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cinéma
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La vie des autres
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OUT SEMBLE AVOIR ÉTÉ
DIT sur ce premier film d’un
jeune cinéaste allemand. Objet de
nombreuses récompenses, couvert
d’éloges par la critique, il a été si chaleureusement accueilli par le public
que des applaudissements l’ont salué
dans de nombreuses salles.
Plus qu’à ses qualités proprement cinématographiques – réelles
sans toutefois être exceptionnelles –
il doit sans doute son succès à l’émotion qu’il suscite. Cette émotion est
certes provoquée par le sort des victimes: l’écrivain Dreyman, espionné
par le Stasi[1], et ses amis dissidents; sa maîtresse, la comédienne Christa-Maria, objet
d’un odieux chantage; le metteur en scène Jerska, que l’interdiction de travailler conduit
au suicide. Mais, paradoxalement, cette émotion a sa source principale dans l’évolution
du capitaine Wiesler, agent de la Stasi, personnage central – pour ne pas dire « héros » –
du film. Au-delà de l’étude quasi documentaire des méthodes de la Stasi, de l’évocation
précise du climat régnant en RDA, c’est cette évolution, cette transformation d’un individu qui constitue le véritable sujet du film.
Le Capitaine Wiesler apparaît d’abord comme un homme sans « état d’âme »,
dévoué au régime, à l’État, accomplissant une tâche qu’il estime légitime et indispen1. Organe de sécurité d’État de la République démocratique allemande.
Scénario, réalisation :
European Film Awards : Meilleur film,
Golden Globe : Nomination comme
meilleur fim étranger ;
German Awards : meilleure mise en scène,
meilleur acteur, meilleur scénario, etc. ;
Prix du Public aux festivals de Locarno,
Vancouver, Varsovie, Pessac ;
Meilleur film allemand 2006 (Deutscher
Filmpreis)
meilleur scénario, meilleur acteur.
Sortie : 31 janvier 2007
Florian Henckel von Donnersmarck
Acteurs :
Martina Gedeck (Ch.-Maria Sieland)
Ulrich Mühe (Gerd Wiesler)
Récompenses :
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sable à la protection du socialisme, en usant des moyens nécessaires. Son efficacité, ses
connaissances, sont telles qu’il est professeur à l’école de la Stasi. Sa vigilance est toujours
en éveil, même dans sa situation d’enseignant: il estime peu fiable un étudiant qui juge
inhumain de priver de sommeil un suspect au cours de son interrogatoire, et en prend
note. Il termine son cours en justifiant les méthodes employées et en montrant leur efficacité.
Rigide, impassible, parlant peu, strictement, étroitement, vêtu, les bras presque
immobiles le long du corps lorsqu’il marche, il apparaît fermé sur lui-même. Les autres
n’existent qu’en tant qu’objets de soupçon. Ainsi, au théâtre, il surprend son supérieur
hiérarchique – et « ami » – en mettant en doute la loyauté, pourtant admise par tous, de
l’écrivain Dreyman, dont on joue une pièce. Justement, une question insidieuse, une
remarque du ministre Hempf, lui aussi dans la salle, font comprendre au dit supérieur
hiérarchique qu’il faut, pour plaire au ministre, changer de registre. Wiesler est donc
chargé de « trouver quelque chose » contre l’écrivain. Ce sera bon pour sa carrière.
Une opération est montée et Wiesler, grâce à un système d’écoutes installé dans l’appartement de l’écrivain, espionne celui-ci et tous ceux qu’il reçoit. Mais alors même qu’il
avait été le premier à émettre des doutes, il ne trouve rien: pas de réunions suspectes, pas
de paroles imprudentes. Dreyman, quoi qu’il puisse en penser, ne se compromet pas, et
semble s’accommoder à peu près du régime. Pourtant, il faut trouver quelque chose, a dit
le supérieur hiérarchique, faisant comprendre à demi-mot à Wiesler qu’il ne s’agit plus
seulement de l’intérêt de l’État, mais de celui d’un homme, le ministre, qui, convoitant la
maîtresse de l’écrivain, veut se débarrasser de son rival. De la satisfaction de cet homme
puissant dépend leur propre carrière.
Ce que découvre Wiesler, c’est le véritable amour qui unit les deux personnes qu’il
espionne, et leur passion pour l’art, lui dont la vie intime se réduit à des relations avec la
prostituée au service des officiers de la Stasi. Progressivement, avec des hésitations, des
retours en arrière, il prend conscience de l’ignominie de sa tâche. À travers le simple sergent qui vient régulièrement le remplacer, il se voit faire ce sale travail. Il se voit avec les
yeux de ceux qu’il espionne. Ce qu’il fait n’est pas justifiable. Moment crucial: l’émotion
monte en lui quand, avec ses écouteurs d’espion, il entend la Sonate de l’homme bon que
Dreyman joue au piano.
De sorte que lorsqu’il découvre, effectivement, quelque chose, car finalement,
Dreyman s’engage, il n’en fait pas état. L’opération échoue donc, et s’achève dans le
drame. Wiesler est relevé de son poste, et relégué à vie dans un sous-sol, pour y exécuter
une tâche subalterne: décacheter la correspondance des particuliers espionnés par la
Stasi. Mais la chute du mur de Berlin le libérera.
Faut-il regretter que la fin du film s’étire un peu, qu’elle soit trop explicite et, d’une
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certaine manière, trop heureuse? Nous ne le pensons pas. Certains critiques ont reproché au film de ne pas s’attaquer directement au système mais de mettre en cause un
homme, le ministre Hempf, qui est, pour reprendre l’expression de Sartre, un pur
« salaud ». Le chantage qu’il exerce sur la comédienne dont la carrière dépend de lui
relève d’une sorte de droit de cuissage que n’implique pas nécessairement le système. On
peut penser cependant que le système produit justement de tels individus, que l’on a
intérêt à utiliser, dans la mesure où on les « tient ».
Comme nous l’avons dit, ce film est beaucoup plus qu’un film sur la Stasi, la RDA, le
communisme. Décrivant, comme l’ont écrit certains critiques, la rédemption d’un
homme, il nous assure qu’un homme peut changer. En l’occurrence, il change grâce au
pouvoir civilisateur de l’amour et de l’art.
Le ministre Hempf incarne pourtant la thèse opposée. Non seulement il pense que
« les hommes ne changent pas », mais lui-même n’a pas changé. Les propos qu’il tient à
Dreyman lors d’une rencontre après la chute du mur montrent qu’il est resté le salaud
qu’il était. Faisant preuve d’une grandeur et d’une maîtrise de soi que l’on peut juger
excessives, l’écrivain lui dit seulement, avant de s’éloigner: « Quand je pense que des
hommes comme vous ont dirigé un pays »! Ce qui est tout de même mettre en cause le
régime qui a utilisé de tels hommes.
Tout en faisant le pari de la liberté de l’individu face aux déterminismes sociaux, le
film laisserait ainsi une part d’incertitude: certains hommes ne pourraient plus changer.
Il affirme pourtant que si ces déterminismes sociaux existent, ils ne constituent pas, ils
ne construisent pas seuls tout l’individu. En dépit d’eux, chacun peut être, est responsable de lui-même. Origine et situation sociale, éducation, contexte historique, « hérédité » ne commandent pas tout, ne sont pas les seuls maîtres de la conscience. Une rupture est toujours possible et une expérience peut être l’occasion – plus que la cause –
d’un retour sur soi permettant à l’individu de déchiffrer le monde autrement qu’on le
lui a appris. Malgré le personnage de Hempf, le film se veut réconfortant et s’inscrit
contre ceux que tant d’événements incitent à désespérer de l’homme.
Michel Cintrat
www.souvarine.fr
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