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30/04/07 18:35 Page 79 cinéma 03-CINEMA_10p C I N É M A La vie des autres T OUT SEMBLE AVOIR ÉTÉ DIT sur ce premier film d’un jeune cinéaste allemand. Objet de nombreuses récompenses, couvert d’éloges par la critique, il a été si chaleureusement accueilli par le public que des applaudissements l’ont salué dans de nombreuses salles. Plus qu’à ses qualités proprement cinématographiques – réelles sans toutefois être exceptionnelles – il doit sans doute son succès à l’émotion qu’il suscite. Cette émotion est certes provoquée par le sort des victimes: l’écrivain Dreyman, espionné par le Stasi[1], et ses amis dissidents; sa maîtresse, la comédienne Christa-Maria, objet d’un odieux chantage; le metteur en scène Jerska, que l’interdiction de travailler conduit au suicide. Mais, paradoxalement, cette émotion a sa source principale dans l’évolution du capitaine Wiesler, agent de la Stasi, personnage central – pour ne pas dire « héros » – du film. Au-delà de l’étude quasi documentaire des méthodes de la Stasi, de l’évocation précise du climat régnant en RDA, c’est cette évolution, cette transformation d’un individu qui constitue le véritable sujet du film. Le Capitaine Wiesler apparaît d’abord comme un homme sans « état d’âme », dévoué au régime, à l’État, accomplissant une tâche qu’il estime légitime et indispen1. Organe de sécurité d’État de la République démocratique allemande. Scénario, réalisation : European Film Awards : Meilleur film, Golden Globe : Nomination comme meilleur fim étranger ; German Awards : meilleure mise en scène, meilleur acteur, meilleur scénario, etc. ; Prix du Public aux festivals de Locarno, Vancouver, Varsovie, Pessac ; Meilleur film allemand 2006 (Deutscher Filmpreis) meilleur scénario, meilleur acteur. Sortie : 31 janvier 2007 Florian Henckel von Donnersmarck Acteurs : Martina Gedeck (Ch.-Maria Sieland) Ulrich Mühe (Gerd Wiesler) Récompenses : N° 30 79 03-CINEMA_10p 30/04/07 18:35 Page 80 histoire & liberté sable à la protection du socialisme, en usant des moyens nécessaires. Son efficacité, ses connaissances, sont telles qu’il est professeur à l’école de la Stasi. Sa vigilance est toujours en éveil, même dans sa situation d’enseignant: il estime peu fiable un étudiant qui juge inhumain de priver de sommeil un suspect au cours de son interrogatoire, et en prend note. Il termine son cours en justifiant les méthodes employées et en montrant leur efficacité. Rigide, impassible, parlant peu, strictement, étroitement, vêtu, les bras presque immobiles le long du corps lorsqu’il marche, il apparaît fermé sur lui-même. Les autres n’existent qu’en tant qu’objets de soupçon. Ainsi, au théâtre, il surprend son supérieur hiérarchique – et « ami » – en mettant en doute la loyauté, pourtant admise par tous, de l’écrivain Dreyman, dont on joue une pièce. Justement, une question insidieuse, une remarque du ministre Hempf, lui aussi dans la salle, font comprendre au dit supérieur hiérarchique qu’il faut, pour plaire au ministre, changer de registre. Wiesler est donc chargé de « trouver quelque chose » contre l’écrivain. Ce sera bon pour sa carrière. Une opération est montée et Wiesler, grâce à un système d’écoutes installé dans l’appartement de l’écrivain, espionne celui-ci et tous ceux qu’il reçoit. Mais alors même qu’il avait été le premier à émettre des doutes, il ne trouve rien: pas de réunions suspectes, pas de paroles imprudentes. Dreyman, quoi qu’il puisse en penser, ne se compromet pas, et semble s’accommoder à peu près du régime. Pourtant, il faut trouver quelque chose, a dit le supérieur hiérarchique, faisant comprendre à demi-mot à Wiesler qu’il ne s’agit plus seulement de l’intérêt de l’État, mais de celui d’un homme, le ministre, qui, convoitant la maîtresse de l’écrivain, veut se débarrasser de son rival. De la satisfaction de cet homme puissant dépend leur propre carrière. Ce que découvre Wiesler, c’est le véritable amour qui unit les deux personnes qu’il espionne, et leur passion pour l’art, lui dont la vie intime se réduit à des relations avec la prostituée au service des officiers de la Stasi. Progressivement, avec des hésitations, des retours en arrière, il prend conscience de l’ignominie de sa tâche. À travers le simple sergent qui vient régulièrement le remplacer, il se voit faire ce sale travail. Il se voit avec les yeux de ceux qu’il espionne. Ce qu’il fait n’est pas justifiable. Moment crucial: l’émotion monte en lui quand, avec ses écouteurs d’espion, il entend la Sonate de l’homme bon que Dreyman joue au piano. De sorte que lorsqu’il découvre, effectivement, quelque chose, car finalement, Dreyman s’engage, il n’en fait pas état. L’opération échoue donc, et s’achève dans le drame. Wiesler est relevé de son poste, et relégué à vie dans un sous-sol, pour y exécuter une tâche subalterne: décacheter la correspondance des particuliers espionnés par la Stasi. Mais la chute du mur de Berlin le libérera. Faut-il regretter que la fin du film s’étire un peu, qu’elle soit trop explicite et, d’une 80 PRINTEMPS 2007 30/04/07 18:35 Page 81 C I N É M A certaine manière, trop heureuse? Nous ne le pensons pas. Certains critiques ont reproché au film de ne pas s’attaquer directement au système mais de mettre en cause un homme, le ministre Hempf, qui est, pour reprendre l’expression de Sartre, un pur « salaud ». Le chantage qu’il exerce sur la comédienne dont la carrière dépend de lui relève d’une sorte de droit de cuissage que n’implique pas nécessairement le système. On peut penser cependant que le système produit justement de tels individus, que l’on a intérêt à utiliser, dans la mesure où on les « tient ». Comme nous l’avons dit, ce film est beaucoup plus qu’un film sur la Stasi, la RDA, le communisme. Décrivant, comme l’ont écrit certains critiques, la rédemption d’un homme, il nous assure qu’un homme peut changer. En l’occurrence, il change grâce au pouvoir civilisateur de l’amour et de l’art. Le ministre Hempf incarne pourtant la thèse opposée. Non seulement il pense que « les hommes ne changent pas », mais lui-même n’a pas changé. Les propos qu’il tient à Dreyman lors d’une rencontre après la chute du mur montrent qu’il est resté le salaud qu’il était. Faisant preuve d’une grandeur et d’une maîtrise de soi que l’on peut juger excessives, l’écrivain lui dit seulement, avant de s’éloigner: « Quand je pense que des hommes comme vous ont dirigé un pays »! Ce qui est tout de même mettre en cause le régime qui a utilisé de tels hommes. Tout en faisant le pari de la liberté de l’individu face aux déterminismes sociaux, le film laisserait ainsi une part d’incertitude: certains hommes ne pourraient plus changer. Il affirme pourtant que si ces déterminismes sociaux existent, ils ne constituent pas, ils ne construisent pas seuls tout l’individu. En dépit d’eux, chacun peut être, est responsable de lui-même. Origine et situation sociale, éducation, contexte historique, « hérédité » ne commandent pas tout, ne sont pas les seuls maîtres de la conscience. Une rupture est toujours possible et une expérience peut être l’occasion – plus que la cause – d’un retour sur soi permettant à l’individu de déchiffrer le monde autrement qu’on le lui a appris. Malgré le personnage de Hempf, le film se veut réconfortant et s’inscrit contre ceux que tant d’événements incitent à désespérer de l’homme. Michel Cintrat www.souvarine.fr N° 30 81 cinéma 03-CINEMA_10p