HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE
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HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE
HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE chaire d’étude des fondements philosophiques de la justice En toute modestie, l’objectif est de relever le défi philosophique de penser le droit et la démocratie délibérative avec Habermas et, au-delà, de réfléchir de façon critique au sens à accorder à une modernité juridique en continuelle reconfiguration. Il s’agit, à partir de Habermas, de nous interroger sur la direction et le sens que nous pouvons, ou que nous devons, accorder à ce projet d’une modernité juridique qui ne repose, désormais, que sur les individus – sujets de droit – et sur l’assentiment démocratique qu’ils y mettent. Bjarne Melkevik, docteur ès droit, est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec) et professeur associé au Département de Droit et Justice, Université Laurentienne / Laurentian University (Ontario). Il est auteur de Philosophie du droit. Volume 1 (2010), Droit, mémoire et littérature (2010), Marxisme et philosophie du droit : le cas Pasukanis (2010) et Philosophie du jugement juridique (2010). et de la société démocratique chaire d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique Bjarne Melkevik Il faut sans ambages se pencher sur la conception de modernité du droit que nous propose le philosophe allemand Jürgen Habermas. Il faut aborder, analyser et réfléchir sur la signification que nous pouvons accorder aux contributions philosophiques et théoriques qu’il nous offre tant sur le droit, la démocratie, la délibération politique que sur d’autres thèmes touchant encore la question juridique. Dans le paysage intellectuel, philosophique ou encore juridique de notre contemporanéité, Habermas est indubitablement un penseur incontournable et certainement le plus prometteur pour mettre les pendules à l’heure en ce qui concerne notre projet moderne et la possibilité de droit qui doit l’accompagner. HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE Bjarne Melkevik Bjarne Melkevik HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE Collection Dikè ISBN : 978-2-7637-9046-6 Les Presses de l’Université Laval couverture Melkevik (Habermas).indd 1 11-02-04 09:32 DIKÈ Collection dirigée par Josiane Boulad-Ayoub et Bjarne Melkevik « Le soleil ne transgressera pas son orbe (métra). Ou alors les Érinyes, aides de la justice, le découvriront. » (Héraclite, Aphorisme 94) Les Érinyes, déesses de la vengeance, dont Héraclite fait les auxiliaires de la justice, se métamorphosent à la fin de l’Orestie d’Eschyle en bienveillantes Euménides. Fille de Thémis dans la mythologie, DIKÈ, alliée cependant aux nouvelles divinités Athéna et Apollon, s’humanise dans la tragédie, se laïcise, se politise en s’associant aux progrès de la démocratie, du débat juridique et politique, du développement des lois. DIKÈ n’était pas, à Athènes, la mimésis d’une essence de la justice, elle était à la fois l’idée abstraite du droit et, sous de multiples formes, l’action judiciaire. La collection « DIKÈ », comme la Pnyx et l’Agora athéniennes, offre un espace public, un lieu de rencontre pour penseurs venus d’horizons et de disciplines différents, du droit, de la philosophie du droit, de la philosophie politique, de la sociologie, prêts à débattre des questions juridiques urgentes et disposés à une critique aussi polymorphe et diverse que les structures complexes du droit contemporain qu’ils tenteront de mettre à jour. Penseurs persuadés que DIKÈ, élevée à la dignité autonome du concept, est toujours enchaînée au juste et à l’injuste et que, privée de déterminations concrètes, la justice n’est qu’une forme vide. Persuadés aussi que l’ambivalence des structures juridiques invite à procéder à une enquête sur la généalogie des formes historiques du droit. Une liste des titres parus dans la collection est disponible à la fin de l’ouvrage. Habermas, droit et démocratie délibérative Bjarne Melkevik Habermas, droit et démocratie délibérative Collection Dikè Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Mise en pages : Maquette de couverture : Hélène Saillant Logotype de la collection Dikè : © Conception Céjibé inc. (Christian Boulad) ISBN 978-2-7637-9046-6 ISBN-PDF 9782763710464 ISBN-ePUB 9782763711584 © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2010 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 www.pulaval.com Contents Avant-propos Penser le droit et la démocratie avec Habermas............................................................. 9 Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas ................................................................. 15 Autolégislation démocratique : les auteurs et les destinataires du droit dans la pensée de Habermas....................................... 51 Kant et Habermas réflexions sur « la doctrine du droit » et la modernité juridique.................................................................... 63 Pour en finir avec Carl Schmitt Habermas devant le hobbisme juridico-politique....................................................... 73 « Fondation » ou « sélection » des normes plaidoyer pour une modernité communicationnelle................................................ 103 Légitimité et légalité : une intrerrogation habermasienne............................ 127 Modernité, droit et tolérance : une reformulation communicationnelle................... 151 Légalité et légitimité : réflexions sur les leçons de Weimar selon David Dyzenhaus............................................ 169 Avant-propos Penser le droit et la démocratie avec Habermas Il faut sans ambages se pencher sur la conception de modernité du droit que nous propose le philosophe allemand Jürgen Habermas. Il faut aborder, analyser et réfléchir sur la signification que nous pouvons accorder aux contributions philosophiques et théoriques qu’il nous offre tant sur le droit, la démocratie, la délibération politique que sur d’autres thèmes touchant encore la question juridique. Dans le paysage intellectuel, philosophique ou encore juridique de notre contemporaineté, Habermas est indubitablement un penseur incontournable et certainement le plus prometteur pour mettre les pendules à l’heure en ce qui concerne notre projet moderne et la possibilité de droit qui doit l’accompagner. En toute modestie, l’objectif est de relever le défi philosophique de penser le droit et la démocratie délibérative avec Habermas et, au-delà, de réfléchir de façon critique au sens à accorder à une modernité juridique en continuelle reconfiguration. Il s’agit, à partir de Habermas, de nous interroger sur la direction et le sens que nous pouvons, ou que nous devons, accorder à ce projet d’une modernité juridique qui ne repose, désormais, que sur les individus – sujets de droit – et sur l’assentiment démocratique qu’ils y mettent. Il nous faut plus spécifiquement nous pencher sur la nécessité d’analyser et de réfléchir les contributions de Habermas dans le domaine qui est le nôtre, à savoir la philosophie du droit, et poursuivre jusqu’au bout ces réflexions comme autant d’actes de dialogue en faveur d’une modernité juridique encore inachevée. Nos réflexions, en ce sens, ne se réduisent jamais à une quelconque approche philosophique de « l’interprétation du texte » (si chère à la philosophie du droit française, belge, québécoise ou simplement francophone) 10 Habermas, droit et démocratie délibérative mais plutôt, a contrario, à une argumentation réfléchie dans le domaine de la philosophie du droit. En tant que philosophie du droit de l’argumentation (ou encore en tant que philosophie argumentative du droit), il s’agit là pour nous, humblement, d’avancer vers la prise en compte la plus riche et la plus inclusive possible quant aux différents aspects, thèmes et problématiques, se rapportant à notre projet d’une modernité juridique à bâtir ensemble. Depuis l’avènement, en 1991, du chef d’œuvre qu’est indubitablement Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats [titre français : Droit et démocratie, Entre faits et normes], des questions de philosophie du droit jouent un rôle éminent dans la pensée habermasienne. C’est en fait à la fois un programme de recherche et un aboutissement philosophique (et sociologique) qui s’annoncent, rationnellement, par ses écrits dans ce domaine : comme programme de recherche, c’est un renouvellement intellectuel issu de ses recherches sur l’agir communicationnel ; comme aboutissement philosophique, c’est une théorisation du souci démocratique qui a tant préoccupé Habermas, en théorie et en pratique, depuis le début de sa carrière universitaire. De ce fait, nous pouvons dire, sur le niveau architectonique, que son œuvre Théorie de l’agir communicationnel (1971) a ouvert trois cycles philosophiques que nous pouvons identifier d’abord par ses recherches sur l’éthique discursive dans les années 70 à 85, ensuite par celles sur le modèle démocratique du droit dans les années 85 à 95 et enfin par celles sur le paradigme d’une démocratie radicale et délibérative de 95 à aujourd’hui. Que ces trois cycles s’entrecoupent et s’inspirent mutuellement – surtout en ce qui concerne la façon dont le modèle démocratique du droit se concrétise davantage et d’une façon fructueuse en profitant de la conception d’une démocratie radicale et délibérative – montre à la fois la continuité et la complexité de sa pensée. Mais cela nous montre surtout que la théorie de l’agir communicationnel demeure la clé pour aborder critiquement et réflexivement la pensée habermasienne du droit. Tous les essais de notre livre réfléchissent sur le sens à accorder au projet d’une modernité juridique en continuelle reconfiguration. L’objectif que nous développons s’affirme donc plus ambitieux qu’un simple éclaircissement de la pensée habermasienne et se veut une évaluation critique et une prolongation philosophique de celle-ci, en particulier en ce qui concerne les questions de droit et de modernité juridique. Ainsi nous espérons saisir par ce biais le plus rationnellement possible les enjeux pratiques de cette même modernité juridique. Nous poursuivons, en connaissance de cause, une réflexion qui, en argumentant avec Habermas, creuse plus profondément et explore d’autres contrées de notre univers juridique que celle explorée par lui, mais surtout qui cherche à nourrir, approfondir et reconnaître le projet juridique moderne comme faisant désormais irrémédiablement partie de Avant-propos 11 notre horizon juridique contemporain. Que cela signifie d’ajuster les « bornes » et d’affirmer, contre vent et marée, que toutes les interprétations et les pseudoarguments qui s’échangent aujourd’hui dans le domaine de la philosophie du droit ou qui touchent la question du « droit », ne débouchent le plus souvent que sur des impasses, ou des cul-de-sac sans lendemain, n’est en ce sens que la conséquence rationnelle et la confirmation de la fonction que nous attribuons, de la façon la plus réaliste possible, à une philosophie du droit moderniste. Ce livre prend, précisons-le, le relais de notre livre précédent, intitulé « Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit », publié en 2002 (trad. Roumaine 2003 ; trad. Espagnol 2006). Il constitue la suite réflexive de cet ouvrage de la manière précise où celui-ci l’annonce, l’exige même, tant il fallait, philosophiquement et juridiquement, se pencher davantage sur la question de « droit et démocratie délibérative » chez Habermas. En ce sens, il s’agit maintenant d’honorer l’intérêt qu’avait suscité cet ouvrage précurseur analysant la différence entre Rawls et Habermas dans le domaine de la philosophie du droit, mais aussi d’élucider l’insistance (et le refus) que nous avons ouvertement manifesté face à l’emphase et à l’importation d’un langage si alléchant, mais hélas si fallacieux, sur la Justice, le Bien, le Juste, le Beau, pour remplacer et se substituer illégitimement à notre modernité juridique. Bien évidemment, il s’agit des mêmes objectifs que nous poursuivons dans le présent ouvrage où nous continuons encore à mettre un bémol critique face à l’enthousiasme que suscite toujours l’idée d’un nouveau fondationalisme ou l’engouement en faveur de l’idée si séduisante, mais hélas si destructrice, d’un nouveau « vrai droit éthique ». Si nous pouvions nous permettre un conseil de lecture, ce serait l’opportunité, dans un esprit de philosophie du droit, de commencer la lecture du présent livre par un retour vers Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit. Ce livre fournit, défendons-le, plusieurs pistes de réflexion qui s’accordent et qui trouveront leur aboutissement théorique (et philosophique) dans le présent livre. Ces deux livres forment ensemble, espérons-le, une contribution significative à la réflexion à faire sur notre modernité juridique et sur la façon de penser, en toute lucidité, la possibilité de droit. L’insistance que nous venons de mettre sur la philosophie du droit, comme domaine de « problème », de « méthode » et de « l’épistémè », nécessite maintenant une précision complémentaire. Nous avons en effet constaté que les travaux de Habermas, traitant du droit et de la démocratie, n’ont suscité que très peu (sinon de maigres) réflexions en langue française et, en règle générale, sans aucune préoccupation ou connaissance significative de la philosophie du droit ou, sur des questions centrales touchant notre projet 12 Habermas, droit et démocratie délibérative juridique moderne. Sans trop nous tromper, disons que c’est surtout dans des disciplines factuelles telles que la sociologie, la politicologie, l’anthropologie, etc., qu’a été entreprise, bien que timidement, l’interprétation du livre séminal de Habermas intitulé Droit et démocratie. Entre faits et normes. Les résultats, selon nous, n’ont guère réussi à honorer la complexité de la réflexion de Habermas, ni à saisir adéquatement les enjeux entourant la question de modernité pour le droit. Cela relève, en fait, des occasions manquées. Certes, une des raisons de cette situation a été la persistance du malentendu entre Habermas et les sociologues (et les autres théoriciens des sciences factuelles) qui se sont installées à partir des années soixante-dix. Rappelons uniquement qu’après l’euphorie (et l’ivresse) sociologique suscitée par La technique et la science comme « idéologie » et Connaissance et intérêt de Habermas, ces sociologues se sont ensuite sentis trahis par les livres qui ont suivi, d’où leur subit engouement pour Niklas Luhmann qui leur offrait un soi-disant « système de droit » (ou « autopoïétique du droit ») comme substitut cognitif pouvant facilement remplacer le problème d’une « réalité » devenue trop encombrante. Tel des affamés, ils se sont jetés, corps et âme, sur ce placebo de circonstances et sur l’idée de faire de la sociologie du droit sans « objet », sans « droit » et sans « modernité ». Qui pouvait douter que les résultats ne seraient ni satisfaisants, ni convaincants ? Le temps est à présent propice pour construire un pont, une nouvelle entente, entre la sociologie du droit et la philosophie du droit. Le fait que Habermas ait intitulé son livre Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats. [Littéralement traduit : Facticité et validité. Des considérations sur la théorie discursive des droits et l’état du droit démocratique] annonce déjà une telle possibilité de réconciliation, d’entente. En effet entre la « facticité » et la « validité », se profile inévitablement la tension entre la sociologie et le juridique puisque ces concepts ouvrent des programmes de recherches à entamer à partir d’un sens communicationnel des interactions sociales. Habermas apporte d’ailleurs des paramètres théoriques pour aborder, d’une façon originale, la question d’une « factualité » où se situent les interrogations sur le « droit », de même que sur la factualité des différents acteurs et contextes pouvant se rapporter pratiquement à la question et à la possibilité de « droit ». L’affirmation pratique et épistémologique (de même que méthodologique) insistant sur le fait que nous n’avions guère d’accès privilégié à la « réalité », ou encore la constatation que les « normes n’existent pas en réalité », signalent que le chemin théorique devant être exploré pour la réalisation de tels programmes est de première importance. S’il semble clair que la sociologie du droit a largement fait du mal à sa propre entreprise théorique et Avant-propos 13 pratique en négligeant la philosophie du droit (et en la remplaçant le plus souvent par un placebo plus manipulable et plus politiquement correct), nos recherches s’évertuent modestement a contrario à dessiner, proposer et œuvrer, quant à la question du « droit », en faveur d’une telle entente entre les sciences factuelles et la philosophie du droit . En somme, nous n’avons que la conviction qu’une telle entente doit se faire au bénéfice d’un éclaircissement communicationnel à l’égard du « droit » et également en faveur de la possibilité d’honorer les attentes pratiques investies dans la modernité juridique. Envisagé de cette façon, notre livre n’est qu’une « pièce à conviction » en vue d’une réconciliation, d’une entente qui reste encore à construire. Ce livre est composé de conférences et d’articles prononcées ou écrits à différentes occasions et animé par un objectif très clair adopté dès le début, à savoir de pouvoir constituer à la fin ce livre sur Habermas, droit et démocratie délibérative. Nonobstant l’objectif initial, il est toutefois inévitable qu’il existe un certain chevauchement entre les différents essais. C’est pourquoi nous sommes intervenus à plusieurs reprises pour réécrire certaines parties, effacer tel ou tel chevauchement et pour modifier quelques expressions qui ne nous satisfaisaient plus. Nous avons également pris soin d’actualiser nos références bibliographiques (ce qui s’atteste le plus souvent par un décalage anachronique entre la date de la rédaction initiale de notre conférence/ article et la date des références bibliographiques données par la suite). Pourtant, nous ne prétendons pas avoir écarté toute redondance, car à la limite cela ne serait même pas souhaitable vu la préoccupation heuristique que témoignent nos essais. Escomptons plutôt sur l’effet pédagogique, sachant que plusieurs (si ce n’est la plupart) de nos lecteurs n’ont certainement que de rudimentaires connaissances de la philosophie du droit et d’Habermas, et qu’une telle stratégie argumentative ne peut que leur être préférable et profitable. Soulignons également que chaque essai se veut une route singulière où, suivant notre jugement, se joue (et se déjoue) le sens de la modernité juridique vue par la philosophie du droit. Nous sommes là dans la position d’un grimpeur des montagnes, ou encore un alpiniste intrépide, optant immanquablement chaque fois en faveur d’une nouvelle route vers le sommet de la montagne. Si pour l’alpiniste le « sommet » représente l’objectif à atteindre, il doit composer avec les différentes routes « ouvertes » et « expérimentées », de même qu’avec les démarches physiques et de volonté pour y arriver ; il s’en suit que le « sommet » ne peut qu’être véritablement valorisé et évalué que par d’autres alpinistes qui se disposent de suivre le chemin parcouru. Écrire de la philosophie du droit n’est en fin de compte pas si différent, cela dépend en fait de l’objectif recherché ou à atteindre, mais aussi, soulignonsle, des routes discursivement ouvertes et argumentées, telles qu’elles sont là 14 Habermas, droit et démocratie délibérative pour toujours jeter plus de lumière, d’arguments et de raison sur la question d’une modernité juridique inlassablement soumise à la reconfiguration continuelle que lui font subir les individus. Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas Pour des raisons maïeutiques, nous avons délibérément réservé nos remarques biographiques sur Habermas et sur ses réalisations intellectuelles à une brève introduction avant d’entrer, proprement dit, dans nos analyses/dialogues. Comme nous l’avons déjà indiqué dans nos avantpropos, un brin de lucidité nous interdit de préjuger, trop hâtivement, que tous nos lecteurs ont acquis une connaissance accrue de Jürgen Habermas ou du rôle intellectuel qu’il a joué (et qu’il joue inlassablement) dans la philosophie, la sociologie, la science politique, l’anthropologie, les études culturelles, l’histoire, la philosophie du droit et dans tant d’autres domaines de la réflexion humaine. Une présentation succincte, sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous semble indéniablement utile pour le lecteur n’ayant pas encore eu le plaisir de se familiariser ni avec l’œuvre d’Habermas ni avec les avancées théoriques défendues par lui. De ce fait, nos propos ne servent, avant tout, qu’à préparer le terrain intellectuel que nous occuperons par la suite dans une perspective de philosophie du droit1. Nos propos servent en fait à fournir des repères tant biographiques que politiques et philosophiques pour comprendre le rôle et l’estime dont jouit Habermas dans la topographie intellectuelle de notre temps. Ceci nous amène à introduire, dès à présent, certains repères philosophiques qui se rapportent à nos dialogues avec Habermas et qui guideront par la suite nos analyses et nos réflexions quant à son œuvre. 1. Par souci d’économie et de clarté de nos propos, nous ne mentionnons qu’un strict minimum de références ici. Pour l’œuvre d’Habermas, qu’ils s’agissent aussi bien de livres, d’articles, d’interviews, de notes, etc., nous renvoyons le lecteur à notre bibliographie. Le même choix a été fait en ce qui concerne la littérature secondaire examinant Habermas et son œuvre. 16 Habermas, droit et démocratie délibérative Quelques repères biographiques Né le 18 juin 1929 à Düsseldorf, en Allemagne, c’est toutefois dans la petite ville de Gummersbach qu’Habermas passe sa jeunesse. Il a grandi dans une famille de classe moyenne où le père était responsable de la Chambre industrielle et commerciale, son grand-père agissant à titre de directeur du séminaire et pasteur protestant. Signalons qu’Habermas est né avec un « becde-lièvre » qui a été opéré lors de sa jeunesse. Une des conséquences malheureuses de cette « malformation » a été qu’Habermas a eu de vrais problèmes à se faire comprendre par les jeunes de son âge et à s’insérer harmonieusement dans leur monde. Il était souvent mis de côté et ignoré par les autres jeunes qui ne comprenaient pas ce qu’il disait. Habermas a ainsi vécu l’importance de la communication comme moyen d’intégration et il a ressenti, dans sa peau et dans son âme, comment un individu, ayant des problèmes de communication, peut être marginalisé et se sentir de trop. Son père est devenu membre du parti nazi (NSDAP) en 1933, mais il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une famille nazie mais plutôt d’un foyer qui s’accommodait tranquillement avec le régime nazi, dans un sens de naziphilie, sans pour autant s’engager activement dans celui-ci. À la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1944, c’est à l’âge de 14 ans qu’Habermas devient lui-même membre de l’organisation de la jeunesse nazie, le Jungvolk. En 1945, dans les derniers mois de la guerre, il sera mobilisé comme soldat, à l’instar de la plupart des garçons de 15 ans, pour combattre sur le front Ouest. Toutefois, l’unité d’Habermas ne participera pas au combat. C’est uniquement après la guerre qu’Habermas, comme tout citoyen allemand moyen, découvre l’horreur et la vérité sur le régime nazi par la presse, par les documentaires, les livres savants et les autobiographes mais surtout par le choc ressenti face aux révélations faites aux procès de Nuremberg. En conséquence, il se dépeint lui-même, par sa formation morale et politique, comme étant redevable à la rééducation états-unienne de l’Allemagne d’après-guerre. D’où l’importance que prend pour lui les leçons à tirer du régime nazi, comme test de normativité, en vue de chasser le passé et surtout pour travailler en faveur d’un enracinement sincèrement démocratique de l’Allemagne. C’est néanmoins avec un esprit largement apolitique qu’il termine son gymnasium (lycée), après la guerre. Certes, Habermas fréquente le petit libraire communiste de Gummersbach et achète les classiques du marxisme-léninisme, mais il n’y adhérera guère idéologiquement. C’est le paradigme d’un marxisme occidental qui suscitera son intérêt. Si c’est un esprit questionneur, peut-être même un peu contestataire, qui se découvre, il est aussi juste d’expliquer que, dès sa jeunesse, il se distingue en tant que lecteur glouton. Pendant cette période, Habermas s’investit dans la lecture. En lecteur assidu, il se jette, Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 17 littéralement parlant, sur tous les livres qui lui semblent intéressants et s’instruit, souvent d’une façon assez indisciplinée, dans tous les domaines du savoir humain. Habermas se consacre à ses études universitaires de 1949-1954. Il fréquente, successivement, l’Université de Göttingen (1949/1950), de Zürich (1950/1951 et de Bonn (1951-1954) où il étudie d’abord la philosophie, ensuite la psychologie et enfin l’histoire. Son professeur de philosophie était Erich Rothacker qui l’initie à la philosophie idéaliste allemande (Emmanuel Kant ; George Wilhelm Friedrich Hegel ; Johan Gottlieb Fichte et Friedrich W.J. Schelling), à l’herméneutique allemande (Wilhelm Dilthey), à la phénoménologie (Edmund Husserl ; Eugen Fink et Ludwig Landgrebe) et à l’anthropologie philosophique (Max Scheler ; Helmuth Plessner ; Arnold Gehlen). La philosophie de Martin Heidegger joue un rôle charnière dans ses années de formation universitaire puisqu’elle lui fait découvrir, sur le tard, la profondeur de son adhésion au régime nazi et de son silence coupable, après la guerre, quant à ses engagements politiques en faveur de celui-ci, de même que le refus de l’autoréflexion critique et morale auquel il a été mêlé et qu’il a cautionné. Cette déception à l’égard de Heidegger – nous y reviendrons par la suite – se conjugue d’ailleurs avec une désillusion grandissante quant à l’Université allemande et la formation universitaire où Habermas a l’impression que ses professeurs ont littéralement repris leurs cours « d’avant 1933 » et qu’ils agissent comme si rien ne s’était produit, comme si le monde, dont fait partie l’Allemagne, n’avait pas passé par un désastre moral et politique, comme si un renouvellement intellectuel n’avait pas raison d’être entrepris et surtout pas dans le curriculum universitaire. C’est ainsi qu’Habermas, sur le plan personnel, se lance dans l’étude des idées existentialistes françaises, de la littérature et de l’art (jugé auparavant) subversif, de l’anthropologie, de la sociologie et ainsi de suite. Il s’enrichit intellectuellement, en parallèle, par un cursus de lecture propre à lui et en annexe de la formation universitaire reçue. C’est aussi pendant ses années estudiantines qu’Habermas noue des liens d’amitiés avec Karl-Otto Apel qui jouera par la suite un rôle intellectuel important pour le développement de la philosophie habermassienne. Or son premier doctorat (i.e. une maîtrise de recherche suivant les standards d’aujourd’hui), couronnant le cursus d’une formation générale centrée sur la philosophie avec une étude sur le philosophe Friedrich W. J. Schelling à l’Université de Bonn en 19542, est ainsi fidèlement pensé à l’intérieur des assises classiques de l’idéalisme philosophique allemand. 2. Habermas, Jürgen, Das Absolute et die Geschichte. Von der Zweispaltigkeit in Schellings Denken [L’absolu et l’historie. Recherche sur la philosophie des Âges du monde de Schelling], Thèse non publiée, 1954. 18 Habermas, droit et démocratie délibérative Des 1954 à 1956, Habermas travaille comme journaliste « pigiste » en écrivant des articles pour Frankfurter Allgemeine Zeitung, Handelsblatt, Merkur, etc. Il est considéré comme un « touche à tout », écrivant sur des questions sociales, sur le monde du travail, sur l’art et l’industrie culturelle et préparant des comptes-rendus de livres, etc. Sur le plan intellectuel, ce sont les œuvres d’Herbert Marcuse et de Karl Marx qui marquent ces années. Il se met également à l’étude des deux phares du marxisme occidental que sont Georg Lukacs et Karl Korsch. Mentionnons également la lecture de Karl Löwith et son livre sur l’hégélianisme de gauche et l’importance des écrits philosophiques du jeune Marx (en amont donc des écrits marxiens sur la critique de l’économie politique) qui seront également très importants pour l’orientation philosophique d’Habermas. Simultanément il débute la lecture de Sigmund Freud, ce qui le met en ligne avec l’École de Francfort et le nouvel intérêt pour des études freudiennes. Chose importante, Habermas affichait, dès 1956, une sensibilité philosophique indépendante qui lui était propre et qui lui permettra, par la suite, de rester critique à l’égard des maîtres de la pensée francfortoise. Enfin, Habermas épouse Ute Wessenhoeft3 en 1956. Cette même année, Habermas entre officiellement en contact avec l’École de Francfort, ou plus spécifiquement avec l’Institut de recherche sociale (i.e. Institut für Sozialforschung), et surtout avec le philosophe et le sociologue de la culture Theodor W. Adorno. Adorno était, avec Max Horkheimer, un des fondateurs de l’École de Francfort et le codirecteur de l’Institut mais surtout un intellectuel fameux et respecté. Habermas devient ainsi l’assistant de recherche d’Adorno et il travaille pour lui de 1956 à 1959. Il sera le premier « goy » [i.e. non juif ] dans un Institut qui, dès le début, a été célèbre pour ses intellectuels juifs, quoique tous plutôt, grosso modo, non-confessionnels. Or, les travaux fondateurs de l’École de Francfort, à savoir la « théorie critique », ne sont toutefois pas accessibles à Habermas et on n’y fait d’ailleurs aucunement référence. Habermas arrive trop tard à l’Institut et s’il sera par la suite désigné comme le successeur philosophique légitime, ou encore en tant que leader de la deuxième génération de l’École de Francfort, une telle désignation, en soi très élogieuse, n’a guère beaucoup de sens vue la situation réelle4. C’est en effet Adorno et Horkheimer eux-mêmes qui ont enterré, 3. Du mariage avec Ute Wessenhoeft est né trois enfants : Tilmann (1956), Rebekka (1959) et Judith (1967). 4. La « deuxième génération » de l’École de Francfort est généralement considérée comme constituée autour de Jürgen Habermas, Alfred Schmidt, Hermann Schweppenhäuser et Oscar Negt. Suivant la mythologie « francfortoise » c’est à partir de Jürgen Habermas que s’instaure ensuite la troisième génération. La quatrième génération doit donc être constituée Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 19 personnellement et philosophiquement, le projet d’une théorie critique et qui ont engagé l’Institut sur des voies philosophiques qui ne riment à rien avec ses prémisses « critiques » initiales. Il est d’ailleurs douteux philosophiquement, sinon impossible intellectuellement, d’affirmer que les travaux d’Adorno et de Horkheimer soient vraiment « critiques » après 1943. Aussi, ce n’est que tardivement, après avoir quitté l’Institut, qu’Habermas prend connaissance de la théorie critique initiale. Ce qu’il en retient, bien que tardivement, est surtout l’importance du paradigme de l’interdisciplinarité et du rattachement à faire entre la philosophie et les sciences sociales. Pendant ses années à l’Institut, Habermas inaugure un cycle d’études philosophiques et sociologiques combinant une lecture freudienne et une nouvelle approche de Karl Marx5. Rappelons de ce fait que si les études sur Marx (pour ne rien dire des produits culturels et idéologiques connus sous l’étiquette du « marxisme » ou du « marxisme historique ») sont extrêmement variées (et s’accordent habituellement plutôt mal l’une avec l’autre dû au fait que le « marxisme » est sans doute devenu le domaine de fantaisie philosophique par excellence !), Habermas y ajoute une touche hégélienne, freudienne, francfortoise et lukacsienne bien a lui. Horkheimer, l’autre directeur de l’Institut, trouve toutefois qu’Habermas est trop « gauchiste », ou encore marxisant, et le pousse effectivement (ou pour le dire franchement : le congédie véritablement) hors de l’Institut. Rétrospectivement, sur le plan philosophique, notons que si Habermas revient à plusieurs occasions et de façon réflexive sur la philosophie d’Adorno, il ne manifeste en règle générale, à l’égard de Horkheimer, qu’une discrétion philosophique de courtoisie sans beaucoup d’enthousiasme6. par le « successeur légitime » prenant le flambeau après Habermas. Notons qu’il ne s’agit ici, pour nous, que de charabia métaphysique sans aucune portée rationnelle. Toute cette question de « génération » et de « successeur légitime » sera écartée par nous. C’est d’ailleurs un paradoxe que tout le monde semble avoir oublié que c’était H. Marcuse qui, jusqu’à sa mort en 1979, était considéré, « couronné », en tant que « successeur légitime » ! 5. Bien qu’Habermas ait lu Marx auparavant, c’est en 1957 qu’il se penche sur « la critique de l’économie politique ». Il a donc suivi un parcours de lecture à l’inverse de ce qui était normal dans les cercles d’étude marxiste où la lecture commence avec « Le Capital » – et se soumettant le plus souvent aux consignes particulières développées par F. Engels – pour ensuite analyser les œuvres philosophiques, dites de « jeunesse », comme n’étant donc que préparatoires ou « humanistes » et donc sans portée véritable. 6. Ce qui n’empêche pas pour autant Habermas d’avoir écrit plusieurs articles sur l’œuvre de Horkheimer, voir Jürgen Habermas, Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, Paris, Cerf, 1994, p. 51-67 (Max Horkheimer : À propos de l’évolution de sa pensée), et p. 69-83 (À propos de la phrase de Horkheimer : « Sauvegarder un sens inconditionné sans Dieu est chimère »). Notons pourtant le fait que le 1er texte est publié d’origine dans un recueil de Alfred Schmidt et que le deuxième texte est dédié à ce même Alfred Schmidt 20 Habermas, droit et démocratie délibérative Quant au travail scientifique d’Habermas à l’Institut de recherche sociale de Francfort, il faisait partie, de 1957 à 1960, d’un projet de recherche examinant la participation et la conscience politique chez les étudiants allemands. Il s’agissait d’une enquête sociologique où Habermas se concentre, individuellement, sur la question et la signification entourant la participation démocratique réelle des étudiants en tant qu’indicateurs majeurs permettant de comprendre la conscience politique chez ces derniers7. D’avoir une conscience politique extériorisée et le fait de réaliser celle-ci dans une direction démocratique manifeste, selon Habermas, un souci démocratique qui met un bémol à l’insistance sur la politique des parties et sur la conquête du « pouvoir » ou du « gouvernement ». En fait, Habermas relativise la position orientée unilatéralement vers les leviers étatiques de la politique. C’est le paradigme de la démocratie comme mode de vie moderne qui prend ici sa première formulation habermasienne. C’est cette thèse de la démocratie en tant que vie moderne qui sera reprise par Habermas de façon récurrente et de plus en plus approfondie pendant les années à venir. Plus important encore, Habermas travaille également, de 1957 à 1961, sur la thèse d’habilitation lui permettant d’agir comme professeur d’université. Celle-ci est sensée se réaliser sous la direction de T. Adorno et être défendue à l’Université de Francfort. Or, pour des raisons nébuleuses ou hypothétiquement rattachées à l’événement survenu entre Habermas et Horkheimer, Adorno n’accepte plus cette thèse d’habilitation. Habermas sera ainsi obligé de s’adresser au professeur Wolfgang Abendroth de l’Université de Marbourg8, un homme de gauche, partisan d’un marxisme occidental engagé, proche du mouvement des étudiants contestataires. C’est donc en 1961 à Marbourg qu’Habermas soutient, avec succès, sa thèse d’habilitation intitulée en français : « L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise ». Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude classique de philosophie ou d’histoire, mais davantage d’une analyse sociologique-historique réalisée avec des moyens philosophiques. pour son 60e anniversaire. Sur le plan philosophique Alfred Schmidt peut être appelé le « fils spirituel » (ou intellectuel) de Max Horkheimer et le fait de discuter la philosophie horkheimerien avec lui représente surtout un procédé subtile pour discuter la philosophie d’Alfred Schmidt par ce bais ou simplement par d’autres moyens. 7. Jürgen Habermas, Ludwig von Friedeburg, Christoph Oehler et Friedrich J. Weltz, Student und Politik : Einer Soziologische Untersuchung zum politischen Bewusstsein Frankfurter Studenten, Neuwied-Berlin, Hermann Luchterhand, 1961. 8. Le 6 mai 2006, Habermas a prononcé la conférence inaugurale dans un colloque à Francfurt-am-Main à la mémoire de Wolfgang Abendroth (1906-1985). Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 21 D’abord « privat-dozent » à l’Université de Heidelberg, soutenu par Hans-Georg Gadamer et Karl Löwitz, il est par la suite « appelé », en 1962, pour occuper un poste de professeur en philosophie, extraordinaire puisque sans chaire – une position à ce moment extrêmement rare. Il résidera à Heidelberg, de 1962 à 1964, pour alors se ruer sur la philosophie pragmatique états-unienne (Charles Sanders Peirce, John Dewey et George Herbert Mead) qu’il étudie minutieusement. Habermas retourne, fortement soutenu par Adorno cette fois, à l’Université de Francfort en 1964. Il reprend la chaire de philosophie et de sociologie auparavant occupée par Max Horkheimer. Le fait qu’Habermas reprenne ce poste a servi à renforcer le mythe de la « deuxième génération » de l’école du Francfort. Il occupera cette chaire de 1964 à 1971. La vie universitaire d’Habermas vire pourtant, dans un contexte « gauchiste » (nous reviendrons par la suite sur les événements), au vinaigre. C’est comme un « exilé » qu’il accepte, en 1971, le poste de directeur de recherche à Max-Planck-Institut à Starnberg, non loin de Munich. Notons toutefois qu’Habermas garde officieusement un lien avec l’Université de Francfort où il demeure formellement « professeur externe » de 1975 à 1982. L’absence de contenu réel de cet attachement et l’hostilité que le milieu universitaire francfortois manifeste à son égard, découragent Habermas. Or, c’est à partir des années 70 (avec des préalables théoriques nonnégligeables avant cette date) que se produit lentement, étape par étape, le « tournant linguistique » dans la pensée habermassienne. Ses « Geuss lectures » à l’Université de Princeton en 1971, de même que le débat avec (et contre) Luhmann, la même année, témoignent amplement de ce « tournant ». Il s’agit pourtant d’un programme de recherche qui ne fait que débuter et qu’il poursuit largement par la suite à Starnberg, dès 1971 à 1982, pendant ses années comme directeur de recherche à l’Institut Max-Planck (Max-PlanckInstitut zur Erforschung der Lebensbedingungen des wissenschaftlich- technischen Welt). C’est sur un fond de controverse aiguë qu’Habermas quitte l’Institut Max-Planck en 1982. En effet, il est en profond désaccord avec l’orientation scientifique poursuivie par l’Institut et le fait savoir publiquement. C’est surtout le manque de financement et le destin incertain de son propre centre de recherche, l’« Institut für Sozialwissenschaften » (Institut pour la recherche scientifique sociologique), qui font déborder le vase. En mai 1981 Habermas renonce, une première fois, à son emploi et menace publiquement de s’exiler aux États-Unis et de continuer sa carrière là-bas en tant qu’exilé académique. La nouvelle agit comme une onde de choc dans le monde universitaire allemand où la fierté de ses universités fait l’objet d’un orgueil national. Un 22 Habermas, droit et démocratie délibérative compromis intervient donc et Habermas retourne à son Centre. La situation demeure toutefois intolérable et la perspective de quitter l’Allemagne devient, en 1982, imminente. Un compromis et une proposition venant de l’Université de Francfort le retiennent finalement en Allemagne et il retourne à Francfort, début avril 1983. Vu les déboires d’Habermas avec les institutions universitaires allemandes, qui demeureront constantes jusqu’en 1982, c’est un paradoxe de constater que 1981 représentait l’année de parution de sa Théorie de l’agir communicationnel qui le placera, triomphalement, sur l’avantscène mondiale en philosophie et en sociologie. De 1982 à 1994, Habermas restera professeur de philosophie et de sociologie à l’Université de Francfort. Il effectue des recherches de plus en plus poussées sur la théorie de l’agir communicationnel et sur les conséquences, tant paradigmatiques que pratiques, de cette voie de réflexion dans les différentes branches des sciences humaines. Certainement au sommet de sa carrière universitaire, Habermas attire des étudiants de l’Allemagne et bien sûr d’un peu partout dans monde. Cette époque francfortoise est sans doute très fertile pour Habermas tant au niveau de la recherche que des publications ; nous y reviendrons par la suite. À la retraite (et professeur émérite) depuis 1994, Habermas enseigne encore régulièrement aux États-Unis et ailleurs. Il est devenu professeur associé « permanent » à Northwestern University in Evanston, Illinois, aux États-Unis, où il est régulièrement en charge de deux séminaires, de même que « Theodor Heuss Professor » à The New School, New York. S’ajoutent de multiples invitations pour participer aux colloques et aux événements universitaires partout dans le monde. Il s’agit, en somme, d’une retraite bien active puisqu’Habermas a, les dernières années, intensifié sa production philosophique et élargi sa portée vers des nouveaux domaines. En somme, Habermas est devenu aujourd’hui une superstar intellectuelle et philosophique. L’engagement politique et l’espace public Il faut comprendre qu’une partie de la réputation, ou de l’image publique d’Habermas, d’une façon privilégiée en Allemagne, n’a pas été forgée, proprement dit, par sa carrière académique et encore moins par ses livres. Pour une grande partie de la population allemande, c’est l’image de professeur engagé ou de « gauche » qui a retenu l’attention et à laquelle on a associé Habermas. Il faut, en conséquence, examiner cette réputation et insister sur le fait qu’il s’est incontestablement engagé comme partisan d’une politique sociale-démocrate plutôt « gauchisante » et ce, depuis maintenant 60 ans. Avant d’examiner cette dimension biographique introduisons deux précisions. Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 23 Premièrement, soulevons d’abord le fait qu’Habermas n’a jamais revendiqué le titre d’« intellectuel public » dans le sens français du terme. Il protestera avec vigueur contre une telle dénomination en défendant notamment que l’intellectuel n’a aujourd’hui aucun privilège dans l’espace public et qu’il doit, avant même de s’engager, renoncer à tout rôle de « conscience », d’« éveilleur », d’« éclaireur », etc., pour ne se présenter que lui-même, à savoir comme tout autre citoyen intéressé ou simplement soucieux des affaires publiques9. Pourtant, Habermas a été un citoyen plus qu’engagé. En se situant à « gauche », il a pris très au sérieux son rôle d’homme de parole publique, comme intellectuel-citoyen, s’adressant à ses cosociétaires. Deuxièmement, soulignons que toute énumération des prises de paroles et des positionnements intellectuels d’Habermas pècherait par incomplétude. Il y en a trop ! Mentionnons, pêle-mêle, ses combats pacifistes en 1952 en faveur de la neutralité militaire d’Allemagne (et donc, paradoxalement, l’acception implicite de la proposition de pacte qu’avait proposée Staline en 1951 à l’Allemagne), sa lutte contre la « militarisation » de l’Allemagne dans les années 50 et 60, son opposition au stationnement des roquettes Pershing de 70, ses articles, à partir de 1972, contre le « néoconservatisme » et le thatchérisme en Allemagne, sur la réunification de l’Allemagne après la chute du Mur, sur (et contre) l’eugénisme, sur la technologie génétique visant à améliorer la race humaine, sur l’idée d’un « parc zoologique humaine », sur le « patriotisme constitutionnel »10 et le sens d’une appartenance identitaire moderne et ouverte, ou encore ses écrits en faveur d’une « moralisation » de la politique internationale, ou en faveur d’un armistice à l’égard de la foi religieuse et des dialogues interreligieux respectueux et tolérants, etc… Habermas a été de tous les débats en Allemagne en publiant, presque tous les mois, des interventions (articles, 9. Ce qui signifie qu’Habermas revendique une distance entre son œuvre philosophique et ses interventions publiques. Ses interventions publiques ne sont donc pas de la « philosophie appliquée », ou une quelconque conséquence logique de son travail de philosophe. Nous estimons, quant à nous, que ses interventions publiques comptent pour elles-mêmes et peuvent donc librement exprimer différentes formes de « souci » du citoyen quant à la démocratie, à la morale ou l’éthique, à la politique (nationale ou internationale), etc., sans être redevables à une conception philosophique. 10. Ce n’est pourtant pas Habermas qui a forgé ce concept ; le concept vient du constitutionnaliste allemand Dolf Sternberger ; cf. idem, Patriotismo constitucional, Bogota, Universidad Externado de Colombia, Serie de teoria juridica y filosofia del derecho, no 19, 2001. Sur le patriotisme constitutionnaliste, voir l’étude de Frédérick-Guillaume Dufour, Patriotisme constitutionnel et nationalisme. Sur Jürgen Habermas, Montréal, Liber, 2001. 24 Habermas, droit et démocratie délibérative lettre ouverte, entretiens, etc.), entretenant même la « polémique » sur les questions débattues ou qu’il souhait se voir discuter11. Ceci dit, examinons maintenant plus attentivement certaines de ses interventions politiques majeures et d’actualité pour, précisément, avoir une idée d’Habermas comme homme publique. La sortie contre Heidegger en 1953, les engagements « soixante-huitard », les positions publiques sur la « querelle des historiens », l’algarade avec les postmodernes et la « querelle » sur l’Europe et l’européanisme, sont des exemples qui peuvent servir à alimenter nos propos. C’est en effet, dans un perspectif historique, le « commentaire » sur la republication, en 1953, de la série de conférences de Martin Heidegger intitulée « Introduction à la métaphysique » – des conférences datant de 1935 et des années sombres du nazisme –, qui font connaître, pour la première fois, le nom d’Habermas auprès du public allemand12. Habermas critique vigoureusement ce qu’il conçoit comme la coloration hitlérienne qui perdure dans ce livre et condamne le silence coupable que Heidegger perpétue quant à son sous-service idéologique au régime nazi, mais surtout, il s’en prend au mutisme allemand sur les crimes nazis qui régnait dans l’Allemagne de Konrad Adenauer. Habermas déplore le fait que l’Allemagne des années 50 n’arrive pas à gérer son passé d’une façon ouverte et démocratique. Il est navré de constater que les séquelles et l’ombre de l’époque nazie pèsent sur le monde intellectuel allemand et surtout sur l’Université. Au-delà du « cas Heidegger », on décèle, de l’article d’Habermas, une préoccupation aiguë pour la question de l’enracinement socio-historique de la réflexion philosophique et sa portée, mais surtout un souci pour le projet de rééducation morale et politique de l’Allemagne. Cette rééducation, qui ne s’enracine pas correctement suivant les lignes de raisonnement d’Habermas, ne pourra être faite que si notre compréhension sur ce qui a dérapé ne rejoint pas une prise en compte morale et politique du passé. Cette prise en compte, il la situe subtilement dans une politique de « gauche » et à l’opposé de celle d’Adenauer. Le thème de rééducation morale et politique de l’Allemagne fait d’ailleurs régulièrement surface chez Habermas et nous le retrouvons, entre autre, dans le « querelle des historiens » ; nous y reviendrons sous peu. 11. Voir, Jürgen Habermas, De l’usage public des idées. Écrits politiques, 1900-2000, Paris, Fayard, 2005, et idem, Une époque de transitions, Écrits politiques, 1998-2003, Paris, Fayard, 2005. Cf. Daniel Ipperciel, Habermas : le penseur engagé. Pour une lecture « politique » de son œuvre, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003. 12. Jürgen Habermas, « Penser avec Heidegger contre Heidegger », original dans Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 25 juillet 1953 ; repris dans idem, Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 89-99. Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 25 Les engagements et les prises de position des années 60 concrétisent les intentions morales et politiques d’Habermas. C’est comme penseur de « gauche » ou encore comme « néo-marxiste » proche du mouvement étudiant radical et socialiste, qui se remarque. Dans ses recherches sur « la politique et les étudiants », mentionnées précédemment, Habermas avait effectivement désigné la politique universitaire comme étant le foyer de ses réflexions politiques où s’ajoutaient des thèmes à la mode tel que, notamment, la question concernant le réarmement de l’Allemagne, le mouvement de paix, la culture de masse et surtout la guerre en Viêt-Nam. En 1967, Habermas participe, avec Herbert Marcuse, à un énorme défilé contre la guerre (ou pour être exact : contre l’engagement militaire des États-Unis) au Viêt-Nam. Habermas joue effectivement un rôle clef, en tant qu’intellectuel « critique » ou encore en tant que caution politique, pendant les événements contestataires avant 68 en Allemagne et un peu partout dans le monde, mais sans pour autant souscrire à tous les présupposés idéologiques en vogue. En fait, il se sert des mouvements contestataires pour répandre ses idées qualifiées de « gauche » alors qu’en même temps les dits mouvements profitent du nom « Habermas » pour obtenir une légitimité théorique. Habermas se met effectivement à la disposition de la contestation étudiante par un torrent d’articles, d’interviews et de « tribunes » ce qui ont pour résultat de lancer son nom sur la scène intellectuelle allemande. Les engagements « soixante-huitards » ou, autrement dit, les débats avec le mouvement de contestation étudiante prennent, dans les années 60 et 70, beaucoup du temps et de l’énergie d’Habermas. Ses innombrables articles sur l’Université, la pédagogie universitaire, la culture et la politique, etc. rejoignent les préoccupations des jeunes étudiants plus radicaux13. S’il avait en effet pu apparaître, jusqu’à ce moment de sa carrière, comme le pourfendeur des conservateurs nostalgiques du passé, des « réactionnaires », ou encore un partisan de la « gauche » marxien-hégélien aux contours extrêmement flous plus philosophiquement que pratiquement, ses interventions nous révèlent amplement la fausseté d’une telle impression hâtive. Habermas fut initialement plus que sympathique à l’égard du mouvement étudiant. En fait il voyait dans celui-ci un moment inespéré afin d’initier une réflexion ouverte et démocratique sur le système universitaire et la politique des jeunes. C’était une position qui s’inscrivait dans la ligne directe de ses idées antérieures (i.e. la nécessité de renouveler la culture universitaire allemande) et il démontrait, dès le début, que très peu de réticence à l’égard de l’utilisation des notions comme « extra parlementarisme », politique avec « d’autres moyens », « action directe » et ainsi de suite. Ce qui semblait important à ses yeux, était de 13. Jürgen Habermas, Protestbewegung und Hochschulreform, Frankfurt, Suhrkamp, 1969. 26 Habermas, droit et démocratie délibérative rediriger de telles notions vers une prise en compte démocratique élargie, d’où la volonté, soumise à la conjecture politique, d’enrichir la vie démocratique d’une façon trans-générationnelle par le biais de nouvelles idées. Qu’il en ait résulté, au désespoir d’Habermas, que la « révolution fantôme » de 1968, laisse songeur, précisément quant au ressac politique et démocratique vécu sur le fond de ces événement et de l’appariation d’un néo-conservatisme revanchard et étriqué (et souvent animés par les mêmes soixante-huitards déçues et revenues de « tout ») qui s’en suit. Or, en 1967, Habermas se démarque du penchant totalitaire des mouvements « gauchistes » en désignant, pertinemment, le néo-léniniste Rudi Dutschke comme n’étant rien d’autre qu’un « fasciste de gauche ». Le contexte de cette expression, amenée à devenir emblématique à l’époque soixantehuitard, était la politique « d’action directe », de « mouvements », de « l’avantgardisme » et la légitimité d’une « violence révolutionnaire » préconisées par Dutschke. Habermas s’opposait vigoureusement à cette politique aventuriste et insistait sur la valeur des processus démocratiques, comme mode de vie moderne, pouvant et devant approfondir et préciser la participation politique des étudiants. Le résultat de cette mise en garde était qu’Habermas réussissait ainsi à s’aliéner une grande partie du mouvement estudiantin et à se retrouver lui-même dans la mire d’une campagne de dénigrement et de calomnie plutôt désagréable. Le débat majeur des années 80 fut, pour Habermas, la réfutation claire et directe qu’il dirigea contre l’idéologie (ou philosophie) postmoderne et contre la thèse d’une « postmodernité » d’ordre factuel. C’était dans le contexte allemand qu’il a initialement rencontré cette idéologie et c’est là qu’il a pris conscience de ses dérives intellectuelles sans lendemain. Cet avatar de la pensée 68 française était effectivement rapidement importée en Allemagne, ou « radicalisée » esthétiquement sur son sol, pour servir de pique de contreculture et de bélier antirationaliste à ceux qu’Habermas désigne comme étant les jeunesconservateurs (en référence évidente à la pensée réactionnaire pendant le période de Weimar). Les postmodernes français se sont en effet donné des lauriers immérités en s’imaginant que c’étaient à eux qu’Habermas s’adressait d’abord. Il n’en demeure pas moins vrai que c’était effectivement le coté réactionnaire, discernable autant dans la réception de cette idéologie en Allemagne que dans les dérives idéographiques à la française, qui mettait Habermas si mal à l’aise. Il décèle ici, avec perspicacité, rien d’autre qu’un heideggerianisme radical et extrême, mêlé à un nietzschéisme sous la marque du « jeu de langage » (à la façon de Lyotard), où s’ajoute une pincée de sociologisme creux et apocryphe qui s’accomplit sous une esthétique du corps ou du physique (si prisé par la pensée réactionnaire) et où tout est faussement propulsé en avant en tant qu’analyse soi-disant « objective » du monde et du cosmos, de même que les Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 27 détails entre ces deux concepts. Habermas n’aime guère le résultat car il y décèle une pensée esthétisée qui est improductive et autosuffisante. Le rejet de l’idéographie postmoderne à la façon de Lyotard, Derrida, Foucault et leurs compagnons de route, a pourtant toujours était accompagné, chez Habermas, d’écrits « amicaux » en ce qui concerne leurs « personnes » ; ce qui lui permet d’éviter le gouffre d’argumentation ad hominum. Ce qu’on nommera postérieurement comme étant le « conflit des historiens » est d’une toute autre mouture14. Il commence véritablement en 1986, lorsque le professeur Ernst Nolte sera empêché de prendre la parole lors d’un colloque où Habermas agit comme co-organisateur. Nolte proteste et critique les amis d’Habermas (et indirectement Habermas lui-même) d’utiliser des procédés obscurs, inappropriés et sectaires empêchant la tenue de débats académiques dignes et accordant également peu de respect aux personnes n’ayant pas les mêmes opinions préconçues que celles privilégiées par les organisateurs. Habermas saute sur les objections de Nolte (et s’inscrit en faux contre la position de Nolte tenant à distinguer entre moral et histoire) pour l’attaquer de front sur un autre domaine qu’il maîtrise mieux, à savoir les valeurs morales qui doivent, selon lui, accompagner la recherche sur le nazisme et son histoire. Il le fait en accentuant la question, si sensible dans le contexte allemand, de la signification morale à attribuer à la mémoire de l’holocauste et aux camps d’exterminations nazis. Si la position de Nolte était strictement de savoir si les historiens pouvaient écrire l’histoire du nazisme (et de l’Allemagne hitlérienne) selon la méthode normalement adoptée en historiographie, à savoir sans aucune position de parti-pris moral ou de partisannerie, Habermas introduit, nous l’avons déjà souligné, une problématique tout à fait différente quant à la signification des crimes nazis. Ce qui est en jeu pour Habermas, c’est un souci quant au programme politique et moral de rééducation de l’Allemagne et la volonté ferme que celle-ci sera maintenue (ce qui était effectivement le cas d’abord, soulignons-le, sous l’houlette américain dès 1945 et ensuite par des intellectuels comme lui pendant les années 60 à 80). Habermas s’inquiète pour ce programme de rééducation morale, qu’il observe d’ailleurs s’effriter chez les nouvelles générations qui ne se sentent guère concernées par le péché de leurs grands-parents, et il s’oppose à l’idée d’une nouvelle « normalité » pour l’Allemagne. Il y soupçonne l’existence d’une idéologie « nationaliste » prête à manipuler l’évolution de « progrès » et de « moral » souhaitée dans la « conscience historique » de l’Allemagne. 14. Un ouvrage présentant un large éventail d’articles de ce débat a été publié : cf. Augstein, Rudolf et al., Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Cerf, 1998. Ce recueil reprend trois interventions publiques d’Habermas : voir notre bibliographie. 28 Habermas, droit et démocratie délibérative Enfin, Habermas s’engage, fermement à partir des années 90 et d’avantage encore à partir du nouveau millénaire, en faveur des idées paneuropéennes. Certes, ce positionnement en faveur de l’Europe a été constant chez Habermas et il s’enracine largement dans l’idée entretenue pendant tout le 20ème siècle quant à un « Commonwealth socialiste européen » désirable pour assurer la paix et la prospérité, sinon pour assurer un contrôle politique du développement économique et de la distribution des richesses. Vu la faiblesse de l’État-nation cela ne peut se faire, suivant cette ordre d’idées, que sur le plan supranational, là où se trouvent aujourd’hui les leviers de contrôle, d’ajustement et de direction politique. S’ajoute toujours au programme de rééducation morale de l’Allemagne, l’idée que cette dernière a besoin de se ressourcer politiquement dans la coopération et l’intégration européenne pour chasser un nationalisme ethnique et restreint. En conséquence, Habermas a fermement défendu le projet (si élitiste et confédéral) d’une Constitution européenne (i.e. la Traité établissant une Constitution pour l’Europe de 2004) et ses différentes reformulations après l’échec de la ratification (cf. le Traité de Lisbonne de 2007), en vue de mobiliser une symbolique européenne nécessaire pour faire évoluer les Institutions européennes de contrôle politique. Si Habermas critique également l’antidémocratisme, l’élitisme et le bureaucratisme, l’orgueil et l’incompétence, etc. qu’accompagne quotidiennement le projet « européen » et qui grève si profondément la confiance des citoyens, il le fait en pariant sur les progrès à faire, étant surtout convaincu, suivant son inspiration de social-démocrate de « gauche », que l’Europe a besoin d’une direction politique commune pour assurer un équilibre entre « travail, capital et marché » L’engagement politique d’Habermas se situe, en somme, dans une position de « social-démocratie de gauche » ou encore de « social-démocratie radical ». Tout compte fait, avouons qu’Habermas a eu très peu de succès politique direct, sans pour autant que nous puissions sous-estimer son influence dans le Parti Social-démocrate d’Allemagne et surtout chez plusieurs de ses vedettes intellectuelles (et là nous pouvons également ajouter les intellectuels du mouvement Vert). Or, les opposants d’Habermas rejettent largement ses idées politiques comme irréalistes et issues du moralisme gratuit d’un penseur qui refuse de conjuguer clairement les idées et la réalité. Il s’agit, selon eux, de positions intellectuelles qui font incursion dans le monde pratique de la politique et qui le font en négligeant d’en considérer les exigences concrètes. Aussi bien son pacifisme des années 60 et 70, ses projets de reforme universitaire des années 60, son opposition quant à la procédure de réunification de l’Allemagne en 1989, etc., se démarquent, soulignent-ils, par une méfiance totale à l’égard du politique en tant que jeu de la réalité ou encore comme étant soumis à une conjecture politique du réalisable. Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 29 Or, quoique les opposants n’aient pas entièrement tort, soulignons, à la défense d’Habermas, que ses interventions intellectuelles dans la politique ne sont pas uniquement « politico-politiques », mais également posées en vue d’assurer argumentativement la présence d’autres idées, préoccupations, « soucis » et perspectives. En ce sens, il convient plutôt de concevoir le discours habermasienne comme autant d’interventions intellectuelles qui travaillent sur l’orientation de la politique à partir des idées. Bref, bien que le critère de succès politique ait sa raison d’être, il existe toujours, dans l’espace public, des motifs au soutien d’un travail public de réflexion sur les idées politiques. C’est là qu’Habermas s’en tire avec maestria. Les débats académiques et les querelles des intellectuels Les débats académiques, autrement dit les querelles des intellectuels, ont également servi à assurer la réputation d’Habermas. Ici le succès d’Habermas a été éclatant puisqu’il bataille sur un terrain qu’il maîtrise parfaitement. Plusieurs de ces débats universitaires sont effectivement devenus des événements jugés, postérieurement, mythiques. Trois débats majeurs, portant sur le « positivisme », sur l’herméneutique philosophique et enfin sur le « systémisme » dans les sciences sociales, peuvent être mentionnés autant pour leur importance symbolique (et médiatique) que philosophique. Avant de les aborder concrètement, introduisons quelques précautions servant à souligner la relativité qu’accompagne nécessairement une distinction trop dogmatique entre les engagements politiques et les débats académiques. Avouons-le, distinguer entre les prises de positions « politiques » dans l’espace public et les prises de positions académiques ne peut avoir, selon Habermas, qu’une valeur tout à fait relative et se restreint souvent à servir des objectifs heuristiques. La raison est qu’il publie des articles intellectuels dans des journaux à grand tirage, de même qu’il poursuit sur la même lancée avec des séries d’articles « populaires », pour enfin concrétiser le tout dans d’autres articles publiés dans des revues ou livres savants, ou encore dans un recueil d’articles et vice-versa. Habermas n’effectue aucunement de distinction entre les audiences « populaire », « intellectuel » ou « académique » et il cherche, autant que faire se peut, à situer la question controversée, dans tous ses textes, dans un cadre le plus élargi possible pour, à partir de là, littéralement expérimenter le meilleur argument. Si la différence entre les deux groupes de textes permet, nous le défendons, une meilleure lecture de plusieurs interventions publiques d’Habermas, la ligne de partage entre les deux groupes se dissipe dans plusieurs textes où nous observons, avec bonheur, comment « le politique » et « l’académique » interagissent et s’expliquent mutuellement. Quant aux trois débats examinés ici, c’est toutefois le côté académique qui 30 Habermas, droit et démocratie délibérative prévaut où on constate aisément que la politique se subsume et s’annihile, sans jamais disparaître complètement, dans une construction argumentative théorique. Le débat (ou encore la querelle), dès les années 60, sur le « positivisme » a rétrospectivement obtenu un statut légendaire15. Il ne s’agissait pourtant, en vérité, que d’une charge commune contre la méthode du « rationalisme critique » (défendue par Karl Popper et Hans Albert et qui, disons-le en passant, ne peut que difficilement, sinon pas du tout, être cataloguée de « positiviste ») à partir de la méthode du « rationalisme dialectique » (défendue par Adorno et secondé par Habermas). Sous l’étiquette d’une fidélité sans faille à Adorno, Habermas s’engage toutefois, à petit pas, dans une direction bien à lui en examinant le problème de « compréhension » dans les sciences sociales dans la perspective des valeurs sociales. Le thème de « l’émancipation » à partir de et structuré par les sciences sociales sera ici esquissé pour la première fois. C’est un thème qu’Habermas développe également dans « La technique et la science comme « idéologie » et dans plusieurs de ses écrits des années 60 et même, plus discrètement, au début des années 70. Il introduit cette notion en énonçant que les sciences sociales procèdent d’un intérêt « émancipatoire » et que la critique sociologique doit élucider le non-dit, la fausse conscience et l’aliénation sociale qui perturbent la communication sociale. L’intérêt « émancipatoire » a donc simultanément une fonction épistémologique et une fonction critique (comme la psychanalyse) afin de restaurer la rationalité de cette communication sociale. Dans le contexte des années 60, la « querelle du positivisme » et l’idée habermasienne d’un intérêt « émancipatoire » auront un effet monstre sur les sciences humaines. Le débat concernant la philosophie herméneutique de Hans-Georg Gadamer suit dans les années 7016. L’inspiration initiale de Gadamer, s’enracinant largement dans la philosophie de Heidegger, avait de quoi laisser songeur et l’incitait à établir une distanciation philosophique insistant sur la « critique » et sur l’importance de l’empiricité des sciences sociales » en tant que correctif. Le débat avec Gadamer se comprend donc en quelque sorte comme la suite logique du précèdent, mais Habermas ajoute deux éléments importants : d’abord l’argument que la compréhension d’un texte dépend 15. Les principaux articles de cette « querelle » sont rassemblés dans le volume Theodor W. Andorno, Karl R. Popper et al., De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979. Voir ici les contributions de J. Habermas, « Théorie analytique de la science et dialectique », p. 115-141, et « Contre le rationalisme disséqué à la mode positiviste », p. 167-190. 16. Voir José Maria Aguirre Oraa, Raison critique ou raison herméneutique ? Une analyse de la controverse entre Habermas et Gadamer, Paris, Cerf, coll. Passages, 1998. Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 31 d’un ancrage dans un contexte (ce qui atteste de la nécessité de l’autoréflexion, à la fois un jugement intersubjectif et une conscience décentrée, à l’intérieur de la méthode herméneutique) et ensuite, l’insistance sur le fait que notre compréhension d’un texte nécessite un ancrage « émancipatoire » (ce qui attache la méthode herméneutique à un critique de l’idéologie et de la société). Or, il y a ici quelque chose de démesurément ambitieux dans les indications d’une herméneutique différente, qu’esquisse Habermas. En fait, il n’arrive qu’à indiquer une direction différente que celle de Gadamer sans pour autant le supplanter sur le plan théorique ou philosophique. Chose importante, la conclusion logique sera que la philosophie herméneutique a besoin d’un ancrage dans la philosophie du langage. Ce qui annonce, à sa façon, la nécessité d’une théorie de l’agir communicationnel pour expliquer l’aporie d’un sujet engagé dans des stratégies herméneutiques et dans la rationalité linguistique qu’il mobilise sur le plan de communication intersubjective. Le débat avec le juriste-sociologue Niklas Luhmann, fin des années 1960 et pendant les années 1970, fut d’un tout autre ordre et d’envergure. C’était un débat de haut niveau d’abstraction et d’intellectualisation sans pareil et dont la portée n’était rien d’autre que le destin de la notion du « système » dans les sciences sociales17. Si Luhmann était prêt à tout céder à cette notion, Habermas était plutôt mal à l’aise. En effet, selon Habermas, la mort de l’homme et de toute agence humaine, préconisée par Luhmann, abolissait la science humaine comme science s’intéressant à la complexité des existences humaines et à la possibilité d’une pratique émancipatoire ou simplement politique et démocratique. Si le concept de « système » pouvait désormais régner tout seul dans un autopoïesis se gouvernant lui-même à la façon de Luhmann, cela n’accordait guère de place à un sens critique tel que favorisé par Habermas. Le jugement d’Habermas était donc double, d’un côté il faut sauver le sens des sciences sociales et trouver en son sein une place rationnelle pour la notion de « système » et de l’autre côté, il faut affirmer fermement l’homme (l’individu) dans son rôle d’acteur social, plus précisément en tant qu’acteur critique et démocratique. Chose importante, Habermas récupère le concept de « système » en même temps qu’il se distancie de l’antihumanisme de Luhmann. En somme, ce qu’il convient surtout de retenir, c’est qu’il s’agit de débats de construction philosophique. Habermas ne s’oppose pas à ces illustres penseurs, mais les lie et accepte souvent de larges pans de leurs philosophies en changeant plus ou moins le vocabulaire ou encore le cadre argumentatif. 17. Jürgen Habermas et Niklas Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie : Was leistet die Systemforschung ?, Francfort, Suhrkamp, 1971. 32 Habermas, droit et démocratie délibérative Par exemple, le critère de « faillibilité », si cher à Albert et à Popper, se retrouve comme un élément assimilé dans la pensée philosophique d’Habermas. Il en est de même du perspectif herméneutique de Gadamer qu’Habermas intègre et développe à sa façon ; le débat avec Luhmann permet à Habermas, nous l’avons déjà indiqué, de reprendre le concept de système et de le conjuguer avec la notion de « monde vécu ». Or, ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’il ne convient pas, au risque d’une atrophie philosophique, de lire les textes d’Habermas isolément. Il faut les lire avec les textes de ses interlocuteurs et surtout agir comme un détective intellectuel qui trouve et qui mesure les influences et les changements qui s’effectuent par la suite chez lui. Un tel procédé semble être le seul permettant de comprendre entièrement les débats intellectuels et la construction philosophique qui en résultent chez Habermas. L’architecture d’un Œuvre en construction Insistons à présent plus ponctuellement sur l’œuvre en quittant, strictement parlant, le parcours biographique d’Habermas. Reconnaissons-le : Habermas a été très productif. On peut compter environ une cinquantaine de livres et approximativement 800 articles, interviews, « lettres », interventions, etc. qui confirment qu’il a construit un corpus philosophique majeur. Il a soulevé des pierres, il a su s’impliquer et il a, sans conteste, su développer une pensée philosophique et sociologique à la fois complexe, d’envergure et surtout réputée difficile. Pour des raisons philosophiques, sinon autant par commodité, divisons cette production dans un avant et un après de la Théorie de l’agir communicationnel de 1981. Ceci faisant, nous estimons que la Théorie de l’agir communicationnel constitue la pierre angulaire de l’œuvre philosophique d’Habermas bien que d’autre penseurs puissent contester cette position. Cela révèle notre conviction, de même qu’il rend compte et épure notre compréhension architecturale de la pensée habermasienne. Examinons, en premier, les écrits philosophiques antérieurs à 1981, avant la théorie de l’agir communicationnel, où il nous semble opportun d’établir une césure entre la phase de 1954 à 1971, et l’autre de 1971 à 1981. De 1954 à 1971, Habermas publie, nous l’avons indiqué auparavant, plusieurs études philosophiques souvent associées, hâtivement, avec la philosophie « criticiste » (ou « critique ») de l’École de Francfort. Il ne s’agit pourtant pas, à proprement parler, d’une pensée francfortoise dans la lignée initiale d’Adorno et de Horkheimer, mais plutôt de réflexions propres à Habermas n’ayant qu’une fidèle admiration et une estime pour les derniers écrits non-critiques d’Adorno. Différents titres de livres de première importance s’échelonnerons sur les années 60 et 70 dont La technique et la science comme « idéologie » ; Profils philosophiques et politiques ; Théorie et pratique Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas 33 (deux volumes) ; Connaissance et intérêt ; L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. À l’exception du dernier titre, portant sur sa thèse de l’habilitation de 1961, tous ses ouvrages sont en fait des recueils d’articles. La réflexion sur la méthodologie des sciences humaines représente indubitablement le fil d’Ariane dans tous les ouvrages. C’est à cette époque, tel qu’il appert des titres mentionnés, qu’Habermas acquière la réputation de penseur pour les sciences humaines, d’où découle d’ailleurs l’engouement des cercles sociologiques où Habermas devient littéralement un prophète, contrastant ainsi avec la froideur qui glace le monde des philosophes avant 1981. C’est à partir de cette première œuvre que se développe, dès 1971, lentement et par des interventions théoriques ponctuelles, une théorie pragmatique du sens qui se concrétisa, pas à pas, par la formulation d’une théorie de l’agir communicationnel en 1981. En effet, cette théorie ne survient pas par un coup de génie, mais plutôt par une « expérimentation philosophique » en gestation. C’est la parution des « Vorstudien und Ergänzungen zur Théorie des kommunikativen Handelns » (Essais préparatoires et supplémentaires concernant la théorie de l’agir communicationnel) de 1984 (donc trois ans après le livre sur l’agir communicationnel, mais en reprenant des articles écrits entre 1971 et 1981) qui fait apparaître la gestation lente et pionnière de la théorie qu’effectue Habermas18. Bien sûr, nous l’indiquent également d’autres livres de la même époque, principalement « Zur Rekonstruktion des Historischen Materialismus » (Reconstruction du matérialisme historique) de 197619, où Habermas restructure cette théorie en la subsumant sous le paradigme « d’interaction » langagière, de même que « Raison et légitimité » de 197320, où Habermas utilise la perspective langagière pour indiquer une voie communicationnelle concernant les deux concepts susmentionnés. Mais revenons aux Études préparatoires de 1984 et surtout à ses cinq Christian Gauss lectures, à l’Université Princeton, en 197121. 18. Jürgen Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handeln, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1984. 19. Inédite en langue français. Une sélection a pourtant été publiée sous le titre (plus commercial ou en vogue) : Après Marx, Paris, Fayard, 1976. 20. Jürgen Habermas, Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978. 21. Les Christian Gauss lectures a été publié en français sur le titre Sociologie et théorie du langage, Paris, Armand Colin, coll. Théories, 1995. Il est à noter que ce livre n’a pas provoqué beaucoup d’intérêt dans les sphères philosophiques francophone ce qui a permis l’encrage d’une sorte d’incompréhension et d’ignorance publiques concernant les avancées théoriques d’Habermas. Ceci est peut-être dû à la traduction tardive de ce livre. 34 Habermas, droit et démocratie délibérative Ses Gauss lectures nous révèlent l’orientation philosophique qu’a entreprise Habermas en 1971. C’est ici que le paradigme de l’agir communicationnel recevra sa première formulation théorique. Car les « théories appelées à expliquer (des) phénomènes qui ne sont accessibles qu’à la compréhension, autrement dit les énonciations des sujets capables de parler et d’agir, sont obligées de s’appuyer sur une explication systématique de la connaissance des règles au moyen desquelles les locuteurs et acteurs compétents génèrent eux-mêmes lémurs expressions »22. La théorie de l’agir communicationnel vise de la sorte à reconstruire le sens que ces actes linguistiques entreprennent avec l’agir dans le monde social. La compréhension possible et disponible pour les acteurs des mondes sociaux, constitués par leurs présences et par leurs actes linguistiques, passe par une reconstruction des actes de langage énoncés dans ce monde et nullement par une reconstruction de la raison ou d’un idéalisme de la réalité. C’est par une saisie à la fois réflexive et concrète de ce qui rend un acte langagier (ou acte de parole) acceptable (ou non) par des acteurs en chair et en os, que se constitue une compréhension du monde social. Il y a surtout un chapitre charnière dans ses lectures Gauss concernant « la compétence communicationnelle » sur laquelle il convient d’insister23. La perspective de « compétence communicationnelle » permet en fait à Habermas d’introduire la théorie de la pragmatique universelle, car la « forme de vie communicationnelle dépend elle-même de la grammaire des jeux de langage »24. Or, le jeu de langage présent chez Habermas n’est pas celui de Wittgenstein25 qui les analyse sur le versant logique et analytique. Il se situe, bien au contraire, sur le niveau pragmatique du savoir (ou encore se rapportant au réservoir culturel mobilisable culturellement et symboliquement) que les locuteurs mobilisent dans les actes langagiers. Il s’en suit que la rationalité est davantage une faculté humaine de compréhension et de validation capable de réviser ses jugements et de faire « la distinction entre un consensus « vrai » (réel) et un consensus « faux »26. 22. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 11. 23. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 79-100. Voir également, J. Habermas, « Vorbereitende Bemerkungen zu einer Theorie der kommunikativen Kompetenz » (Remarques préliminaires pour une théorie de la compétence communicationnelle), dans J. Habermas/N. Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie, Francfort, 1971 [1974], p. 101-141. 24. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 80. 25. Et encore moins l’obscurantisme des « jeux de langages » postmodernes à la façon de Lyotard ou de Derrida. 26. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 99.