HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE

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HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE
HABERMAS,
DROIT ET
DÉMOCRATIE
DÉLIBÉRATIVE
chaire d’étude
des fondements
philosophiques
de la justice
En toute modestie, l’objectif est de relever le défi philosophique de penser
le droit et la démocratie délibérative avec Habermas et, au-delà, de réfléchir
de façon critique au sens à accorder à une modernité juridique en continuelle reconfiguration. Il s’agit, à partir de Habermas, de nous interroger
sur la direction et le sens que nous pouvons, ou que nous devons, accorder
à ce projet d’une modernité juridique qui ne repose, désormais, que sur
les individus – sujets de droit – et sur l’assentiment démocratique qu’ils y
mettent.
Bjarne Melkevik, docteur ès droit, est professeur titulaire à la Faculté de droit
de l’Université Laval (Québec) et professeur associé au Département de Droit et
­Justice, Université Laurentienne / Laurentian University (Ontario). Il est auteur
de Philosophie du droit. Volume 1 (2010), Droit, mémoire et littérature (2010),
Marxisme et philosophie du droit : le cas Pasukanis (2010) et Philosophie du jugement juridique (2010).
et de la société
démocratique
chaire d’étude des fondements philosophiques
de la justice et de la société démocratique
Bjarne Melkevik
Il faut sans ambages se pencher sur la conception de modernité du droit
que nous propose le philosophe allemand Jürgen Habermas. Il faut aborder, analyser et réfléchir sur la signification que nous pouvons accorder aux
contributions philosophiques et théoriques qu’il nous offre tant sur le droit,
la démocratie, la délibération politique que sur d’autres thèmes touchant
encore la question juridique. Dans le paysage intellectuel, philosophique
ou encore juridique de notre contemporanéité, Habermas est indubitablement un penseur incontournable et certainement le plus prometteur pour
mettre les pendules à l’heure en ce qui concerne notre projet moderne et la
possibilité de droit qui doit l’accompagner.
HABERMAS, DROIT ET DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE
Bjarne Melkevik
Bjarne Melkevik
HABERMAS,
DROIT ET
DÉMOCRATIE
DÉLIBÉRATIVE
Collection Dikè
ISBN : 978-2-7637-9046-6
Les Presses de l’Université Laval
couverture Melkevik (Habermas).indd 1
11-02-04 09:32
DIKÈ
Collection dirigée par Josiane Boulad-Ayoub et Bjarne Melkevik
« Le soleil ne transgressera pas son
orbe (métra).
Ou alors les Érinyes, aides de la
justice, le découvriront. »
(Héraclite, Aphorisme 94)
Les Érinyes, déesses de la vengeance, dont Héraclite fait les auxiliaires
de la justice, se métamorphosent à la fin de l’Orestie d’Eschyle en bienveillantes Euménides. Fille de Thémis dans la mythologie, DIKÈ, alliée cependant
aux nouvelles divinités Athéna et Apollon, s’humanise dans la tragédie, se
laïcise, se politise en s’associant aux progrès de la démocratie, du débat juridique et politique, du développement des lois.
DIKÈ n’était pas, à Athènes, la mimésis d’une essence de la justice, elle
était à la fois l’idée abstraite du droit et, sous de multiples formes, l’action
judiciaire.
La collection « DIKÈ », comme la Pnyx et l’Agora athéniennes, offre un
espace public, un lieu de rencontre pour penseurs venus d’horizons et de
disciplines différents, du droit, de la philosophie du droit, de la philosophie
politique, de la sociologie, prêts à débattre des questions juridiques urgentes
et disposés à une critique aussi polymorphe et diverse que les structures
complexes du droit contemporain qu’ils tenteront de mettre à jour. Penseurs
persuadés que DIKÈ, élevée à la dignité autonome du concept, est toujours
enchaînée au juste et à l’injuste et que, privée de déterminations concrètes,
la justice n’est qu’une forme vide. Persuadés aussi que l’ambivalence des
structures juridiques invite à procéder à une enquête sur la généalogie des
formes historiques du droit.
Une liste des titres parus dans la collection est disponible à la fin de
l’ouvrage.
Habermas,
droit et démocratie délibérative
Bjarne Melkevik
Habermas,
droit et démocratie délibérative
Collection Dikè
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Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
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Mise en pages :
Maquette de couverture : Hélène Saillant
Logotype de la collection Dikè :
© Conception Céjibé inc. (Christian Boulad)
ISBN 978-2-7637-9046-6
ISBN-PDF 9782763710464
ISBN-ePUB 9782763711584
© LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal, 4e trimestre 2010
Les Presses de l’Université Laval
Pavillon Maurice-Pollack
2305, rue de l’Université, bureau 3103
Québec (Québec) G1V 0A6
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Contents
Avant-propos
Penser le droit et la démocratie
avec Habermas............................................................. 9
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître
Habermas ................................................................. 15
Autolégislation démocratique :
les auteurs et les destinataires du droit
dans la pensée de Habermas....................................... 51
Kant et Habermas
réflexions sur « la doctrine du droit » et la modernité
juridique.................................................................... 63
Pour en finir avec Carl Schmitt
Habermas devant le hobbisme
juridico-politique....................................................... 73
« Fondation » ou « sélection » des normes
plaidoyer pour une modernité
communicationnelle................................................ 103
Légitimité et légalité :
une intrerrogation habermasienne............................ 127
Modernité, droit et tolérance :
une reformulation communicationnelle................... 151
Légalité et légitimité :
réflexions sur les leçons de Weimar
selon David Dyzenhaus............................................ 169
Avant-propos
Penser le droit et la démocratie
avec Habermas
Il faut sans ambages se pencher sur la conception de modernité du droit
que nous propose le philosophe allemand Jürgen Habermas. Il faut aborder,
analyser et réfléchir sur la signification que nous pouvons accorder aux
contributions philosophiques et théoriques qu’il nous offre tant sur le droit,
la démocratie, la délibération politique que sur d’autres thèmes touchant
encore la question juridique. Dans le paysage intellectuel, philosophique ou
encore juridique de notre contemporaineté, Habermas est indubitablement
un penseur incontournable et certainement le plus prometteur pour mettre
les pendules à l’heure en ce qui concerne notre projet moderne et la possibilité de droit qui doit l’accompagner.
En toute modestie, l’objectif est de relever le défi philosophique de penser
le droit et la démocratie délibérative avec Habermas et, au-delà, de réfléchir
de façon critique au sens à accorder à une modernité juridique en continuelle
reconfiguration. Il s’agit, à partir de Habermas, de nous interroger sur la
direction et le sens que nous pouvons, ou que nous devons, accorder à ce
projet d’une modernité juridique qui ne repose, désormais, que sur les individus – sujets de droit – et sur l’assentiment démocratique qu’ils y mettent.
Il nous faut plus spécifiquement nous pencher sur la nécessité d’analyser et
de réfléchir les contributions de Habermas dans le domaine qui est le nôtre,
à savoir la philosophie du droit, et poursuivre jusqu’au bout ces réflexions
comme autant d’actes de dialogue en faveur d’une modernité juridique encore
inachevée.
Nos réflexions, en ce sens, ne se réduisent jamais à une quelconque
approche philosophique de « l’interprétation du texte » (si chère à la philosophie du droit française, belge, québécoise ou simplement francophone)
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Habermas, droit et démocratie délibérative
mais plutôt, a contrario, à une argumentation réfléchie dans le domaine de
la philosophie du droit. En tant que philosophie du droit de l’argumentation
(ou encore en tant que philosophie argumentative du droit), il s’agit là pour
nous, humblement, d’avancer vers la prise en compte la plus riche et la plus
inclusive possible quant aux différents aspects, thèmes et problématiques, se
rapportant à notre projet d’une modernité juridique à bâtir ensemble.
Depuis l’avènement, en 1991, du chef d’œuvre qu’est indubitablement
Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats [titre français : Droit et démocratie, Entre faits et normes],
des questions de philosophie du droit jouent un rôle éminent dans la pensée
habermasienne. C’est en fait à la fois un programme de recherche et un
aboutissement philosophique (et sociologique) qui s’annoncent, rationnellement, par ses écrits dans ce domaine : comme programme de recherche,
c’est un renouvellement intellectuel issu de ses recherches sur l’agir communicationnel ; comme aboutissement philosophique, c’est une théorisation du
souci démocratique qui a tant préoccupé Habermas, en théorie et en pratique,
depuis le début de sa carrière universitaire. De ce fait, nous pouvons dire,
sur le niveau architectonique, que son œuvre Théorie de l’agir communicationnel (1971) a ouvert trois cycles philosophiques que nous pouvons identifier d’abord par ses recherches sur l’éthique discursive dans les années 70 à
85, ensuite par celles sur le modèle démocratique du droit dans les années 85
à 95 et enfin par celles sur le paradigme d’une démocratie radicale et délibérative de 95 à aujourd’hui. Que ces trois cycles s’entrecoupent et s’inspirent
mutuellement – surtout en ce qui concerne la façon dont le modèle démocratique du droit se concrétise davantage et d’une façon fructueuse en profitant de la conception d’une démocratie radicale et délibérative – montre à
la fois la continuité et la complexité de sa pensée. Mais cela nous montre
surtout que la théorie de l’agir communicationnel demeure la clé pour aborder critiquement et réflexivement la pensée habermasienne du droit.
Tous les essais de notre livre réfléchissent sur le sens à accorder au projet
d’une modernité juridique en continuelle reconfiguration. L’objectif que
nous développons s’affirme donc plus ambitieux qu’un simple éclaircissement
de la pensée habermasienne et se veut une évaluation critique et une prolongation philosophique de celle-ci, en particulier en ce qui concerne les questions de droit et de modernité juridique. Ainsi nous espérons saisir par ce
biais le plus rationnellement possible les enjeux pratiques de cette même
modernité juridique. Nous poursuivons, en connaissance de cause, une
réflexion qui, en argumentant avec Habermas, creuse plus profondément et
explore d’autres contrées de notre univers juridique que celle explorée par
lui, mais surtout qui cherche à nourrir, approfondir et reconnaître le projet
juridique moderne comme faisant désormais irrémédiablement partie de
Avant-propos
11
notre horizon juridique contemporain. Que cela signifie d’ajuster les « bornes »
et d’affirmer, contre vent et marée, que toutes les interprétations et les pseudoarguments qui s’échangent aujourd’hui dans le domaine de la philosophie
du droit ou qui touchent la question du « droit », ne débouchent le plus
souvent que sur des impasses, ou des cul-de-sac sans lendemain, n’est en ce
sens que la conséquence rationnelle et la confirmation de la fonction que
nous attribuons, de la façon la plus réaliste possible, à une philosophie du
droit moderniste.
Ce livre prend, précisons-le, le relais de notre livre précédent, intitulé
« Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit », publié en 2002
(trad. Roumaine 2003 ; trad. Espagnol 2006). Il constitue la suite réflexive
de cet ouvrage de la manière précise où celui-ci l’annonce, l’exige même, tant
il fallait, philosophiquement et juridiquement, se pencher davantage sur la
question de « droit et démocratie délibérative » chez Habermas. En ce sens, il
s’agit maintenant d’honorer l’intérêt qu’avait suscité cet ouvrage précurseur
analysant la différence entre Rawls et Habermas dans le domaine de la philosophie du droit, mais aussi d’élucider l’insistance (et le refus) que nous
avons ouvertement manifesté face à l’emphase et à l’importation d’un langage
si alléchant, mais hélas si fallacieux, sur la Justice, le Bien, le Juste, le Beau,
pour remplacer et se substituer illégitimement à notre modernité juridique.
Bien évidemment, il s’agit des mêmes objectifs que nous poursuivons dans
le présent ouvrage où nous continuons encore à mettre un bémol critique
face à l’enthousiasme que suscite toujours l’idée d’un nouveau fondationalisme
ou l’engouement en faveur de l’idée si séduisante, mais hélas si destructrice,
d’un nouveau « vrai droit éthique ».
Si nous pouvions nous permettre un conseil de lecture, ce serait l’opportunité, dans un esprit de philosophie du droit, de commencer la lecture
du présent livre par un retour vers Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit. Ce livre fournit, défendons-le, plusieurs pistes de réflexion
qui s’accordent et qui trouveront leur aboutissement théorique (et philosophique) dans le présent livre. Ces deux livres forment ensemble, espérons-le,
une contribution significative à la réflexion à faire sur notre modernité juridique et sur la façon de penser, en toute lucidité, la possibilité de droit.
L’insistance que nous venons de mettre sur la philosophie du droit,
comme domaine de « problème », de « méthode » et de « l’épistémè », nécessite
maintenant une précision complémentaire. Nous avons en effet constaté que
les travaux de Habermas, traitant du droit et de la démocratie, n’ont suscité
que très peu (sinon de maigres) réflexions en langue française et, en règle
générale, sans aucune préoccupation ou connaissance significative de la
philosophie du droit ou, sur des questions centrales touchant notre projet
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Habermas, droit et démocratie délibérative
juridique moderne. Sans trop nous tromper, disons que c’est surtout dans
des disciplines factuelles telles que la sociologie, la politicologie, l’anthropologie, etc., qu’a été entreprise, bien que timidement, l’interprétation du livre
séminal de Habermas intitulé Droit et démocratie. Entre faits et normes. Les
résultats, selon nous, n’ont guère réussi à honorer la complexité de la réflexion
de Habermas, ni à saisir adéquatement les enjeux entourant la question de
modernité pour le droit. Cela relève, en fait, des occasions manquées.
Certes, une des raisons de cette situation a été la persistance du malentendu entre Habermas et les sociologues (et les autres théoriciens des sciences factuelles) qui se sont installées à partir des années soixante-dix. Rappelons
uniquement qu’après l’euphorie (et l’ivresse) sociologique suscitée par La
technique et la science comme « idéologie » et Connaissance et intérêt de
Habermas, ces sociologues se sont ensuite sentis trahis par les livres qui ont
suivi, d’où leur subit engouement pour Niklas Luhmann qui leur offrait un
soi-disant « système de droit » (ou « autopoïétique du droit ») comme substitut cognitif pouvant facilement remplacer le problème d’une « réalité »
devenue trop encombrante. Tel des affamés, ils se sont jetés, corps et âme,
sur ce placebo de circonstances et sur l’idée de faire de la sociologie du droit
sans « objet », sans « droit » et sans « modernité ». Qui pouvait douter que les
résultats ne seraient ni satisfaisants, ni convaincants ?
Le temps est à présent propice pour construire un pont, une nouvelle
entente, entre la sociologie du droit et la philosophie du droit. Le fait que
Habermas ait intitulé son livre Faktizität und Geltung. Beiträge zur
Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats. [Littéralement
traduit : Facticité et validité. Des considérations sur la théorie discursive des droits
et l’état du droit démocratique] annonce déjà une telle possibilité de réconciliation, d’entente. En effet entre la « facticité » et la « validité », se profile
inévitablement la tension entre la sociologie et le juridique puisque ces
concepts ouvrent des programmes de recherches à entamer à partir d’un sens
communicationnel des interactions sociales. Habermas apporte d’ailleurs des
paramètres théoriques pour aborder, d’une façon originale, la question d’une
« factualité » où se situent les interrogations sur le « droit », de même que sur
la factualité des différents acteurs et contextes pouvant se rapporter pratiquement à la question et à la possibilité de « droit ».
L’affirmation pratique et épistémologique (de même que méthodologique) insistant sur le fait que nous n’avions guère d’accès privilégié à la « réalité », ou encore la constatation que les « normes n’existent pas en réalité »,
signalent que le chemin théorique devant être exploré pour la réalisation de
tels programmes est de première importance. S’il semble clair que la sociologie du droit a largement fait du mal à sa propre entreprise théorique et
Avant-propos
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pratique en négligeant la philosophie du droit (et en la remplaçant le plus
souvent par un placebo plus manipulable et plus politiquement correct), nos
recherches s’évertuent modestement a contrario à dessiner, proposer et œuvrer,
quant à la question du « droit », en faveur d’une telle entente entre les sciences factuelles et la philosophie du droit . En somme, nous n’avons que la
conviction qu’une telle entente doit se faire au bénéfice d’un éclaircissement
communicationnel à l’égard du « droit » et également en faveur de la possibilité d’honorer les attentes pratiques investies dans la modernité juridique.
Envisagé de cette façon, notre livre n’est qu’une « pièce à conviction » en vue
d’une réconciliation, d’une entente qui reste encore à construire.
Ce livre est composé de conférences et d’articles prononcées ou écrits à
différentes occasions et animé par un objectif très clair adopté dès le début,
à savoir de pouvoir constituer à la fin ce livre sur Habermas, droit et démocratie délibérative. Nonobstant l’objectif initial, il est toutefois inévitable qu’il
existe un certain chevauchement entre les différents essais. C’est pourquoi
nous sommes intervenus à plusieurs reprises pour réécrire certaines parties,
effacer tel ou tel chevauchement et pour modifier quelques expressions qui
ne nous satisfaisaient plus. Nous avons également pris soin d’actualiser nos
références bibliographiques (ce qui s’atteste le plus souvent par un décalage
anachronique entre la date de la rédaction initiale de notre conférence/
article et la date des références bibliographiques données par la suite).
Pourtant, nous ne prétendons pas avoir écarté toute redondance, car à la
limite cela ne serait même pas souhaitable vu la préoccupation heuristique
que témoignent nos essais. Escomptons plutôt sur l’effet pédagogique, sachant
que plusieurs (si ce n’est la plupart) de nos lecteurs n’ont certainement que
de rudimentaires connaissances de la philosophie du droit et d’Habermas,
et qu’une telle stratégie argumentative ne peut que leur être préférable et
profitable.
Soulignons également que chaque essai se veut une route singulière où,
suivant notre jugement, se joue (et se déjoue) le sens de la modernité juridique vue par la philosophie du droit. Nous sommes là dans la position d’un
grimpeur des montagnes, ou encore un alpiniste intrépide, optant immanquablement chaque fois en faveur d’une nouvelle route vers le sommet de la
montagne. Si pour l’alpiniste le « sommet » représente l’objectif à atteindre,
il doit composer avec les différentes routes « ouvertes » et « expérimentées »,
de même qu’avec les démarches physiques et de volonté pour y arriver ; il
s’en suit que le « sommet » ne peut qu’être véritablement valorisé et évalué
que par d’autres alpinistes qui se disposent de suivre le chemin parcouru.
Écrire de la philosophie du droit n’est en fin de compte pas si différent, cela
dépend en fait de l’objectif recherché ou à atteindre, mais aussi, soulignonsle, des routes discursivement ouvertes et argumentées, telles qu’elles sont là
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Habermas, droit et démocratie délibérative
pour toujours jeter plus de lumière, d’arguments et de raison sur la question
d’une modernité juridique inlassablement soumise à la reconfiguration
continuelle que lui font subir les individus.
Un parcours philosophique et intellectuel :
connaître Habermas
Pour des raisons maïeutiques, nous avons délibérément réservé nos
remarques biographiques sur Habermas et sur ses réalisations intellectuelles à une brève introduction avant d’entrer, proprement dit, dans nos
analyses/dialogues. Comme nous l’avons déjà indiqué dans nos avantpropos, un brin de lucidité nous interdit de préjuger, trop hâtivement,
que tous nos lecteurs ont acquis une connaissance accrue de Jürgen
Habermas ou du rôle intellectuel qu’il a joué (et qu’il joue inlassablement)
dans la philosophie, la sociologie, la science politique, l’anthropologie,
les études culturelles, l’histoire, la philosophie du droit et dans tant
d’autres domaines de la réflexion humaine. Une présentation succincte,
sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous semble indéniablement utile
pour le lecteur n’ayant pas encore eu le plaisir de se familiariser ni avec
l’œuvre d’Habermas ni avec les avancées théoriques défendues par lui.
De ce fait, nos propos ne servent, avant tout, qu’à préparer le terrain
intellectuel que nous occuperons par la suite dans une perspective de
philosophie du droit1. Nos propos servent en fait à fournir des repères
tant biographiques que politiques et philosophiques pour comprendre le
rôle et l’estime dont jouit Habermas dans la topographie intellectuelle
de notre temps. Ceci nous amène à introduire, dès à présent, certains
repères philosophiques qui se rapportent à nos dialogues avec Habermas
et qui guideront par la suite nos analyses et nos réflexions quant à son
œuvre.
1. Par souci d’économie et de clarté de nos propos, nous ne mentionnons qu’un strict minimum de références ici. Pour l’œuvre d’Habermas, qu’ils s’agissent aussi bien de livres,
d’articles, d’interviews, de notes, etc., nous renvoyons le lecteur à notre bibliographie. Le
même choix a été fait en ce qui concerne la littérature secondaire examinant Habermas
et son œuvre.
16
Habermas, droit et démocratie délibérative
Quelques repères biographiques
Né le 18 juin 1929 à Düsseldorf, en Allemagne, c’est toutefois dans la
petite ville de Gummersbach qu’Habermas passe sa jeunesse. Il a grandi dans
une famille de classe moyenne où le père était responsable de la Chambre
industrielle et commerciale, son grand-père agissant à titre de directeur du
séminaire et pasteur protestant. Signalons qu’Habermas est né avec un « becde-lièvre » qui a été opéré lors de sa jeunesse. Une des conséquences malheureuses de cette « malformation » a été qu’Habermas a eu de vrais problèmes
à se faire comprendre par les jeunes de son âge et à s’insérer harmonieusement
dans leur monde. Il était souvent mis de côté et ignoré par les autres jeunes
qui ne comprenaient pas ce qu’il disait. Habermas a ainsi vécu l’importance
de la communication comme moyen d’intégration et il a ressenti, dans sa
peau et dans son âme, comment un individu, ayant des problèmes de communication, peut être marginalisé et se sentir de trop.
Son père est devenu membre du parti nazi (NSDAP) en 1933, mais il
ne s’agit pas, à proprement parler, d’une famille nazie mais plutôt d’un foyer
qui s’accommodait tranquillement avec le régime nazi, dans un sens de
naziphilie, sans pour autant s’engager activement dans celui-ci. À la fin de la
deuxième guerre mondiale, en 1944, c’est à l’âge de 14 ans qu’Habermas
devient lui-même membre de l’organisation de la jeunesse nazie, le Jungvolk.
En 1945, dans les derniers mois de la guerre, il sera mobilisé comme soldat,
à l’instar de la plupart des garçons de 15 ans, pour combattre sur le front
Ouest. Toutefois, l’unité d’Habermas ne participera pas au combat. C’est
uniquement après la guerre qu’Habermas, comme tout citoyen allemand
moyen, découvre l’horreur et la vérité sur le régime nazi par la presse, par les
documentaires, les livres savants et les autobiographes mais surtout par le
choc ressenti face aux révélations faites aux procès de Nuremberg. En conséquence, il se dépeint lui-même, par sa formation morale et politique, comme
étant redevable à la rééducation états-unienne de l’Allemagne d’après-guerre.
D’où l’importance que prend pour lui les leçons à tirer du régime nazi, comme
test de normativité, en vue de chasser le passé et surtout pour travailler en
faveur d’un enracinement sincèrement démocratique de l’Allemagne.
C’est néanmoins avec un esprit largement apolitique qu’il termine son
gymnasium (lycée), après la guerre. Certes, Habermas fréquente le petit libraire
communiste de Gummersbach et achète les classiques du marxisme-léninisme,
mais il n’y adhérera guère idéologiquement. C’est le paradigme d’un marxisme
occidental qui suscitera son intérêt. Si c’est un esprit questionneur, peut-être
même un peu contestataire, qui se découvre, il est aussi juste d’expliquer que,
dès sa jeunesse, il se distingue en tant que lecteur glouton. Pendant cette
période, Habermas s’investit dans la lecture. En lecteur assidu, il se jette,
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
17
littéralement parlant, sur tous les livres qui lui semblent intéressants et s’instruit, souvent d’une façon assez indisciplinée, dans tous les domaines du
savoir humain.
Habermas se consacre à ses études universitaires de 1949-1954. Il fréquente, successivement, l’Université de Göttingen (1949/1950), de Zürich
(1950/1951 et de Bonn (1951-1954) où il étudie d’abord la philosophie,
ensuite la psychologie et enfin l’histoire. Son professeur de philosophie était
Erich Rothacker qui l’initie à la philosophie idéaliste allemande (Emmanuel
Kant ; George Wilhelm Friedrich Hegel ; Johan Gottlieb Fichte et Friedrich
W.J. Schelling), à l’herméneutique allemande (Wilhelm Dilthey), à la phénoménologie (Edmund Husserl ; Eugen Fink et Ludwig Landgrebe) et à
l’anthropologie philosophique (Max Scheler ; Helmuth Plessner ; Arnold
Gehlen). La philosophie de Martin Heidegger joue un rôle charnière dans
ses années de formation universitaire puisqu’elle lui fait découvrir, sur le tard,
la profondeur de son adhésion au régime nazi et de son silence coupable,
après la guerre, quant à ses engagements politiques en faveur de celui-ci, de
même que le refus de l’autoréflexion critique et morale auquel il a été mêlé
et qu’il a cautionné. Cette déception à l’égard de Heidegger – nous y reviendrons par la suite – se conjugue d’ailleurs avec une désillusion grandissante
quant à l’Université allemande et la formation universitaire où Habermas a
l’impression que ses professeurs ont littéralement repris leurs cours « d’avant
1933 » et qu’ils agissent comme si rien ne s’était produit, comme si le monde,
dont fait partie l’Allemagne, n’avait pas passé par un désastre moral et politique, comme si un renouvellement intellectuel n’avait pas raison d’être
entrepris et surtout pas dans le curriculum universitaire.
C’est ainsi qu’Habermas, sur le plan personnel, se lance dans l’étude des
idées existentialistes françaises, de la littérature et de l’art (jugé auparavant)
subversif, de l’anthropologie, de la sociologie et ainsi de suite. Il s’enrichit
intellectuellement, en parallèle, par un cursus de lecture propre à lui et en
annexe de la formation universitaire reçue. C’est aussi pendant ses années
estudiantines qu’Habermas noue des liens d’amitiés avec Karl-Otto Apel qui
jouera par la suite un rôle intellectuel important pour le développement de la
philosophie habermassienne. Or son premier doctorat (i.e. une maîtrise de
recherche suivant les standards d’aujourd’hui), couronnant le cursus d’une
formation générale centrée sur la philosophie avec une étude sur le philosophe
Friedrich W. J. Schelling à l’Université de Bonn en 19542, est ainsi fidèlement
pensé à l’intérieur des assises classiques de l’idéalisme philosophique allemand.
2. Habermas, Jürgen, Das Absolute et die Geschichte. Von der Zweispaltigkeit in Schellings
Denken [L’absolu et l’historie. Recherche sur la philosophie des Âges du monde de
Schelling], Thèse non publiée, 1954.
18
Habermas, droit et démocratie délibérative
Des 1954 à 1956, Habermas travaille comme journaliste « pigiste » en
écrivant des articles pour Frankfurter Allgemeine Zeitung, Handelsblatt,
Merkur, etc. Il est considéré comme un « touche à tout », écrivant sur des
questions sociales, sur le monde du travail, sur l’art et l’industrie culturelle
et préparant des comptes-rendus de livres, etc. Sur le plan intellectuel, ce
sont les œuvres d’Herbert Marcuse et de Karl Marx qui marquent ces années.
Il se met également à l’étude des deux phares du marxisme occidental que
sont Georg Lukacs et Karl Korsch. Mentionnons également la lecture de Karl
Löwith et son livre sur l’hégélianisme de gauche et l’importance des écrits
philosophiques du jeune Marx (en amont donc des écrits marxiens sur la
critique de l’économie politique) qui seront également très importants pour
l’orientation philosophique d’Habermas. Simultanément il débute la lecture
de Sigmund Freud, ce qui le met en ligne avec l’École de Francfort et le
nouvel intérêt pour des études freudiennes. Chose importante, Habermas
affichait, dès 1956, une sensibilité philosophique indépendante qui lui était
propre et qui lui permettra, par la suite, de rester critique à l’égard des maîtres de la pensée francfortoise. Enfin, Habermas épouse Ute Wessenhoeft3
en 1956.
Cette même année, Habermas entre officiellement en contact avec l’École
de Francfort, ou plus spécifiquement avec l’Institut de recherche sociale (i.e.
Institut für Sozialforschung), et surtout avec le philosophe et le sociologue
de la culture Theodor W. Adorno. Adorno était, avec Max Horkheimer, un
des fondateurs de l’École de Francfort et le codirecteur de l’Institut mais
surtout un intellectuel fameux et respecté. Habermas devient ainsi l’assistant
de recherche d’Adorno et il travaille pour lui de 1956 à 1959. Il sera le premier « goy » [i.e. non juif ] dans un Institut qui, dès le début, a été célèbre
pour ses intellectuels juifs, quoique tous plutôt, grosso modo, non-confessionnels. Or, les travaux fondateurs de l’École de Francfort, à savoir la « théorie
critique », ne sont toutefois pas accessibles à Habermas et on n’y fait d’ailleurs
aucunement référence. Habermas arrive trop tard à l’Institut et s’il sera par
la suite désigné comme le successeur philosophique légitime, ou encore en
tant que leader de la deuxième génération de l’École de Francfort, une telle
désignation, en soi très élogieuse, n’a guère beaucoup de sens vue la situation
réelle4. C’est en effet Adorno et Horkheimer eux-mêmes qui ont enterré,
3. Du mariage avec Ute Wessenhoeft est né trois enfants : Tilmann (1956), Rebekka (1959)
et Judith (1967).
4. La « deuxième génération » de l’École de Francfort est généralement considérée comme
constituée autour de Jürgen Habermas, Alfred Schmidt, Hermann Schweppenhäuser et
Oscar Negt. Suivant la mythologie « francfortoise » c’est à partir de Jürgen Habermas que
s’instaure ensuite la troisième génération. La quatrième génération doit donc être ­constituée
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
19
personnellement et philosophiquement, le projet d’une théorie critique et
qui ont engagé l’Institut sur des voies philosophiques qui ne riment à rien
avec ses prémisses « critiques » initiales. Il est d’ailleurs douteux philosophiquement, sinon impossible intellectuellement, d’affirmer que les travaux
d’Adorno et de Horkheimer soient vraiment « critiques » après 1943. Aussi,
ce n’est que tardivement, après avoir quitté l’Institut, qu’Habermas prend
connaissance de la théorie critique initiale. Ce qu’il en retient, bien que
tardivement, est surtout l’importance du paradigme de l’interdisciplinarité
et du rattachement à faire entre la philosophie et les sciences sociales.
Pendant ses années à l’Institut, Habermas inaugure un cycle d’études
philosophiques et sociologiques combinant une lecture freudienne et une
nouvelle approche de Karl Marx5. Rappelons de ce fait que si les études sur
Marx (pour ne rien dire des produits culturels et idéologiques connus sous
l’étiquette du « marxisme » ou du « marxisme historique ») sont extrêmement
variées (et s’accordent habituellement plutôt mal l’une avec l’autre dû au fait
que le « marxisme » est sans doute devenu le domaine de fantaisie philosophique par excellence !), Habermas y ajoute une touche hégélienne, freudienne, francfortoise et lukacsienne bien a lui. Horkheimer, l’autre directeur
de l’Institut, trouve toutefois qu’Habermas est trop « gauchiste », ou encore
marxisant, et le pousse effectivement (ou pour le dire franchement : le congédie véritablement) hors de l’Institut. Rétrospectivement, sur le plan philosophique, notons que si Habermas revient à plusieurs occasions et de façon
réflexive sur la philosophie d’Adorno, il ne manifeste en règle générale, à
l’égard de Horkheimer, qu’une discrétion philosophique de courtoisie sans
beaucoup d’enthousiasme6.
par le « successeur légitime » prenant le flambeau après Habermas. Notons qu’il ne s’agit
ici, pour nous, que de charabia métaphysique sans aucune portée rationnelle. Toute cette
question de « génération » et de « successeur légitime » sera écartée par nous. C’est d’ailleurs
un paradoxe que tout le monde semble avoir oublié que c’était H. Marcuse qui, jusqu’à
sa mort en 1979, était considéré, « couronné », en tant que « successeur légitime » !
5. Bien qu’Habermas ait lu Marx auparavant, c’est en 1957 qu’il se penche sur « la critique
de l’économie politique ». Il a donc suivi un parcours de lecture à l’inverse de ce qui était
normal dans les cercles d’étude marxiste où la lecture commence avec « Le Capital » – et
se soumettant le plus souvent aux consignes particulières développées par F. Engels – pour
ensuite analyser les œuvres philosophiques, dites de « jeunesse », comme n’étant donc que
préparatoires ou « humanistes » et donc sans portée véritable.
6. Ce qui n’empêche pas pour autant Habermas d’avoir écrit plusieurs articles sur l’œuvre
de Horkheimer, voir Jürgen Habermas, Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique,
Paris, Cerf, 1994, p. 51-67 (Max Horkheimer : À propos de l’évolution de sa pensée), et
p. 69-83 (À propos de la phrase de Horkheimer : « Sauvegarder un sens inconditionné
sans Dieu est chimère »). Notons pourtant le fait que le 1er texte est publié d’origine dans
un recueil de Alfred Schmidt et que le deuxième texte est dédié à ce même Alfred Schmidt
20
Habermas, droit et démocratie délibérative
Quant au travail scientifique d’Habermas à l’Institut de recherche sociale
de Francfort, il faisait partie, de 1957 à 1960, d’un projet de recherche examinant la participation et la conscience politique chez les étudiants allemands.
Il s’agissait d’une enquête sociologique où Habermas se concentre, individuellement, sur la question et la signification entourant la participation
démocratique réelle des étudiants en tant qu’indicateurs majeurs permettant
de comprendre la conscience politique chez ces derniers7. D’avoir une
conscience politique extériorisée et le fait de réaliser celle-ci dans une direction démocratique manifeste, selon Habermas, un souci démocratique qui
met un bémol à l’insistance sur la politique des parties et sur la conquête du
« pouvoir » ou du « gouvernement ». En fait, Habermas relativise la position
orientée unilatéralement vers les leviers étatiques de la politique. C’est le
paradigme de la démocratie comme mode de vie moderne qui prend ici sa
première formulation habermasienne. C’est cette thèse de la démocratie en
tant que vie moderne qui sera reprise par Habermas de façon récurrente et
de plus en plus approfondie pendant les années à venir.
Plus important encore, Habermas travaille également, de 1957 à 1961,
sur la thèse d’habilitation lui permettant d’agir comme professeur d’université. Celle-ci est sensée se réaliser sous la direction de T. Adorno et être
défendue à l’Université de Francfort. Or, pour des raisons nébuleuses ou
hypothétiquement rattachées à l’événement survenu entre Habermas et
Horkheimer, Adorno n’accepte plus cette thèse d’habilitation. Habermas sera
ainsi obligé de s’adresser au professeur Wolfgang Abendroth de l’Université
de Marbourg8, un homme de gauche, partisan d’un marxisme occidental
engagé, proche du mouvement des étudiants contestataires. C’est donc en
1961 à Marbourg qu’Habermas soutient, avec succès, sa thèse d’habilitation
intitulée en français : « L’espace public : archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise ». Comme le titre l’indique,
il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude classique de philosophie ou
d’histoire, mais davantage d’une analyse sociologique-historique réalisée avec
des moyens philosophiques.
pour son 60e anniversaire. Sur le plan philosophique Alfred Schmidt peut être appelé le
« fils spirituel » (ou intellectuel) de Max Horkheimer et le fait de discuter la philosophie
horkheimerien avec lui représente surtout un procédé subtile pour discuter la philosophie
d’Alfred Schmidt par ce bais ou simplement par d’autres moyens.
7. Jürgen Habermas, Ludwig von Friedeburg, Christoph Oehler et Friedrich J. Weltz, Student
und Politik : Einer Soziologische Untersuchung zum politischen Bewusstsein Frankfurter
Studenten, Neuwied-Berlin, Hermann Luchterhand, 1961.
8. Le 6 mai 2006, Habermas a prononcé la conférence inaugurale dans un colloque à
Francfurt-am-Main à la mémoire de Wolfgang Abendroth (1906-1985).
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
21
D’abord « privat-dozent » à l’Université de Heidelberg, soutenu par
Hans-Georg Gadamer et Karl Löwitz, il est par la suite « appelé », en 1962,
pour occuper un poste de professeur en philosophie, extraordinaire puisque
sans chaire – une position à ce moment extrêmement rare. Il résidera à
Heidelberg, de 1962 à 1964, pour alors se ruer sur la philosophie pragmatique états-unienne (Charles Sanders Peirce, John Dewey et George Herbert
Mead) qu’il étudie minutieusement.
Habermas retourne, fortement soutenu par Adorno cette fois, à l’Université de Francfort en 1964. Il reprend la chaire de philosophie et de sociologie auparavant occupée par Max Horkheimer. Le fait qu’Habermas reprenne
ce poste a servi à renforcer le mythe de la « deuxième génération » de l’école
du Francfort. Il occupera cette chaire de 1964 à 1971.
La vie universitaire d’Habermas vire pourtant, dans un contexte « gauchiste » (nous reviendrons par la suite sur les événements), au vinaigre. C’est
comme un « exilé » qu’il accepte, en 1971, le poste de directeur de recherche
à Max-Planck-Institut à Starnberg, non loin de Munich. Notons toutefois
qu’Habermas garde officieusement un lien avec l’Université de Francfort où
il demeure formellement « professeur externe » de 1975 à 1982. L’absence de
contenu réel de cet attachement et l’hostilité que le milieu universitaire
francfortois manifeste à son égard, découragent Habermas.
Or, c’est à partir des années 70 (avec des préalables théoriques nonnégligeables avant cette date) que se produit lentement, étape par étape, le
« tournant linguistique » dans la pensée habermassienne. Ses « Geuss lectures »
à l’Université de Princeton en 1971, de même que le débat avec (et contre)
Luhmann, la même année, témoignent amplement de ce « tournant ». Il s’agit
pourtant d’un programme de recherche qui ne fait que débuter et qu’il
poursuit largement par la suite à Starnberg, dès 1971 à 1982, pendant ses
années comme directeur de recherche à l’Institut Max-Planck (Max-PlanckInstitut zur Erforschung der Lebensbedingungen des wissenschaftlich-­
technischen Welt).
C’est sur un fond de controverse aiguë qu’Habermas quitte l’Institut
Max-Planck en 1982. En effet, il est en profond désaccord avec l’orientation
scientifique poursuivie par l’Institut et le fait savoir publiquement. C’est
surtout le manque de financement et le destin incertain de son propre centre
de recherche, l’« Institut für Sozialwissenschaften » (Institut pour la recherche
scientifique sociologique), qui font déborder le vase. En mai 1981 Habermas
renonce, une première fois, à son emploi et menace publiquement de s’exiler
aux États-Unis et de continuer sa carrière là-bas en tant qu’exilé académique.
La nouvelle agit comme une onde de choc dans le monde universitaire allemand où la fierté de ses universités fait l’objet d’un orgueil national. Un
22
Habermas, droit et démocratie délibérative
compromis intervient donc et Habermas retourne à son Centre. La situation
demeure toutefois intolérable et la perspective de quitter l’Allemagne devient,
en 1982, imminente. Un compromis et une proposition venant de l’Université de Francfort le retiennent finalement en Allemagne et il retourne à
Francfort, début avril 1983. Vu les déboires d’Habermas avec les institutions
universitaires allemandes, qui demeureront constantes jusqu’en 1982, c’est
un paradoxe de constater que 1981 représentait l’année de parution de sa
Théorie de l’agir communicationnel qui le placera, triomphalement, sur l’avantscène mondiale en philosophie et en sociologie.
De 1982 à 1994, Habermas restera professeur de philosophie et de
sociologie à l’Université de Francfort. Il effectue des recherches de plus en
plus poussées sur la théorie de l’agir communicationnel et sur les conséquences, tant paradigmatiques que pratiques, de cette voie de réflexion dans les
différentes branches des sciences humaines. Certainement au sommet de sa
carrière universitaire, Habermas attire des étudiants de l’Allemagne et bien
sûr d’un peu partout dans monde. Cette époque francfortoise est sans doute
très fertile pour Habermas tant au niveau de la recherche que des publications ;
nous y reviendrons par la suite.
À la retraite (et professeur émérite) depuis 1994, Habermas enseigne
encore régulièrement aux États-Unis et ailleurs. Il est devenu professeur
associé « permanent » à Northwestern University in Evanston, Illinois, aux
États-Unis, où il est régulièrement en charge de deux séminaires, de même
que « Theodor Heuss Professor » à The New School, New York. S’ajoutent
de multiples invitations pour participer aux colloques et aux événements
universitaires partout dans le monde. Il s’agit, en somme, d’une retraite
bien active puisqu’Habermas a, les dernières années, intensifié sa production
philosophique et élargi sa portée vers des nouveaux domaines. En somme,
Habermas est devenu aujourd’hui une superstar intellectuelle et philosophique.
L’engagement politique et l’espace public
Il faut comprendre qu’une partie de la réputation, ou de l’image publique d’Habermas, d’une façon privilégiée en Allemagne, n’a pas été forgée,
proprement dit, par sa carrière académique et encore moins par ses livres.
Pour une grande partie de la population allemande, c’est l’image de professeur
engagé ou de « gauche » qui a retenu l’attention et à laquelle on a associé
Habermas. Il faut, en conséquence, examiner cette réputation et insister sur
le fait qu’il s’est incontestablement engagé comme partisan d’une politique
sociale-démocrate plutôt « gauchisante » et ce, depuis maintenant 60 ans.
Avant d’examiner cette dimension biographique introduisons deux précisions.
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
23
Premièrement, soulevons d’abord le fait qu’Habermas n’a jamais
revendiqué le titre d’« intellectuel public » dans le sens français du terme.
Il protestera avec vigueur contre une telle dénomination en défendant
notamment que l’intellectuel n’a aujourd’hui aucun privilège dans l’espace
public et qu’il doit, avant même de s’engager, renoncer à tout rôle de
« conscience », d’« éveilleur », d’« éclaireur », etc., pour ne se présenter que
lui-même, à savoir comme tout autre citoyen intéressé ou simplement
soucieux des affaires publiques9. Pourtant, Habermas a été un citoyen plus
qu’engagé. En se situant à « gauche », il a pris très au sérieux son rôle
d’homme de parole publique, comme intellectuel-citoyen, s’adressant à ses
cosociétaires.
Deuxièmement, soulignons que toute énumération des prises de
paroles et des positionnements intellectuels d’Habermas pècherait par
incomplétude. Il y en a trop ! Mentionnons, pêle-mêle, ses combats pacifistes en 1952 en faveur de la neutralité militaire d’Allemagne (et donc,
paradoxalement, l’acception implicite de la proposition de pacte qu’avait
proposée Staline en 1951 à l’Allemagne), sa lutte contre la « militarisation »
de l’Allemagne dans les années 50 et 60, son opposition au stationnement
des roquettes Pershing de 70, ses articles, à partir de 1972, contre le « néoconservatisme » et le thatchérisme en Allemagne, sur la réunification de
l’Allemagne après la chute du Mur, sur (et contre) l’eugénisme, sur la
technologie génétique visant à améliorer la race humaine, sur l’idée d’un
« parc zoologique humaine », sur le « patriotisme constitutionnel »10 et le
sens d’une appartenance identitaire moderne et ouverte, ou encore ses écrits
en faveur d’une « moralisation » de la politique internationale, ou en faveur
d’un armistice à l’égard de la foi religieuse et des dialogues interreligieux
respectueux et tolérants, etc… Habermas a été de tous les débats en
Allemagne en publiant, presque tous les mois, des interventions (articles,
9. Ce qui signifie qu’Habermas revendique une distance entre son œuvre philosophique et
ses interventions publiques. Ses interventions publiques ne sont donc pas de la « philosophie appliquée », ou une quelconque conséquence logique de son travail de philosophe.
Nous estimons, quant à nous, que ses interventions publiques comptent pour elles-mêmes
et peuvent donc librement exprimer différentes formes de « souci » du citoyen quant à la
démocratie, à la morale ou l’éthique, à la politique (nationale ou internationale), etc., sans
être redevables à une conception philosophique.
10. Ce n’est pourtant pas Habermas qui a forgé ce concept ; le concept vient du constitutionnaliste allemand Dolf Sternberger ; cf. idem, Patriotismo constitucional, Bogota, Universidad
Externado de Colombia, Serie de teoria juridica y filosofia del derecho, no 19, 2001. Sur
le patriotisme constitutionnaliste, voir l’étude de Frédérick-Guillaume Dufour, Patriotisme
constitutionnel et nationalisme. Sur Jürgen Habermas, Montréal, Liber, 2001.
24
Habermas, droit et démocratie délibérative
lettre ouverte, entretiens, etc.), ­entretenant même la « polémique » sur les
questions débattues ou qu’il souhait se voir discuter11.
Ceci dit, examinons maintenant plus attentivement certaines de ses
interventions politiques majeures et d’actualité pour, précisément, avoir une
idée d’Habermas comme homme publique. La sortie contre Heidegger en
1953, les engagements « soixante-huitard », les positions publiques sur la
« querelle des historiens », l’algarade avec les postmodernes et la « querelle »
sur l’Europe et l’européanisme, sont des exemples qui peuvent servir à alimenter nos propos.
C’est en effet, dans un perspectif historique, le « commentaire » sur la
republication, en 1953, de la série de conférences de Martin Heidegger
intitulée « Introduction à la métaphysique » – des conférences datant de 1935
et des années sombres du nazisme –, qui font connaître, pour la première
fois, le nom d’Habermas auprès du public allemand12. Habermas critique
vigoureusement ce qu’il conçoit comme la coloration hitlérienne qui perdure
dans ce livre et condamne le silence coupable que Heidegger perpétue quant
à son sous-service idéologique au régime nazi, mais surtout, il s’en prend au
mutisme allemand sur les crimes nazis qui régnait dans l’Allemagne de Konrad
Adenauer. Habermas déplore le fait que l’Allemagne des années 50 n’arrive
pas à gérer son passé d’une façon ouverte et démocratique. Il est navré de
constater que les séquelles et l’ombre de l’époque nazie pèsent sur le monde
intellectuel allemand et surtout sur l’Université. Au-delà du « cas Heidegger »,
on décèle, de l’article d’Habermas, une préoccupation aiguë pour la question
de l’enracinement socio-historique de la réflexion philosophique et sa portée,
mais surtout un souci pour le projet de rééducation morale et politique de
l’Allemagne. Cette rééducation, qui ne s’enracine pas correctement suivant
les lignes de raisonnement d’Habermas, ne pourra être faite que si notre
compréhension sur ce qui a dérapé ne rejoint pas une prise en compte morale
et politique du passé. Cette prise en compte, il la situe subtilement dans une
politique de « gauche » et à l’opposé de celle d’Adenauer. Le thème de rééducation morale et politique de l’Allemagne fait d’ailleurs régulièrement surface
chez Habermas et nous le retrouvons, entre autre, dans le « querelle des
historiens » ; nous y reviendrons sous peu.
11. Voir, Jürgen Habermas, De l’usage public des idées. Écrits politiques, 1900-2000, Paris,
Fayard, 2005, et idem, Une époque de transitions, Écrits politiques, 1998-2003, Paris, Fayard,
2005. Cf. Daniel Ipperciel, Habermas : le penseur engagé. Pour une lecture « politique » de
son œuvre, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003.
12. Jürgen Habermas, « Penser avec Heidegger contre Heidegger », original dans Frankfurter
Allgemeine Zeitung, le 25 juillet 1953 ; repris dans idem, Profils philosophiques et politiques,
Paris, Gallimard, 1974, p. 89-99.
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
25
Les engagements et les prises de position des années 60 concrétisent les
intentions morales et politiques d’Habermas. C’est comme penseur de
« gauche » ou encore comme « néo-marxiste » proche du mouvement étudiant
radical et socialiste, qui se remarque. Dans ses recherches sur « la politique
et les étudiants », mentionnées précédemment, Habermas avait effectivement
désigné la politique universitaire comme étant le foyer de ses réflexions
politiques où s’ajoutaient des thèmes à la mode tel que, notamment, la
question concernant le réarmement de l’Allemagne, le mouvement de paix,
la culture de masse et surtout la guerre en Viêt-Nam. En 1967, Habermas
participe, avec Herbert Marcuse, à un énorme défilé contre la guerre (ou
pour être exact : contre l’engagement militaire des États-Unis) au Viêt-Nam.
Habermas joue effectivement un rôle clef, en tant qu’intellectuel « critique »
ou encore en tant que caution politique, pendant les événements contestataires avant 68 en Allemagne et un peu partout dans le monde, mais sans
pour autant souscrire à tous les présupposés idéologiques en vogue. En fait,
il se sert des mouvements contestataires pour répandre ses idées qualifiées de
« gauche » alors qu’en même temps les dits mouvements profitent du nom
« Habermas » pour obtenir une légitimité théorique.
Habermas se met effectivement à la disposition de la contestation étudiante par un torrent d’articles, d’interviews et de « tribunes » ce qui ont pour
résultat de lancer son nom sur la scène intellectuelle allemande. Les engagements « soixante-huitards » ou, autrement dit, les débats avec le mouvement
de contestation étudiante prennent, dans les années 60 et 70, beaucoup du
temps et de l’énergie d’Habermas. Ses innombrables articles sur l’Université,
la pédagogie universitaire, la culture et la politique, etc. rejoignent les préoccupations des jeunes étudiants plus radicaux13. S’il avait en effet pu apparaître, jusqu’à ce moment de sa carrière, comme le pourfendeur des
conservateurs nostalgiques du passé, des « réactionnaires », ou encore un
partisan de la « gauche » marxien-hégélien aux contours extrêmement flous
plus philosophiquement que pratiquement, ses interventions nous révèlent
amplement la fausseté d’une telle impression hâtive. Habermas fut initialement plus que sympathique à l’égard du mouvement étudiant. En fait il
voyait dans celui-ci un moment inespéré afin d’initier une réflexion ouverte
et démocratique sur le système universitaire et la politique des jeunes. C’était
une position qui s’inscrivait dans la ligne directe de ses idées antérieures (i.e.
la nécessité de renouveler la culture universitaire allemande) et il démontrait,
dès le début, que très peu de réticence à l’égard de l’utilisation des notions
comme « extra parlementarisme », politique avec « d’autres moyens », « action
directe » et ainsi de suite. Ce qui semblait important à ses yeux, était de
13. Jürgen Habermas, Protestbewegung und Hochschulreform, Frankfurt, Suhrkamp, 1969.
26
Habermas, droit et démocratie délibérative
rediriger de telles notions vers une prise en compte démocratique élargie,
d’où la volonté, soumise à la conjecture politique, d’enrichir la vie démocratique d’une façon trans-générationnelle par le biais de nouvelles idées. Qu’il
en ait résulté, au désespoir d’Habermas, que la « révolution fantôme » de
1968, laisse songeur, précisément quant au ressac politique et démocratique
vécu sur le fond de ces événement et de l’appariation d’un néo-conservatisme
revanchard et étriqué (et souvent animés par les mêmes soixante-huitards
déçues et revenues de « tout ») qui s’en suit.
Or, en 1967, Habermas se démarque du penchant totalitaire des mouvements « gauchistes » en désignant, pertinemment, le néo-léniniste Rudi
Dutschke comme n’étant rien d’autre qu’un « fasciste de gauche ». Le contexte
de cette expression, amenée à devenir emblématique à l’époque soixantehuitard, était la politique « d’action directe », de « mouvements », de « l’avantgardisme » et la légitimité d’une « violence révolutionnaire » préconisées par
Dutschke. Habermas s’opposait vigoureusement à cette politique aventuriste
et insistait sur la valeur des processus démocratiques, comme mode de vie
moderne, pouvant et devant approfondir et préciser la participation politique
des étudiants. Le résultat de cette mise en garde était qu’Habermas réussissait
ainsi à s’aliéner une grande partie du mouvement estudiantin et à se retrouver lui-même dans la mire d’une campagne de dénigrement et de calomnie
plutôt désagréable.
Le débat majeur des années 80 fut, pour Habermas, la réfutation claire et
directe qu’il dirigea contre l’idéologie (ou philosophie) postmoderne et contre
la thèse d’une « postmodernité » d’ordre factuel. C’était dans le contexte allemand qu’il a initialement rencontré cette idéologie et c’est là qu’il a pris
conscience de ses dérives intellectuelles sans lendemain. Cet avatar de la pensée
68 française était effectivement rapidement importée en Allemagne, ou « radicalisée » esthétiquement sur son sol, pour servir de pique de contreculture et
de bélier antirationaliste à ceux qu’Habermas désigne comme étant les jeunesconservateurs (en référence évidente à la pensée réactionnaire pendant le période
de Weimar). Les postmodernes français se sont en effet donné des lauriers
immérités en s’imaginant que c’étaient à eux qu’Habermas s’adressait d’abord.
Il n’en demeure pas moins vrai que c’était effectivement le coté réactionnaire,
discernable autant dans la réception de cette idéologie en Allemagne que dans
les dérives idéographiques à la française, qui mettait Habermas si mal à l’aise.
Il décèle ici, avec perspicacité, rien d’autre qu’un heideggerianisme radical et
extrême, mêlé à un nietzschéisme sous la marque du « jeu de langage » (à la
façon de Lyotard), où s’ajoute une pincée de sociologisme creux et apocryphe
qui s’accomplit sous une esthétique du corps ou du physique (si prisé par la
pensée réactionnaire) et où tout est faussement propulsé en avant en tant
qu’analyse soi-disant « objective » du monde et du cosmos, de même que les
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
27
détails entre ces deux concepts. Habermas n’aime guère le résultat car il y décèle
une pensée esthétisée qui est improductive et autosuffisante. Le rejet de l’idéographie postmoderne à la façon de Lyotard, Derrida, Foucault et leurs compagnons de route, a pourtant toujours était accompagné, chez Habermas, d’écrits
« amicaux » en ce qui concerne leurs « personnes » ; ce qui lui permet d’éviter le
gouffre d’argumentation ad hominum.
Ce qu’on nommera postérieurement comme étant le « conflit des historiens » est d’une toute autre mouture14. Il commence véritablement en 1986,
lorsque le professeur Ernst Nolte sera empêché de prendre la parole lors d’un
colloque où Habermas agit comme co-organisateur. Nolte proteste et critique
les amis d’Habermas (et indirectement Habermas lui-même) d’utiliser des
procédés obscurs, inappropriés et sectaires empêchant la tenue de débats
académiques dignes et accordant également peu de respect aux personnes
n’ayant pas les mêmes opinions préconçues que celles privilégiées par les
organisateurs. Habermas saute sur les objections de Nolte (et s’inscrit en faux
contre la position de Nolte tenant à distinguer entre moral et histoire) pour
l’attaquer de front sur un autre domaine qu’il maîtrise mieux, à savoir les
valeurs morales qui doivent, selon lui, accompagner la recherche sur le nazisme
et son histoire. Il le fait en accentuant la question, si sensible dans le contexte
allemand, de la signification morale à attribuer à la mémoire de l’holocauste
et aux camps d’exterminations nazis. Si la position de Nolte était strictement
de savoir si les historiens pouvaient écrire l’histoire du nazisme (et de l’Allemagne hitlérienne) selon la méthode normalement adoptée en historiographie, à savoir sans aucune position de parti-pris moral ou de partisannerie,
Habermas introduit, nous l’avons déjà souligné, une problématique tout à
fait différente quant à la signification des crimes nazis. Ce qui est en jeu pour
Habermas, c’est un souci quant au programme politique et moral de rééducation de l’Allemagne et la volonté ferme que celle-ci sera maintenue (ce qui
était effectivement le cas d’abord, soulignons-le, sous l’houlette américain
dès 1945 et ensuite par des intellectuels comme lui pendant les années 60 à
80). Habermas s’inquiète pour ce programme de rééducation morale, qu’il
observe d’ailleurs s’effriter chez les nouvelles générations qui ne se sentent
guère concernées par le péché de leurs grands-parents, et il s’oppose à l’idée
d’une nouvelle « normalité » pour l’Allemagne. Il y soupçonne l’existence
d’une idéologie « nationaliste » prête à manipuler l’évolution de « progrès » et
de « moral » souhaitée dans la « conscience historique » de l’Allemagne.
14. Un ouvrage présentant un large éventail d’articles de ce débat a été publié : cf. Augstein,
Rudolf et al., Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Cerf, 1998. Ce recueil reprend trois interventions publiques d’Habermas : voir notre bibliographie.
28
Habermas, droit et démocratie délibérative
Enfin, Habermas s’engage, fermement à partir des années 90 et d’avantage encore à partir du nouveau millénaire, en faveur des idées paneuropéennes. Certes, ce positionnement en faveur de l’Europe a été constant chez
Habermas et il s’enracine largement dans l’idée entretenue pendant tout le
20ème siècle quant à un « Commonwealth socialiste européen » désirable pour
assurer la paix et la prospérité, sinon pour assurer un contrôle politique du
développement économique et de la distribution des richesses. Vu la faiblesse
de l’État-nation cela ne peut se faire, suivant cette ordre d’idées, que sur le
plan supranational, là où se trouvent aujourd’hui les leviers de contrôle,
d’ajustement et de direction politique. S’ajoute toujours au programme de
rééducation morale de l’Allemagne, l’idée que cette dernière a besoin de se
ressourcer politiquement dans la coopération et l’intégration européenne
pour chasser un nationalisme ethnique et restreint. En conséquence,
Habermas a fermement défendu le projet (si élitiste et confédéral) d’une
Constitution européenne (i.e. la Traité établissant une Constitution pour
l’Europe de 2004) et ses différentes reformulations après l’échec de la ratification (cf. le Traité de Lisbonne de 2007), en vue de mobiliser une symbolique européenne nécessaire pour faire évoluer les Institutions européennes
de contrôle politique. Si Habermas critique également l’antidémocratisme,
l’élitisme et le bureaucratisme, l’orgueil et l’incompétence, etc. qu’accompagne quotidiennement le projet « européen » et qui grève si profondément la
confiance des citoyens, il le fait en pariant sur les progrès à faire, étant surtout
convaincu, suivant son inspiration de social-démocrate de « gauche », que
l’Europe a besoin d’une direction politique commune pour assurer un équilibre entre « travail, capital et marché »
L’engagement politique d’Habermas se situe, en somme, dans une
position de « social-démocratie de gauche » ou encore de « social-démocratie
radical ». Tout compte fait, avouons qu’Habermas a eu très peu de succès
politique direct, sans pour autant que nous puissions sous-estimer son
influence dans le Parti Social-démocrate d’Allemagne et surtout chez plusieurs
de ses vedettes intellectuelles (et là nous pouvons également ajouter les intellectuels du mouvement Vert). Or, les opposants d’Habermas rejettent largement ses idées politiques comme irréalistes et issues du moralisme gratuit
d’un penseur qui refuse de conjuguer clairement les idées et la réalité. Il s’agit,
selon eux, de positions intellectuelles qui font incursion dans le monde
pratique de la politique et qui le font en négligeant d’en considérer les exigences concrètes. Aussi bien son pacifisme des années 60 et 70, ses projets
de reforme universitaire des années 60, son opposition quant à la procédure
de réunification de l’Allemagne en 1989, etc., se démarquent, soulignent-ils,
par une méfiance totale à l’égard du politique en tant que jeu de la réalité ou
encore comme étant soumis à une conjecture politique du réalisable.
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
29
Or, ­quoique les opposants n’aient pas entièrement tort, soulignons, à la
défense d’Habermas, que ses interventions intellectuelles dans la politique
ne sont pas uniquement « politico-politiques », mais également posées en vue
d’assurer argumentativement la présence d’autres idées, préoccupations,
« soucis » et perspectives. En ce sens, il convient plutôt de concevoir le discours
habermasienne comme autant d’interventions intellectuelles qui travaillent
sur l’orientation de la politique à partir des idées. Bref, bien que le critère de
succès politique ait sa raison d’être, il existe toujours, dans l’espace public,
des motifs au soutien d’un travail public de réflexion sur les idées politiques.
C’est là qu’Habermas s’en tire avec maestria.
Les débats académiques et les querelles des intellectuels
Les débats académiques, autrement dit les querelles des intellectuels, ont
également servi à assurer la réputation d’Habermas. Ici le succès d’Habermas
a été éclatant puisqu’il bataille sur un terrain qu’il maîtrise parfaitement.
Plusieurs de ces débats universitaires sont effectivement devenus des événements jugés, postérieurement, mythiques. Trois débats majeurs, portant sur
le « positivisme », sur l’herméneutique philosophique et enfin sur le « systémisme » dans les sciences sociales, peuvent être mentionnés autant pour leur
importance symbolique (et médiatique) que philosophique. Avant de les
aborder concrètement, introduisons quelques précautions servant à souligner
la relativité qu’accompagne nécessairement une distinction trop dogmatique
entre les engagements politiques et les débats académiques.
Avouons-le, distinguer entre les prises de positions « politiques » dans
l’espace public et les prises de positions académiques ne peut avoir, selon
Habermas, qu’une valeur tout à fait relative et se restreint souvent à servir
des objectifs heuristiques. La raison est qu’il publie des articles intellectuels
dans des journaux à grand tirage, de même qu’il poursuit sur la même lancée
avec des séries d’articles « populaires », pour enfin concrétiser le tout dans
d’autres articles publiés dans des revues ou livres savants, ou encore dans un
recueil d’articles et vice-versa. Habermas n’effectue aucunement de distinction
entre les audiences « populaire », « intellectuel » ou « académique » et il cherche,
autant que faire se peut, à situer la question controversée, dans tous ses textes,
dans un cadre le plus élargi possible pour, à partir de là, littéralement expérimenter le meilleur argument. Si la différence entre les deux groupes de
textes permet, nous le défendons, une meilleure lecture de plusieurs interventions publiques d’Habermas, la ligne de partage entre les deux groupes
se dissipe dans plusieurs textes où nous observons, avec bonheur, comment
« le politique » et « l’académique » interagissent et s’expliquent mutuellement.
Quant aux trois débats examinés ici, c’est toutefois le côté académique qui
30
Habermas, droit et démocratie délibérative
prévaut où on constate aisément que la politique se subsume et s’annihile,
sans jamais disparaître complètement, dans une construction argumentative
théorique.
Le débat (ou encore la querelle), dès les années 60, sur le « positivisme »
a rétrospectivement obtenu un statut légendaire15. Il ne s’agissait pourtant,
en vérité, que d’une charge commune contre la méthode du « rationalisme
critique » (défendue par Karl Popper et Hans Albert et qui, disons-le en
passant, ne peut que difficilement, sinon pas du tout, être cataloguée de
« positiviste ») à partir de la méthode du « rationalisme dialectique » (défendue
par Adorno et secondé par Habermas). Sous l’étiquette d’une fidélité sans
faille à Adorno, Habermas s’engage toutefois, à petit pas, dans une direction
bien à lui en examinant le problème de « compréhension » dans les sciences
sociales dans la perspective des valeurs sociales. Le thème de « l’émancipation »
à partir de et structuré par les sciences sociales sera ici esquissé pour la première
fois. C’est un thème qu’Habermas développe également dans « La technique
et la science comme « idéologie » et dans plusieurs de ses écrits des années 60
et même, plus discrètement, au début des années 70. Il introduit cette notion
en énonçant que les sciences sociales procèdent d’un intérêt « émancipatoire »
et que la critique sociologique doit élucider le non-dit, la fausse conscience
et l’aliénation sociale qui perturbent la communication sociale. L’intérêt
« émancipatoire » a donc simultanément une fonction épistémologique et
une fonction critique (comme la psychanalyse) afin de restaurer la rationalité
de cette communication sociale. Dans le contexte des années 60, la « querelle
du positivisme » et l’idée habermasienne d’un intérêt « émancipatoire » auront
un effet monstre sur les sciences humaines.
Le débat concernant la philosophie herméneutique de Hans-Georg
Gadamer suit dans les années 7016. L’inspiration initiale de Gadamer, s’enracinant largement dans la philosophie de Heidegger, avait de quoi laisser
songeur et l’incitait à établir une distanciation philosophique insistant sur la
« critique » et sur l’importance de l’empiricité des sciences sociales » en tant
que correctif. Le débat avec Gadamer se comprend donc en quelque sorte
comme la suite logique du précèdent, mais Habermas ajoute deux éléments
importants : d’abord l’argument que la compréhension d’un texte dépend
15. Les principaux articles de cette « querelle » sont rassemblés dans le volume Theodor W.
Andorno, Karl R. Popper et al., De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences
sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979. Voir ici les contributions de J. Habermas,
« Théorie analytique de la science et dialectique », p. 115-141, et « Contre le rationalisme
disséqué à la mode positiviste », p. 167-190.
16. Voir José Maria Aguirre Oraa, Raison critique ou raison herméneutique ? Une analyse de la
controverse entre Habermas et Gadamer, Paris, Cerf, coll. Passages, 1998.
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
31
d’un ancrage dans un contexte (ce qui atteste de la nécessité de l’autoréflexion,
à la fois un jugement intersubjectif et une conscience décentrée, à l’intérieur
de la méthode herméneutique) et ensuite, l’insistance sur le fait que notre
compréhension d’un texte nécessite un ancrage « émancipatoire » (ce qui
attache la méthode herméneutique à un critique de l’idéologie et de la société).
Or, il y a ici quelque chose de démesurément ambitieux dans les indications
d’une herméneutique différente, qu’esquisse Habermas. En fait, il n’arrive
qu’à indiquer une direction différente que celle de Gadamer sans pour autant
le supplanter sur le plan théorique ou philosophique. Chose importante, la
conclusion logique sera que la philosophie herméneutique a besoin d’un
ancrage dans la philosophie du langage. Ce qui annonce, à sa façon, la nécessité d’une théorie de l’agir communicationnel pour expliquer l’aporie d’un
sujet engagé dans des stratégies herméneutiques et dans la rationalité linguistique qu’il mobilise sur le plan de communication intersubjective.
Le débat avec le juriste-sociologue Niklas Luhmann, fin des années 1960
et pendant les années 1970, fut d’un tout autre ordre et d’envergure. C’était
un débat de haut niveau d’abstraction et d’intellectualisation sans pareil et
dont la portée n’était rien d’autre que le destin de la notion du « système »
dans les sciences sociales17. Si Luhmann était prêt à tout céder à cette notion,
Habermas était plutôt mal à l’aise. En effet, selon Habermas, la mort de
l’homme et de toute agence humaine, préconisée par Luhmann, abolissait la
science humaine comme science s’intéressant à la complexité des existences
humaines et à la possibilité d’une pratique émancipatoire ou simplement
politique et démocratique. Si le concept de « système » pouvait désormais
régner tout seul dans un autopoïesis se gouvernant lui-même à la façon de
Luhmann, cela n’accordait guère de place à un sens critique tel que favorisé
par Habermas. Le jugement d’Habermas était donc double, d’un côté il faut
sauver le sens des sciences sociales et trouver en son sein une place rationnelle
pour la notion de « système » et de l’autre côté, il faut affirmer fermement
l’homme (l’individu) dans son rôle d’acteur social, plus précisément en tant
qu’acteur critique et démocratique. Chose importante, Habermas récupère
le concept de « système » en même temps qu’il se distancie de l’antihumanisme
de Luhmann.
En somme, ce qu’il convient surtout de retenir, c’est qu’il s’agit de débats
de construction philosophique. Habermas ne s’oppose pas à ces illustres
penseurs, mais les lie et accepte souvent de larges pans de leurs philosophies
en changeant plus ou moins le vocabulaire ou encore le cadre argumentatif.
17. Jürgen Habermas et Niklas Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie : Was
leistet die Systemforschung ?, Francfort, Suhrkamp, 1971.
32
Habermas, droit et démocratie délibérative
Par exemple, le critère de « faillibilité », si cher à Albert et à Popper, se retrouve
comme un élément assimilé dans la pensée philosophique d’Habermas. Il en
est de même du perspectif herméneutique de Gadamer qu’Habermas intègre
et développe à sa façon ; le débat avec Luhmann permet à Habermas, nous
l’avons déjà indiqué, de reprendre le concept de système et de le conjuguer
avec la notion de « monde vécu ». Or, ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’il
ne convient pas, au risque d’une atrophie philosophique, de lire les textes
d’Habermas isolément. Il faut les lire avec les textes de ses interlocuteurs et
surtout agir comme un détective intellectuel qui trouve et qui mesure les
influences et les changements qui s’effectuent par la suite chez lui. Un tel
procédé semble être le seul permettant de comprendre entièrement les débats
intellectuels et la construction philosophique qui en résultent chez Habermas.
L’architecture d’un Œuvre en construction
Insistons à présent plus ponctuellement sur l’œuvre en quittant, strictement parlant, le parcours biographique d’Habermas. Reconnaissons-le :
Habermas a été très productif. On peut compter environ une cinquantaine
de livres et approximativement 800 articles, interviews, « lettres », interventions, etc. qui confirment qu’il a construit un corpus philosophique majeur.
Il a soulevé des pierres, il a su s’impliquer et il a, sans conteste, su développer
une pensée philosophique et sociologique à la fois complexe, d’envergure et
surtout réputée difficile. Pour des raisons philosophiques, sinon autant par
commodité, divisons cette production dans un avant et un après de la Théorie
de l’agir communicationnel de 1981. Ceci faisant, nous estimons que la Théorie
de l’agir communicationnel constitue la pierre angulaire de l’œuvre philosophique d’Habermas bien que d’autre penseurs puissent contester cette
position. Cela révèle notre conviction, de même qu’il rend compte et épure
notre compréhension architecturale de la pensée habermasienne.
Examinons, en premier, les écrits philosophiques antérieurs à 1981,
avant la théorie de l’agir communicationnel, où il nous semble opportun
d’établir une césure entre la phase de 1954 à 1971, et l’autre de 1971 à 1981.
De 1954 à 1971, Habermas publie, nous l’avons indiqué auparavant,
plusieurs études philosophiques souvent associées, hâtivement, avec la philosophie « criticiste » (ou « critique ») de l’École de Francfort. Il ne s’agit
pourtant pas, à proprement parler, d’une pensée francfortoise dans la lignée
initiale d’Adorno et de Horkheimer, mais plutôt de réflexions propres à
Habermas n’ayant qu’une fidèle admiration et une estime pour les derniers
écrits non-critiques d’Adorno. Différents titres de livres de première importance s’échelonnerons sur les années 60 et 70 dont La technique et la science
comme « idéologie » ; Profils philosophiques et politiques ; Théorie et pratique
Un parcours philosophique et intellectuel : connaître Habermas
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(deux volumes) ; Connaissance et intérêt ; L’espace public : archéologie de la
publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. À l’exception
du dernier titre, portant sur sa thèse de l’habilitation de 1961, tous ses
ouvrages sont en fait des recueils d’articles. La réflexion sur la méthodologie
des sciences humaines représente indubitablement le fil d’Ariane dans tous
les ouvrages. C’est à cette époque, tel qu’il appert des titres mentionnés,
qu’Habermas acquière la réputation de penseur pour les sciences humaines,
d’où découle d’ailleurs l’engouement des cercles sociologiques où Habermas
devient littéralement un prophète, contrastant ainsi avec la froideur qui glace
le monde des philosophes avant 1981.
C’est à partir de cette première œuvre que se développe, dès 1971,
lentement et par des interventions théoriques ponctuelles, une théorie pragmatique du sens qui se concrétisa, pas à pas, par la formulation d’une théorie de l’agir communicationnel en 1981. En effet, cette théorie ne survient
pas par un coup de génie, mais plutôt par une « expérimentation philosophique » en gestation. C’est la parution des « Vorstudien und Ergänzungen zur
Théorie des kommunikativen Handelns » (Essais préparatoires et supplémentaires concernant la théorie de l’agir communicationnel) de 1984 (donc trois
ans après le livre sur l’agir communicationnel, mais en reprenant des articles
écrits entre 1971 et 1981) qui fait apparaître la gestation lente et pionnière
de la théorie qu’effectue Habermas18. Bien sûr, nous l’indiquent également
d’autres livres de la même époque, principalement « Zur Rekonstruktion des
Historischen Materialismus » (Reconstruction du matérialisme historique) de
197619, où Habermas restructure cette théorie en la subsumant sous le paradigme « d’interaction » langagière, de même que « Raison et légitimité » de
197320, où Habermas utilise la perspective langagière pour indiquer une voie
communicationnelle concernant les deux concepts susmentionnés. Mais
revenons aux Études préparatoires de 1984 et surtout à ses cinq Christian
Gauss lectures, à l’Université Princeton, en 197121.
18. Jürgen Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handeln,
Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1984.
19. Inédite en langue français. Une sélection a pourtant été publiée sous le titre (plus commercial ou en vogue) : Après Marx, Paris, Fayard, 1976.
20. Jürgen Habermas, Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978.
21. Les Christian Gauss lectures a été publié en français sur le titre Sociologie et théorie du
langage, Paris, Armand Colin, coll. Théories, 1995. Il est à noter que ce livre n’a pas
provoqué beaucoup d’intérêt dans les sphères philosophiques francophone ce qui a permis
l’encrage d’une sorte d’incompréhension et d’ignorance publiques concernant les avancées
théoriques d’Habermas. Ceci est peut-être dû à la traduction tardive de ce livre.
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Habermas, droit et démocratie délibérative
Ses Gauss lectures nous révèlent l’orientation philosophique qu’a entreprise Habermas en 1971. C’est ici que le paradigme de l’agir communicationnel recevra sa première formulation théorique. Car les « théories appelées
à expliquer (des) phénomènes qui ne sont accessibles qu’à la compréhension,
autrement dit les énonciations des sujets capables de parler et d’agir, sont
obligées de s’appuyer sur une explication systématique de la connaissance
des règles au moyen desquelles les locuteurs et acteurs compétents génèrent
eux-mêmes lémurs expressions »22. La théorie de l’agir communicationnel
vise de la sorte à reconstruire le sens que ces actes linguistiques entreprennent
avec l’agir dans le monde social. La compréhension possible et disponible
pour les acteurs des mondes sociaux, constitués par leurs présences et par
leurs actes linguistiques, passe par une reconstruction des actes de langage
énoncés dans ce monde et nullement par une reconstruction de la raison ou
d’un idéalisme de la réalité. C’est par une saisie à la fois réflexive et concrète
de ce qui rend un acte langagier (ou acte de parole) acceptable (ou non) par
des acteurs en chair et en os, que se constitue une compréhension du monde
social.
Il y a surtout un chapitre charnière dans ses lectures Gauss concernant
« la compétence communicationnelle » sur laquelle il convient d’insister23. La
perspective de « compétence communicationnelle » permet en fait à Habermas
d’introduire la théorie de la pragmatique universelle, car la « forme de vie
communicationnelle dépend elle-même de la grammaire des jeux de langage »24. Or, le jeu de langage présent chez Habermas n’est pas celui de
Wittgenstein25 qui les analyse sur le versant logique et analytique. Il se situe,
bien au contraire, sur le niveau pragmatique du savoir (ou encore se rapportant au réservoir culturel mobilisable culturellement et symboliquement) que
les locuteurs mobilisent dans les actes langagiers. Il s’en suit que la rationalité
est davantage une faculté humaine de compréhension et de validation capable de réviser ses jugements et de faire « la distinction entre un consensus
« vrai » (réel) et un consensus « faux »26.
22. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 11.
23. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 79-100. Voir également,
J. Habermas, « Vorbereitende Bemerkungen zu einer Theorie der kommunikativen
Kompetenz » (Remarques préliminaires pour une théorie de la compétence communicationnelle), dans J. Habermas/N. Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie,
Francfort, 1971 [1974], p. 101-141.
24. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 80.
25. Et encore moins l’obscurantisme des « jeux de langages » postmodernes à la façon de
Lyotard ou de Derrida.
26. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, op. cit., p. 99.