L`Homme à la Caméra, un film sur le cinéma
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L`Homme à la Caméra, un film sur le cinéma
L’Homme à la Caméra, un film sur le cinéma Le film de Dziga Vertov montre le tournage d’un film, mais également son montage et sa projection. C’est donc un film sur le cinéma. Mais il va plus loin, car le film dont nous voyons le making-of et la présentation au public est justement celui auquel nous assistons. Vertov nous projette donc dans une impossibilité, un paradoxe temporel. C’est dire que le film est également une réflexion sur le cinéma. 1. Un documentaire sur le cinéma de l’époque Nous apprenons, en regardant L’Homme à la Caméra, beaucoup sur le cinéma de l’époque. Nous voyons une caméra, avec ses différentes manivelles (pour panoter, et tourner), son pied et la valise dans laquelle elle est contenue. Nous pouvons estimer, à la manière dont cet homme sportif la charge sur son épaule, son poids. Nous voyons l’opérateur changer d’objectif et filmer, souvent dans des conditions difficiles ou dangereuses (dans l’usine sidérurgique, dans la mine, sur les poutrelles d’acier, sur la cheminée). Nous voyons également la monteuse au travail, son banc de montage, ses ciseaux, mais aussi ses deux chutiers, l’un de travail et l’autre de classement. Enfin nous assistons à une projection dans une salle, luxueuse et grande, après avoir vu le projectionniste et son appareil, ainsi que l’orchestre dans sa fosse. Un autre film soviétique des années 20, d’ailleurs, La Vendeuse de Cigarettes du Mosselprom, de Iouri Jeliaboujski, est réalisé dans le même esprit, même s’il s’agit d’une fiction sentimentale et burlesque. On y voit par exemple les films développés dans de grandes cuves sortir du bain sur des claies rotatives. Ainsi ces deux films si différents nous donnent une image complète de la technique cinématographique soviétique à la fin des années 20. Il semble de plus que Vertov cherche à donner une image complète du cinéma lui-même. Son film fait référence aux différents genres : • le documentaire à travers la symphonie urbaine, mais plus globalement par la captation de la vie quotidienne sur le vif, ou, comme le dit Vertov lui-même « en flagrant délit » (ou « à l’improviste ») • le film de fiction ◦ qui n’est souvent esquissé que pour être refusé ▪ le pseudo-suspense de la sandale prise dans le rail ▪ le film de guerre (les trois avions et la caméra-mitrailleuse) ▪ les différentes affiches de mélodrames ◦ est quand même présent parfois, à travers une succession d’événements narrativement regroupés : ▪ le lever de la jeune femme ▪ le mariage, le divorce et la naissance • l’animation ◦ d’objets en général : les crustacés dans la brasserie, le jeu traditionnel russe et le journal mural dans la séquence sur la plage, la caméra qui salue les spectateurs avant de s’en aller. Dans cette catégorie on peut classer certains effets spéciaux, comme les sièges qui s’abaissent seuls dans la salle au début du film (notons au passage que des effets spéciaux dans un documentaire, cela ne laisse pas d’être un peu étrange, en tout cas inhabituel). ◦ dessinée : le tourbillon abstrait sur l’écran. Vertov fait donc une sorte de catalogue des différents genres cinématographiques. Nous pourrions montrer de la même manière que les registres se succèdent (épique, lyrique, comique, etc.) Tout autant qu’une symphonie urbaine, L’homme à la Caméra est donc un documentaire global sur le cinéma. 2. La réflexivité à l’œuvre Dans la mesure où le film que nous voyons se faire est celui auquel nous assistons, on peut parler de mise en abysme, mais dire ceci n’est pas suffisant. En effet, c’est réduire le film à un simple makingof, ce qu’il n’est pas, car il présente un certain nombre d’impossibilités narratives. Au début le caméraman filme la salle de projection puis en sort. Quelques instants plus tard le projectionniste prend la première bobine d’une pile de six, où nous reconnaissons celles du film auquel nous sommes en train d’assister, et que le caméraman est parti filmer. Plus tard la monteuse va regarder, couper et classer les rushes, parmi lesquels certains que nous n’avons pas encore vus. Ces impossibilités ont pour fonction de manifester l’existence du cinéma afin que le spectateur n’oublie qu’il se trouve en face d’un film, alors qu’au contraire le « ciné-drame » que Vertov honnit cherche à faire perdre de vue l’existence du médium pour que le spectateur soit livré à la transparence illusoire du récit. Certains moments du film, assez énigmatiques, renvoient brutalement à l’existence cinématographique, comme le photogramme brisé (55:20). La disparition de l’illusion narrative est mise au service d’une réflexion sur le cinéma. 3. Une pensée sur le cinéma Nous relevons donc, dans le film, quatre niveaux de réalité. Le premier est celui de la réalité filmée. Les deux suivants appartiennent au monde de la production cinématographique : le tournage et le montage (on remarque que Vertov élimine toute référence à la production proprement dite, il élude le problème de l’argent et des studios). Le quatrième niveau est à la jonction des trois précédents, de la réalité et de la création cinématographique, c’est la projection. C’est à travers elle que s’effectue la fusion de la vie et du cinéma, but ultime de Vertov. Pour revenir sur la prise de vue à proprement parler, elle est très présente. Nous voyons l’homme à la caméra dans un plan sur sept, sans compter ceux où sa présence nous est révélée par l’attitude des personnages filmés, qui s’écartent très vite pour ne pas être bousculés, l’enjambent (les mineurs avec leurs brouettes), s’en moquent en imitant la main qui tourne la manivelle, ou tout simplement la regardent directement (regards caméra). Mais son importance n’est pas seulement quantitative ; c’est par son rôle qu’il compte. Il filme tout, rien ne lui échappe. Son rôle est de capter la « vie à l’improviste ». Dans le même temps il domine la vie de la cité (plans où il filme du haut des toits, immense dans la foule, ou du haut d’une caméra géante ; les plongées sur les rues). Mais en même temps il fait partie de cette ville/de son activité/de la vie : il se baigne en même temps que les gens qu’il filme à la plage, il sort du verre de bière à la brasserie, à la porte de laquelle il se fait finalement mettre. Ceci ne peut aller sans prise de risques (la cheminée, le train, les poutrelles, l’aciérie, etc.) Le film se termine sur l’œil de l’objectif. Comme l’opérateur la monteuse joue un rôle essentiel : c’est elle qui anime, qui insuffle la vie à des images qui, sorties de la caméra, ne sont que des photogrammes immobiles, figés, morts. En somme la Moviola fait l’inverse de la caméra : cette dernière décompose la vie en images immobiles successives, la table de montage leur rend le mouvement et l’unité dans la fluidité. Elle va les couper, les classer, les coller, et c’est de cette succession d’activités que renaît la vie, et que se construit le film (il est significatif que le montage est effectué par une femme et que le cameraman soit un homme). N’oublions pas que pour Vertov le montage (il nomme le sien « montage des intervalles ») a pour fonction de manifester le mouvement entre les plans. Enfin, comme l’homme à la caméra, la monteuse se trouve dans une position paradoxale : elle est en même temps à part de la ville, dans sa salle de travail à peine éclairée, et son activité fait partie de celle de la cité comme nous le montre la séquence dite « des mains », où les siennes sont montées en parallèle avec celles de prolétaires exerçant différents métiers. Ses yeux occupent l’écran juste avant la fin du film. Enfin la projection, la salle de cinéma, où tout commence et tout finit. Dans le feu d’artifice final Vertov essaie de réaliser l’union de la vie et de l’art. Se succèdent dans le dernier tourbillon des plans qui nous montrent la salle elle-même, avec l’écran où sont projetées des images que nous retrouvons immédiatement plein cadre. Nous reconnaissons dans la salle certains spectateurs que nous avons déjà vus auparavant. Grâce aux trois machines successivement utilisées, la caméra, la Moviola et le projecteur, la vie et l’art, comme le souhaitaient les avant-gardes du XXe siècle, se rejoignent et se confondent.