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L’Encéphale (2014) 40, 315—322
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
PSYCHOPATHOLOGIE
Conduites addictives des enfants en
situation de rue : interculturation et
résilience
Addictive behavior of street children: Interculturation and
resilience
T. Kommegne a, P. Denoux a, A. Bernoussi a,∗, E.F. Njiengwe b
a
b
Université de Picardie Jules-Verne, UFR de psychologie, chemin du Thil, 80025 Amiens, France
Université de Douala/hôpital Laquintinie, Douala, Cameroun
Reçu le 26 mai 2012 ; accepté le 4 mars 2013
Disponible sur Internet le 17 décembre 2013
MOTS CLÉS
Addiction ;
Enfant en situation
de rue ;
Interculturation ;
Stratégies
identitaires ;
Résilience
∗
Résumé Cette recherche fait partie d’une étude plus large sur la prévention des enfants en
situation de rue au Cameroun et participe d’une profonde interrogation sur la pathologie de rue,
incluant des symptômes tels que les conduites addictives. À l’instar du VIH sida, ces conduites
constituent le principal facteur de risque avec lequel beaucoup de professionnels travaillant
sur les questions de rue ont désormais à composer.
Objectif. — Suivant une approche de psychologie interculturelle, nous examinons la typologie
des pratiques addictives, leur rôle initiatique et leur fonction dans l’intégration du systèmerue, et analysons également leur importance dans les stratégies de survie. Après une revue des
controverses théoriques nourrissant le débat, nous interrogeons, à travers le prisme de la théorie générale des addictions et particulièrement du modèle de la gestion hédonique, l’impact
de ces pratiques sur la carrière de rue. Les addictions permettent de résister à l’adversité, de
se désister ou alors d’amorcer un néodéveloppement harmonieux malgré l’horreur des dures
expériences de la rue.
Méthodologie. — Nous avons conduit une étude qualitative et quantitative sur un échantillon de
148 enfants en situation de rue et avons proposé à 124 d’entre eux un questionnaire investiguant
les comportements addictifs et les stratégies de survie en contexte de rue. Nous avons particulièrement approfondi la carrière de rue de 24 sujets par des entretiens et des tests standardisés
afin de mesurer l’impact de ces pratiques sur la résilience, à travers l’estime de soi (SEI de
Coopersmith), la tolérance à la frustration (P-F de Rosenzweig), et le sentiment d’efficacité
personnelle (échelle SE de Sherer).
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (A. Bernoussi).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2013.
http://dx.doi.org/10.1016/j.encep.2013.03.014
316
T. Kommegne et al.
Résultats. — Nous observons que la carrière de rue est essentiellement traumatique et que
les conduites addictives engageant différentes stratégies d’intégration sont fortement corrélées à travers les stratégies identitaires et les compétences interculturelles au processus
d’interculturation. L’addiction n’est pas significativement corrélée à l’estime de soi mais elle
est fortement liée à l’efficacité personnelle et à la capacité à tolérer la frustration. Si elles
permettent aux enfants d’affronter l’adversité, elles constituent un réel obstacle à la résilience.
© L’Encéphale, Paris, 2013.
KEYWORDS
Addiction;
Street children;
Interculturation;
Identity strategies;
Resilience
Summary This research belongs to a more comprehensive study on the care of street children
in Cameroon. The idea is to develop an analysis of the street pathology where symptoms such
as addictive behavior and drug addiction can be found. Beside HIV AIDS, addictive behaviors are
the main risk factors that many professionals have to face with while dealing with the street
problems today.
Aim. — Through an intercultural approach, we examined the practices of addictive typology,
their initiatory role and their function in the integration of the street system. We also analysed
their importance in the survival strategies. After an overview of theoretical controversies that
feed the debate on addictions, we questioned the impact of these practices on the street
career through the prism of general theory of addictions, particularly the hedonic management
model. Addiction helps to resist adversity, it helps to desist and then to begin a harmonious neo
development despite the horrors of the street experience.
Methodology. — We undertook a quantitative and qualitative study on a sample of 148 street
children. We proposed to 128 of them a questionnaire focused on addictive behaviors and
survival strategies in the street context. We notably evaluated the street career of 24 of them,
using interviews and standardized tests to assess self-esteem (Coopersmith’s SEI) frustration
tolerance (Rosenweig’s P-F) and self-efficacy (Sherer’s SE Scale) in order to measure the impact
of addictive behaviors on the resilience process.
Results. — We found that the street career is essentially traumatic, and that addictive behaviors involving various integration strategies are strongly linked to the interculturation process
through the identity strategies and the intercultural competences. Addiction itself is not significantly related to self-esteem issues but strongly impacts on self-efficacy and the ability to
tolerate frustration. They allow the street children to withstand the street adversity but are a
real obstacle to their resilience process.
© L’Encéphale, Paris, 2013.
Bien marginales il y a quelques années [1], les conduites
addictives sont devenues une préoccupation majeure et
même un écueil que doivent surmonter de nombreuses organisations engagées dans la prise en charge des enfants en
situation de rue. Les drogues et le VIH/SIDA constituent
les principaux risques d’exacerbation de la vulnérabilité à
laquelle font face des millions d’enfants en détresse dans le
monde1 [2,3]. L’addiction apparaît de plus en plus comme
symptomatique d’une pathologie de rue, et devrait susciter au regard de ses conséquences multiformes, plusieurs
interrogations. N’est-elle pas symptomatique aussi bien de
la souffrance, que de l’errance psychique de l’enfant en
quête d’identité [4] ? Alors qu’elle paraît salvatrice pour le
sujet, ne constitue-t-elle pas en même temps un obstacle à
1 Hillis et ses collaborateurs ont publié en février 2012, les résultats d’une enquête particulièrement alarmante sur la prévalence du
VIH SIDA chez des jeunes en situation de rue à St Petersburg. Sur un
total de 900 jeunes de 14 à 19 ans testés, ils constatent que le taux
de prévalence excède 30%, ce qui constitue un seuil très rarement
évoqué dans la littérature sur le sujet. La situation d’orphelin dans
cette étude apparaît comme un paramètre de grande vulnérabilité, tout comme l’absence de toit (32%). Ils remarquent également
que cette prévalence varie selon que les sujets utilisent ou non des
drogues.
son accompagnement socioéducatif, et surtout à tout projet
d’insertion ? Pour interroger la fonction de ces pratiques et
leur impact sur la carrière de l’enfant, nous allons invoquer
sous un regard psycho-dynamique tout d’abord, quelques
controverses théoriques qui alimentent les débats sur les
addictions [5] depuis le début du xxe siècle. Nous nous focaliserons ensuite sur le modèle hédonique de Brown [6] qui a
alimenté la théorie générale des addictions [7], pour donner
une signification à cette dynamique comportementale.
Si nous faisons l’hypothèse que les conduites addictives
sont des symptômes de la pathologie de rue participant
des stratégies de survie, constituent-elles uniquement des
modes de résistance à l’adversité, de désistance, c’està-dire de mise à distance du réel traumatique, ou alors
influencent-elles le processus de résilience de l’enfant
confronté aux traumatismes multiformes de la rue ?
Problématique psychopathologique des
addictions
Divers travaux sur la psychopathologie des conduites addictives laissent apparaître des controverses qui ont alimenté
de nombreux débats théoriques [8—13]. Deux courants
principaux s’opposent, les uns faisant des addictions une
maladie, les autres les considérant comme un simple
Conduites addictives des enfants en situation de rue
symptôme d’une souffrance psychique, un processus général
commun, voire un mode d’être au monde [7]. Une première
hypothèse purement psychologique, repose sur la théorie
de l’attachement développée par Bowlby et Spitz dès le
milieu du xxe siècle. Quoiqu’il soit admis qu’il n’existe pas
de personnalité addictive, ni de structure profonde stable
spécifique à l’addiction [14,15], de nombreux cliniciens
et chercheurs se rejoignent sur l’idée d’une vulnérabilité
ou d’une prédisposition aux addictions, qui trouverait ses
sources dans les formes d’attachement de la prime enfance
[16]. Dans cette hypothèse, il pourrait être établi une relation entre les formes d’attachement et la vulnérabilité du
sujet, ce qui permet d’envisager l’addiction à travers ce
prisme, comme une pathologie du lien [17—20], lien avec
les premiers objets de la vie et particulièrement avec la
figure maternelle dont l’absence pourrait générer secondairement l’aliénation addictive [21]. Il est fait l’hypothèse que
les enfants qui ont connu un attachement sécure auraient
à l’adolescence, la souplesse nécessaire pour opérer des
choix qu’impose la vie en société, ceux qui n’en ont pas
eu pouvant tenter d’éviter les frustrations des interactions
sociales, en se réfugiant dans des conduites de dépendance,
pour rechercher un soulagement illusoire [22].
Une seconde hypothèse psychologique d’explication des
conduites addictives, est celle de la personnalité des sujets.
Alors qu’il est admis que les conduites addictives sont le
lot aussi bien du pervers qui s’en sert pour entretenir
son déni transgressif, du psychotique qui tente de soutenir ou d’écraser son délire, le névrotique aurait également
recours aux drogues pour étourdir sa culpabilité [14]. La
controverse entretenue sur la proximité entre addictions
et état-limite, a laissé au fil des années la place à de
nombreuses discussions cliniques sur l’économie psychique
des patients dépendants [4,23]. McDougal [24] évoque
dans ses théorisations la fonction défensive des conduites
addictives, qui installent le sujet dans une incapacité à
faire preuve d’introspection. L’addiction serait un « actesymptôme » [25] qui témoigne de la fragilité psychique liée
à la défaillance de l’organisation du Moi. Jeammet [26] en
se rapprochant de la théorie de l’objet transitionnel de Winnicott [27], inscrit lui aussi les conduites addictives dans une
problématique narcissique et de relation d’objet. Les failles
narcissiques conduiraient le sujet à rechercher une dépendance à un objet extérieur, qui lui donne l’impression de
maintenir un équilibre intérieur sécurisant [10].
L’hypothèse traumatique est tout aussi retenue pour
expliquer les addictions aussi bien comportementales,
qu’aux drogues diverses. La variabilité des contextes traumatiques identifiés dans les recherches donne à croire qu’il
n’est pas aisé de trouver une origine exclusive et univoque
au cœur du comportement addictif. Ces traumatismes, surtout ceux qui surviennent précocement (deuils, carences
affectives, maltraitances diverses, traumatismes sexuels. . .)
constituent des circonstances de rupture brutale, qui correspondent au « miroir brisé », dont le sujet peine à retrouver
les morceaux [12]2 . Le sujet dont le miroir est brisé,
2 Le Miroir brisé fait référence au stade du miroir de Jacques
Lacan. Pour Lacan, ce stade est celui où se constitue le Moi par
la découverte de l’image de soi, un Moi différent du Moi fusionnel
avec la mère. Le miroir brisé dont parle Olivenstein correspond à un
317
désemparé, se vide identitairement, narcissiquement, et
sombre dans une distorsion cognitive qui le conduit à se
comporter comme si la société non seulement l’avait lésé,
mais avait une dette à son endroit. Il tente par son addiction,
de panser des blessures auxquelles il ne veut plus penser. Alors que les théories psychopathologiques inscrivent
l’addiction dans le registre d’une morbidité pathologique
essentielle, les hédonistes envisagent une constitution
addictive potentielle propre à tous les humains, et qu’il nous
importe d’analyser pour explorer les conduites des enfants
en situation de rue.
Du modèle hédonique à la théorie générale
des addictions
Les recherches de Brown sur les joueurs pathologiques [6]
s’inscrivent dans le prolongement de la théorie du renversement psychologique d’Apter [28] qui a décrit les différents
moyens par lesquels l’être humain recherche des états psychologiques ou des expériences intéressantes et excitantes,
en s’inspirant de la théorie des émotions d’Eysenck. Le postulat premier est que tout sujet évoluerait quotidiennement
entre deux polarités émotionnelles, l’activité addictive
visant à faire passer d’un état d’émoussement dysphorique
dit télique (anxiété, dépression) à un état d’excitation dit
paratélique. C’est sur le lit des vulnérabilités personnelles
(psychologiques, biologiques, génétiques, sociales) que se
développeraient graduellement des pratiques dont le choix
dépend de l’environnement, de l’accessibilité, ainsi que de
leurs effets hédoniques. L’addiction est ainsi une réponse
à un conflit perpétuel ou à une souffrance psychique, la
saillance addictive étant à percevoir comme une recherche
de modification de la conscience, de l’humeur, mais aussi
comme une tentative de maintien du Soi dans un état subjectif d’excitation et d’évasion, ou de sortie du Soi habituel [7].
Dans la même dynamique que Brown, Loonis [29] a développé la théorie générale de l’addiction basée sur le concept
de système d’actions. Le postulat théorique est que nos
activités au quotidien visent soit une fonction pragmatique
d’adaptation au monde, soit une fonction « pragmalogique »,
selon une logique d’actions centrées essentiellement sur
la gestion des émotions. Le présupposé de ce modèle est
que nous serions tous situés sur un continuum addictif3 ,
les uns disposant de systèmes d’actions vicariant là où
d’autres ne recourent automatiquement qu’à un surinvestissement d’actions pour maintenir un équilibre hédonique.
échec du stade du miroir, à un moment traumatique où l’enfant est
confronté à une image de soi morcelée, brisée, qui évoque la relation antérieure, l’indifférenciation et la fusion avec la mère. Cette
brisure qui survient dans la relation mère-enfant, quand l’économie
libidinale est défectueuse, serait la conséquence d’un ou de plusieurs chocs que la mère renvoie à l’enfant.
3 Loonis présume d’ailleurs que notre cerveau étant régi sur un
modèle de satisfaction des émotions, nous sommes tous des drogués. Dans cette perception, il existerait une addiction universelle
qui suppose une soif permanente de satisfaction et d’excitation
qui nous habite du matin au soir et que nous ne pouvons arrêter.
L’addiction se définissant par rapport à la dépendance et à la tolérance, la bonne question serait la pertinence de l’hypothèse de
cette pseudo-addiction, potentiellement universelle.
318
Ce système d’action s’élaborerait dans la prime enfance
par le biais des diverses interactions entre le sujet et son
environnement, des modèles culturels, du parenting, et
constituerait sa disposition narcissique [10]. Cette théorie qui, à l’extrême, postule que nous sommes tous des
addicts, intègre les modèles classiques de compréhension
des addictions (neurobiologiques, psychosociales. . .) et permet d’inscrire les conduites addictives diverses dans le cadre
d’un dysfonctionnement du système de gestion hédonique
qui détermine une souffrance psychique intrinsèque.
Ce bref aperçu sur les controverses théoriques nous
permet de constater que l’addiction est loin d’être une
préoccupation épistémologique exclusive de la modernité,
puisqu’elle est restée une réalité conjoncturelle de la condition humaine dans toutes les sociétés. Face au conflit
psychique intérieur, comme devant l’adversité que génèrent
les interactions sociales, certains sujets ont recours aux
amortisseurs sociaux pour réaliser une escapade, ou pour
faire face au fardeau de la vie, comme s’il s’agissait
d’une thérapeutique à leur souffrance [30,31]. Qu’en estil de l’addiction des sujets en situation d’exclusion sociale,
notamment celles des enfants errant dans la rue ?
Cette recherche ambitionne d’explorer l’ampleur des
conduites addictives au sein de cette population, mais aussi
et surtout de comprendre leurs intrications avec la dynamique d’interculturation4 des sujets. Dans une perspective
interculturelle, en postulant une interdépendance entre
l’addiction de rue et les stratégies identitaires [32], nous
interrogeons le rôle qu’elle jouerait dans le processus de
résilience des sujets confrontés durablement à l’adversité.
Concevant la rue comme un univers de chocs et de confrontations culturels (culture familiale, culture républicaine et
culture hybride de rue), la survie y apparaît comme tributaire de la possibilité qu’a le sujet à développer des
aptitudes de métabolisation des différences, des stratégies
identitaires, mais aussi des compétences interculturelles
dont les dimensions cognitives et verbales ont particulièrement retenu notre attention dans cette étude.
Il ne nous semble pas superflu par ailleurs, de souligner
l’importance des controverses théoriques sur le contenu et
la mesure de la résilience, objets de nombreux débats aussi
bien dans le domaine des recherches cliniques, que dans
celui du travail social et éducatif [9,21,33]. Ainsi, sans ignorer le caractère restrictif auquel pourrait s’apparenter notre
choix, la résilience, ici prise comme processus de développement harmonieux d’un sujet confronté à des traumatismes
divers, est limitativement envisagée à travers l’estime de
soi, la tolérance à la frustration et le sentiment d’efficacité
personnelle qui garantiraient au sujet la possibilité de se
projeter au-delà du spectre de l’horreur d’une vie de rue.
Méthodologie : population et protocole
Pour cerner ce qu’il en est des enfants en situation de rue,
population d’accès particulièrement difficile, nous avons
4 L’interculturation est à percevoir comme l’ensemble des processus par lesquels les individus interagissent lorsqu’ils appartiennent
à deux ou plusieurs entités sociales se réclamant de cultures différentes, mais aussi comme les processus par lesquels ils engagent
cette différence et tendent à la métaboliser [37].
T. Kommegne et al.
entrepris une étude quantitative et qualitative auprès de
148 sujets âgés de dix à 18 ans vivant en situation de rue
dans la ville de Douala au Cameroun. Après une phase
d’observation participante de 12 mois centrée sur la culture
de rue et les stratégies de survie, nous avons, dans la
phase quantitative, élaboré un questionnaire permettant
d’explorer les conduites addictives des sujets dont les principales modalités sont les jeux de hasard avec ou sans
mises financières, et l’usage des substances psychoactives.
Nous nous sommes intéressés au choix de la pratique addictive, aux motivations des sujets et à leur sentiment de
dépendance, à la dynamique d’interculturation dans la
rue (identification, stratégies identitaires, et compétences
interculturelles), ainsi qu’à l’estime de soi que nous avons
mesurée par un test d’auto-évaluation (SEI de Coopersmith). Nous avons, dans une seconde phase qualitative et
par des entretiens successifs, exploré la carrière de rue
ainsi que les pratiques addictives de 24 jeunes, leurs pratiques addictives, et mesuré leur capacité de résilience à
travers l’estime de soi (SEI de Coopersmith), la tolérance à
la frustration (Test P-F de Rosenzweig) ainsi que le sentiment
d’efficacité personnelle (Sherer et al.).
Dans la démarche de collecte d’informations, nous
avons privilégié non pas un test standardisé pour mesurer
l’addiction des sujets, mais un questionnaire, en raison de
la grande variabilité des conduites et substances psychoactives utilisées. La dimension projective du questionnaire a
été privilégiée pour évaluer les stratégies identitaires que
mobilisent les enfants dans la situation de rue. Ainsi les
sujets ont été appelés à dire non plus ce qu’ils font pour
s’en sortir, mais à donner des conseils à un jeune imaginaire
qui se trouverait dans les situations difficiles et adverses de
la rue. Notre postulat projectif se fonde sur le constat que la
fiabilité des réponses (proximité avec ce que nous observons
empiriquement dans la rue) est meilleure lorsque l’enfant
parle d’un autre, plutôt que lorsqu’il parle de lui-même. Les
informations obtenues dans la phase quantitative de notre
recherche ont fait l’objet d’une exploitation statistique
(logiciel SPSS), alors que les données des entretiens ont
été traitées avec un logiciel d’analyse textuelle (ALCESTE).
L’objectif de ce traitement est de permettre une analyse
lexicale des données textuelles issues des entretiens. S’il est
sûr que cette technique permet une exploration des mondes
lexicaux d’un locuteur, elle n’en repose pas moins sur un
postulat qui les fait correspondre à des univers mentaux. En
présupposant une identité de structure, nous ouvrons, sous
la réserve précitée, la possibilité de parcourir l’agencement
des référents sémantiques à l’intérieur de cette population.
Nous avons dans cette recherche entrepris une description des conduites addictives, et analysé leurs relations avec
la dynamique d’interculturation, ainsi que la nature des
liens éventuels entre elles et la résilience des sujets, en
faisant l’hypothèse que les conduites addictives qui participent des stratégies identitaires constituent des moyens
d’adaptation à l’adversité de la rue, mais représentent un
obstacle au processus de résilience des sujets.
Résultats
Nous avons constaté que plus de 70 % de l’échantillon
consomment de façon intermittente ou permanente des
Conduites addictives des enfants en situation de rue
drogues et que seulement 28,9 % des sujets disent ne rien
prendre. Vingt-cinq virgule sept pour cent recherchent une
anesthésie psychique, à travers le désir de ne plus réfléchir (aussi bien sur leur passé traumatique que sur le futur
incertain). Quarante-trois pour cent estiment qu’ils continuent dans ces pratiques parce qu’ils n’arrivent plus à
abandonner, alors que 10,3 % recherchent le sommeil dans
leurs conduites addictives. Le sentiment de dépendance est
remarquable, avec 36 % des sujets qui se disent contrariés à
l’idée d’abandonner, et 19,6 % qui ont déjà essayé, plusieurs
fois, sans succès. Les substances psychoactives communes
chez ces jeunes sont par ordre de préférence le cannabis (29,6 %), les mixtures de drogues (25,4 %), la cigarette
(19,7 %), la thaï (9,9 %), l’essence (7 %), la cocaïne (4,2 %)
ainsi que le pétrole (2,8 %) et la colle forte (1,4 %)5 . L’alcool
n’est curieusement presque pas cité dans les drogues usitées, probablement en raison d’un coût élevé pour des effets
mineurs, comparé aux autres psychoactifs disponibles. Par
ailleurs, l’alcool est associé dans cet environnement, à des
consommateurs beaucoup plus âgés pointés comme la lie de
la société.
Comme pour les drogues diverses, 70 % des sujets sont
engagés dans des jeux de hasard avec pour caractéristique
particulière la mise incontrôlée de l’argent qu’ils sont obligés de voler. Ces jeux incluent aussi bien les cartes en
plein air, que le poker dans des casinos. Vingt-deux virgule
deux pour cent le font pour éviter les soucis (rôle anesthésique), 16,7 % pour se faire accepter par les amis de rue
(rôle d’intégration et de socialisation), 14,4 % pour se sentir
bien (fonction hédonique), 12,2 % pour gagner de l’argent
(fonction économique). Trente-neuf pour cent% des sujets
s’estiment incapables d’abandonner, 18,4 % ayant essayé
déjà plusieurs fois sans succès, ce qui traduit le niveau de
souffrance dont-ils ont conscience, indicateur majeur de
l’addiction.
Addictions et dynamique d’interculturation
Pour explorer la fonction des addictions dans la dynamique
d’interculturation, nous avons examiné les liens entre ces
conduites et les processus identificatoires du sujet, d’une
part, et avec les stratégies identitaires d’autre part. Nous
avons pour cela calculé le coefficient de contingence C, le
seuil de signification retenu étant p < 0,05.
La dynamique identificatoire
L’analyse des données permet de remarquer que l’identité
auto-attribuée de « tout puissant », reflet d’une hypertrophie du Moi, est significativement liée aux conduites
addictives, notamment au choix des drogues (C = 0,387,
p = 0,031), aux motivations des sujets (C = 0,346, p = 0,044),
ainsi qu’au sentiment de dépendance (C = 0,287, p = 0,042).
5 La mixture renvoie à la poly-consommation chez de nombreux
enfants qui, dans la recherche de sensation utilisent sans préférence
particulière la drogue qu’ils ont à portée de main. Alors que le
cannabis est ici du fait de son accessibilité la drogue la plus utilisée,
la cocaïne plus couteuse, connue sous l’appellation « caillou », est
utilisée par les « durs » de la rue. La thaï qui est un mélange de
cannabis et de cocaïne est le psycho-actif de substitution, lorsque
le cannabis, affectueusement appelé « dieu », n’est plus efficace.
319
L’identité prescrite est significativement liée aussi bien au
choix des drogues (C = 0,585, p = 0,032) qu’au sentiment de
dépendance (C = 0,439, p = 0,031) ; les sujets qui s’estiment
rejetés par l’entourage sont les plus dépendants.
Addictions, stratégies identitaires et compétences
interculturelles
Nous avons retrouvé un lien non négligeable entre
l’apprentissage de plusieurs langues de la rue comme
stratégies d’intégration, et la dépendance aux drogues
(C = 0,286, p = 0,035). De même, l’apprentissage du vol
comme stratégie de survie est, de manière significative,
lié au choix des drogues (C = 0,484, p = 0,000), ainsi qu’au
sentiment de dépendance à celles-ci (C = 0,508, p = 0,000).
L’oubli de l’éducation familiale comme stratégie de gestion des conflits, est significativement lié aussi bien au
choix (C = 473, p = 0,000) qu’au sentiment de dépendance
(C = 0,312, p = 0,015). Le recours à plusieurs noms, pour masquer son histoire et son identité est, de manière significative
lié à la motivation des sujets à consommer des drogues
(C = 0,408, p = 0,004) et à leur sentiment de dépendance
à celles-ci (C = 0,305, p = 0,020). Accepter tout ce que les
gens disent de soi comme stratégie de gestion des conflits
et d’intégration, est de manière significative lié à la consommation des drogues (C = 0,313, p = 0,013).
Le lien entre les conduites addictives et la compétence
interculturelle des sujets est établi, notamment la compétence langagière qui est significativement liée aussi bien au
choix des drogues (C = 0,520, p = 0,004), aux motivations des
sujets (C = 0.501, p = 0.001) qu’au sentiment de dépendance
(C = 0,449, p = 0,000). Il en est de même de la capacité de négociation qui est significativement corrélée aux
choix des drogues (C = 0,501, p = 0,012) et aux motivations
des sujets (C = 0,446, p = 0,027). « Sciencer » (faire preuve
de ruse) est significativement lié aux conduites addictives, notamment au type de drogues choisies (C = 0,606,
p = 0,000) et aux motivations à la consommation (C = 447,
p = 0,026).
Ces liens nous indiquent que les enfants s’engagent
dans des conduites addictives en fonction de la manière
dont-ils se projettent identitairement, et selon les représentations qu’ils ont du regard que la société porte sur
eux. La dynamique d’identification qui est au cœur de
l’errance de la rue, organise l’économie psychique des
sujets, généralement emportés dans un conflit entre identité auto-attribuée et identité prescrite, ce conflit qui,
en les vidant narcissiquement, entretient une oscillation
émotionnelle qui peut justifier le recours incessant au pareexcitation. Les diverses stratégies de gestion de conflit,
d’intégration et d’évitement de l’angoisse dans la rue, sont
teintées de drogues, pour une grande majorité d’enfants
et participent aux différentes métabolisations que nécessite l’interculturation dans l’univers traumatique où le sujet
peine à s’adapter face à l’adversité.
Addictions et résilience
Sans ignorer l’existence d’autres facteurs de vulnérabilité
ou de protection, nous avons envisagé la résilience ici de
manière restrictive à travers l’estime de soi, la tolérance à
la frustration et le sentiment d’efficacité personnelle.
320
Addictions et estime de soi
L’hypothèse d’un lien entre les conduites addictives des
sujets et leur estime de soi ne s’est pas totalement vérifiée. Nous constatons que 70 % des sujets de notre population
ont une estime de soi très faible (SEIT < 20/50), mais nous
observons aussi que cette pauvre estime n’est significativement liée ni au choix de la drogue (C = 0,416, p = 0,945), ni
aux motivations pour la consommation (C = 0,420, p = 0,665),
ni au sentiment de dépendance à celles-ci (C = 0,342,
p = 0,390). En revanche, nous constatons que l’estime de
soi est corrélée avec les jeux de hasard, notamment au
sentiment de dépendance (C = 0,388 ; p = 0,039). Ainsi, plus
les sujets s’estiment dépendants des jeux de hasard, plus
l’estime de soi est faible.
Ce constat nous invite à interroger la fonction des addictions sur le jugement affectif que ces enfants portent
sur leur personne, notamment la fonction dissociative de
la drogue. La recherche de sensation du parcours hédonique déconnecterait le Moi du corps pour lui donner une
élasticité [14], et installerait l’enfant, par l’hypertrophie
mégalomaniaque, dans un paradis artificiel dont le sentiment de toute puissance que nous avons antérieurement
identifié est l’indicateur principal. L’allègement surmoïque
de la pratique addictive n’est donc pas sans incidence
sur les représentations du sujet, puisque le sentiment
d’indépendance par rapport à la détresse de la vie que
procure la dépendance à la drogue, installe de nombreux
enfants sur un continuum où ils oscillent entre jouissance et
suicide.
T. Kommegne et al.
l’adversité, avant de se laisser dévaster par les quêtes hédoniques handicapantes ?
L’analyse lexicale nous a permis d’observer que les
champs sémantiques qui caractérisent la carrière de rue
opposent sur un premier axe factoriel, le passage à l’acte
(addiction et délit) aux relations sociales, et sur le second
les souffrances (souffrances familiales, souffrances dans
la rue) au modèle (identification). La pauvreté de la
chaîne relationnelle tout comme la capacité à se projeter
dans un modèle d’identification varie ainsi avec le niveau
d’engagement du sujet dans les conduites marginales.
L’identité est ainsi centrale à la carrière de rue (identité personnelle et identité groupale), l’intensité du conflit qu’elle
génère dans les interactions sociales pouvant varier avec
la tolérance à la frustration et le sentiment d’efficacité
personnelle, deux facteurs de la personnalité dont nous
semble tributaire le processus de reconstruction de soi
[34]. Les conduites addictives participent ainsi de la gestion ou de la modération des conflits psychiques identitaires,
ainsi que des dysphories potentiellement constitutionnelles,
exacerbées par la sidération traumatique. Plus les sujets
présentent au quotidien une centration sur des drogues ou
ses substituts, plus ils font preuve d’agressivité dans les
interactions sociales. L’univers sémantique des sujets rapproche l’inhibition, le doute sur soi et l’incapacité à se
projeter positivement hors de la carrière de rue, des motivations aux drogues qui participent de la gestion du temps
présent à laquelle se réduit la vie d’une majorité.
Discussion
Addictions, tolérance à la frustration et efficacité
personnelle
La grande majorité de ces sujets qui sont tous des boys6
a une très faible tolérance à la frustration 14/24, ce qui
peut justifier les observations d’interactions sociales généralement teintées d’agressivité verbale ou physique. Une
petite minorité (quatre sujets seulement) présente une tolérance à la frustration compatible avec un vivre ensemble
interactionnel paisible, indispensable pour réussir une vie
harmonieuse dans le groupe. Cela nous fonde à faire de
ce trait de personnalité, une variable discriminante pour
cette population, et nous conforte dans l’idée qu’il peut
être considéré comme un indicateur non négligeable de la
résilience en situation de rue.
Sans grande surprise, nous observons que huit des
24 enfants s’estiment personnellement efficaces, c’est-àdire à la hauteur de faire face aux épreuves multiformes
d’une vie de rue. Cela contraste avec la grande majorité
(18/24) dont le locus of control est externe, l’incapacité
de se projeter ou à se maintenir dans un projet durable,
restreignant la perception de leur efficacité personnelle en
contexte social. Lorsque le choix est possible, ne sont-ce pas
majoritairement ceux qui, s’estimant « capables », quittent
la niche familiale en comptant sur leurs propres potentialités physiques, intellectuelles et psychiques pour vaincre
6 Une catégorisation sociale propre à la vie de rue, permet à
ces enfants de s’identifier comme boys pour ceux qui utilisent des
drogues, et de revendiquer l’identité de babylones lorsqu’ils n’en
utilisent pas.
Peu de recherches structurées sont réalisées sur la nature
des liens entre la résilience et les addictions, ces concepts
apparaissant même plutôt opposés [35]. Il n’est pas inutile
de se demander pourquoi certains enfants malgré l’adversité
de la rue ne recourent à aucune conduite addictive. Le rôle
des traits de personnalité prédisposant décrits par Sarramon
et al. [36] pourrait ici être invoqué. Il ne serait pas superflu
non plus de voir si les sujets abstinents en situation de rue,
sont plus résilients que les autres, et surtout s’ils le seront
encore longtemps après l’épisode de la rue. Ainsi, n’avonsnous tramé que des conjectures qu’il faut approfondir dans
une recherche longitudinale, la résilience étant loin d’être
un état, ou une donnée figée [37—39].
La rue est essentiellement traumatique, les enfants dans
cet univers interculturel, se trouvant contraints d’inventer
des stratégies d’adaptation, de survie et identitaires. Pas
étonnant de constater que les conduites marginales constituent pour beaucoup la seule alternative, les pratiques
addictives diverses devant ici participer de la dynamique
d’interculturation aux travers de stratégies identitaires
qui permettent d’éviter ou de faire face à l’angoisse de
l’adversité. Nos résultats en confirmant l’existence de liens
entre addiction et stratégies de survie dans la situation de
rue, se rapprochent de ceux de Didier [37] qui a établi un
lien étroit entre les facteurs de résilience et les toxicodépendances, ainsi que ceux de Fernandez et Casagne-Pinel
qui ont remarqué que les personnes âgées tentent de pallier
les symptômes de détresse psychologique en consommant
des psychotropes pour conserver leur intégrité psychique et
leur identité [4].
Conduites addictives des enfants en situation de rue
Nous observons que l’effet inhibiteur de la drogue maintient le sujet dans la bulle traumatique par l’anesthésie
psychique qu’elle procure, en laissant se développer un
mode de fonctionnement axé sur la gestion de l’angoisse
qu’il faut narcotiser pour résister à l’infortune quotidienne.
Par une réponse factuelle au besoin impérieux, le sujet
retrouve, dans une oscillation dysphorique de l’énergie suffisante pour écraser la demande et le besoin [14], avec
l’illusion d’avoir soumis une fois pour toute l’angoisse envahissante qui l’éloigne du Nirvana7 . L’addiction permet de
résister, mais pas de résilier le contrat de l’alliance traumatique. Ainsi « quand tout devient insupportable, la drogue
devient la résilience du pire. Elle évite souvent le suicide, la psychose, la dépression définitive et la mélancolie
à perpétuité » comme le constate Didier ([37], p. 67). Nos
observations sont bien proches de celles de Varescon soutenant que « l’addiction gomme toutes les failles, le mal-être
physique et psychologique, les perturbations de l’image de
soi ainsi que les difficultés interpersonnelles » ([35], p. 370),
et participe de ce fait des stratégies d’adaptation du sujet.
Contrairement aux attentes, nous n’avons observé de lien
significatif qu’entre l’estime de soi et l’addiction aux jeux
de hasard, ce qui nous invite à souligner les limites d’un protocole de collecte de données sur des conduites délictuelles,
socialement et juridiquement répréhensibles, par le biais
d’un questionnaire. Nous reconnaissons ainsi comme Loonis et Apter qu’« il reste difficile d’évaluer l’importance des
activités addictives au-delà du déni sans une intervention
intrusive de l’évaluateur, ce qui peut en retour influencer
les résultats » ([40], p. 10), des outils et des méthodes spécifiquement adaptés à cette population restant à parfaire.
Conclusion
Les conduites addictives s’apparentent à une tentative
d’adaptation du sujet à l’adversité du temps présent
qui l’empêche d’envisager l’entreprise de tricotage8 avec
espoir. Comme dans des travaux antérieurs [33,35,41,42],
nous observons que les addictions permettent de faire face,
mais pas de se développer, et correspondent à une dynamique morbide de résilience. Elles permettent comme le
remarquent Pourtois et al. [43], de résister, parfois de
désister, mais jamais d’entreprendre un néodéveloppement
susceptible de déboucher sur une ouverture projective,
propice à des interactions sociales harmonieuses et épanouissantes. Réduit dans la dissociation post-traumatique à
un mode présentiste de vie, la recherche de plaisir est pour
ces enfants en situation de rue une régression salvatrice
paradoxale dans laquelle ils croient retrouver une opportunité de réalisation de soi. Dans le symptôme addictif se
cachent des procédés d’auto-guérison [4,31], le sujet faisant face à une souffrance profonde résultant d’une blessure
7 Le sujet cherche dans la pratique addictive non seulement une
sécurité du Moi que menacent des images traumatiques qu’il peine
à refouler, ou tout autre besoin extérieur qu’il ne peut satisfaire,
mais aussi le sentiment océanique freudien de plénitude que lui
rappelle sa lune de miel.
8 Cyrulnik assimile le processus de résilience à une entreprise de
tricotage, chaque sujet confronté aux épreuves traumatiques, étant
appelé à tisser son tricot toute la vie.
321
à laquelle il faut non seulement éviter de penser, mais qu’il
faut voiler et panser.
Si nous admettons que traumatisme rime avec perte de
sens, il nous paraît défendable de penser que la résilience
s’inscrit dans un processus de remise en sens des évènements malheureux de l’existence. En nous inscrivant une fois
de plus dans le modèle interprétatif de Pourtois et al. [43],
l’identité apparaît centrale à la résilience, d’autant plus
que traumatismes et épreuves traumatogènes conduisent le
sujet à une perte ou à un doute sur son identité. Si l’enfant
désiste ou résiste face à l’adversité, c’est bien pour rester soi, pour, malgré tout se conserver. S’il s’engage dans
la désilience, c’est pour cesser d’être, aussi bien à ses
propres yeux qu’aux yeux de son entourage, son développement « aliénatoire » ne pouvant que le maintenir dans la
bulle traumatique d’éternelle victime. La résilience perçue
comme néodéveloppement émancipatoire exige du sujet
qu’il s’inscrive dans une dynamique de recherche de sens
que la captivité addictive ne peut procurer. Ainsi, ces sujets
qui tentent par la drogue de briser leurs soucis [44] finissent
dans cette démarche, par briser la boussole de leur vie, et
par se maintenir dans une errance suicidaire s’essayant à se
protéger d’un passé mortifère.
Comment dès lors penser une intervention psychothérapeutique dans cet univers où conduites addictives
et stratégies identitaires se tiennent dans une interdépendance ? En envisageant la résistance et la désistance
addictives comme des temporalités contiguës d’un parcours
de vie, comment penser une sortie de rue résiliente ? Une
valorisation des capacités d’interculturation élaborées pendant la carrière de rue pourrait-elle favoriser une remise
en sens et la renarcissisation de ces enfants souffrant de
ne pouvoir se réinventer un monde ordonné et paisible qui
les distancierait de la bulle traumatique ? Il devient dès lors
urgent de favoriser l’accès à une authentique résilience, en
leur donnant l’opportunité d’apprendre à aimer et à s’aimer,
mais aussi de capitaliser positivement leurs expériences de
la rue.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
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