à partir
des arguments dont les études de marché ont révélé qu’ils étaient les plus importants aux yeux
des seniors : ainsi de la sécurité, ou encore des directions assistées qui permettent de faire un
créneau sans effort. Cela plaît à tous, mais c’est un critère d’achat qui n’est réellement décisif que
pour la clientèle de plus de cinquante ans.
Prenons un autre exemple, celui de la téléphonie mobile au Japon – un pays vieillissant où les
représentations des acteurs économiques sont plus aiguisées sur la question qui nous occupe.
Deux stratégies ont été développées pour conquérir cette part de marché : une technologie
moderne avec des fonctionnalités spécifiques (ralentisseurs de débit) ou un ordre des fonctions
un peu différent (les fonctions liées aux SMS, moins utilisées, sont proposées un peu plus loin) ;
deuxième stratégie, des téléphones spécifiques, simplifiés par exemple ou avec de plus grosses
touches. Dans ce cas précis, la première option a correspondu à un marché de 17 millions
d’unités en 10 ans, la seconde à 700 000 unités sur la même période. Pour un directeur
Frédéric Serrière est expert du marché des seniors et du vieillissement. Il a notamment publié
Conquérir le marché des baby-boomers (Village mondial, 2006).
*
marketing, il peut être utile de se positionner sur les deux créneaux, mais leur potentiel est
différent et cela requiert des arbitrages.
Toutes les entreprises n’ont pas les moyens de jouer sur les deux registres.
Non, et c’est ce qui explique que les marchés de « niche » soient plutôt occupés par des PME,
tandis que les grands groupes préfèrent occuper les segments les plus vastes. J’attire votre
attention sur le fait qu’en France, pays de TPE et des grands groupes où les PME sont peu
développées, la plupart des produits spécifiques sont développés par des PME étrangères.
Les entreprises ont-elles développé des stratégies spécifiques, et ont-elles recours pour ce faire à des
consultants spécialisés ?
Cette activité de conseil reste encore peu développée, on compte une quinzaine de consultants
en France. Le marché n’a pas vraiment démarré, même si des études sont régulièrement
commandées, ce qui prouve qu’un intérêt intellectuel existe. Pourquoi cette lenteur ? Sans doute
en partie du fait de l’absence de grosses PME qui pourraient se déployer sur ces marchés de
niche ; les grandes entreprises travaillent avec des cabinets généralistes qui ont souvent du mal
à comprendre précisément comment fonctionne ce marché, ce qui conduit à de nombreux échecs
en termes de marketing. Car c’est une catégorie complexe, une clientèle qui requiert une
expertise particulière.
Cela ne tient-il pas au fait que cette clientèle, ou cette catégorie, ne se manifeste pas en tant que
telle ?
Sans doute, et à cet égard la différence est sensible avec le Japon ou les États-Unis où les
seniors forment des groupes sociaux organisés et donc visibles. Je vais vous donner un
exemple : il y a une quarantaine d’années a été créée l’American Retired Persons
Association, qui regroupe à présent 37 millions de membres. Au départ, c’était un
assureur mutualiste, qui proposait à ses membres une couverture complémentaire, pour
une cotisation modeste. Sur cette base s’est édifié un puissant lobby, qui pèse dès lors
que l’on évoque les discussions sur le système de santé, qui octroie son label à des
entreprises méritantes en matière d’emploi des seniors ou de versement des retraites,
qui a développé des services de refinancement d’emprunts… Bref, une voix qui compte
et un acteur économique à même de représenter les intérêts des retraités, mais aussi
tout simplement de leur conférer une visibilité économique.
Je poursuis mon histoire. Il y a quelques années, ils ont lancé ARP Global Network. Ils ont
trouvé des partenaires un peu partout, mais en France personne, sauf les Aînés ruraux,
c’est-à-dire un réseau très peu organisé et qui tourne autour des activités dominicales et
de quelques repas annuels. Tout simplement parce que la société civile organisée est
structurée différemment chez nous : les associations dédiées sont marginales, et les
grands acteurs (associations ou syndicats) considèrent, un peu vite peut-être, que les
intérêts des salariés et des retraités, ou de l’ensemble des citoyens, sont globalement les
mêmes. Notre conception du bien commun est différente, et du coup les seniors sont
peut-être moins bien représentés en tant que tels.
La France n’est d’ailleurs pas isolée : l’Espagne ou la Suède sont à cet égard sur un
modèle similaire. Avec des évolutions possibles : en Suède est en train d’être créée ex
nihilo une association qui compte aujourd’hui 30 000 membres. Reste à savoir si ce
modèle est appelé à se développer, dans nos sociétés où le lobbying est perçu
différemment. Ce qu’on peut observer en tout cas, c’est que là où existent ces lobbies et
autres associations dédiées, la visibilité médiatique des seniors est plus importante et du
même coup leur « existence économique », comme groupe d’intérêt ou comme cible de
consommation, est mieux prise en compte.
Propos recueillis par Richard Robert