Les ambiguïtés du droit d`ingérence humanitaire

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Les ambiguïtés du droit d`ingérence humanitaire
Les ambiguïtés du droit d'ingérence humanitaire
Les principales
interventions faites au nom
du «droit d’ingérence
humanitaire»
Les ambiguïtés du droit d'ingérence
humanitaire
Olivier Corten, Maître de conférences, Centre de droit international
et de sociologie appliquée au droit international, Université Libre de
Bruxelles, Belgique.
La crise du Kosovo a aiguisé le débat entre
partisans et adversaires du droit d’ingérence
humanitaire. Le point au début du mois de juin
1999.
Le Kurdistan irakien a été le
théâtre de la première
intervention armée
occidentale s’appuyant sur le
droit d’ingérence.
Le Rwanda et le droit
d’ingérence: en 1994, la
France y menait l’«Opération
turquoise», pour protéger les
populations de la guerre
génocidaire qui déchirait le
pays.
L’expression de «droit» ou de «devoir d’ingérence» – à
laquelle on a rapidement accolé le qualificatif
d’«humanitaire» – est apparue à la fin des années 80 sous la
plume de Mario Bettati, professeur de droit international
public à l’Université Paris II, et de Bernard Kouchner, homme
politique français qui fut l’un des fondateurs de Médecins
sans frontières. Ils voulaient s’opposer, selon l’expression du
second, à «la théorie archaïque de la souveraineté des Etats,
sacralisée en protection des massacres». La formule a vite
fait recette, particulièrement avec l’avènement d’un nouvel
ordre mondial sensé replacer au premier rang des priorités
des valeurs comme la démocratie, l’Etat de droit et le respect
des droits de la personne humaine. La nécessité de secourir
les populations en détresse imposerait en effet à chacun un
«devoir d’assistance à peuple en danger», qui transcenderait
les règles juridiques traditionnelles.
En dépit des idées généreuses qui animent ses promoteurs,
les incertitudes qui entourent ce droit ont d’emblée suscité le
questionnement et même la critique, d’autant qu’on ne sait
pas très bien s’il est seulement d’ordre moral ou destiné à
être incorporé dans l’ordre juridique international existant.
Celui-ci repose, depuis des siècles, sur un axiome: la
souveraineté des Etats. En conséquence, un Etat n’est lié par
une règle de droit – et en particulier par une règle qui protège
les droits de l’homme –, que s’il l’a acceptée en ratifiant un
traité ou en adhérant à une règle coutumière existante. Ainsi,
les droits de l’homme n’ont-ils nullement, sur le plan juridique,
la même étendue à l’échelle universelle: une personne sera
mieux protégée dans certains Etats que dans d’autres.
Le concept de souveraineté mis en cause
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Les ambiguïtés du droit d'ingérence humanitaire
On ne peut en aucun
cas prétendre qu’il
serait «licite» pour un
Etat de massacrer sa
propre population
sous le prétexte que
tout ce qui se passe à
l’intérieur des
frontières relève de
ses «affaires
intérieures»
Les principales
interventions faites
au nom du «droit
d’ingérence
humanitaire»
C’est à l’occasion de
l’intervention militaire
de plusieurs Etats
occidentaux au
Kurdistan irakien, en
avril 19911, que l’on a,
pour la première fois,
évoqué l’émergence d’un
véritable «droit
d’ingérence». L’action a
été présentée comme
destinée à protéger les
Kurdes alors sévèrement
réprimés par les autorités
irakiennes. Le respect
des droits de la personne
La souveraineté signifie en outre qu’un Etat qui a violé les
droits de la personne ne pourra être traduit en justice que s’il
accepte ou a accepté la compétence d’un juge. A l’exception
de certains mécanismes régionaux (Cour européenne des
droits de l’homme, Cour interaméricaine des droits de
l’homme, par exemple), il est donc extrêmement difficile
d’obtenir la condamnation d’un Etat violateur des droits
humains par une juridiction internationale. Et même si on
l’obtenait, rien ne garantirait l’exécution du jugement: la
souveraineté s’avère incompatible avec l’existence d’une
sorte de «police internationale» à l’échelle mondiale.
La doctrine du «droit d’ingérence» tend à prendre le contrepied de ce système juridique traditionnel, en remettant en
cause le concept même de souveraineté sur lequel il
s’appuie. Le pouvoir de l’Etat doit en effet plier, au nom d’une
«morale de l’extrême urgence», devant les nécessités d’une
protection minimale des droits de la personne. L’assistance
humanitaire doit donc pouvoir être mise en œuvre au-delà
des frontières, et peu importe si tel Etat s’est engagé à
respecter une règle, à accepter la compétence d’un juge ou
les pouvoirs d’une police internationale. Il n’est plus tenable
de se contenter d’un formalisme juridique qui en vient en
définitive à admettre, comme le dit Bernard Kouchner, qu’il
serait «licite, quoiqu’inélégant, de massacrer sa propre
population».
De nombreux juristes ont fortement critiqué la conception du
droit international traditionnel que véhiculent les auteurs
favorables au droit d’ingérence. D’abord, on ne peut en
aucun cas prétendre qu’il serait «licite» pour un Etat de
massacrer sa propre population sous le prétexte que tout ce
qui se passe à l’intérieur des frontières relève de ses
«affaires intérieures». La totalité des Etats ont formellement
reconnu qu’ils devaient respecter des droits fondamentaux
comme le droit à la vie, le respect de l’intégrité physique ou
l’interdiction du génocide, à l’égard de leurs propres
ressortissants et donc sur leur propre territoire. C’est
«souverainement» qu’ils ont décidé de s’engager, et c’est dès
lors «souverainement» qu’ils doivent respecter leurs
obligations.
En cas de violation massive, on peut mettre en œuvre des
rétorsions ou des représailles sur les plans politique,
diplomatique, économique ou financier. Par exemple, un
embargo est envisageable, même en dehors d’une
intervention de l’ONU, à l’égard d’un Etat ou d’un groupe
contrevenant aux droits les plus élémentaires de la
population. Cette possibilité, loin d’être négligeable, a été
choisie à l’encontre de certains Etats, comme l’Argentine au
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Les ambiguïtés du droit d'ingérence humanitaire
devait dorénavant être
assuré par des actions
menées par la
«communauté
internationale», par
l’intermédiaire des
institutions compétentes
ou de certains Etats prêts
à en défendre les valeurs
essentielles. Le Conseil
de sécurité, cette fois
comme dans tous les cas
suivants, invoquait une
«menace contre la paix
et la sécurité
internationales».
Ce même motif justifia
l’autorisation explicite
donnée par le Conseil à
l’opération «Restore
Hope» («Restaurer
l’espoir»), menée en
Somalie à partir de la fin
1992. Officiellement, il
s’agissait de mettre fin à
l’anarchie qui y sévissait,
en vue de rétablir des
conditions minimales
d’existence. En 1994,
c’est la France qui
conduisait au Rwanda
l’«Opération turquoise»,
officiellement destinée à
protéger les populations
de la guerre génocidaire
qui déchirait le pays.
Dans la même lignée, on
peut encore citer les
interventions militaires
en Bosnie-Herzégovine
(1994-1995), au Liberia
et en Sierra-Leone, en
Albanie (1997) ou au
Kosovo (1999).
1. L’intervention
moment de la guerre des Malouines, l’URSS à la suite de
l’intervention militaire en Afghanistan ou, plus récemment,
Haïti ou le Burundi en réaction aux coups d’Etats survenus
dans ces pays.
Le Conseil de sécurité peut par ailleurs qualifier des
violations massives des droits de la personne de «menace
contre la paix et la sécurité internationales», et autoriser alors
une intervention armée (article 42 de la Charte des Nations
unies). Il l’a fait à plusieurs reprises (voir encadré). La plupart
des opérations présentées comme des réalisations du «droit
d’ingérence humanitaire» ne sont donc, si on y regarde de
plus près, que des applications de mécanismes juridiques
existants. Il est donc totalement erroné de prétendre que le
droit international traditionnel est incompatible avec une
protection efficace des droits de la personne. En réalité, le
problème est le plus souvent moins juridique que politique,
dans la mesure où ce ne sont pas de nouvelles règles
juridiques qui permettront d’améliorer la situation, mais une
meilleure utilisation des règles existantes.
Ce sont ces obstacles politiques, et notamment l’utilisation du
droit de veto au sein du Conseil de sécurité, qui font que
personne ne va évidemment jusqu’à prétendre que le
système juridique international soit parfaitement adapté à une
protection efficace des droits de la personne. Mais, malgré
ses insuffisances, beaucoup d’auteurs considèrent que ce
système, en son état, est sans aucun doute moins mauvais
que celui qui intégrerait la généralisation d’un droit
d’ingérence humanitaire.
Le principe de non intervention est le fruit d’un combat
historique remporté par les Etats les plus faibles. Tout au
long du xixe siècle, ils ont subi un colonialisme et un
impérialisme qui aimaient eux aussi à se parer de la défense
des valeurs de la «civilisation». Plus spécifiquement,
l’argument humanitaire a très souvent été invoqué pour
justifier des actions militaires des Etats occidentaux, à
l’encontre de l’Empire ottoman, en Afrique ou en ExtrêmeOrient… La Charte des Nations unies n’a pas fait disparaître
ces pratiques, mais au moins donnait-elle la possibilité aux
Etats attaqués d’invoquer le droit pour s’opposer à la force. Si
on revenait à un droit d’ingérence qui, par hypothèse,
permettrait de contourner une décision de l’ONU, les Etats les
plus puissants pourraient se présenter en seuls juges de ce
qu’exige l’humanité: le droit serait, à nouveau, entièrement
soumis à la force.
L’argument du «deux poids, deux mesures» est souvent
invoqué: comment prétendre qu’une action est humanitaire si
elle est visiblement soumise à des impératifs de realpolitik qui
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Les ambiguïtés du droit d'ingérence humanitaire
internationale contre l’Irak,
après que ce pays a envahi
un Etat souverain, le
Koweït, est par définition
hors champ du «droit
d’ingérence».
sont seuls susceptibles d’expliquer l’immunité de fait dont
bénéficient certains Etats violateurs des droits de la personne
les plus élémentaires? Le problème palestinien est le plus
souvent cité à cet égard. On met là sans doute le doigt sur le
problème fondamental du «droit d’ingérence»: son absence
de définition précise. Mario Bettati (voir page 59) exprime
cette ambiguïté en le définissant surtout par opposition à une
conception restrictive et rigoriste de la souveraineté. «Quant
à l’expression “droit d’ingérence”, sans davantage de
précision, elle est dépourvue de tout contenu juridique. Elle
n’en acquiert un que si elle est assortie de l’adjectif
“humanitaire”. Ce dernier, par la finalité qu’il assigne à
l’intervention, la prive de l’illicéité dont elle est
universellement attachée… Le juriste y préférera l’expression
“droit d’assistance humanitaire” davantage finalisée et moins
chargée de cette subjective et implicite confrontation, au
demeurant erronée, avec les normes de l’anticolonialisme
que sont les principes de “non intervention” et de “non
ingérence”» 1.
Dans ces circonstances, il n’est guère étonnant que cette
doctrine, qui peut paraître séduisante en théorie, ait mené et
mène encore à de nombreux abus en pratique. Le récent
exemple du Kosovo concentre sans doute en lui toute
l’ambiguïté d’un «droit d’ingérence» mené, au nom de la
communauté internationale, par une coalition des plus
grandes puissances militaires mondiales.
1. Un droit d’ingérence?, Revue générale de droit international
public, 1991, p. 644.
• Mario Bettati, Le Droit d’ingérence: mutation de l’ordre
international, Paris, Odile Jacob, 1996.
• Mario Bettati et Bernard Kouchner, Le Devoir d’ingérence, Paris,
Denoël, 1987.
• Olivier Corten et Pierre Klein, Droit d’ingérence ou obligation de
réaction?, Bruxelles, Bruylant, 2e édition, 1996.
• Olivier Paye, Sauve qui veut? Le droit international face aux
crises humanitaires, Bruxelles, Bruylant, 1996.
• Fernando Teson, Humanitarian Intervention. An Inquiry into Law
and Morality, New York,
Le Courrier de l'UNESCO
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