La Fabrique de l`Histoire
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La Fabrique de l’Histoire Par Emmanuel Laurentin Vendredi 15 novembre 2013 à 9h15 La révolte des Bonnets Rouges Emmanuel Laurentin : « Il y a quelques années, pour l’université de Rennes II, Alain Croix a été à l’origine d’un documentaire sur le sujet de la révolte des Bonnets Rouges1. Un peu énervé par le flou des références qui étaient données dans la plupart des journaux j’ai souhaité apporter dans cette émission les précisions qui manquaient. Et pour cela je laisse la parole à Alain Croix. » La révolte des Bonnets Rouges est un phénomène isolé, tout à fait étonnant dans le royaume de France. Il y a quantité de révoltes à l’époque de Louis XIII, dans les années 1620, 1630, 1640… ça culmine, Louis XII est mort, avec la Fronde… Pendant ce temps là il ne se passe rien en Bretagne. Et puis tout d’un coup avec l’époque de Louis XIV où globalement l’on ne peut dire qu’il y ait eu de révoltes, voilà, qu’une grande révolte éclate en Bretagne. La révolte elle-même intervient en 1675. La révolte urbaine : Pour faire simple, il y a deux révoltes qui ont, finalement, assez peu de points communs. L’une est purement urbaine, commence à Rennes et va gagner la plupart des villes de la Haute Bretagne, mais l’épicentre est Rennes, en avril 1675. C’est une révolte contre l’impôt… oui et non. On l’appelle couramment la révolte du papier timbré or, cet impôt est tout simplement la création de ce que l’on appelle aujourd’hui le timbre fiscal, c’est un droit d’enregistrement. Or cet impôt sur le papier timbré est antérieur à la révolte. Il a déjà deux ans. Il a été voté par le Parlement de Bretagne, sans qu’il y ait eu la moindre plainte, le moindre problème. Et il y a eu d’autres taxes ensuite, comme par exemple une taxe sur le tabac en 1674, sans qu’il y ait eu plus de plainte. En fait s’il se passe quelque chose en avril 1675 – ce qui montre quand même que la situation était explosive – c’est parce qu’il arrive des nouvelles venues de Bordeaux, de pillages des bureaux où se percevaient ces différentes taxes, sur le tabac, le papier timbré, etc. 1 http://www.canal-u.tv/video/universite_rennes_2_crea_cim/bonnets_rouges_une_revolte_rurale_en_bretagne_1675.3641 Page 1 sur 6 Ce qui est tout à fait frappant – sans entrer dans le détail des faits – c’est qu’il va y avoir trois mois durant, à Rennes, une véritable vacance du pouvoir. Il n’y a pas moyen de rétablir l’ordre, pour une raison toute simple : il n’y a pas de forces de l’ordre en Bretagne ; pas de soldats : la guerre de Hollande a commencé depuis trois ans, mais c’est une situation finalement assez générale : il n’y a pas, ou très peu de soldats cantonnés en Bretagne donc, le Gouverneur de Bretagne n’a tout simplement pas les moyens de réprimer ce qui est d’abord une émeute populaire (on pille, on casse, on brûle les bureaux du fisc) et ensuite tout simplement un désordre. Mais un désordre entretenu par l’apathie des milices bourgeoises qui d’habitude se chargeaient, lorsqu’il y avait une petite émotion populaire, de la réprimer. Depuis 1664, il y a eu douze nouvelles taxes, mais dans un contexte de baisse générale de l’impôt. Cela fait un siècle et demi, environ, que la Bretagne a été réunie à la France. Le taux de l’impôt en Bretagne a diminué et la Province est même fortement sous imposée par rapport à la France. Le système fiscal dans le royaume de France est fortement injuste et n’est absolument pas maîtrisé. Mais ce n’est pas cela qui compte, car les Bretons ne se rendent pas compte qu’ils paient moins d’impôts que les autres. En revanche, ils constatent que depuis 1660 environ – donc avant la guerre de Hollande – les impôts augmentent à la fois par la création de nouvelles taxes et par l’augmentation du taux de prélèvement. Par exemple, le taux de l’impôt principal, le fouage, est multiplié par deux, d’un seul coup, en 1661. Ca c’est perceptible par la population. Dernier élément, dans un système extraordinairement injuste dans lequel le peuple paye les impôts et les privilégiés n’en payent que très peu, voilà que dans ces nouvelles taxes, le papier timbré – et ce n’est pas un hasard si on en parle dans les villes – apparaît, qui pèse aussi sur les privilégiés, et peut-être même plus sur eux, qui sont amenés à faire plus d’actes juridiques, de contrats, etc. Le royaume de France a besoin d’argent pour fonctionner, pour payer les guerres de Louis XIV, etc. La révolte n’a pas été réfléchie. C’est une émeute, on en a marre, on va casser. C’est comme cela que ça démarre. Mais la situation est celle d’une crise économique profonde. Pendant un siècle, la Bretagne a connu un véritable âge d’or. Mais 1660-1670… la machine se grippe. Une série d’indices économiques le prouve d’ailleurs indiscutablement. L’économie bretonne commence à fonctionner moins bien C’est l’époque aussi où, pour des raisons d’intérêt national, Louis XIV, son gouvernement, Colbert, commencent une guerre commerciale avec l’Angleterre. C’est pour favoriser, par exemple, la draperie du royaume. Manque de chance, la Bretagne a besoin, elle, au contraire, d’une paix commerciale avec l’Angleterre où elle exporte des toiles. C’est donc une deuxième raison qui aggrave la crise économique. A quoi s’ajoutent des éléments qui relèvent des seuls Bretons. La Bretagne a connu une croissance économique, mais sans jamais changer ses structures économiques. C’est une économie du petit. Il n’y a pas de concentration financière, les bateaux sont petits, l’industrie est dispersée dans des paroisses rurales. La seule exception à l’époque, ce qui en fait un cas à part en Bretagne, c’est Saint-Malo qui connaît une accumulation capitaliste. Page 2 sur 6 Nous sommes donc à la jonction de trois éléments - les éléments propres à la Bretagne, les raisons politiques et économiques du royaume de France et le gros retournement économique, la crise des années 1660-1670 - qui forment un contexte véritablement explosif. Si l’on y ajoute l’accumulation de taxes, qui touchent aussi les privilégiés, cela explique bien sûr la rapidité de cette contamination dans les villes de Bretagne. C’est donc la révolte des villes, la révolte contre le papier timbré et par delà, la révolte contre l’Etat et donc la centralité du régime de Louis XIV. La révolte rurale : Les Bonnets Rouges sont une révolte purement rurale. Cela touche en gros le centre et le sud du Finistère actuel et cela s’étend un peu dans l’actuel Morbihan et les actuelles Côtes d’Armor, c’est-à dire en Basse-Bretagne. C’est une révolte de paysans, qui démarre vraiment à la campagne, dans laquelle l’impôt ne va jouer qu’un rôle secondaire. C’est avant tout un ras le bol social. C'est-à-dire que les paysans s’en prennent à tout ce qui peut représenter la perception de droits, de taxes, etc. La première cible, ce sont leurs seigneurs (seigneurs bretons, bien entendu), plus largement, tous ceux qui perçoivent que ce soient les impôts seigneuriaux, les impôts royaux, ils s’en prennent même au clergé, perçu comme un percepteur de dîmes (impôt qui va au clergé)… C’est-à-dire que ce la n’a rien d’hostile spécifiquement au pouvoir royal. C’est un ras le bol devant l’écrasement par les charges. Même à l’époque, le Gouverneur de Bretagne pour le roi le dit bien, parlant des paysans : « les seigneurs les chargent beaucoup », c’est constaté à l’époque. Il ajoute même : « La noblesse a traité fort rudement les paysans : ils s’en vengent présentement ». Dans un article mis en ligne sur le site de l’Histoire par Joël Cornette il y a deux ou trois jours, il cite le recteur de Ploudalmézeau, un bourg du Léon, qui dénonce, dans son registre, les pratiques du seigneur de Portsall, seigneur de Sansay : « Il a réduit la plupart de mes paroissiens à l’aumosne par un édit de sa cour des Sales, par lequel il s’est fait adjuger les droits sur un ruisseau nommé le Froud, qu’il prétend lui appartenir, et autant de charreté de lin verd ou cru qu’on y rend pour rouir, autant de six sols pour luy, autrement un procèz dans sa juridiction de Sales où il n’est pas possible de trouver un procureur qui lui soit adverse. Chose surprenante, il vend mesme le goesmond que la providence jette sur le bord de la rive, et afferme de certaines places au tiers et aux quarts [concède des emplacements en échange du versement du tiers ou du quart du goémon séché] qui ont servi pour sécher ce goesmon et que ma paroisse a affranchi de sa Majesté. Et au lieu d’encre, je veux signer ces vérités de mon propre sang, et veux être puni si ce que j’escris n’est pas véritable ». Il explique bien qu’il s’agir d’une révolte contre ce seigneur, en l’occurrence, et contre ce que l’on appelle le domaine congéable, dont l’originalité consiste en un mode de location de la Page 3 sur 6 terre spécifique à la Bretagne, créant un grand déséquilibre entre le propriétaire et celui qui exploite la terre dans la mesure où il permet des ajustements constants et donc est très favorable à l’aggravation des charges imposés par les seigneurs à leurs exploitants. C’est un outil technique qui facilite l’aggravation des charges seigneuriales et c’est sur ce point là que les paysans se mobilisent pour l’essentiel et les premières attaques sont des attaques de châteaux. C’est une révolte sociale et non l’unité de la société Bretonne contre la centralité parisienne. C’est une histoire entre Bretons, les petits contre les grands, les petits contre ceux qui les exploitent, dans un contexte économique de crise qui est très nouveau en Bretagne après plus d’un siècle de prospérité. Contexte donc d’exploitation aggravée qui est très mal vécue. Les seigneurs, au passage, souffrent aussi de ce retournement économique et c’est pour cela qu’ils essaient d’augmenter les charges, de peser pus lourdement sur les paysans de l’époque. Il y a quand même chez ces Bonnets Rouges quelque chose d’essentiel. Au départ spontanée, la révolte s’organise. Les révoltés rédigent, par exemple, ce que l’on appellera en 1788-1789, les cahiers de doléance. On parle de code à l’époque (code paysan). Ils élisent, dans chaque paroisse, des députés. C’est un détail important parce qu’il y a un texte qui nous explique – un des rares textes que l’on ait gardé de l’époque qu’il faudra défrayer ces députés et les équiper d’un bonnet et d’une chemise rouge. Le bonnet rouge, on en parle donc dès 1675. L’usage de ces deux révoltes, dans les siècles qui ont suivi : La question qui se pose de la mémoire des évènements est donc très juste, mais la mémoire est très faible. Ce qui est révélateur en Bretagne, c’est qu’on ne dispose d’aucune chanson sur le sujet. Il y en a bien une, mais elle est postérieure. Pendant deux siècles, il y a très peu de choses. Il se garde un souvenir, on en a des traces, mais à côté d’autres évènements, au-delà de la génération qui a vécu la révolte, c’est quelque chose qui s’oublie très largement et qui ne va quasiment réapparaître qu’au détour des années 1970. Avant, c’est vrai, au XIXè siècle, un historien breton très connu, La Borderie fait une histoire Bonnets Rouges... mais pour dénoncer ce qu’il appelle « les révoltés » bien sûr, mais surtout « le communisme des révoltés ». Ca fait bien sûr sourire aujourd’hui. Ou bien encore, et c’est le seul autre élément peut-être marquant, dans les années 1930, plus précisément au moment du Front Populaire en 1936, dans la mouvance communiste – cette fois-ci réellement communiste – la composition d’une complainte, une gwerz, en l’honneur des Bonnets Rouges, qui sera chantée dans quelques manifestations communistes, en Bretagne ou en banlieue parisienne2. L’émergence de la mémoire, ce sont les années 1970 et ce n’est pas un hasard. Bien sûr il y a le tricentenaire, mais c’est l’occasion, mais surtout, c’est au moment du basculement vers une identité bretonne positive, dans une mouvance très largement de gauche, ce qui change par rapport à un nationalisme ou un régionalisme jusque là très conservateurs. 2 http://br.wikipedia.org/wiki/Gwerz_ar_Balp Page 4 sur 6 Avec les Bonnets Rouges on un atout formidable. D’abord « rouge ». Ils ont aussi porté un bonnet bleu mais voilà, le rouge évidemment est une couleur utilisable. Et puis l’idée d’un soulèvement des Bretons qui ne se laissent pas faire, dans les années 1970, c’est une image extrêmement porteuse. Emmanuel Laurentin : « On peut lire dans le Figaro Magasine qui sort ce week-end, sous le titre La grande jacquerie, un grand article signé Raphaël Stainville, qui raconte et re-raconte la « révolte » d’aujourd’hui des Bonnets Rouges et donne la parole à certains des leaders de ces manifestations qui protestent contre le gouvernement, l’Etat Jacobin et les Parisiens par exemple. C’est le cas de Thierry Merret, président de la fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, qui disent trop c’est trop (je n’oserai pas le prononcer en breton car je ne sais pas parler le breton) et par ailleurs de Yannick Bourdonnec, président des dîners celtiques qui dit « Les Bretons se vivent comme un peuple, une famille. On peut s’engueuler mais on se retrouve sur l’essentiel quand il s’agit de préserver notre identité ». Voilà un peu la thématique de ce que l’on entend et lit dans les journaux sur la révolte des Bonnets Rouges. Qu’est-ce que vous en pensez en tant qu’historien Alain Croix ? » Alain Croix : « Moi je ferai deux commentaires. Chacun dit ce qu’il pense et nous sommes dans un pays où chacun peut s’exprimer ; mais évidemment, c’est totalement abusif, c’est un terme gentil, et en fait profondément malhonnête de mobiliser la révolte des Bonnets Rouges de 1675. On peut exprimer ses idées d’aujourd’hui sans déformer à ce point là l’histoire. Une révolte sociale, en 1675, mise au service d’une revendication qu’on va appeler comme on voudra, régionaliste ou nationaliste. Ca c’est le premier commentaire. Le deuxième commentaire que je ferai, en tant qu’historien, enfin j’essaie d’être lucide sur le monde qui m’entoure… au passage une très bonne opération de communication… elle a fonctionné très bien… Il y a aussi dans les milieux agricoles – pour être clair la FDSEA – et dans les filières industrielles agroalimentaires, une tentative pour détourner la colère justifiée des salariés, de leur famille, des victimes… ce qui s’amorce : le désastre d’une filière agroalimentaire… pour la détourner des véritables responsables - c'est-à-dire eux-mêmes -, responsables de la filière agricole, responsable des industries, qui ont vécu, notamment, des subventions européennes, sans jamais faire évoluer le modèle économique, qui sont donc les responsables, pas exclusifs, mais principaux, de la crise de cette filière ,aujourd’hui. Eh bien on veut détourner la colère des victimes vers – ce qui est un réflexe que l’on a connu effectivement à différentes époques en Bretagne – vers Paris, le symbole de tous les maux. Et je précise que je vous parle de Nantes et non pas de Paris. » Emmanuel Laurentin : « Dans ce même numéro du Figaro Magasine, je lis Michel Edouard Leclerc, dont les propos sont recueillis par Ghislain de Montalembert et qui dit que les licenciements sont le résultat du manque de stratégie industrielle des industries concernées ou des erreurs de leurs dirigeants qui ont cru pouvoir vivre de subventions et de l’assistance de l’Europe. Il est assez amusant de vous entendre dire des choses qui ne son pas si éloignées Page 5 sur 6 que cela de ce que peut dire Michel Edouard Leclerc en l’occurrence sur cette révolte des Bonnets Rouges, Alain Croix ». Alain Croix : « Michel Edouard Leclerc est tout ce qu’on veut mais ce n’est certainement pas un imbécile si je peux me permettre. Et par ailleurs, je crois qu’on entend dire – c’est vrai que ça nous irrite un petit peu, je dis nous ici en Bretagne – « Les Bretons ». Non, ce ne sont pas les Bretons qui manifestent, ce ne sont pas les Bretons qui parlent. Ce sont DES Bretons qui ont parfaitement le droit de dire ce qu’ils veulent, mais certainement pas tous les Bretons. Il y a en Bretagne énormément de gens lucides, qui voient très bien la manipulation actuelle de cette mémoire. Disons que j’espère que cette manipulation prendra bientôt fin et laissera la place à la réalité. Elle est suffisamment grave et compliquée. » Emmanuel Laurentin : « Vous savez bien Alain Croix que quand on fait de l’histoire, on est habitué à ce type d’usage politique de l’histoire. Ce n’est pas la première fois qu’on en voit Dans ce XXIè siècle et même dans les siècles précédents ». Alain Croix : Oui, mais c’est peut-être le mérite de ce que vous faites et de ce que j’essaie de faire modestement. L’historien est aussi un citoyen et c’est son rôle aussi, à certains moments de rappeler les choses, ce qui n’empêche personne de s’exprimer, mais peut-être pas en mobilisant l’histoire. Tiens, c’est le hasard, je le lisais ce matin dans la presse locale à Nantes, l’appel à une manifestation les jours prochains, et qui mobilisait mais d’une manière éhontée l’histoire. On était quasiment ici, à Nantes, au cœur des Bonnets Rouges en 1675. Je rappellerai une anecdote. Le héro qu’on veut maintenant mettre en avant, le pauvre a été pendu en 1675, était un Bas-Breton3 et on l’a pendu à Nantes comme bouc émissaire, pour pouvoir faire accepter aux émeutiers nantais, le fait que ce soit un sale étranger qui soit pendu et non pas un vrai Nantais. Sources et autres liens : http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-histoireactualites-du-vendredi-151113benedicte-savoy-et-alain-cr http://www.histoire.presse.fr/actualite/infos/bonnets-rouges-1675-deja-ras-bol-fiscal-08-11-2013-72259 Illustration sonore de l’émission : Son ar Bodenoù Ru par Gweltaz, 1975 http://youtu.be/MrrurX4XkRE Envers du décor bien de chez nous devant des crêpes ou un kig ha farz, sabots de rigueur http://www.lejournaldesentreprises.com/editions/35/actualite/reseaux/les-lieux-de-reseau-dinersceltiques-le-gotha-breizh-chez-fauchon-07-09-2012-159469.php Et un peu d’envers du décor là aussi : http://seaus.free.fr/spip.php?article129 3 Goulven Salaün, un valet de cabaret bas-breton Page 6 sur 6