… et tout m`obsède

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… et tout m`obsède
… et tout m’obsède
Hayat OUTAHAR
…et tout m’obsède
écembre, un vent glacial accompagne une pluie agitée, et le
boulevard Haussmann déborde d’imbéciles. Le monde est
laid, surtout en période de fête. Les parapluies polluent la ville
autant que les décors festifs, les magasins attirent les passants
comme la merde attire les mouches, et des haut-parleurs installés
à chaque coin de rues nous harcèlent de musique ringarde et de
spots publicitaires.
L’esprit de Noël, c’est l’égoïsme à outrance. Le soir du
réveillon, certains dégusteront convivialement leurs mets, les
autres se féliciteront d’avoir réussi à faire une jolie table malgré
leurs modestes moyens, et les plus misérables dormiront dehors ou
dans un foyer sinistre en attendant de mourir de faim et de froid.
Noël est une énorme machine à sous qui encaisse notre peu de fric,
pour le distribuer à des snobs en costard qui n’en manquent pas.
C’est Robin des Bois à l’envers, de la pure arnaque. Et le pire, c’est
qu’on cautionne. Parce que pour sauver les apparences, il faut
respecter cette tradition capitaliste qui veut que l’on achète des
cadeaux, des chocolats, de la dinde, du vin, des vêtements, du foie
gras, un sapin et des décorations. Alors lorsque les pauvres trouent
leurs poches pour remplir celles des riches, ça nous paraît normal.
J’aurais aimé vivre ailleurs, où, je ne sais pas, mais si tout a
un opposé, le monde merveilleux existe sûrement. En attendant
de le trouver, je me contente d’atteindre un abribus pour fuir la
pluie et les hystériques qui envahissent le boulevard.
D
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faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants
cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Je regarde avec envie la femme et le gosse qui occupent le
banc. Pour trimbaler un mioche par ce temps, c’est comme pour
promener un chien, faut vraiment être stupide. La femme ajuste
la capuche du petit et se lève. Elle est face au bambin, dos à moi.
Je me sens con de l’observer, mais le monde est truffé de cons,
alors qu’est-ce que ça peut me foutre ?
Les lumières qui scintillent à la gloire du petit Jésus me font
mal au crâne et le froid agresse ma gorge. Je serre mon écharpe
et tousse, la femme se tourne… c’est Émia ! Un frisson me
traverse le corps. J’hésite entre l’embrasser et fuir. L’embrasser
serait trop osé, fuir serait beaucoup trop lâche. Je me contente de
la regarder, elle a beaucoup changé en cinq ans. Ses cheveux
bruns, courts, mouillés par la pluie, encadrent harmonieusement
son visage. Elle est devenue très belle. Je ne sais pas quoi lui dire,
et pourtant, il faut que je parle :
— Ça fait longtemps…
Elle fronce les sourcils, son regard est froid, je baisse les
yeux. Mes pieds me font face, j’ai envie de fuir. Mes jambes sont
prêtes, mais ma tête ne donne aucun signal. Je change de cible,
l’enfant a l’air inquiet :
— C’est qui le monsieur ?
— Personne, chéri, personne.
Personne, ce mot est presque un crime ! On ne peut pas dire
de quelqu’un qu’on a côtoyé qu’il n’est personne ! J’attrape
violemment son poignet.
— Qu’est-ce que tu veux ? s’écrie-t-elle.
— Rien, dis-je en reprenant mon calme.
— Lâche-moi alors !
Je hausse la voix pour échapper à cette domination, mais ma
bouche n’obéit pas à ma fierté, et le ton devient presque
suppliant.
— J’ai besoin de te parler !
Un souffle nerveux lui échappe, ça m’emmerde. Tout en elle
m’emmerde, ses soupirs, son air hautain, son ton agressif, tout.
La pression de mes doigts sur son poignet le lui fait comprendre :
— Lâche-moi, tu me fais mal !
Un bus s’arrête, ma main la libère. Le gosse me jette un
dernier coup d’œil, Émia ne me prête aucune attention. J’ai envie
de les suivre, mais les portes se ferment, et le chauffeur
démarre…
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mia, c’est tout un souvenir. L’année de notre rencontre,
j’avais onze ans. Ma sœur et moi venions d’emménager chez
nos parents, en région parisienne. Avant, nous habitions chez
Oncle Vivien, le frère de mon père, dans une grande maison au
centre de Béziers. J’avais deux ans, et ma sœur neuf, lorsqu’on
nous y abandonna.
Oncle Vivien vivait depuis dix ans avec sa compagne, Daisy.
Elle était journaliste dans la presse féminine, et lui, professeur
d’histoire dans un lycée privé. Malgré son admiration pour les
personnages historiques, Oncle Vivien se serait volontiers passé
du portrait de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir (que
Daisy faisait régner sur le mur central du salon), pour y exposer
des photos de mariage et de jolis bambins joufflus. Mais en bonne
féministe, Daisy considérait le mariage comme une cérémonie
féerique pour simplettes, et les enfants comme un obstacle à
l’épanouissement des femmes.
Bien que Daisy ait toujours été ferme sur ces sujets, Oncle
Vivien persista. À l’approche du nouvel an 1995, il réserva une
table dans un restaurant chic, acheta une jolie bague en diamant,
et profita du 1er janvier pour faire sa demande. Malheureusement,
cet excès de romantisme n’influença pas sa belle, et le soir même,
Oncle Vivien le lui reprocha :
— Dix ans de vie commune, pas de mariage et pas d’enfant,
je me demande ce que tu fous avec moi !
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Le couple s’était enfermé dans la cuisine, mais Oncle Vivien
cria tellement fort que sa voix arriva au salon et couvrit presque
le son de la télé. Je supprimai le volume pour mieux entendre la
dispute :
— Je préfère crever que me soumettre à un contrat de
propriété où la signature d’une femme stipule qu’elle s’affranchit
de Papa pour appartenir à un autre monsieur ! Et je n’ai pas l’intention de me plier aux règles de cette institution patriarcale pour
te faire plaisir ! Quant à faire des enfants, je n’en vois pas l’intérêt, ton neveu et ta nièce nous suffisent !
— Je les aime ces gosses, dit Oncle Vivien d’un ton plus
calme, mais avoir ses propres enfants, c’est quand même plus
épanouissant.
— Épanouissant, ben voyons ! Moi je vois plutôt ça comme
une succession d’emmerdes ! Après la venue au monde du bébé,
je vais devoir perdre le gras superflu, m’habituer aux cernes
causés par le manque de sommeil, cesser de travailler pour m’occuper du petit, oublier mes ambitions professionnelles, et
supporter tes infidélités jusqu’à ce que tu me quittes pour une
jolie midinette !
— Ça va, arrête tes conneries ! Tes arguments sont aussi
débiles que tes articles de gonzesses !
— Écrire dans la presse féminine n’a rien de débile.
Le ton sérieux, presque tragique de Daisy énerva Oncle Vivien:
— Tu parles ! Il n’y a pas plus manipulateur et plus machiste
que ces magazines qui avilissent les femmes avec des articles
nunuches ! Lorsqu’on a la conviction de vivre dans une société
phallocrate, on évite de travailler pour des magazines qui donnent
des conseils sur l’art de simuler un orgasme, ou de garder un
homme fidèle !
Phallocrate ? Simuler ? Orgasme ? J’entendais ces mots pour
la première fois. Je quittai le canapé pour me rendre à la cuisine.
Daisy était debout, près du réfrigérateur. Elle me sourit en tournant nerveusement une pomme entre ses doigts. Oncle Vivien
était assis devant une tasse de café, son visage fut beaucoup
moins accueillant :
— Qu’est-ce tu veux ?
— Phallocrate et simuler un orgasme, ça veut dire quoi ?
— Eh ben c’est la meilleure celle-là ! T’écoutes aux portes
maintenant ? !
— Mais j’ai rien écouté, j’ai juste entendu !
Il se calma.
— Être phallocrate, c’est penser que les hommes sont supérieurs aux femmes. Simuler, c’est faire semblant de quelque
chose. Aller dégage maintenant !
— Et orgasme ?
Personne ne répondit, j’insistai. Daisy réfléchit un moment :
— Un orgasme, c’est être très content.
— Et pourquoi les femmes apprennent à faire semblant d’être
contentes ?
— Parce que les hommes sont très susceptibles, dit-elle en
souriant.
Ces explications ne m’aidaient pas à comprendre ce
qu’Oncle Vivien reprochait au travail de Daisy, mais son regard
glacial me dissuada d’en savoir plus.
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À défaut de célébrer leurs fiançailles, Oncle Vivien et Daisy
comptaient fêter leurs dix ans de vie commune à Venise. Mais
deux mois avant la date symbolique, Oncle Vivien en profita pour
se venger :
— Au fait, j’ai plus envie d’aller à Venise, on y a déjà été deux
fois. En plus, y aller en couple est devenu totalement ringard.
Ma sœur et moi nous regardâmes d’un œil complice. Daisy le
fixa froidement puis passa une main nerveuse dans ses cheveux,
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c’était Venise ou rien. Oncle Vivien récupéra le plat de lasagnes
qu’il avait mis au four et lui demanda de mettre son égoïsme de
côté.
— Égoïsme ?
— Oui égoïsme, insista-t-il, à force d’écrire des articles
débiles, tu en oublies même la signification des mots les plus
simples.
L’attaque était stupide, Daisy ne prit pas la peine d’y
répondre. Cette passivité agaçait Oncle Vivien qui guettait une
réaction, mais Daisy contenait courageusement son calme. Les
yeux rivés sur son assiette, elle piquait délicatement ses haricots
verts à la vapeur, qu’elle allait mâcher sans hâte pour faciliter la
digestion.
Les repas de Daisy se limitaient toujours à une salade, un plat
de légumes et deux fruits. Cependant, Daisy aimait cuisiner et se
trouver à table avec nous. Car avant qu’Oncle Vivien ne brise
l’habitude, le dîner était un moment convivial où tout sujet de
discorde était proscrit :
— Plus jamais je ne me sacrifierai pour toi ! lança-t-il subitement.
— Ah, parce que tu t’es déjà sacrifié ? !
Oncle Vivien se tut. L’engueulade devint une pièce de théâtre
dont ma sœur et moi fûmes spectateurs. Daisy repassa une main
nerveuse dans ses cheveux. Oncle Vivien la fixa un instant, puis
se tourna vers nous en la désignant d’un mouvement brusque :
— Mais qu’est-ce que je fous avec cette pimbêche qui se
prend pour un mannequin haute couture !
L’attaque était si violente que le court silence qui suivit parut
long. Ma sœur et moi détournâmes le regard pour éviter d’être
pris à partie. Daisy croisa les bras d’un air impérial et le défia de
répéter.
— Rien, je n’ai rien dit, marmonna-t-il.
— Si, tu as dit quelque chose, alors répète ou excuse-toi !
Oncle Vivien mangea un bout de pain et se servit un verre
d’eau. Daisy insista, mais il resta indifférent. Elle se pinça fortement les lèvres pour éviter de pleurer, pendant qu’il buvait son
verre et mangeait le reste de sa tranche de pain. Après quelques
secondes de patience, toujours pas d’excuses… et puis qu’il aille
se faire foutre ! Daisy partit en claquant la porte de la cuisine.
Ma sœur et moi étions si mal à l’aise que nous n’osions
bouger. Oncle Vivien débarrassa ses couverts et partit à son tour.
Je regardai avec envie le plat de lasagnes que personne n’avait
goûté. Le conflit d’Oncle Vivien et Daisy étaient comme ce plat,
réchauffé avant d’être mis au frais.
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Les jours suivants, la tension régnait encore. Daisy lui donna
une semaine pour s’excuser. La semaine passa, l’ambiance du
couple ne s’améliora pas, et en revenant de l’école, je découvris
un mur blanc. Sartre et Beauvoir avaient quitté le salon, tout ce
qui restait de leur passage était les clous qui les maintenaient en
place. En m’approchant, mon regard s’arrêta sur la table basse.
Daisy y avait laissé un message : Marre de te supporter !
Instinctivement, je fis le tour de la maison. Contrairement à
Jean-Paul et Simone, Daisy avait effacé toute trace de son
passage : ses compléments alimentaires et ses produits diététiques
avaient disparu de la cuisine, la salle de bain s’était vidée de ses
innombrables produits de beauté, et sa grande armoire, habituellement riche de fringues, était devenue aussi pauvre qu’une
boutique de luxe après les soldes.
Oncle Vivien l’avait mérité, s’il n’attaquait pas constamment
Daisy sur son physique et son travail, la rupture aurait été moins
brutale. J’allai dans ma chambre et laissai la porte ouverte.
Lorsque j’entendis la serrure de l’entrée principale, je descendis.
Oncle Vivien et ma sœur entrèrent. Le mur vide du salon les
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inquiéta rapidement. Oncle Vivien s’approcha de la table basse et
y découvrit le message. Les traits de son visage se creusèrent. Il
fixa le post-it un instant, puis le rangea soigneusement dans l’arrière-poche de son jean. Bien qu’il fût responsable de la situation,
j’étais désolé pour lui.
— Elle va revenir, dis-je pour le rassurer.
— Qu’elle reste où elle est, on n’a pas besoin d’elle.
Ma sœur mit ses activités de côté, pendant que je baissai le
volume de la télé et me redressai du fauteuil. Oncle Vivien se
tenait devant la porte, en pyjama, les cheveux décoiffés et le
visage endormi.
— Vos parents passent vous reprendre, demain.
Mes parents ? J’avais dix ans et demi, et personne ne m’avait
encore parlé d’eux. Oncle Vivien s’approcha de moi. J’attendis
qu’il m’en dise plus, mais rien, pas un mot. Plongé dans ses yeux
humides, j’eus un vide, une sorte d’absence mentale. J’ignorais
qui j’étais, ce que je faisais, où j’étais, si j’existais. À ma reprise
de conscience, il n’avait toujours pas d’explication à me donner.
Je me tournai vers ma sœur, qui ne réagit pas plus. Un complot
pour m’éjecter de la famille s’était organisé, j’étais piégé.
Pas besoin d’elle, c’était vite dit. L’absence de Daisy se
faisait lourdement sentir. Oncle Vivien s’enfermait dans sa
chambre, et n’en sortait que pour se rendre au travail ou aux
toilettes.
Dix ans de vie commune, pour les rêveurs, c’est une table à
la terrasse d’un hôtel luxueux, un repas raffiné, du champagne à
volonté, et une douce ivresse pour conclure la soirée. J’ignore si
c’est ce qu’avaient prévu Daisy et Oncle Vivien, mais il est
certain que le 20 mai 1995, Oncle Vivien se serait volontiers
contenté d’une porte qui s’ouvre, et de Daisy qui entre. Parce que
le 20 mai, au lieu d’être à Venise avec elle, il était seul, dans sa
chambre.
— Je me demande pourquoi Daisy n’a pas simulé d’orgasme
quand Oncle Vivien l’a demandée en mariage.
Ma sœur semblait surprise :
— Ta phrase est complètement stupide, se moqua-t-elle. Ce
que tu racontes n’a aucun sens. Et arrête d’employer des termes
que tu ne connais pas, ça t’évitera de paraître ridicule.
J’expliquai avec assurance et fierté que simuler un orgasme
signifiait faire semblant d’être très content. Elle me regarda d’un
air agacé et s’énerva :
— Je ne sais pas où t’as appris ces conneries, mais arrête de
dire orgasme, c’est…
— J’ai une bonne nouvelle, interrompit Oncle Vivien.
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étais dans une immense pièce grise, allongé sur un lit. Oncle
Vivien entra. L’obscurité masquait le visage de ceux qui
l’accompagnaient. Une femme s’approcha, je me redressai. Qui
êtes-vous ? demandai-je en tirant ma couette jusqu’au menton.
Elle caressa mes cheveux mais ne répondit pas. Qui êtes-vous ?
répétai-je. Un homme s’approcha à son tour : nous sommes tes
parents. Mes parents ? C’est pas possible, ils sont morts.
L’homme s’assit brutalement sur mes jambes, je sursautai. Il
immobilisa mes épaules contre le rebord du lit et pointa son
visage balafré : nous sommes tes parents je te dis ! J’espérais
qu’Oncle Vivien me défende, mais il resta près de la porte, les
yeux rivés sur moi. La femme détourna ma tête et me caressa la
joue : embrasse-moi. Non. Embrasse-moi ou je te tue ! menaça-telle en me montrant un objet. J’avais peur, mais je ne cédai pas.
Elle me gifla violemment et plaqua l’objet contre mon crâne…
mort ! J’étais mort ! J’allumai ma lampe et me levai.
Je respirai fort, mes bras tremblaient. Je mis les mains sur la
tête et marchai de long en large. Et si c’était prémonitoire ? Les
gens qui allaient venir me chercher m’étaient inconnus, Oncle
Vivien aurait pu nous vendre à un couple stérile, ou à des exploiteurs d’enfants ! Ou pire, il aurait demandé à des malfaiteurs de
se faire passer pour nos parents ! Les malfaiteurs auraient pour
mission de venir en voiture, ainsi, sur une route isolée, ils sauteraient hors du véhicule pour l’exploser contre un camion. Daisy
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apprendrait que ma sœur et moi avions été tués dans un accident
de voiture et reviendrait vivre avec Oncle Vivien pour le
consoler. Quant à nous, quelques années après, tout le monde
nous aurait oubliés.
C’était crédible, vraiment crédible, trop même ! Il fallait
absolument échapper aux complices d’Oncle Vivien. Il était trois
heures du matin, dans cinq heures, je profiterai du chemin de
l’école pour fuir. Fuir ? Mais pour aller où, faire quoi, avec qui ?
J’en avais marre de réfléchir et d’en être toujours au même point.
Samedi, huit heures. Ma tête me semblait lourde. J’éteignis le
réveil et me levai. Après avoir fait ma toilette, je rejoignis Oncle
Vivien et ma sœur dans la cuisine. Mon entrée interrompit leur
conversation. Sans prêter attention à ces hypocrites, je mis le lait
à chauffer et bus mon jus d’orange matinal. Oncle Vivien m’observa d’un œil très critique, et me reprocha cette arrogance :
— Non mais tu te prends pour qui ? Quand on arrive dans une
pièce, on salue ceux qui s’y trouvent !
Je dis un bonjour désinvolte et versai le lait dans mon bol de
céréales. Oncle Vivien gardait les yeux rivés sur moi. Je m’installai et déjeunai rapidement pour sortir de table.
— Attends ! intervint-il avant que je ne parte, aujourd’hui, je
viens avec toi.
Oncle Vivien se doutait de quelque chose, c’était sûr. L’école
était à quinze minutes de marche, jamais on ne m’y accompagnait. Il prit son manteau et m’attrapa la main.
Dès que nous sortîmes, la course commença. Il marchait si
vite que je dus quasiment courir pour rester à son niveau. J’avais
hâte de récupérer ma petite main moite qui souffrait sous ses gros
doigts. Arrivé devant l’école, je pensais qu’il me laisserait et que
j’allais enfin pouvoir fuir. Mais il franchit l’entrée et me regarda
traverser le couloir qui menait à la cour de récréation.
La récréation, c’était quitter la dictature des adultes pour se
retrouver en anarchie. L’anarchie, j’aimais ça. Mais ce jour-là,
j’aurais souhaité avoir le pouvoir d’un dictateur, pour imposer à
tous d’être aussi malheureux que moi.
Je regardai avec mépris mes copains jouer au foot en attendant que la sonnerie nous rassemble. J’allais mal, mon visage
l’exprimait bien, mais tout le monde s’en foutait. La maîtresse
ordonna à mes camarades de se mettre en rang et de rester silencieux. Le calme ne dura que le temps de monter les escaliers. Il
m’était désagréable de voir mes camardes s’amuser, car les rires
et les bavardages me rappelèrent qu’aujourd’hui était un jour
banal, sauf pour moi.
Dans la classe, un camarade me proposa de m’asseoir à côté
de lui. Je refusai en espérant qu’il insiste, mais il fit la même
proposition à un autre. Je m’installai à une table du fond, sortis
mes affaires d’école et regardai mes camarades chahuter. La
maîtresse tenta de faire le calme et attendit d’avoir l’attention de
tous pour écrire l’exercice du jour au tableau : Dessiner le monde
des années 2000. Mes camarades s’excitèrent de nouveau,
chacun décrivait son projet aux voisins. Et moi ? Pourquoi
personne ne s’intéressait à moi ? O.K., j’étais au fond de la classe
mais j’existais, merde ! Je détestais mes camarades, mes copains,
Oncle Vivien, et tous les égoïstes de cette planète ! Et j’en avais
rien à foutre des années 2000 ! Tout ce qui m’intéressait, c’était
les quelques heures à venir de ce samedi 28 mai 1995. Mais qui
s’en souciait, hein ? Qui !
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta la maîtresse.
Je levai la tête, mes camarades me regardaient enfin. Ils
s’interrogeaient, s’inquiétaient, compatissaient. La maîtresse
posa la paume de sa main sur mon front, la glissa dans mes
cheveux, puis essuya mes larmes en demandant à une brunette du
premier rang de m’emmener à l’infirmerie.
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Dans le long couloir, je repensai aux gestes attentionnés de la
maîtresse, et si c’était elle ma maman ? En admettant que le
personnel soignant m’ait kidnappé à la naissance en faisant croire
à ma mère que j’étais mort-né, et qu’ensuite il m’ait vendu à un
couple, eh bien après, c’était une suite logique. Le couple qui
m’avait acheté se faisait tuer pour ne pas avoir réglé la totalité de
ma valeur, Oncle Vivien me recueillait, et je me retrouvais dans
une école où ma mère biologique enseignait. Bon, c’était exagéré,
mais puisque ça arrivait dans les films, ç’aurait pu m’arriver, non ?
— Alors, demanda l’infirmière lorsque nous fûmes seuls, où
as-tu mal ?
Nulle part, je voulais juste que l’on m’aide à fuir, mais ça, je
ne pouvais pas le dire, alors je ne dis rien. Elle prit un thermomètre et me demanda d’ouvrir la bouche.
— Ta température est normale, tu dois juste être fatigué.
Repose-toi un peu.
Je m’allongeai sur le divan qui se trouvait derrière moi et
regardai le plafond. J’étais encore persuadé que ceux qui allaient
venir me prendre étaient des malfaiteurs recrutés pour nous tuer,
moi et ma sœur. Je pleurai, je voulais que l’infirmière me
surprenne, mais la paperasse qui recouvrait son bureau semblait
l’intéresser d’avantage.
J’essuyai mes larmes avec le bas de mon tee-shirt et demandai
à partir. L’infirmière appela une surveillante pour m’accompagner
en classe. L’école prenait le relais d’Oncle Vivien, on m’emmenait
et on me ramenait de l’infirmerie comme un prisonnier.
— Tiens, prends une douceur, dit l’infirmière en ouvrant la
boîte de bonbons qui décorait son bureau, ça va te remonter le
moral.
Je pris une sucette à la fraise et la remerciai. La surveillante
me prit la main, je regardai la sucette. Une sucette, voilà le seul
intérêt que l’on me prêta, quelle poisse !
Les minutes affichées sur le cadran de ma montre défilaient
lentement. Dix minutes avant la sonnerie de midi, je mis mes
affaires dans le cartable. Dix, neuf, huit… un, libéré ! Lorsque
nous fûmes dans le couloir, j’en profitai pour échapper au rang et
prendre l’escalier de secours. Arrivé dehors, je criai déjà victoire,
mais une main stoppa ma course… Oncle Vivien ? ! Et merde, ma
tentative était fichue !
— C’est la première fois que tu viens me chercher, dis-je en
reprenant mon souffle.
— Je voulais te faire une surprise. Alors, comment s’est
passée ta journée ?
Une surprise, ben voyons ! Il était là pour me fliquer, oui ! Je
voulais mordre sa grande main rêche qui m’emprisonnait, mais à
défaut de cette déclaration de guerre, j’optai pour une marche
lente en signe de révolte. Ça ralentissait son pas et le contraignait
à me traîner derrière lui, je le sentais nerveux. Il serra ses doigts
autour de ma main, j’avais mal, mais il fallait plus que cette
torture pour me faire accélérer.
— Arrête tes caprices maintenant ! cria-t-il.
— Quels caprices ?
Oncle Vivien perdit patience. Il s’arrêta et me tira si violemment que je fus propulsé face à lui :
— Arrête, t’as compris ?
J’essayai de rester digne, mais la peine prit le dessus et des
larmes coulèrent. Oncle Vivien se baissa à ma hauteur et tenta de
me consoler :
— Ne t’inquiète pas, on se reverra souvent.
Rien à foutre de le revoir souvent ! Si chaque retrouvaille
devait s’accompagner d’une lourde séparation, autant le quitter
pour toujours !
— De toute façon, dit-il en se relevant, je ne peux pas empêcher tes parents de vous reprendre.
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Foutaise ! S’il y tenait, il le pourrait ! Mais notre départ
semblait être un soulagement ! Je le trouvais lâche, lâche de ne
pas avouer qu’il voulait se débarrasser de nous, lâche de ne pas
dire qu’il ferait n’importe quoi pour récupérer Daisy !
Depuis qu’il avait appris la nouvelle, monsieur avait retrouvé
le sourire, et il y avait de quoi ! Il allait récupérer sa femme et
redevenir heureux, tandis que nous allions mourir dans une
explosion de voiture. Lâche, il était lâche ! J’étais tellement déçu
que je crachai à terre. Il me regarda furieusement mais ne dit rien.
Encore un caprice, devait-il se dire, ben ouais, encore un caprice !
Nous fîmes le reste du chemin en silence. À quelques pas de
la porte, Oncle Vivien sortit les clefs de sa poche. Sans me lâcher,
il introduisit rapidement la clef dans la serrure, puis me fit entrer.
Fuir devint utopique, je retins mes larmes et regardai ma sœur
s’approcher gaiement :
— J’ai préparé des frites exprès pour toi, annonça-t-elle.
J’avais senti l’odeur avant même d’entrer. En temps normal,
je m’en serais réjoui.
— Sympa, mais j’ai pas faim.
— Faim ou pas faim, tu vas manger avec nous ! dit Oncle
Vivien en prenant mon cartable.
Je m’installai et fixai ma salade de tomate : rouge. Le rouge
me fit penser au sang, le sang me fit penser à la mort. Je détournai
les yeux et fus attiré par la robe bleue de ma sœur. Le jour où elle
avait voulu l’acheter, elle n’avait pas trouvé sa taille, Oncle
Vivien et moi dûmes faire plusieurs boutiques de la même
enseigne pour qu’elle l’eût à son anniversaire.
Le bleu de cette robe me fit penser à la mer qui se trouvait à
quelques kilomètres. Cette mer dont j’allais être privé si je ne
trouvais pas le moyen d’échapper aux criminels recrutés par
Oncle Vivien.
— Tu ressembles à un Schtroumpf, me moquai-je.
Ma sœur sourit, elle trouvait les Schtroumpfs très mignons.
Ouais, bof, ce n’était pourtant pas un compliment. Je regardai de
nouveau mon assiette : rouge, sang, meurtre, criminel, Oncle
Vivien. Cette association d’idée me rappelait qu’il fallait absolument trouver le moyen de fuir. Mais les secondes passaient, les
minutes avançaient, ma sœur débarrassa mon assiette et je n’avais
toujours pas de plan.
— T’as intérêt à manger cette fois, prévint Oncle Vivien
avant que ma sœur ne serve les frites, parce qu’on les a préparées
spécialement pour toi !
Ces bâtonnets jaunes, imbibés d’huile, ressemblaient à des
rayons de soleil. Je soupirai, rouge, bleu, jaune, ces histoires de
couleurs passaient le temps, mais ne m’aidaient pas à trouver une
solution. Au point où j’en étais, j’espérais juste que personne ne
viendrait nous prendre, mais j’entamais à peine ma première frite
qu’une voiture klaxonna.
Ma sœur sortit précipitamment et Oncle Vivien m’invita à la
suivre, je restai à ma place. Les yeux fixés sur l’horloge de la
cuisine, je comptais les clic-clac de la trotteuse. Après quelques
minutes, je revins à la réalité. Des criminels se trouvaient à ma
porte, et je comptais le temps, alors que le temps m’était compté !
Clic-clac, clic-clac… je bloquai une frite entre mes doigts, et
laissai la trotteuse faire sa ronde.
De la fenêtre, j’observais. Une femme menue, habillée d’une
légère robe noire, se tenait devant une voiture grise. Ma sœur et
elle souriaient bêtement en se tenant la main. Oncle Vivien restait
à distance. Lorsque la femme fut près de la vitre, je découvris son
teint pâle, ses joues creuses, ses yeux globuleux et ses cheveux
noirs, qui me rappelèrent Morticia de la famille Adams. Elle était
laide, je ne nous trouvais aucune ressemblance. Oncle Vivien
s’approcha de Morticia et la prit dans ses bras. Ridicule, vraiment
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
ridicule ! Je retournai à ma place, remis la frite dans l’assiette et
sortis pour mettre fin à cette mascarade de feuilletons télévisés.
— C’est mon fils ? demanda Morticia en m’apercevant.
Je me méfiais de cette femme blanche et cadavérique. Sous
ses airs dépressifs se cachait certainement l’âme d’une criminelle.
— Je ne suis le fils de personne ! répondis-je.
Morticia se décolla d’Oncle Vivien et se mit à pleurer. Coup
de bluff, personne ne lâchait des larmes aussi facilement. Ma
sœur me regarda furieusement et conduisit cette comédienne à la
maison.
L’homme qui l’accompagnait était encore dans la voiture. Je
ne voyais qu’une de ses mains jeter les cendres de sa cigarette à
travers la vitre. Lorsqu’il ouvrit la portière, je découvris sa
posture imposante et son visage froid. Grand, crâne rasé, jean
usé, chemise entrouverte, après Morticia… Oncle Fester !
— Qu’est-ce t’as sale mioche, me balança-t-il, c’est ta mère
qui veut te reprendre !
Oncle Vivien invita Oncle Fester et Morticia à se rendre au
salon. Oncle Fester prit un verre d’eau et dit d’un air agacé qu’on
n’allait pas glander longtemps, car il fallait dix heures de bagnole
pour arriver à Paris. Oncle Vivien s’étonna qu’Oncle Fester ait pu
tenir dix heures au volant.
— Commence à descendre vos affaires, ordonna Oncle
Fester à ma sœur, ça nous avancera.
Tout me semblait surréaliste, j’avais l’impression que mon
esprit s’était détaché de mon corps et que je devenais spectateur
de ce qu’aurait été la vie avec mes parents. J’en arrivais à penser
que ne pas avoir connu mes parents m’incitait à créer une vie
parallèle dans laquelle je les retrouvais, et que je les imaginais
odieux pour ne pas regretter leur absence dans le monde réel.
Lorsque ma sœur revint, Oncle Fester nous pressa de partir.
Morticia répondit à son appel comme une chienne docile, ma
sœur l’imita, et moi, sans réfléchir, je courus m’enfermer aux
toilettes.
— Sors d’ici sale mioche ! cria Oncle Fester qui m’avait
poursuivi.
Ouais, c’est ça, tu peux toujours courir, me dis-je. Sur le
trône, muet, les larmes aux yeux, j’espérais que l’on me foute la
paix, mais après quelques minutes, Oncle Fester reprit :
— Écoute-moi bien petit con, dit-il en cognant contre la
porte, tu sors d’ici ou je défonce tout !
— On ne parle pas comme ça à un enfant ! répliqua Oncle
Vivien
— C’est mon fils ! Occupe-toi de tes couilles et laisse les
miennes !
Ce fut étrange, presque touchant d’entendre « c’est mon
fils ». Mais les cognements d’Oncle Fester se firent de plus en
plus violents et cette jolie phrase perdit son charme.
— Tu te dépêches petit con, parce que j’en ai vraiment rasle-bol !
Je fermai les yeux pour calmer ma peur, mais Oncle Fester
cognait tellement fort que la porte se mit à vibrer.
— D’accooooooord, je vais sortiiiiiir !
Il se calma. J’essuyai mes larmes avec du papier-toilette et
tirai la chasse.
— Tu te magnes ou j’explose cette foutue porte et toi avec !
J’ouvris prudemment le loquet. Oncle Fester poussa violemment la porte et m’emmena d’un bras ferme jusqu’à la voiture
où Morticia et ma sœur attendaient.
— Assieds-toi devant et arrête de renifler !
Ma sœur me glissa un mouchoir par-dessus l’épaule, je me
mouchai. Oncle Fester activa la clef de contact et prévint :
— Je ne suis pas ta mère, ni ton oncle, alors tiens-toi à
carreau !
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Oncle Fester me secoua. Je me réveillai étourdi et étonné par
ce visage qui ne m’était pas encore familier. Paris-Béziers en
voiture, c’était tellement long que je m’étais endormi après
quelques heures de route.
Lorsque je descendis de la voiture, il faisait nuit. Je levai la
tête et vis des bâtiments. D’un pavillon avec jardin, je passais à
une cité HLM.
L’entrée du bâtiment était misérable, le vent entrechoquait les
portes comme de vieux volets mal fermés. L’accueil était gris,
gris sale, gris poussière. Oncle Fester appuya sur le bouton de
l’ascenseur. Les mouches volaient autour de nous, une insupportable odeur de nourriture nous coupa la respiration, et l’ascenseur
annonça son ouverture d’un clash digne d’une bombe artisanale.
Oncle Fester appuya sur le bouton du quinzième. J’étais
obsédé à l’idée que Morticia et lui nous tuent durant la montée.
Pas de sortie de secours, pas de témoins, pas d’arme de défense…
l’endroit idéal pour nous liquider. J’appuyai mon dos sur le fond
de l’ascenseur pour calmer mes tremblements et fermai les yeux.
L’ascenseur s’arrêta, nous étions toujours vivants, ouf !
Oncle Fester ouvrit brutalement la porte de l’appartement et
nous ordonna d’entrer, nous entrâmes. L’appartement me parut
petit, il représentait à peine un étage de la maison de Béziers.
Oncle Fester retira sa veste et s’affala sur le canapé, Morticia
nous demanda de la suivre. La visite fut rapide. Une cuisine, un
salon, une salle de bain, et deux chambres, dont l’une nous était
destinée.
— Et les toilettes ? demandai-je.
— Sur le palier.
— C’est vraiment n’importe quoi, on pourra même pas pisser
tranquille !
Morticia haussa timidement les épaules comme pour s’excuser, et nous montra notre chambre. Chambre était un terme bien
élogieux pour cette petite cellule meublée d’un lit. C’était
honteux, vraiment honteux de nous foutre dans une petite pièce
sans confort ! Et ça n’avait rien à voir avec du caprice, c’était du
bon sens ! À Béziers, j’avais ma propre chambre, si je ne pouvais
pas garder ce privilège, tant pis, mais je voulais au moins dormir
dans un endroit convenable.
— On peut s’arranger, dit Morticia. Votre père dort dans le
salon, alors si tu veux, dit-elle en s’adressant à ma sœur, tu peux
venir dans ma chambre, je me sentirai moins seule, et ton frère
sera tranquille.
Ma sœur accepta, on me laissa la chambre. Une petite pièce
d’environ huit mètres carrés, assombrie par un papier peint des
années soixante : un truc laid, couvert de cercles multicolores. Je
m’assis sur le lit et pleurai. Cette chambre était trop petite, trop
sombre, trop pauvre… et dire qu’on voulait nous y mettre à deux !
Même en prison on aurait eu plus d’espace ! J’avais envie de
crier, de frapper, et même de tuer pour quitter ce taudis.
J’essuyai mes larmes et déballai mes affaires. En un jour, on
m’avait privé de Béziers et de son soleil, d’Oncle Vivien et de son
humour, pour m’imposer Paris et son ciel gris, mes parents et leur
mode de vie.
Je laissai mes affaires éparpillées sur le lit et marchai dans la
petite pièce. Pour retrouver ma grande chambre et son papier peint
Superman, il me fallait tuer les Adams, puis retourner à Béziers.
Mais une fois arrivé, que faire d’Oncle Vivien ? Le tuer aussi ?
Non. C’était un lâche, un traître, mais je l’aimais quand même.
J’écartai le rideau rose qui me coupait du monde. De la
fenêtre, le paysage ressemblait presque à New York. Les bâtiments de dix-sept étages n’étaient pas des gratte-ciel, cependant,
leur abondance et leurs fenêtres éclairées me rappelèrent
certaines séquences de films américains. C’était bête comme
consolation, mais bon.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Le lendemain, Morticia nous fit visiter le quartier. Dehors, je
découvris ce que la nuit m’avait caché. Je levai la tête, il n’y avait
pas de ciel. Non, pas de ciel avec des nuages blancs comme celui
qui couvrait la maison de Béziers, juste des groupements d’immenses tours grisâtres qui faisaient barrage à la lumière.
Oncle Vivien disait toujours que les adultes devaient marcher
derrière les enfants pour garder un œil sur eux, et pourtant
Morticia et ma sœur papotaient loin devant.
Cette balade était stupide, après une bonne demi-heure de
marche, je ne vis que deux bureaux de poste, des petits commerçants, deux supermarchés, une école maternelle, des bâtiments,
des bâtiments et encore des bâtiments. Je soupirais d’ennui.
Morticia et ma sœur ne me prêtaient toujours aucune attention, je
m’approchai pour manifester ma présence.
— Ah, on t’avait complètement oublié, avoua ma sœur.
Oublié, c’était bien le mot. Si j’avais fugué ou si l’on m’avait
kidnappé, aucune ne s’en serait aperçue. Morticia vint m’attraper
l’épaule, l’odeur de lavande qui émanait de ses vêtements me
donnait envie vomir. Elle pencha soudainement son maigre
visage pâle face à moi et sourit. Elle était laide, les cernes qui
soulignaient ses yeux globuleux accentuaient la disgrâce de son
regard.
Le seul modèle de femme que j’avais eu jusqu'à lors était
Daisy. Cette jolie blonde aux yeux clairs qui pouvait aisément
égaler Claudia Schiffer, cette femme qui savait être belle tout en
restant intelligente, cette insoumise révoltée qui voulait être
l’égale des hommes. Et là, j’avais Morticia. La laideur d’un mort,
la soumission d’un chien, le cerveau d’un gosse. Cette femme
avait tout pour me dégoûter. J’enlevai délicatement sa main de
mon épaule et repris place à l’arrière. Finalement, j’y étais bien
mieux.
Les Adams décidèrent d’attendre la rentrée de septembre
pour me scolariser. Mes trois mois et demi de vacances n’avaient
rien d’enviable. Après avoir bousillé ma Game Boy, Oncle Fester
m’interdit de regarder la télé, et me priva de sortir. Je passais mes
vacances scolaires à pleurer dans ma cellule en maudissant Oncle
Vivien de m’avoir livré à ces bandits.
Je me hâtais de retourner à l’école pour me faire des copains,
malheureusement, dès mon entrée au collège, je fus bombardé de
moqueries : mon accent du Sud faisait « pédé », ma petite taille et
mon corps menu me rendait « tapette », mes vêtements étaient
« nazes », et mes tâches de rousseur me valurent le surnom de
« face de cul ».
Je rentrai rapidement à la maison en espérant me consoler,
mais dans le frigo, rien pour moi. Le calendrier confirmait pourtant : 11 septembre 1995. D’après mon carnet de santé, je naquis
onze ans avant, à 13 h 31. J’essuyai mes larmes et sortis prendre
l’air.
Quinze étages, c’était haut ! Je penchai mon corps à moitié en
essayant de tenir en équilibre sur la rampe du balcon. Un, deux,
trois, quatre… je comptais le temps que je pouvais tenir à
regarder le vide dans cette position. J’essayais d’atteindre
quarante secondes, mais à la trente-septième, ma sœur me tira.
— Mais t’es complètement fou ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Parle, bordel ! Qu’est-ce qui t’arrive ! Pourquoi tu fais ça ? Hein,
pourquoi ?
J’avais envie de lui crier de fermer sa gueule et d’arrêter
de me postillonner dessus, mais je gardai ça pour moi. Elle
m’attrapa violemment le poignet et me traîna jusqu’à ma
chambre :
— Bon, maintenant tu vas arrêter tes conneries !
Mes conneries ? ! Mais je n’avais rien fait ! Je jouais, c’est
tout ! Quoi ? Jouer, c’était interdit aussi ? !
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…et tout m'obsède
— Aujourd’hui c’est mon anniversaire et j’ai pas de copains,
pas de cadeaux ! J’ai onze ans et tout le monde s’en fout !
Elle essuya mes larmes et prit une voix douce :
— T’es devenu grand. À ton âge, on n’a plus besoin de fêter
son anniversaire.
Grand, tu parles ! J’avais onze ans, alors qu’elle, elle
venait d’avoir dix-huit ans lorsqu’on lui offrit sa fameuse robe
bleue !
Je n’avais pas le courage d’affronter un monde qui me rejetait. J’avais envie de solitude, de réflexion, de prise de
conscience. Ma sœur m’en voulait, j’en voulais à Morticia,
Morticia en voulait à Oncle Fester qui en voulait à tous. Cette
famille était un foutoir inarrangeable.
Ma sœur passa le reste de la soirée avec moi et délaissa le lit
de Morticia pour le mien. Je pensais qu’elle y resterait toute la
nuit, mais lorsque je me réveillai pour aller aux toilettes, je vis
qu’elle avait rejoint l’autre chambre. Ce n’était pas juste, vraiment pas juste ! Je profitai du lendemain pour lui demander pourquoi elle passait plus de temps avec Morticia qu’avec moi.
— Rien ne t’empêche de rester avec nous, répondit-elle.
Nous ? Voilà qu’elle s’enchaînait à Morticia comme si elle lui
était redevable du mal qu’elle nous faisait. Que pouvait-elle bien
trouver à cette dépressive qui puait la lavande ?
— C’est avec toi que je veux rester, dis-je en toute franchise,
pas avec l’autre.
— T’es vraiment le portrait craché de ton père.
— Mon père ?
— Ben ouais, je ne suis que ta demi-sœur ! Le salopard qui
s’affale devant la télé, bouffe comme un porc et martyrise ma
mère, dit-elle en me pointant du doigt, c’est ton père !
« C’est ton père ! » m’avait-elle reproché. Sa mère, mon
père… j’étais coupable. Coupable d’être le fils d’Oncle Fester,
coupable de ne pas aimer Morticia, coupable de n’être que son
demi-frère, coupable de notre changement de vie, coupable,
coupable, coupable… j’étais coupable. Tellement coupable que je
passai la journée à pleurer dans les escaliers de l’immeuble.
Oncle Fester était mécanicien, une profession virile pour un
homme viril. À l’inverse de Morticia, son apparence était très
travaillée. Ses chemises entrouvertes exhibaient toujours un bout
de torse velu et musclé. C’était le stéréotype du mâle et du mal.
Un physique de bad boy sexy à la Bruce Willis, et un mental de
very bad guy à la Mike Tyson. Et le Mike Tyson qui était en lui
avait pour punching-ball Morticia. La première fois qu’il s’en
servit devant nous, c’était pour une assiette cassée.
— T’es qu’une grosse conne ! hurla-t-il. Une vraie grosse
conne ! Si t’en casses une, c’est comme si tu les cassais toutes !
Il attrapa le reste de la vaisselle et lâcha le service qui s’étala
en multiples morceaux :
— Ramasse maintenant !
Morticia obéit, et sa main se retrouva écrasée sur les débris
par le pied d’Oncle Fester. Son visage devint rosâtre et ses yeux
humides, mais aucun son ne sortit de sa bouche crispée.
— C’est bien, t’as appris à te taire.
Il retira son pied, Morticia tremblait. Elle se redressa et
attendit qu’il quitte la cuisine pour lâcher ses larmes. Ma sœur
prit un torchon qu’elle trempa dans l’eau, et l’enroula autour de
la blessure de Morticia.
— Vo… votre père, tra… verse… une période difficile,
bégaya-t-elle, a… avec un peu, de pa… patience et de com…
compréhension, tout redeviendra… comme… comme avant.
Compréhension ? ! C’était à nous de demander de la compréhension ! Nous, qui traversions une période difficile ! Une période
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…et tout m'obsède
qui allait s’éterniser à force de patience ! Que tout redevienne
comme avant, mais avant quoi ? !
Je fixai les traces de sang qui reliait le lieu de la torture à
l’évier. Maintenant que j’étais dans un huis clos des plus
sordides, avec Morticia dans le rôle d’un ange, ma sœur dans
celui d’un protecteur, Oncle Fester dans celui d’un diable, et moi
dans celui d’un martyr, je comprenais enfin ce que voulait dire
« l’enfer, c’est les autres » !
Cette fâcheuse réflexion fut le déclenchement de mes
absences scolaires. Loin d’être un refuge, l’école était un bagne
supplémentaire. L’enfer c’est les autres, surtout au collège ou
régnait l’esprit de compétition. L’organisation du collège était
différente de celle de l’école primaire. Nous avions un emploi du
temps à respecter, plusieurs profs, plusieurs matières, différents
horaires et différentes salles de cours. Mes camarades avaient du
mal à s’adapter, mais moi, j’aimais cette manière d’enseigner qui
permettait aux plus débrouillards de réussir. Une stupide compétition s’instaura entre moi et le reste de la classe, je devins pour
tous un lèche-cul.
En tant que dictateur expérimenté, Oncle Fester nous imposait tout, même l’heure de dîner. C’était à sept heures et demie,
pas avant, pas après. Et à table, chacun avait l’ordre de garder sa
place. Oncle Fester régnait en maître autour de la table ronde. À
sa droite, moi. À sa gauche, Morticia. Face à lui, ma sœur. Il avait
le plus beau visage devant lui, j’avais le plus laid.
Les repas débutaient toujours par une plainte d’Oncle
Fester. Salade pas assez assaisonnée, ou alors trop. Nourriture
trop chaude, ou alors pas assez. Tout était prétexte pour qu’il
l’ouvre. Puis un soir, Morticia nous servit du riz, Oncle Fester
commença à manger, tout allait bien. Le calme aurait été absolu
si nos couverts et nos bouches ne s’autorisaient pas quelques
sonorités.
Lorsqu’il termina son assiette, il se tourna vers moi et me
regarda longuement. Je fis mine de ne pas le remarquer, en espérant qu’il change de cible, mais c’était peine perdue :
— J’aime pas la tête de ce gosse, dit-il. Il est petit, maigre,
moche, con ! T’es sûr qu’il est de moi ? demanda-t-il à Morticia.
— Évidemment, marmonna-t-elle en baissant la tête.
— Ouais… on est toujours certain de la mère, jamais du père.
Je ne pense pas être minable au point d’engendrer un navet pareil.
Il est tout maigre, tout niais, je ne peux vraiment pas me l’encadrer!
Il jeta ses couverts sur la table et me donna une violente tape
derrière la tête :
— Regarde-moi ça, il n’a aucun réflexe ! Une vraie marionnette. Il est mou ce mioche ! Mouuuuuuu… insista-t-il en m’imposant son regard exorbité.
J’attendis qu’il se remette à manger pour lâcher ma fourchette et cacher mes mains tremblantes sous la table. Ma sœur
posa sa main sur les miennes, le geste me toucha, mais j’avais
toujours peur. Je retins mes larmes en mordant mes lèvres.
Pourquoi nous avait-il laissés partir avec ces tarés ? Pourquoi ?
Malgré mes efforts, mes yeux devinrent trop humides pour passer
inaperçus. Heureusement, un cafard qui se baladait sur la table
me sauva :
— C’est quoi ce truc ? demanda Oncle Fester.
Sans rien prononcer, Morticia écrasa l’insecte avec un
mouchoir. Je profitai de l’instant pour essuyer rapidement mes
larmes, renifler discrètement et reprendre une attitude innocente.
— J’ai jamais demandé à ce qu’on l’écrase, cria Oncle Fester
en se levant, alors pourquoi tu l’as fait ?
Comme une enfant fautive face à son père, elle haussa les
épaules.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
— Donne-moi ce mouchoir !
Morticia le lui tendit, il le défroissa et lâcha l’insecte dans
son assiette. Sur le riz blanc, le cafard mort était comme les
cheveux sombres de Morticia sur son visage pâle : on ne voyait
que leur contraste.
— Débarrasse-nous de ta saleté maintenant ! cria-t-il en poussant la tête de sa victime vers l’assiette. Mange !
Effrayée par l’assiette qui n’attendait qu’elle, Morticia tremblait. Elle semblait en pleine dualité. Défends-toi, criai-je intérieurement, défends-toi contre lui ! Ce n’est pas à toi qu’il faut
t’attaquer, ni à cette assiette, c’est à lui, à lui !!!
— Dépêche-toi ! Si tu ne bouffes pas ta saloperie, j’vais t’la
faire avaler !
Morticia détourna le regard et pleura. Et voilà ! Oncle Fester
s’attaquait à Morticia, alors que Morticia s’attaquait à elle-même.
Cette auto-dualité était absurde, absurde ! Défends-toi ! persistaije intérieurement. Défends-toi, défends-toi ! Mais la télépathie ne
devait fonctionner qu’avec les gens qui s’aimaient, car Morticia
ne m’entendait pas. J’étais pourtant sincère, tellement sincère que
ces encouragements silencieux me donnèrent mal au crâne.
— Ouvre la bouche ! cria-t-il en empoignant les cheveux de
Morticia. Ouvre la bouche ou tes sales mômes vont trinquer !
Oncle Fester avait lâché le mot magique : mômes. Morticia
ferma les yeux et ouvrit la bouche. La décente du riz au cafard, qui
partait de la fourchette à la bouche de Morticia, fut insupportable.
— Avale maintenant. Avaaaaaaaaaaaale !!!!!
À peine l’eut-elle avalé, que d’une secousse corporelle, la
nourriture remonta. Cette vision m’arracha l’estomac. Furieux de
ce renvoi alimentaire, Oncle Fester trempa le visage de Mortcia
dans le vomi. L’odeur m’écœura, je courus aux toilettes. La scène
défilait dans ma tête et me fit régulièrement frissonner de dégoût.
Je vomis à en avoir les larmes aux yeux.
Assis sur le sol, accoudé à la cuvette, je pleurai. Je souffrais à
cause de cette saleté de Morticia qui nous avait ramenés en sachant
ce que nous allions vivre. Oncle Fester l’avait précisé le jour où ils
étaient venus nous prendre : lui, il ne voulait pas de nous. Morticia
nous avait ramenés pour nous faire subir ce qu’elle ne voulait pas
subir seule. C’était une lâche, une sadique, une criminelle !
Je haïssais cette femme qui se complaisait dans sa vie de
merde.
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Oncle Vivien disait de la religion qu’elle était le refuge
confortable des faibles. « Leurs prières les complaisent dans leur
passivité. Ils attendent qu’un miracle agisse pour eux. Si leur
situation s’améliore, ils se diront bénis par Dieu, si cela empire,
ils se diront maudis, au pire, maraboutés ! » Morticia illustrait
parfaitement ces paroles. Elle priait chaque soir pour que l’on
protège ses enfants et mette un peu de tendresse dans le cœur de
son mari, je la trouvais ridicule et elle le savait.
— Je sais que tu m’en veux, mon fils, mais pardonne-moi.
Avec l’aide de Dieu, je deviendrai une bonne mère.
Dieu, toujours lui ! Mais Dieu, il était où ? Morticia n’était
pas une bonne mère, et de l’aide n’y aurait rien changé. Elle était
bonne à être battue, bonne à se faire exploiter, certainement pas à
nous élever.
— Toi et ta sœur, dit-elle, vous êtes tout ce qu’il me reste.
Dis-moi ce que tu veux, mon fils, je suis prête à tout.
J’avais vécu onze ans sans que personne ne m’appelle « mon
fils », ces répétitions constantes et grotesques m’agaçaient.
— Arrête de m’appeler comme ça !
— Mais tu es mon fils chéri, je ne peux pas t’appeler autrement, réussit-elle à dire avant de fondre en larmes.
Chéri, le mot faillit m’étrangler. Morticia passa une main sur
ses yeux et continua :
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…et tout m'obsède
— Je ferai tout pour te plaire. Dis-moi ce que tu veux, et tu
verras, je le ferai.
Sa faiblesse et sa dépendance me mettaient mal à l’aise.
Qu’elle se fasse dominer par Oncle Fester, je pouvais le
comprendre, mais par moi, petit garçon de onze ans, c’était
absurde ! J’aurais préféré qu’elle m’explique ce qui l’avait
poussée à nous abandonner et ce qui l’avait poussée à nous
reprendre. J’aurais voulu qu’elle consente à me rendre à
Oncle Vivien, ne serait-ce que le temps qu’elle quitte son
bourreau et que je m’habitue progressivement à elle. J’aurais
voulu qu’elle soit adulte et agisse en mère, même en mauvaise
mère, pourvu qu’elle abandonne son statut d’esclave pour en
devenir une.
Il avait parlé comme un mafieux, il ne lui manquait que l’accent. À ce détail près, j’aurais fui avant qu’il ne dégaine une arme.
— Tu te prends pour un homme, mais t’es qu’une tapette !
rétorquai-je courageusement.
Ses sourcils se fronçaient, mettre en doute sa virilité… quelle
connerie ! J’avalai ma salive et tentai de rester calme. Calme,
Oncle Fester, lui, ne l’était pas. Il me traîna par l’oreille jusqu’à
la salle de bain et me poussa dans la baignoire. La peur me fit
uriner. Ma tête cogna le rebord, mais la suite des événements me
préoccupait tant que je ne sentis rien. Il m’immobilisa en pressant
une main sur mon ventre et ouvrit le robinet d’eau froide. Malgré
mes vêtements, l’eau atteignit rapidement ma peau. De terribles
picotements glacials me firent hurler. Je me débattais. Agacé par
mes cris, Oncle Fester plongea ma tête sous l’eau. Le mouvement
fut si rapide qu’il me coupa la respiration.
Dans l’univers de terreur où nous avions atterri, j’essayais
désespérément de m’accrocher à quelqu’un. Je haïssais tout ce
qui m’entourait, pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’aimer ma
sœur. Et lorsqu’Oncle Fester l’insultait, je n’hésitais pas à
prendre sa défense.
— Hey, pouffiasse, elle est où ta putain de mère ?
— Si tu cherches ta femme, dis-je à sa place, bouge ton cul !
Oncle Fester écrasa sa cigarette sur la table basse, le geste
annonçait les mauvaises heures à venir. Je songeai à courir
jusqu’à la porte et fuir pour toujours. Mais je voulais prouver à
ma sœur que j’étais fort, et qu’à l’inverse de Morticia, je pouvais
nous débarrasser de ce dictateur. Oncle Fester quitta le canapé qui
lui servait de trône, et se posta face à moi. Son air destructeur me
terrifiait :
— Écoute, petite merde, dit-il d’une voix posée et menaçante. Je ne suis pas ton oncle, et encore moins ta mère. Tu
recommences, et je te montre comment les connards bougent leur
cul pour dégommer des mioches comme toi.
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Ma sœur assise sur mon lit… le regard figé au sol… voilà ce
que je vis en ouvrant les yeux. Depuis notre arrivée chez ce
couple étrange, ma sœur était devenue froide, discrète, soumise.
Je ne comprenais pas qu’Oncle Vivien n’ait jamais réussi à se
faire apprécier de Daisy ; alors qu’Oncle Fester se faisait
respecter de ma sœur et de Morticia. Oncle Vivien était tendre, il
appelait Daisy « ma puce » et ma sœur « ma belle », Daisy trouvait la formule rabaissante et Oncle Vivien s’en amusait. Elle
répétait que ces marques d’attentions nunuches revenaient à
considérer les femmes comme des gamines en demande d’affection. Daisy voyait en l’amour d’Oncle Vivien du machisme.
Oncle Vivien était l’opposé d’Oncle Fester, alors si Oncle Vivien
était machiste, Oncle Fester était-il féministe ?
Je tirai mon drap pour signaler mon réveil ; ma sœur se
tourna. Son visage inquiet m’était agréable. Je lui souris en
essayant de lever la tête, elle caressa mes cheveux et demanda :
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
— Qu’est-ce qui t’as pris ?
Je haussai les épaules, un long silence s’installa avant
qu’Oncle Fester n’entrât triomphalement. La violence avec
laquelle il ouvrit la porte nous fit sursauter :
— Il s’est enfin réveillé le mioche ! Une bonne douche froide,
ça rafraîchit, hein ? Calme-toi, si tu ne veux pas que je te dresse !
Oncle Fester claqua la porte et ma sœur reprit sa posture
initiale. Les yeux fatigués, le regard songeur, elle avait cette
expression lasse, propre aux suicidaires. Je profitai de cette
vulnérabilité pour lui demander pourquoi sa mère avait épousé ce
type.
— Ce n’est pas que ma mère, rectifia-t-elle posément, c’est
aussi la tienne.
J’ignorai cette précision et reposai la question. Elle m’embrassa sur le front et quitta ma chambre. Ma sœur me reprochait
de ne pas aimer Morticia, mais ne faisait rien pour que ça change.
Pourtant, je voulais réellement comprendre ce que cette faible
femelle trouvait à cet affreux mâle.
— Ben, vieux, très vieux…
Ma sœur lui avait lancé un regard complice, en ajoutant que
je serai grand lorsque j’arrêterai de nier que les stars
d’Hollywood pètent, rotent et chient comme nous.
Maintenant que j’avais conscience de pouvoir mourir à n’importe quelle seconde, et que j’imaginais sans gêne Sylvester
Stallone ou Cindy Crawford en situation inconfortable, avais-je
grandi ? Si oui, je n’avais qu’un souhait : redevenir petit.
Toujours cette grande pièce sombre, moi dans ce lit collé au
mur, et toujours cette fenêtre. Je me levais, l’ouvrais pour
contempler le néant de quinze étages qui me séparait de l’allée
bétonnée, me déshabillais, montais sur le rebord et sautais après
une courte hésitation. Ma mort était mon réveil. Un réveil traumatisant que j’espérais le dernier, malheureusement, j’étais le
protagoniste d’une scène qui se renouvelait chaque soir. Ces
morts successives m’effrayaient, et si je ne me réveillais plus ?
Je repensais au jour où j’avais demandé à Oncle Vivien :
« Quand est-ce que je serai grand ? »
— Quand tu auras conscience de pouvoir mourir, répondit-il.
— Mais je l’ai déjà !
— Ah oui, et à quel âge penses-tu mourir ?
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e restais souvent seul à la maison. Les feuilletons et les talkshows de la télé m’ennuyaient. Oncle Fester passait son temps
libre dans les bars, ma sœur sortait avec Morticia, et moi, rien.
Rien jusqu’à ce que je jette un œil à la collection de films et de
revues pornographiques fièrement exposés sur la bibliothèque de
la chambre des Adams. Je découvris enfin ce qu’était un sexe de
femme. Voir ces fentes dévoiler un assemblage de bout de peau
rose me dégoûtait. Mais au fil des pages, mon sexe devint
envieux de ceux qui y pénétraient.
Les femmes exposées étaient différentes de celles que l’on
croisait dehors. Leurs lèvres pulpeuses, leurs seins gonflés et
leurs fessiers bombés redressaient mon sexe qui ne demandait
qu’à se réfugier dans leur bouche gourmande, leurs fesses
chaudes, leur poitrine lourde et leur vagin humide. Mais ces
simples photos me lassèrent rapidement. Pour découvrir les
mouvements et les sons sur l’écran de télé, je sélectionnai les
titres de films les plus sobres, les disposai sur le lit des parents,
et choisis le seul dont la jaquette présentait une jeune femme
brune.
En voyant ces poupées humaines manipuler le sexe masculin
aussi aisément que Morticia manipulait les appareils ménagers, je
me demandai comment Morticia avait pu exciter Oncle Fester.
Elle était si plate, si laide, si molle, si triste. Morticia n’avait rien
de sexuel, c’était un morpion sur un pénis en érection. Oncle
J
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Fester s’était-il bandé les yeux pour s’imaginer avec une autre ?
Avait-il éteint la lumière et fermé les volets ? À moins que
Morticia n’ait servi à des délires sados-masos ? !
Oncle Vivien se faisait dominer par sa femme, Oncle Fester
voulait se débarrasser de la sienne, et moi, à douze ans, je rêvais
déjà de putains généreuses qui obéiraient à mes désirs sans
m’imposer les leurs. Je ne voulais pas, comme Oncle Fester,
m’encombrer d’une femme laide sous prétexte de lui avoir fait
un môme. Je ne voulais pas d’une femme, je voulais des
femmes, des vraies. Celles qui se mettaient en guêpière pour
exciter les hommes et qui satisfaisaient leurs moindres désirs
jusqu’à ce qu’on leur demande de partir. J’aimais ces femmes
soumises aux gestes sensuels, ces poupées humaines au cerveau
virtuel. Et au diable les pots de colle qui faisaient des gosses et
s’imposaient dans votre vie en vous condamnant à une routine
insupportable !
J’avais toujours eu peur d’être surpris devant un film porno,
mais mes inquiétudes disparurent rapidement :
— Tu passes ton temps à regarder les dessins animés, me
reprocha Oncle Fester, c’est plus de ton âge ça.
Il me confisqua la télécommande et me montra une de ses
cassettes :
— T’en as déjà vu ?
J’acquiesçai d’un mouvement de tête en m’apprêtant à quitter
le canapé ; Oncle Fester m’en empêcha.
— Je veux partir, dis-je en me levant.
— Non, tu restes avec moi.
— Je suis fatigué.
— Arrête tes bobards !
Je me rassis, il me donna une tape virile sur l’épaule.
— J’ai toujours rêvé d’en regarder un avec mon fils.
Son fils, j’étais son fils. Cette envie de complicité me toucha.
Il me demanda si j’aimais ce genre de film, je dis que j’aimais
juste quand j’étais seul.
Le film débuta sur une scène de fellation qu’Oncle Fester prit
soin de commenter vulgairement. Si j’avais été seul, après
quelques minutes de gros plans sur une jolie bouche qui engloutissait des testicules et un pénis, je me serais empressé de sortir
mon sexe étouffé sous mon jean. Mais regarder ce genre de film
avec un homme, c’était comme boire un grand cru mélangé à de
l’urine : le plaisir m’effleurait sans m’emporter.
Le souffle d’Oncle Fester s’accélérait, il déboutonna son jean
et montra fièrement la bosse que cachait son caleçon. Cette impudeur me mit mal à l’aise, Oncle Fester le sentit. Il s’émerveilla
devant le professionnalisme de la suceuse de flic et m’incita à me
détendre :
— Comment tu peux être aussi froid ! s’indigna-t-il. T’es pas
pédé j’espère ? Regarde-moi ça, dit-il en désignant une femme en
position très acrobatique, je suis sûr que ta sœur sait en faire autant.
Je fis mine de ne pas entendre. Je n’avais jamais imaginé ma
sœur avec des hommes, et ce qu’elle faisait avec eux ne me regardait pas.
— C’est une femme comme les autres, insista-t-il. Toutes les
femmes le font ! C’est normal, elles sont faites pour ça, sinon, à
quoi elles serviraient…
Oncle Fester continuait dans la vulgarité, ses paroles me
torturaient. J’admirai la jolie blonde qui se tortillait à cheval sur
un homme et me concentrai sur ses gémissements, mais Oncle
Fester supprima le son et me força à le regarder.
— C’est important ce que je te dis mon fils. Faut m’écouter
quand je te parle ! Je veux faire de toi un homme, un vrai !
Il prit violemment mon visage entre ses mains et me demanda
si j’avais compris. Je lui dis de me lâcher, mais il me secoua. Il
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voulait que je réponde ! Oui, j’avais compris ! Il me donna une
violente claque, qu’est-ce que j’avais compris ? Qu’il fallait que
je devienne un homme ! Oncle Fester s’énerva :
— Parce que t’en es un, là ? !
Il me plaqua sur le canapé et me rua de coup.
— Un homme qui se fait attaquer doit se défendre !
Me défendre ? Comment voulait-il que je me défende ? Je
n’avais que la peau sur les os ! Il me frappait de plus en plus fort.
J’avais si mal que je me sentis contraint de réagir. Ma main glissa
le long de son gros crâne chauve et s’agrippa à son cou. Mes
doigts se collèrent à sa peau, et mes ongles mal limés s’y enfoncèrent.
Oncle Fester se calma. Je regardai les trois lignes rouges qui
dessinaient le trajet parcouru par mes ongles. Je pensais qu’il
serait furieux, mais pas du tout :
— Ben voilà ! dit-il en passant une main sur sa blessure. Tu
vois, c’est pas compliqué ? Même si tu ressembles encore à une
femmelette, je veux que quand quelqu’un t’attaque, tu te
défendes ! Il faut que tu te défendes ! La fierté, mon fils, c’est ce
qu’il y a de plus important !
Il lécha le sang resté sur sa main et m’embrassa le front avant
d’éclater de rire.
— À cause de toi j’ai complètement débandé, dit-il en
remettant le son de la télé. Bon, maintenant, faut que ça
reprenne !
J’essuyai discrètement la salive que sa bouche baveuse avait
laissée sur mon front, et regardai la suite du film en me disant que
ma sœur était bien trop propre pour avoir l’audace de ces
cochonnes aux cris splendides.
Le jour même, Oncle Fester profita du dîner pour annoncer
qu’il voulait faire de son fils un homme :
— Et pour commencer, dit-il fièrement, je lui ai montré un
film de cul.
Ma sœur lui jeta un regard froid, Morticia fit semblant de ne
pas entendre, un calme s’installa. Oncle Fester nous regarda
longuement un à un, et poursuivit :
— Ben quoi, c’est bien non ? Comme ça au moins, il sait ce
que c’est qu’une femme.
Il eut un sourire sadique et se remit à manger. Morticia
gardait les yeux sur son assiette, et ma sœur me prit la main. Elle
me fixa sévèrement, et remua lentement les lèvres, de manière à
ce que je comprenne ce qu’elle s’interdisait de dire devant Oncle
Fester : faut qu’on parle.
Après le dîner, elle vint dans ma chambre. Je savais ce qu’elle
allait dire, mais j’écoutai quand même :
— Ce que tu as vu avec ton père n’est qu’un film. Les acteurs
n’éprouvent aucun plaisir à ces trucs. Mais c’est leur boulot, alors
ils font ce qu’on leur dit.
Tu parles, tout le monde savait que les acteurs étaient des
professionnels qui récitaient des textes et simulaient des
émotions. Dans ce que j’avais vu, il n’y avait que des cris, plein
de cris. Les filles aimaient ça, c’était évident, même Oncle Fester
le disait. Mais bon, je ne la contredis pas.
— Un garçon de ton âge ne perçoit pas ces images de la
même manière qu’un adulte. Tu grandis, et c’est normal de
penser aux filles à ton âge. Mais si tu te poses des questions sur
la sexualité, renseigne-toi auprès de moi, mais surtout pas auprès
de ton imbécile de père.
Je la trouvais prétentieuse de penser qu’elle était plus au
courant qu’Oncle Fester. Mais je ne dis rien, car son discours me
rassurait. Qu’elle ne croit pas en ces affamées de corps virils
prouvait que ce n’était pas une dinde fourrée. Je la laissai quitter
ma chambre en lui donnant la satisfaction de s’être rendue utile.
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…et tout m'obsède
De toute façon, la sexualité n’avait rien de compliqué, il suffisait
de trouver une fille et d’y introduire ce qu’il y avait à y introduire,
c’est tout.
des décisions, incapable de se révolter, incapable de se défendre,
incapable de tout !
— Et voilà, elle nous ressort son rôle de victime ! criai-je.
— Ta gueule, on t’a rien demandé.
— Justement, on ne me demande jamais rien, j’en ai marre
que tu la défendes toujours ! Ta mère, ta mère, ta mère, c’est tout
ce qui t’intéresse !
— Ma mère, dit-elle en me défiant du regard, c’est toute ma
vie. Alors toi et ton père, je vous emmerde !
Son visage rougissant, sa bouche tremblante et ses larmes me
culpabilisèrent. Sa mère, mon père. Nous avions vécu dix ans
comme frère et sœur, et voilà que nous parlions comme si nous
n’avions rien en commun.
Morticia ne voulait pas quitter son mari, ma sœur ne voulait
pas quitter sa maman, et moi, je voulais quitter tout le monde,
mais n’avais nulle part où aller. Résultat, deux années plus tard,
nous étions toujours avec Oncle Fester. Nous pensions avoir vécu
le pire, et pourtant…
Oncle Fester passait son temps à se divertir dans les bars, et
à chaque fois qu’il rentrait saoul, il venait me frapper pour voir si
son fils était devenu un homme. Grâce à lui, j’appris à aimer la
brutalité, la compétition, les défis. À treize ans, j’abusais déjà de
l’alcool et m’impatientais de devenir un homme pour hériter d’un
corps aussi impressionnant que le sien. Mais même en faisant des
heures de musculation, il m’aurait fallu des années pour y arriver.
Tout le monde craignait Oncle Fester, plus moi. Je buvais ses
bouteilles d’alcool, l’insultais, fouillais ses poches, et lui volais
des cigarettes alors que je ne fumais pas.
Les loyers impayés se multipliaient, les menaces d’expulsion
s’enchaînaient, et pendant qu’Oncle Fester profitait agréablement
de son temps et de son argent, Morticia chantait des classiques
d’Edith Piaf dans les couloirs de métro. J’avais honte. Honte de
cette mère indigne qui ressemblait plus à une droguée qu’à une
femme maltraitée qui voulait réduire les dettes de son mari.
Grâce à l’aménagement de son emploi du temps universitaire,
ma sœur trouva un poste de télévendeuse et reprit l’HLM à son
nom. Sa paye servait à nous entretenir et à combler le découvert
des parents. Après plusieurs tentatives pour convaincre Morticia
de quitter Oncle Fester, ma sœur lui imposa de choisir entre lui et
nous. Morticia dit qu’elle ne pouvait pas laisser son mari.
— J’en ai marre de tes excuses bidons, en restant avec ce
connard, tu gâches ta vie et la nôtre ! Alors décide maintenant,
c’est lui ou nous !
Morticia se mit à pleurer. Foutage de gueule ! Morticia
voulait encore nous faire avaler qu’elle était incapable de prendre
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Le soir du pire, sans étonnement, Oncle Fester rentra ivre.
Son entrée, bruyamment théâtrale, débuta par une série d’insultes :
— Bordel de merde ! Il est où ce putain de fils de pute à la
con ! Il a pas les couilles de se montrer, hein ? Eh bah, il est bien
comme sa putain de mère celui-là !
Son entrée pulvérisa ma chambre d’une odeur d’alcool.
— Alors petit con, tu croyais que je te trouverais pas ?
J’étais allongé sur mon lit, j’eus à peine le temps de me
redresser qu’il m’attrapa par le col. J’essayai de me dégager, mais
je n’étais pas assez fort. Je lui rendis ses insultes et continuai de
me débattre. Malgré l’alcool, il avait conservé sa force habituelle,
mon corps de quinze s’épuisa vite. Il me cogna contre le mur à
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…et tout m'obsède
plusieurs reprises et me jeta à terre. Tout se passa si vite que je ne
pus faire un geste. Il me rua de coups, j’étais abattu, pratiquement
mort.
Oncle Fester admirait son œuvre. Son sourire sadique me
terrifiait. J’étais à terre, je souffrais, j’étouffais. Il me reprit par le
col, m’entraîna à la cuisine et me jeta sauvagement contre la vitre
du balcon. Mon corps brisa la vitre, les éclats de verre déchirèrent
ma peau, des cris me parvinrent aux oreilles. À demi-inconscient,
j’apercevais les curieux des bâtiments alentours qui regardaient la
scène.
Paniquée à l’idée qu’il me jette dans le vide, Morticia le
frappa à la nuque avec le premier objet qu’elle trouva. Dans un
élan de fureur, il poussa un cri effroyable, la souleva sauvagement et la lâcha par-dessus la rampe. Ma sœur tomba à genoux
et hurla pendant qu’Oncle Fester admirait son crime du haut de
quinze étages. Ses hurlements accompagnèrent le cri de Morticia
jusqu’au clash qui annonça la fin de sa vie. J’essayai de me lever,
mais mon corps me parut lourd. Mes bras faibles ne me permettaient plus de ramper. Comme un cadavre, allongé au sol, paralysé, la tête tournée vers le terrible spectacle, j’attendais que tout
se termine.
Des sonneries de gyrophares résonnaient dans ma tête. Je vis
Oncle Fester prendre rapidement la fuite et ma sœur s’écrouler à
mes côtés. Ses hurlements devinrent des gémissements, ce fut
mon dernier souvenir.
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ouvris les yeux, des tuyaux transparents me reliaient à une
machine posée près du lit. Des murs blancs, des draps
blancs, j’aurais pu me croire au paradis. On frappa à la porte, un
ange peut-être ? Non, mais presque. Une jolie brune fit son apparition :
— Bonjour bonhomme, dit-elle en s’approchant.
Je fus frappé par ses talons aiguilles qui tambourinaient le sol.
Que les prostituées en portent pour satisfaire les fantasmes de leurs
clients, je pouvais le comprendre, mais elle, ça lui servait à quoi ?
Elle détourna mon regard de ses affreuses chaussures et leva
mon visage face au sien. Je regardais ses yeux, verts. Vert
bouteille pour être précis. N’importe quel imbécile aurait deviné
qu’elle portait des lentilles. Cat’s eyes, voilà ce qu’elle m’évoquait. À cause de ses yeux de chat, mais aussi parce qu’avec ses
longs cheveux bruns qui retombaient sur ses épaules, et sa mèche
ondulée qui lui couvrait une partie du front, elle me rappelait
Tamara, une héroïne du manga japonais Cat’s eyes.
Elles étaient trois : Sylia, Tamara et Alexia. Leur père,
peintre, avait mystérieusement disparu pendant la Seconde
Guerre mondiale ; les sœurs dérobaient alors ses œuvres dans les
musées, en espérant y trouver des indices sur sa disparition.
J’adorais ce dessin animé, et je vouais une grande admiration à
Tamara, car c’était la plus sportive, la plus courageuse et la plus
belle.
J’
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
— Je suis contente de voir que tu vas mieux, dit-elle en me
prenant la main.
Des talons aiguilles, des yeux de félins, des ongles de prédateur, était-ce une pute que l’hôpital m’envoyait pour me remettre
sur pied ?
— Vous êtes qui ? demandai-je.
Elle sourit et caressa mes cheveux :
— Je suis une amie de ta mère, nous nous sommes rencontrées à La Main Chrétienne.
La Main Chrétienne était une association qui créait des activités pour jeunes, des centres pour SDF, des écoles pour analphabètes et un tas d’autres choses. Morticia y était bénévole. Elle s’y
rendait tous les mercredis pour garder les gosses de ceux qui ne
pouvaient pas s’offrir de nounou. Morticia aidait les autres alors
qu’elle était certainement celle qui avait le plus besoin d’aide. On
appelle ça de la générosité, je dis que c’est de la connerie.
— Et ma sœur, elle est où ?
Cat’s eyes baissa le regard et prit un air embarrassé.
— Ta sœur a été mise en psychiatrie. Les médecins pensent
la guérir, mais tu ne pourras pas la voir avant quelque temps, car
elle est prise de pulsions violentes, parfois meurtrières, en
présence des hommes. Quant à ton père, il s’est suicidé trois jours
après son arrestation.
Oncle Fester, suicidé ? La nouvelle m’étonna. Je réfléchis un
instant : ma sœur était folle et je n’avais plus de parents, j’étais
donc libre !
— Et si je suis là, reprit-elle comme pour chasser mes
espoirs, c’est parce que ta mère m’a désignée comme tutrice
légale dans son testament.
Morticia avait pris les devants, elle était donc la complice
d’Oncle Fester. Elle nous força à rester avec cette ordure en
sachant qu’il finirait par nous liquider. Je savais que cette femme
au visage pâle et aux cheveux noirs était mauvaise. C’était une
suicidaire, une sadomasochiste, une égoïste. Et comme si souffrir
en sa présence ne suffisait pas, elle s’était arrangée pour me faire
souffrir après sa mort.
Je voulais retourner chez Oncle Vivien, mais Morticia me
léguait comme un meuble à une inconnue ! Même six pieds sous
terre, cette pouffiasse arrivait à m’emmerder ! Et merde, pourquoi
devait-on prendre les décisions à ma place ! Je ne voulais pas
vivre avec cette femme aux allures de pute ! Mais tout le monde
s’en foutait. Morticia avait décidé, je n’avais qu’à obéir.
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Des plantes vertes, partout. Vert. Le canapé, les meubles, le
tapis, les bibelots, tout ! Sauf le papier peint, beige, pour mettre
en valeur l’abondance de vert qui polluait le salon. Les murs de
la salle de bain, des toilettes, de la cuisine et de la chambre
n’avaient pas eu cette chance, peinture verte ! Selon Cat’s eyes, le
vert était couleur d’espoir ; je lâchai un soupir moqueur :
— L’espoir et le vert n’ont rien à voir. La symbolique des
couleurs, c’est comme l’astrologie, seuls les imbéciles y
croient.
— Tu as de la répartie, dit-elle en souriant, c’est bien. Allez,
suis-moi maintenant, je vais te montrer ta chambre.
Verte, pensais-je. Mais en y entrant, les premiers mots qui me
vinrent furent : de l’espace ! Enfin de l’espace ! Et sur les murs,
pas de papier peint des années soixante comme chez les Adams,
juste de la peinture beige soigneusement appliquée.
— Alors, elle te plaît ?
J’acquiesçai timidement de la tête, bien sûr qu’elle me plaisait.
Elle me caressa le dos et dit que si quelque chose me manquait, il
ne fallait pas hésiter à le lui dire. J’appréciais sa douceur et sa générosité, pourtant, cet excès d’attention me mit mal à l’aise.
…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Lorsqu’elle me laissa seul, je restai bêtement au milieu de la
pièce avant de visiter la chambre en détail. Bienvenu dans ma
nouvelle chambre, bienvenu dans un espace agréable et éclairé.
Je n’avais pas éprouvé un tel plaisir depuis longtemps, j’allais
m’y plaire, c’était certain.
Je souris à ce qu’elle m’avait dit : la prévenir s’il me manquait
quelque chose. Que pouvait-il me manquer ? Devant moi, tout ce
dont j’avais été privé : télévision, magnétoscope, chaîne hi-fi. Et à
côté de mon bureau : une bibliothèque qui me rappelait celle de
Béziers. À l’époque, j’aimais lire, surtout les bandes dessinées.
Mais chez les Adams, il n’y avait pas de livres. Notre seule
distraction était la télévision, et encore, elle était réservée à Oncle
Fester.
au fil des pages, l’histoire de George et Lennie finit par me
captiver.
George était un homme rusé qui s’occupait de Lennie, un
grand gaillard débile, dont l’obsession était de caresser des
choses douces. Il aimait les lapins, les souris, les tissus soyeux
et les cheveux des femmes. George et Lennie s’étaient fait
chasser de Weed, un village où Lennie effraya une femme en
voulant toucher la douceur de sa jupe. Celle-ci crut qu’il allait
la violer et alerta les habitants. Ah les femmes, elles étaient si
prétentieuses qu’il leur fallait un rien pour se rendre intéressantes.
— Alors, t’as aimé le bouquin ? demanda Cat’s eyes.
— Bof…
— C’est tragique, hein ?
— Pas tellement, j’ai vécu pire.
Cat’s eyes comprit que je ne voulais pas discuter du livre, ni
d’autre chose. Nous nous installâmes dans le train sans nous
reparler. La fatigue se fit rapidement sentir, il était temps de récupérer mes heures de sommeil. Mon crâne se posa contre la vitre,
et mes pupilles disparurent sous mes paupières.
Les résultats du brevet étaient arrivés. Mes facilités me valurent l’inimitié de beaucoup de camarades, mais j’obtins mon
brevet avec d’excellents résultats. Cat’s eyes me félicita.
— Ça vaut rien ce truc, en deux mois de vacances, j’oublierai
tout ce que j’ai appris.
Elle me regarda d’un air malin :
— En parlant de vacances, ça te dirait d’aller à Béziers ?
Béziers, quelle merveilleuse surprise, j’allais enfin revoir ma
ville !
La veille du départ, j’étais si anxieux qu’à partir de trois
heures du matin, je passai les quatre heures de sommeil qu’il
restait à vérifier ma valise et jouer avec sa fermeture éclair. À sept
heures, je réveillai Cat’s eyes et préparai le petit-déjeuner. Nous
arrivâmes à la gare avec une heure d’avance. Cat’s eyes m’aida à
patienter avec un livre. Je restai un moment fixé sur la couverture : Des souris et des hommes, John Steinbeck. Le titre n’avait
rien de passionnant. Je commençai à lire sans enthousiasme, mais
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Béziers. J’étais enfin débarrassé de Paris, de sa Seine grise,
de son ciel sombre et de son soleil occasionnel. La plage était à
dix minutes de l’hôtel. Les cris des enfants, la mer turquoise, le
ciel clair et le soleil brûlant faisaient palpiter mon cœur.
— On va se baigner ? proposa Cat’s eyes.
Le soleil illuminait son visage pré-bronzé et le vent jouait
avec ses cheveux bruns. Elle sourit face à mon regard figé.
J’aimais son sourire, pas tellement parce qu’il était beau, mais
parce qu’elle ne souriait jamais bêtement. Chaque sourire avait
son expression, et là, j’avais l’impression qu’il me disait : tu ne
rêves pas petit, tu es vraiment chez toi.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
— J’ai pas envie de me baigner, finis-je pas répondre, mais
vas-y toi.
Elle retira sa robe, et dévoila son joli maillot de bain. Elle
était tellement sexy que je ne saurais dire si c’était le deux-pièces
qui mettait son corps en valeur, ou l’inverse. Le petit bout de tissu
vert qui cachait ses seins donnait l’impression d’exposer des
poires. De bonnes poires mûres et juteuses. Et lorsqu’elle se
tourna pour rejoindre la mer, j’eus du mal à décoller mon regard
de ses fesses fermes.
Si mes complexes ne m’en avaient pas empêché, je l’aurais
suivie jusque dans l’eau. Mais mon petit corps aurait eu l’air
anorexique à côté de ses gracieuses rondeurs, et ma peau blanche
aurait rapidement rougi sous l’attaque du soleil.
Après avoir profité de la mer, Cat’s eyes voulut déjeuner.
Nous entrâmes dans un restaurant, elle demanda à ce que l’on
nous place en terrasse. Je penchai le parasol au-dessus de ma tête,
Cat’s eyes mit son visage face au soleil. Une gentille serveuse
nous apporta le menu. Je n’avais pas faim, mais je fis l’effort de
prendre une salade et un jus de fruit. Cat’s eyes prit ma main, je
lui souris, et baissai les yeux pour ne pas rougir.
— Alors, dit-elle pour me mettre à l’aise, qu’est-ce qui te
ferait plaisir maintenant ?
— Une corrida, répondis-je sans réfléchir, y en a souvent
ici.
J’étais intrigué par les corridas, car Daisy et Oncle Vivien se
disputaient souvent à ce sujet. Oncle Vivien ne comprenait pas
qu’une végétalienne comme elle soit adepte des tortures
animales, alors que le grand carnivore qu’il était trouvait inhumain d’enlever des animaux sauvages à leur milieu naturel, pour
les torturer publiquement dans un but lucratif. En revanche, il
cautionnait les courses camarguaises où des rubans étaient attachés aux cornes des taureaux pour être enlevés par des razeteurs.
C’était aussi dangereux que la corrida, mais le taureau n’était
jamais mis à mort.
Oncle Vivien considérait les razeteurs comme des sportifs, et
les matadors comme des lâches qui se valorisaient en combattant
une bête préalablement affaiblie par diverses injections de produits.
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L’ambiance qui régnait dans les tribunes était particulière. Un
mélange d’excitation, de peur et de sadisme. Nous étions tous là
dans un but : juger la prétention d’un homme qui se disait capable
de dominer un taureau.
Avant de commencer, les matadors et leurs assistants défilaient dans leurs luxueux costumes taillés sur mesure.
— Le matador a trois assistants, m’expliqua Cat’s eyes, deux
picadors et un peone. Les picadors sont des cavaliers, ils doivent
affaiblir le taureau grâce à une longue pique qu’ils lui enfoncent
dans le corps. Et le peone devra continuer la torture en lui plantant des banderilles à la base du cou.
Une corrida comportait six combats, et tout était organisé de
manière à ce qu’assister à la torture et la mise à mort d’un taureau
ait l’air d’un privilège. Un combat se déroulait en trois actes,
nommés tercios. La première sonnerie, le tercio de pique, annonçait l’arrivée du taureau.
— La cape rouge, commenta Cat’s eyes, c’est une muleta.
Quand le matador la place face à lui pour provoquer le taureau,
on appelle ça une véronique ; et quand il la passe derrière lui,
c’est une revolera. Ces passes lui permettent de tester l’agressivité et la réactivité de la bête.
Lorsque les deux picadors entrèrent en scène, le matador se
retira. Pendant que le taureau essayait de faire tomber les
chevaux, les picadors lui enfonçaient de longues piques à la base
du cou, entre les épaules. Cat’s eyes sifflait d’admiration, je la
regardai avec surprise. Elle rit vulgairement et m’invita à profiter
…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
du spectacle. Quand le taureau s’effondra, la foule cria son admiration et les picadors quittèrent l’arène.
Au deuxième tercio, une sonnerie annonça l’entrée du peone,
c’était la pose des banderilles. Cat’s eyes avoua être très excitée.
Je m’étonnai qu’une femme douce cautionne un spectacle aussi
violent. Les banderilles étaient de longs harpons à manche de
bois que le peone devait planter dans le corps du taureau. Il laissait le taureau foncer sur lui et au dernier moment, mains jointes,
il en enfonçait deux. Il fallait que le taureau ait trois paires
clouées au corps pour que cesse la torture.
La troisième sonnerie annonçait le moment de vérité, celui où
le matador devait tuer le taureau. Le matador faisait des passes
avec sa muleta en dissimulant une épée en travers. La foule était
silencieuse et impatiente. Tout le monde guettait les passes du
matador et la réactivité du taureau. Cat’s eyes dit que le but était
d’inciter le taureau à attaquer tête baissée, pour faciliter la mise à
mort.
Face à l’intrépidité de cet homme qui provoquait cet énorme
animal, penser à Oncle Fester et sa domination du sexe faible me
fit sourire.
Morticia et Oncle Fester m’avaient imposé l’ennui et la
violence. Cat’s eyes effaça la noirceur de cette vie aussi terne que
les cheveux de Morticia, pour la peindre d’un vert espoir aussi
joli que ses yeux.
Avec elle, je redécouvrais les joies de la vie. Les joies de la
vie, c’étaient des choses banales, comme manger au restaurant,
aller à la piscine, voir un film au cinéma, apprendre à patiner,
faire du vélo… en clair, tout ce qui permettait de sortir de la
maison. J’aimais cette femme qui me redonnait la liberté.
J’étais si bien en sa présence que j’imaginais que ça durerait
toujours. Mais il suffit qu’elle eût un amant pour que tout se
dégrade. Il était petit, dodu, chauve, niais, et il s’appelait
Édouard. Pauvre type, la nature ne l’avait pas gâté, ses parents
encore moins.
La première fois qu’il vint à la maison, elle avait passé près
d’une heure à se maquiller. Je la vis sortir de la salle de bain dans
une longue robe verte qui s’attachait d’une ficelle derrière le cou.
Ses épaules rondes et la cambrure de son dos lisse étaient élégamment découvertes, elle était belle. J’aurais aimé qu’elle dîne
avec moi, mais le privilège revenait à Édouard.
— J’essayerai de ne pas rentrer tard, dit-elle avant de le
suivre.
J’attendis qu’elle ferme la porte pour me précipiter à la
fenêtre. Je guettais impatiemment leur sortie. Édouard tenait
fièrement Cat’s eyes par la taille, on aurait dit un vieux pervers
exhibant une call-girl. Je retenais mes larmes, mais dès que leur
voiture quitta le parking, je lâchai tout. Pourquoi sortait-elle avec
ce laideron ? Vu l’état de sa voiture, ce n’était pas grâce à sa
fortune. De toute façon, Cat’s eyes n’avait pas besoin d’argent.
Elle ne roulait pas sur l’or, mais son travail de commerciale dans
une agence de voyage lui permettait de vivre confortablement. Et
si c’était lui qui profitait d’elle ?
Notre séjour à Béziers se déroula agréablement. Avant de
quitter l’hôtel, Cat’s eyes et moi en profitâmes pour immortaliser
la fin de notre passage sur nos dernières pellicules photo. En fin
de journée, elle me demanda si je voulais saluer l’oncle dont je
lui avais tant parlé.
— Pas la peine, s’il m’a laissé partir avec mes tarés de
parents, c’est qu’il ne voulait plus de moi.
Elle me prit par l’épaule et m’embrassa. Je me sentis gêné,
mais heureux.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Je m’allongeai sur le canapé et me dis qu’Édouard avait dû
la droguer avec un puissant élixir. L’idée était absurde, mais une
magnifique jeune femme attirée par un laideron, ça l’était encore
plus. La sonnerie du téléphone interrompit ma réflexion. Édouard
et Cat’s eyes venaient de quitter la maison depuis à peine une
demi-heure, et elle m’appelait déjà pour dire qu’elle n’allait pas
rentrer. Mes doutes sur la supercherie d’Édouard se confirmaient.
Ne pas l’attendre, ça voulait tout dire. Cat’s eyes n’était pas
une fille facile, si elle n’avait pas été droguée, elle aurait certainement décidé de rentrer.
J’étais dégoûté des femmes. La compagne d’Oncle Vivien
nous avait quittés, ma mère m’avait abandonné, ma sœur avait
suivi son exemple, et Cat’s eyes prolongeait la lignée.
Je me fis un chocolat chaud et me réfugiai dans le lit qu’elle
avait délaissé pour celui d’Édouard. Édouard nul au plumard,
Édouard tête de lard, Édouard Leconnard. Le prénom suffisait à
cerner le personnage.
Pour me consoler de Cat’s eyes, quelques mois après mon
entrée en classe de première, je réussis à me faire un ami. Un
type étrange qui avait de longs cheveux noirs, s’habillait en
noir et se maquillait les yeux en noir. Il avait un piercing à l’arcade sourcilière, un au nez, un au milieu de la lèvre inférieure,
trois au lobe de l’oreille droit, deux au lobe de l’oreille gauche
et un au cartilage. Il ne faisait chier personne, pourtant, il était
bombardé de moqueries. Des tonnes de rumeurs couraient à
son sujet. On disait qu’il avait tué le chien de sa voisine pour
le manger, qu’il était atteint du sida et baisait sans capote, qu’il
avait enterré sa sœur dans le jardin après l’avoir étranglée,
qu’il vendait de la coke à des collégiens, et des tas d’autres
conneries. Il me rappelait ce que j’avais subi au collège, je le
pris en sympathie.
Je l’avais abordé en lui demandant pourquoi il ne s’habillait
que de noir. Il me regarda longuement, avant de répondre qu’il
n’aimait pas la couleur, c’est tout. Et les piercings, à quoi ça
servait ? À faire chier les trous du cul à l’esprit étroit.
— Mais pourquoi tu me poses des questions aussi connes ?
se plaignit-il.
— Comme ça, pour savoir.
Il sourit, il trouvait ça bien, de vouloir savoir. Il me dit qu’il
était gothique, et que dans son clan, on l’appelait Draven, parce
qu’il ressemblait à Éric Draven, le protagoniste de The Crow. Je
n’avais jamais vu ce film et je ne savais pas ce qu’était le
gothisme.
— Le gothicisme, rectifia-t-il.
Il m’expliqua que les gothiques étaient définis comme sataniques, car les chrétiens priaient Dieu tous les dimanches matin à
l’église, et les gothiques faisaient chaque samedi soir des rituels à
la gloire de Satan. Je trouvais ça ridicule, j’étais athée, alors Dieu,
je m’en foutais, et le Diable, encore plus. Il m’expliqua que les
gothiques étaient des athées révolutionnaires qui partaient du principe que si Dieu était bon, le Diable l’était aussi. Car si le Diable
était celui qui punissait les méchants, alors il nous rendait justice.
— Pas con ce que tu racontes, mais pourquoi vous faites les
rituels le samedi soir et pas le dimanche soir ?
— Simplement parce que si dimanche est le jour de Dieu,
samedi est celui de Satan. Et pas de Saturne, comme tout le
monde le pense.
Draven était bizarre, mais très humain. Nous passâmes le
reste de l’année scolaire à nous fréquenter, et après deux mois de
vacances à m’être fait chier en Corse, je le retrouvai adossé à un
arbre devant le lycée.
— Alors, comment se sont passées tes vacances ? demanda-til.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Les autres lycéens discutaient tous en groupe, Draven était le
seul à attendre comme un con.
— Ben j’étais en Corse, chez la sœur de Cat’s eyes. Elle était
sympa, elle a tout fait pour me mettre à l’aise. Mais j’ai pas pu en
profiter, j’arrêtais pas de penser à elle et son connard qui étaient
en Égypte.
Draven me trouvait ridicule, mais il m’écoutait toujours
parler de Cat’s eyes et d’Ed Leconnard sans m’envoyer balader.
Il dit que Cat’s eyes avait besoin de s’épanouir et qu’il fallait faire
un effort pour accepter son amant. Il me suggéra de devenir l’ami
d’Édouard et d’arrêter de l’appeler Leconnard.
Lorsque le surveillant ouvrit les portes, les élèves se précipitèrent dans le hall du lycée. Draven et moi prîmes notre temps.
Nous regardâmes la fiche qui indiquait la salle à rejoindre, seulement quinze élèves suivaient un cursus littéraire, et parmi nous,
seulement quatre garçons. Draven était déçu qu’aucune des onze
filles ne soit à son goût. Moi, moches ou belles, je m’en foutais.
Je n’étais pas là pour admirer des pimbêches prétentieuses.
— Ce que j’aime le plus à l’école, dit Draven, c’est de voir
ces ados stéréotypés qui se foutent de moi. Parce que grâce à eux,
je me sens fier d’être indépendant de cette société de consommation qui leur vend des produits de merde à des prix exorbitants.
Regarde-moi ça, on dirait des clones, ils sont tous griffés pareil.
À croire qu’ils sont sponsorisés !
Draven me fit penser à Daisy. Elle se croyait féministe,
alors qu’elle travaillait pour des magazines qui apprenaient aux
femmes à être esclaves des hommes. Draven se croyait
original, alors qu’il était le stéréotype d’un mouvement en
pleine expansion. Les gothiques se croyaient indépendants de
la société de consommation, mais ils y étaient autant soumis
que les autres, plus même. Si l’on comptait le prix des bijoux,
des piercings, du maquillage, des vêtements, des chaussures,
de la musique et des soirées gothiques, on atteignait rapidement une somme élevée.
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Le 11 septembre 2001, je venais d’avoir dix-sept ans et la
télévision repassait en boucle l’attentat de New York. Comme
plus de la moitié de la planète, Cat’s eyes était scotchée à la télé.
Les États-Unis perdaient leurs tours jumelles, et les médias en
firent un tel phénomène qu’on eut l’impression que la fin du
monde approchait ; mais le jour où Oncle Fester me battit sauvagement et qu’il jeta Morticia du quinzième étage, même la presse
locale ne s’y intéressa pas.
— T’as vu ce qui s’est passé ? me dit Cat’s eyes. C’est ha-lluci-nant !
Le 11 septembre entrait dans l’histoire et n’allait plus jamais
être un jour banal. Ça n’allait plus être le jour de mon anniversaire,
parce que ma naissance n’était rien à côté du tragique sort de la
plus grande puissance mondiale. L’attentat aurait pu survenir le 10,
le 12, ou le 13 septembre, mais non, il était tombé le 11. Putain, pas
de bol ! Il n’y avait pas que les États-Unis qui allaient mal, il y avait
moi aussi ! Mais moi, à côté des USA, j’étais quoi ? Une merde ?
Même pas, parce qu’une merde au moins, ça se remarque.
On n’avait pas le droit de pleurer à dix-sept ans, mais on avait
le droit d’emmerder ce putain de monde capitaliste et ces putains
de religions qui poussaient des hommes à tuer ! Le 11 septembre
2001, j’avais dix-sept ans et il fallait que ça se sache !
Je retournai au salon et demandai à Cat’s eyes quel jour nous
étions. Sans décrocher les yeux de la télé, elle dit que nous étions
mardi. Oui, mais de quelle date ? Ben, le 11 septembre. Et qu’estce qu’on avait fait le 11 septembre de l’année dernière ? Elle n’en
savait rien, c’était tellement loin tout ça.
Un mois avant, le neuf août, Édouard Leconnard avait eu
quarante-cinq ans et Cat’s eyes s’y était préparée longtemps
…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
avant. Alors attentat ou pas attentat, elle s’en serait souvenue.
Pour s’organiser, elle m’avait même demandé si je préférais un
voyage à Mexico ou un voyage en Égypte. Pensant qu’il s’agissait de la destination de nos vacances, je choisis l’Égypte, mais ce
fut Ed Leconnard qui en profita. Et pendant que le couple s’éclatait au nord de l’Afrique, je me faisais chier en Corse.
Voilà, à l’inverse d’Ed Leconnard et des États-Unis, mon
anniversaire était loin, loin de ses préoccupations.
droit qu’à un seul cadeau par an : celui de Noël. Un jour, j’ai
suggéré à mes parents de mettre des bougies sur la bûche, ils
m’ont traité d’égoïste et privé de dessert. Mes parents pensent
que Noël est un jour trop sacré pour qu’on le mélange à un autre
événement. Du coup, maintenant, je hais cette fête de demeurés.
En réfléchissant plus longuement, je me dis qu’il valait
mieux être né un 11 septembre qu’un 25 décembre.
Avant les grandes vacances scolaires, le SDC était la diffusion d’un programme de Real TV, à la rentrée, le nouveau SDC
était les attentats. SDC voulait dire Sujet De Conversation, mais
Draven et moi le rebaptisâmes Sujet De Cons.
— Des gens qui meurent, dit Draven, y en a partout et
personne ne s’en soucie. Mais lorsqu’un pays de prétentieux dont le
seul mérite est de compter des people internationaux a un problème,
le monde entier se sent concerné. C’est le culte de l’image, plus t’es
pauvre et moins tu brilles. Et si un pauvre brille, c’est qu’une star
l’éclaire pour mieux être reconnue. Parce que quand on est généreux, on n’éprouve pas la nécessité de le faire savoir publiquement.
Le culte de l’image, si tu savais comme ça me fait gerber!
— Je suis tout à fait d’accord, m’empressai-je de répondre.
Moi, depuis hier, je ne brille nulle part. Je suis né le 11 septembre,
et à cause de cet attentat, Cat’s eyes a oublié mon anniversaire.
L’année dernière pourtant, on l’avait fêté, j’avais même eu un
ordinateur en cadeau, et elle m’avait appris à m’en servir. Depuis,
je l’utilise presque tous les jours. Mais cette année, rien. Enfin si,
un truc emballé dans du papier vert, qu’elle m’a remis le lendemain. Je l’ai foutu dans le vide-ordures sans l’ouvrir, une babiole
achetée à la va-vite, sûrement.
— T’es une vraie chochotte, dit Draven. Moi, je suis né un
25 décembre. On ne m’a jamais fait souffler de bougies et je n’ai
Un mois après les attentats, les militaires surveillaient encore
les gares, le quartier de la Défense était toujours sous haute
surveillance, et la tour Eiffel, ce monument affreux, devint le plus
gros trésor des Français. Ce patriotisme hypocrite me fit espérer
qu’un avion terroriste explose dans une cité HLM.
Depuis le 11 septembre, New York pleurait ses Twin Towers,
je pleurais Cat’s eyes. Je la voyais de moins en moins. Pour
s’éviter de m’accompagner à l’école, elle m’achetait une carte
orange. Et pour me consoler de son absence quasi journalière,
elle me donnait deux cents francs chaque semaine. Cet argent me
servait principalement à acheter de l’alcool. J’aimais la chaleur
qui coulait dans ma gorge et réchauffait mon corps. C’était
comme une caresse intérieure, une tendresse virtuelle.
Cat’s eyes occupait son temps avec Ed Leconnard, et je laissais couler le mien en dormant, en buvant, et en évitant de
regarder la télé qui diffusait encore les images de l’attentat : en
version originale, en noir et blanc, au ralenti et même en dessin
animé !
À cause de l’amant de Cat’s eyes, je redevins ce que j’étais
chez les Adams : rien. Personne ne s’occupait de moi ; je m’accordais alors une totale liberté. Au lycée, on me vira une semaine
pour avoir giflé un prof de sport qui m’avait traité de mauviette.
Je me vengeai en dégonflant les pneus de sa voiture, je fus définitivement exclu. Cat’s eyes me plaça en internat. Après des
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tentatives de fugue et de multiples infractions au règlement, je fus
également renvoyé.
L’école m’ennuyait, je ne voulais pas gâcher ma vie dans une
prison où des adultes avaient pour mission de nous rendre
esclaves de l’État. Je passais mon temps à la maison, qui devint
en quelques jours l’équivalent d’un dépôt-vente. Rien n’était
rangé. Les paquets de chips, les étuis de gâteaux et les papiers de
bonbons recouvraient le sol. Cat’s eyes mit tout sur le compte de
la crise d’adolescence, mais elle finit par en avoir marre :
— Tu ne m’apportes que des ennuis! Si tu ne fais pas d’efforts
pour améliorer ton comportement, ta garde me sera retirée. Je te
rappelle que c’est l’année du bac, il te reste à peine huit mois
d’école. Va jusqu’au bout, après, libre à toi de prendre une année
sabbatique. Et concernant la maison, arrête de te croire à l’hôtel! Je
travaille moi, je n’ai pas le temps de m’occuper de tes cochonneries!
Je me tus, puis ris nerveusement.
— Ça ne me fait pas rire, ajouta-t-elle.
— C’est ta maison, pas la mienne ! dis-je enfin. Alors prends
ton balai et ne viens pas m’emmerder avec tes crises de bonnes
femmes ! Les femelles doivent se soumettre aux hommes, c’est la
nature. Vous n’êtes bonnes qu’à la reproduction, et encore !
— C’est quoi ce langage de facho ? s’indigna-t-elle. Qui
t’as appris à parler comme ça ? Si tu veux vivre dans une
porcherie, c’est ton problème ! Alors que tu salisses ta chambre,
O.K., mais les espaces communs doivent rester nickel !
Se plaindre, se plaindre, se plaindre, c’est tout ce qu’elle
savait faire. J’en avais marre qu’elle me parle comme à un môme.
Je la giflai, elle se tut. Elle posa sa main contre sa joue et me fixa.
Après un savoureux silence, elle me prévint que si je ne me
calmais pas, elle finirait par me foutre dehors.
Me foutre dehors, la bonne blague. Je n’imaginais pas Cat’s
eyes capable d’une telle méchanceté, et pourtant, une semaine
plus tard, la serrure de la porte avait été changée. Malgré l’alcool,
je devinai aussitôt la combine. Je le pris pour un coup de bluff. Je
pensais qu’elle s’attendait à ce que je campe devant chez elle,
pour la supplier de me reprendre.
J’essayai de défoncer la porte, mais elle résista. J’allai à la
cave et revins avec une épaisse barre en fer. Je soulevai la lourde
barre et cognai jusqu’à pénétrer dans la maison. J’allai dans sa
chambre, pris de l’argent et balançai ce qui me tombait sous la
main.
Les femmes, rien de pire ! Les comparer à des chiennes aurait
fait insulte à la race canine. Une femme n’était comparable à
aucun animal, car tous avaient un minimum d’intelligence et de
courage.
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arrivai devant la maison de Draven. Sur la porte, en dessous
du nom de famille, on lisait : Que Dieu protège ceux qui
franchissent le seuil de cette maison. Draven le franchissait tous
les jours, alors si Dieu existait, il lui réservait de belles surprises.
J’appuyai sur la sonnette. Une grosse dame en tablier de
cuisine m’ouvrit, je demandai à voir Draven. Elle me demanda
d’attendre puis claqua la porte ; j’attendis. Vu l’accueil, Dieu
sélectionnait réellement les invités. La porte se rouvrit, Draven
était habillé d’un jean et d’un tee-shirt, tout en noir. Ses cheveux
étaient attachés d’un élastique, il était simple, sans maquillage,
sans piercings, sans bijoux. Il me demanda ce que je faisais là, je
lui racontai que Cat’s eyes m’avait chassé pour qu’Ed Leconnard
puisse s’installer à la maison.
— Ah la salope ! s’exclama-t-il. Ne reste pas là, entre.
Une énorme fresque recouvrait le mur du salon. On y voyait
un barbu tendre son doigt vers celui d’un jeune homme. L’image
me rappelait celle de l’affiche d’E.T. Draven dit que c’était une
reproduction de La création du monde, peinte par Michel-Ange
dans la chapelle Sixtine. J’avais entendu parler de ce type, mais
je ne connaissais pas ses œuvres. Draven rit, Michel-Ange n’était
pas un type, mais un artiste. Pour moi, c’était pareil.
— Non, ce n’est pas pareil. Cet homme est un génie, il mérite
le respect.
— Tu respectes ceux qui croient en Dieu ? m’étonnai-je.
J’
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…et tout m'obsède
— Quand on a l’esprit ouvert, on est capable de reconnaître
le talent des autres, même si on ne partage pas leurs idées,
répliqua-t-il en m’emmenant dans la cuisine. Tiens, regarde ça,
c’est la plus grande folie de mes vieux.
Le mur qui collait la table représentait Jésus et ses apôtres,
ainsi, ses parents avaient l’impression de partager le repas du
Christ. Draven me défia de trouver le peintre qui en était à l’origine. Je ne savais pas. C’était La Cène de Léonard de Vinci.
Draven se demandait comment je pouvais être bon élève, alors
que ma culture n’atteignait pas celle d’un gosse de douze piges.
Je dis qu’avoir une bonne mémoire suffisait à obtenir de bonnes
notes. Nous sortîmes de la cuisine et montâmes les escaliers.
Dans la chambre de Draven, un autre monde. Des crucifix
accrochés à l’envers, des posters avec des mecs maquillés qui
faisaient des grimaces, des photos obscènes où lui et ses amis
faisaient des rituels à la gloire de Satan, et le nom de Marilyn
Manson tagué sur tous les murs. Marilyn Manson, c’était sûrement sa copine. Je voulais poser la question mais craignais de
paraître indiscret.
Draven m’expliqua que le gothicisme prônait l’esthétique de
la mort pour la dédramatiser. Draven avait peur de vieillir, car il
savait que chaque année qui passe éloigne l’enfant de son monde
féerique, l’adolescent de ses idéaux, l’adulte de ses espoirs, et le
vieux de la vie :
— Quand j’étais petit, me confia-t-il, je maudissais le petit
Jésus qui gâchait mes anniversaires, mais j’aimais le père Noël
qui m’attendait avec un sourire à chaque entrée de magasin pour
me donner des bonbons. À sept ans, mon père m’avoua que ces
gentils barbus étaient des comédiens payés pour attirer des clients
dans les boutiques. On venait de tuer la seule personne qui me
donnait du bonheur à l’approche de mes anniversaires. Ensuite,
au collège, je découvris le monde des ados, celui où les récréa-
tions durent quinze minutes au lieu d’une heure, et où jouer aux
billes et à cache-cache est devenu ringard. Tu vois, l’adolescence,
c’est déjà moins beau que l’enfance, mais plus cool que le monde
des adultes. Les ados perdent une part de leur naïveté, mais ils
gardent encore des idéaux, des envies et des projets. Les adultes
n’ont plus cette chance. Ils découvrent le monde, le vrai, celui
que l’on fuirait s’il ne nous était pas indispensable : le travail.
Leur vie devient une insupportable routine, leurs idéaux
s’écroulent, leurs envies changent et leurs projets n’ont plus rien
d’ambitieux.
J’écoutais Draven avec attention, et me dis que l’idéal serait
de vivre en ermite pour nous débarrasser des adultes qui brisaient
nos rêves, et de l’État qui nous réduisait en esclavage.
Draven savait plus de choses que moi, normal, il était plus
âgé. J’avais dix-sept ans, il en avait vingt. Malgré son intelligence, il avait redoublé tous ces débuts de cycle scolaire : le CP,
la sixième et la seconde. Il dit que son psy expliquait ces redoublements par la peur de commencer quelque chose de nouveau.
L’angoisse d’échouer se manifestait par une passivité intellectuelle. En ne se donnant aucun mal pour réussir, Draven acceptait
l’échec.
Avant de m’être fait expulser de l’école, nous étions dans la
même classe et Draven se disait allergique à la philo ; ce qu’il
aimait, c’étaient les langues étrangères. Il rêvait de parler
plusieurs langues pour partir explorer le monde. Il ne désespérait pas de devenir le nouveau Che Guevara. En attendant d’être
son successeur, il se contentait de porter des tee-shirts à son
effigie.
Draven se définissait comme un homme d’action et non de
réflexion, pourtant il avait beaucoup d’idées et savait les
défendre. Draven et moi passâmes tout notre temps à papoter.
J’apprenais plein de choses, j’étais content d’être avec lui.
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…et tout m'obsède
Le soir, après m’être lavé les dents et avoir pris une douche,
je revins dans la chambre et demandai à Draven de me prêter un
pyjama. Il dit ne pas en avoir. Je me mis en caleçon, il se mit à
poil :
— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je.
— Ben quoi, je vais pas changer mes habitudes pour te faire
plaisir.
Je ne bronchai pas, après tout, il était chez lui. Il déplia son
canapé-lit et éteignit la lumière ; je m’allongeai près de lui et
regardai le plafond. Même dans le noir, le nom de Marilyn
Manson était visible. Draven devait être amoureux de cette fille
pour taguer son nom partout. Marilyn Manson, avec un nom
pareil, elle devait sûrement être jolie.
— À quoi tu penses ? demanda Draven.
— Marilyn Manson, c’est le nom de ta copine ?
Il rit tellement qu’il eut du mal à se calmer. Je ne comprenais
pas ce qu’il y avait de drôle. Il prit une lampe torche et me montra
la couverture d’un magazine rangé au pied du lit.
J’eus un cri d’horreur, Marylin Manson était un homme ! Un
homme affreux, le visage recouvert de peinture blanche, les yeux
encerclés de feutre noir, et la bouche surmaquillée de rouge vif à
la manière des vieilles bourgeoises siliconées !
— Son vrai nom c’est Brian Warner. Il se fait appeler Marilyn
Manson en référence à Marilyn Monroe et Charles Manson, un
serial killer américain. Ce que j’aime chez lui, c’est les tonnes de
rumeurs qui courent à son sujet. On dit qu’il s’est fait greffer un
œil de chien, qu’il a trouvé le fœtus de son frère jumeau dans une
boîte à café, et comme il aime Marilyn Monroe, on imagine
même qu’il pourrait être l’assassin de Kennedy. Mais la rumeur
la plus débile, c’est celle qui prétend qu’il s’est fait retirer quatre
côtes pour s’auto-sucer.
— C’est peut-être vrai.
— T’es bien naïf mon pauvre. Pour se fellationner, c’est pas
quatre côtes qu’il aurait fallu enlever, c’est toutes les vertèbres !
Mais au fait, se reprit-il, t’as une copine toi ?
— Non, et j’en ai jamais eu.
— Puceau ?
— Ouais.
— Comment ça se fait ?
— L’occasion ne s’est pas présentée, c’est tout.
— C’est pourtant pas les occasions qui manquent, les rues
sont pleines de putes ! Moi, j’ai eu ma première expérience à
douze ans, avec un travesti du bois de Boulogne.
— C’est bon, ta gueule, arrête tes conneries.
Je regardai de nouveau le plafond. Draven, bisexuel ?
J’essayai de me convaincre qu’il me faisait marcher, mais
quelques minutes après avoir fermé les yeux, je sentis sa main se
poser sur ma cuisse. Je la rejetai violemment. Il dit de me laisser
faire, parce que puceau à dix-sept ans, c’était vraiment la honte !
M’en foutais de la honte ! Les mecs, ce n’était pas mon truc, pas
la peine d’insister !
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L’horloge en forme de tête de mort indiquait onze heures du
matin. Draven avait ronflé toute la nuit. Sa bouche était ouverte,
quelques mèches de cheveux gras s’y étaient réfugiées, et de la
salive avait séché sur les rebords. Ce type était répugnant, j’avais
envie d’exploser sa tête contre les images dégueulasses qui tapissaient les murs.
J’allai à la salle de bain. Une douche chaude, rien de mieux
pour se détendre. Mon corps profita de ce bien-être jusqu’à ce
que le rideau de bain s’ouvrît. Draven apparut, nu ! Je cachai mon
sexe avec mes mains :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Rien, dit-il en me rejoignant, tu me savonnes ?
…et tout m'obsède
— Et puis quoi encore, vas te faire foutre !
J’avais toujours pris Draven pour un anticonformiste rebelle,
un intellectuel incompris. Mais ce n’était qu’une lopette qui
profitait d’un jeune paumé. Je m’essuyai avec une serviette prise
au hasard et retournai dans sa chambre prendre mes affaires. Des
bouteilles d’alcool étaient cachées sous son bureau, j’en piquai
quelques-unes et partis.
orsque j’étais petit, Paris me fascinait. J’avais sept ans la
première fois que ma sœur, Oncle Vivien, Daisy et moi étions
venus à Paris. À l’époque, l’immensité de la tour Eiffel m’avait
émerveillé, mais maintenant qu’elle était à quelques minutes de
transport, je n’y voyais qu’un tas de ferraille.
« Île-de-France » ça sonne bien, c’est même presque poétique.
Mais si c’est une île, où est la mer ? Languedoc-Roussillon, c’est
déjà moins harmonieux, mais au moins, il y a la Méditerranée.
Un mendiant entra dans le métro et se mit à chanter « ne
me quitte pas, ne me quitte pas… » Il ne récolta qu’une pièce,
un franc peut-être, cinquante centimes si le type était radin. Je
repensai à Morticia qui chantait du Édith Piaf dans les couloirs
de métro et espérai ne jamais en arriver là.
D’ailleurs, malgré le froid de novembre, je me
débrouillais bien. Je dormais dans la cage d’escalier d’un bâtiment, me lavais dans les toilettes publiques et volais dans les
magasins. Ce mode de vie me paraissait idéal. Mes seuls
ennemis étaient la faim et le froid, mais je savais les
combattre. J’éprouvais un sentiment de liberté, la sensation
d’être un jeune aventurier. Et j’aurais pu vivre longtemps de
cette manière, si le gardien de l’immeuble ne m’avait pas
chassé.
Béziers me manquait. Sa mer, son ciel, son sable, ses
touristes, ses parcs, ses férias, ses ponts… tout. Dommage que je
L
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
n’eusse pas assez d’argent pour quitter la Seine et retrouver la
mer.
caca-pipi, je me serais rapidement métamorphosé en gros
bonhomme brun mat et poilu.
Nous étions côte à côte depuis une dizaine de minutes sans
nous parler, j’avais peine à croire que cette emmerdeuse fût aussi
misérable que moi. Mais même si l’envie me démangeait, je ne
posai aucune question.
Je regardai ses cheveux gesticuler dans le vent, et lui rappelai
le jour où j’y avais versé du soda, à la cantine.
— J’espère que tu regrettes, dit-elle.
— Non. Je l’avais fait par méchanceté, pas par rigolade, mais
ça m’avait quand même bien fait marrer.
— T’as perdu ton accent, mais t’es toujours aussi con, c’est
dommage.
Dommage, pas si sûr. J’avais tout fait pour perdre cet accent
qui me valut l’inimité d’une partie du collège, « ah le pédé, il
parle comme une fille ! » Moi qui cherchais à être aussi viril
qu’Oncle Fester, ce n’était pas avec un accent de pédé que j’y
serais parvenu. Mais avec du recul, je me dis que l’intonation
musicale des gens du Sud est la plus agréable et la plus chaleureuse, je n’aurais jamais dû en avoir honte.
Je m’assis sur un trottoir et examinai les rues. Une famille de
Noirs sortait du supermarché qui se trouvait en face. J’enviai
leurs sacs de nourriture. Les rues étaient envahies d’étrangers
bourrés de fric, alors que je n’avais rien. La France accueillait les
étrangers, les étrangers s’installaient, piquaient ce qui nous
appartenait, et allaient sûrement finir par nous coloniser. Je me
sentais chez moi nulle part, même pas dans les rues de mon
propre pays, quelle tristesse…
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Je levai la tête, Émia ? Lorsque je quittai Béziers accompagné
des Adams, et que mon accent du Sud fut dès mon entrée au
collège un sujet de moquerie, cette fille, qui arriva une semaine
après moi, inspira instantanément la sympathie de tous.
— Faut pas rester dehors, tu vas tomber malade, reprit-elle.
Autour de son cou, je vis un pendentif doré représentant
l’Afrique, ce symbole de barbarie m’intriguait. Faisait-elle partie
des fous furieux qui posaient des bombes dans nos trains ?
— Je croyais que tu étais italienne, dis-je.
— Mon père est italien, mais ma mère est égypto-viêtnamienne.
— Un père spaghetti et une mère moitié caca, moitié pipi. Tu
m’emmerdes, dégage !
— Je fais ce que je veux, et puisqu’on est dans le même cas,
je reste ici.
Pourquoi fallait-il qu’elle me fasse chier ! J’étais bien, tout
seul, sur mon trottoir, à regarder notre ville lumière devenir une
poubelle à immigrés. Ces parasites étaient si nombreux qu’une de
leurs semblables était à mes côtés. Une chance que l’immigration
ne soit pas une maladie contagieuse, avec cette petite prétentieuse
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Le lendemain, lorsque je me réveillai, Émia dormait encore.
Pelotonnée à mes côtés, les cheveux ébouriffés, la peau irritée, elle
ressemblait à une misérable orpheline. Je pensais que partir à cet
instant l’inciterait à rejoindre ses parents, mais j’ignorais la nature
de ses problèmes, alors j’y renonçai. Je ne voulais pas qu’elle se
prostitue ou s’engage dans des compromis malsains pour survivre.
Lorsqu’elle commença à se réveiller, je détournai le regard.
Au lieu de répondre à son bonjour, je pris une bouteille d’alcool
et bus par petites gorgées. Je lui en proposai, elle refusa d’un air
de dégoût et dit être embarrassée par les regards méprisants qui
se posaient sur nous.
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…et tout m'obsède
— T’as qu’à retourner chez tes parents, répondis-je.
— Non. Je préfère ça, plutôt qu’être enchaînée à mon père.
— Ton père, c’est lui ton problème ? Je suis sûr que tu fais
partie de ces chieuses qui fuguent dès qu’on refuse de céder à
leurs caprices.
— Je suis peut-être capricieuse, mais je ne suis ni idiote, ni
alcoolique.
Je levai violemment mon bras :
— Insulte-moi encore et je t’en colle une !
— Eh bien vas-y, qu’est-ce que t’attends ?
La virilité d’un homme ne se mesurait pas aux provocations
de petites bonnes femmes avides de pouvoir, je pris mon sac et la
laissai se démerder.
— C’est ça, casse-toi ! cria-t-elle.
Putain de gonzesse, elle se croyait au-dessus de moi, mais
nous étions au même niveau. Il suffisait de regarder autour, le
contraste était flagrant : deux adolescents sales et inertes au
milieu d’une foule de gens sains et actifs.
Une goutte tomba sur mon front, deux, trois… merde, de la
pluie ! Je me précipitai dans une bouche de métro. Une foule de
passants bloquait l’entrée, je les bousculai. Ça râlait, ça râlait…
qu’ils aillent se faire foutre ! Je sautai par-dessus le tourniquet qui
donnait accès au quai. Le métro venait d’arriver, je courus dans
un wagon. J’étais sale, les passagers me prenaient pour un
mendiant. Je rêvais d’un bain chaud et d’un vrai repas. Ne
sachant où me rendre, je m’arrêtai à la première station et m’allongeai sur un banc.
Les métros circulaient, des gens montaient, d’autres descendaient, j’étais encore au même endroit. Retourner chez Cat’s eyes
m’avait rapidement traversé l’esprit. Mon ancienne vie me
manquait. Je n’avais pas de repères, pas de projet, pas d’avenir.
J’étais là depuis quelques minutes, mais j’avais l’impression d’y
être depuis des heures. Je pris l’argent que je cachais précieusement dans mon sac, et comptai : mille sept cents francs, pas
assez pour passer l’hiver. Je me sentais vide ; je me levai brusquement et quittai le quai.
La pluie s’était changée en grêle. Je traversai la rue et entrai
dans un hôtel-bar. On me proposa de loger pour cent francs la
nuit. Je réglai pour une semaine et on m’emmena dans une petite
chambre vieillotte. J’en profitai immédiatement pour prendre une
douche. De l’eau chaude, quel bonheur ! Je me séchai, mis une
serviette autour de ma taille et lavai mes vêtements. De l’eau
noire coulait dans le trou de l’évier. Je frottai et rinçai jusqu’à ce
qu’elle devienne claire. Je regardai mon reflet dans le miroir. Des
cheveux roux, un corps maigre, un teint pâle et des tâches de
rousseur, j’étais comme d’habitude : laid.
Je m’allongeai sur le lit, une bouteille à la main. Le bruit du
vent et des grêlons m’attira vers la fenêtre. Le temps était abominable. J’allais regagner ma place lorsque… Émia ! Je posai ma
bouteille à terre, retirai ma serviette, mis mes vêtements encore
mouillés et courus à la station de métro.
Le vent soufflait fort dans ma direction, j’avançais difficilement.
J’allai à l’endroit où nous nous étions quittés et essayai de deviner
où elle pouvait être. Les grêlons et le froid picotaient mes yeux et
mon visage. Mon nez coulait, mes doigts étaient presque paralysés.
Je mis près d’une heure avant de l’apercevoir assise au sous-sol d’un
parking. Elle leva timidement la tête, je l’aidai à se lever.
Elle eut beaucoup de mal à aller jusqu’au métro. Je l’aidai à
traverser la rue pour atteindre l’hôtel et fus soulagé qu’elle franchisse la porte. Monter les deux étages restait le plus difficile.
Émia tremblait et reniflait. Son visage, ses yeux et son nez étaient
rouges et humides. Nous nous arrêtâmes au premier étage pour
qu’elle puisse reprendre son souffle, puis montâmes le dernier
comme des octogénaires.
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Dans la chambre, je voulus lui retirer son manteau, mais elle
s’y accrocha. Elle était méconnaissable. Si je ne la connaissais
pas, je l’aurais prise pour une junkie en manque. La montée des
escaliers l’avait fatiguée. Je la tenais mais elle m’écarta et
s’écroula. Je criai : Émia ! Émia ! Mon visage fut pris d’une insupportable chaleur, les battements de mon cœur s’accéléraient. Je ne
savais pas quoi faire. Je criai de nouveau : Émia ! Émia ! Je la
secouai en espérant qu’elle réagisse. Je tapotai ses joues en répétant son prénom, elle ne répondait pas, mais reprenait progressivement connaissance. Je me calmai, l’incitai à se redresser et
l’aidai à se lever lorsque je la sentis moins fragile.
— J’ai froid.
— Je sais, dis-je en la dirigeant vers la salle de bain, il y a
de l’eau chaude, tu iras beaucoup mieux après.
Je m’écroulai sur le lit dans un souffle de soulagement. Si elle
avait été morte, je m’en serais rendu coupable. Je m’allongeai et
me concentrai sur les clapotis de jet d’eau qui provenaient de la
salle de bain. Ils étaient irréguliers, elle ne s’était donc pas
évanouie. Je posai mes mains derrière la tête et fermai les yeux.
Des larmes en coulèrent. Je les essuyai, respirai profondément et
essayai de me détendre.
J’étais à moitié réveillé. Émia était agenouillée au bas de mon
lit, elle me regardait. Je m’étirai, elle sourit. J’étais content
qu’elle aille mieux, mais je ne le montrais pas :
— Arrête de me regarder, ça m’énerve.
— Merci pour ce que t’as fait, dit-elle en s’asseyant sur le lit.
— Y a pas de quoi, dis-je après un bâillement.
— Je suis contente qu’on soit devenu amis.
Amis ? J’appréciais Émia, mais pas au point d’en faire une
amie. Les amis, ça ne servaient qu’à trahir. J’en avais fait l’expé-
rience avec Draven, et Morticia avec Dieu. Dieu était le seul ami
de Morticia, elle lui parlait tous les jours, et se rendait à l’église
tous les dimanches. Mais Dieu se fichait de son dévouement et la
fit assassiner par Oncle Fester. Émia paraissait gentille, mais rien
ne prouvait qu’elle l’était réellement.
— J’ai pas besoin d’amis, mes ennemis m’amusent assez.
— On a tous besoin d’amis, affirma-t-elle. Depuis la mort de
ma mère, mon père s’est complètement isolé. Il s’est dégradé
physiquement et moralement, je ne voudrais pas que ça t’arrive.
Ses propos m’agacèrent. Émia donnait toujours l’impression
d’avoir réponse à tout. Je n’aimais pas sa façon de m’imposer ses
idées. Si je ne voulais pas avoir d’amis, c’était mon problème, pas
le sien.
— Occupe-toi de tes affaires ! Si t’as envie de faire la morale,
rejoins ta tribu de sauvages et fous-moi la paix !
Émia se vexa. Elle quitta mon lit et s’isola dans un angle de
la pièce. Malgré mes excuses, elle ne m’adressa plus la parole.
Après quelques minutes à ne rien faire, elle prit un livre dans son
sac et continua à m’ignorer.
Je restai allongé et la regardai. Elle parlait de s’ouvrir aux
autres, mais son continent africain autour du cou était à lui seul
un signe extrême de nationalisme. Je n’aimais pas la savoir
blessée. Mes sentiments étaient confus. Je voulais qu’elle souffre,
une fois mon but atteint, je désirais le contraire.
Émia semblait concentrée sur son bouquin ; je sortis prendre
l’air. Il faisait froid, mais je tenais à rester dehors. J’espérais que
mes quelques heures d’absence la calmeraient, mais lorsque je
rentrai, son humeur était toujours aussi mauvaise.
— Arrête de bouder, dis-je gentiment, ce que j’ai dit n’avait
rien de méchant, c’était de la provoc.
Émia ne réagit pas. Comme je la sentais fatiguée, je pris une
couverture, m’allongeai sur le sol et me servis de mon bras en
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…et tout m'obsède
guise de coussin. Émia me retira aussitôt la couverture et m’invita à dormir avec elle.
— T’as pas peur ? m’étonnai-je
— Peur de quoi ? T’es con, mais pas méchant…
La savoir allongée à quelques centimètres fit palpiter mon
cœur et durcir mon sexe. J’allai dans la salle de bain pour me
soulager. Si j’avais voulu la soumettre à mes désirs, je n’aurais eu
qu’un geste à faire, en était-elle consciente ?
— T’as un problème avec ta conscience, c’est tout.
— Comment ça « c’est tout » ! criai-je en me levant. J’ai des
visions de suicide qui m’empêchent de dormir et voilà ce que tu
trouves à dire !
Elle se redressa et se tourna vers moi :
— La nudité est le symbole de la naissance. Si tu te déshabilles pour sauter, c'est que tu veux te débarrasser de ce que tu es
pour devenir quelqu’un d’autre. Si tu sautais habillé, ça signifierait que tu souhaites mourir pour de bon. En fait, tu as envie de
mourir pour renaître autrement. On meurt habillé, mais on naît
nu, conclut-elle.
— Où est-ce que t’as appris tout ça ?
— Nulle part, c’est de la logique.
Pour ne plus faire de cauchemar, il fallait que je m’aime, mais
j’ignorais comment. Lancé dans mes réflexions, ce n’était plus
mon cauchemar qui m’empêchait de dormir, mais la recherche de
son remède.
Il faisait sombre, j’étais allongé sur le sol d’un espace infini.
Je me levai pour tirer le rideau qui se trouvait à quelques mètres.
Enfin de la lumière ! J’ouvris la fenêtre, l’air était agréable et
frais. D’en haut, je vis de beaux arbres et des petits points blancs
sur la verdure, certainement des marguerites. C’était beau. Je me
mis nu et passai mes pieds par-dessus la fenêtre. Je fermai les
yeux et respirai. C’est beau le vert, dis-je en regardant le vide, et
la lumière est tellement belle…
Je me réveillai en sursaut. Mes cauchemars de suicide
m’étaient reparus. Émia s’inquiéta : ça va ? Elle alluma la lampe
et répéta : ça va ? Éteins ! Éteins ! criai-je, c’est qu’un cauchemar.
J’avais peur de fermer les yeux, peur de me revoir sauter dans le
vide. Je me persuadai de ne pas aimer la lumière ! Je n’aimais pas
la lumière ! Ça ne servait à rien la lumière ! Et la verdure, je n’aimais pas non plus ! Je n’avais jamais aimé la verdure et encore
moins les marguerites ! Je voulais confier mes angoisses à Émia.
— Tu viens de dire que ce n’est qu’un rêve.
— Non, ce n’est pas qu’un rêve, c’est un cauchemar ! Et ce
cauchemar, je le fais depuis que je suis petit !
Mon acharnement ne semblait pas l’inquiéter, j’insistai pour
qu’elle écoute.
— Dans mes cauchemars, je me vois toujours me déshabiller
pour sauter à poil dans le vide. Et ça a l’air tellement réel que j’ai peur.
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Ma sœur me manquait, j’avais très envie de la revoir. Je
regardais Émia lire quand une idée me vint. Ma sœur, Émia,
j’avais trouvé la solution ! Les hommes n’avaient pas droit aux
visites, mais les femmes, si !
Je me penchai pour regarder ce qu’elle lisait : Mon ami
Frédéric, de Hans Peter Richter. Je voulais qu’elle mette son
bouquin de côté, mais elle tenait à terminer son chapitre.
J’attendis quelques minutes et allai m’asseoir face à elle.
Je la sentis curieuse. Elle plia l’angle de sa page et ferma le
livre. J’ignorais comment exposer les faits. Son regard impatient m’encourageait à me lancer. Je lui expliquai que ma sœur
était dans un hôpital psychiatrique et que je ne pouvais pas
avoir de ses nouvelles, parce que les hommes étaient interdits
de visites.
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— Je vois où tu veux en venir, dit-elle d’un air embarrassé.
Je veux bien t’aider, mais je ne saurais pas quoi lui dire.
— C’est pas grave, je veux juste savoir si elle va mieux.
Elle fit une moue et bafouilla :
— Si ça peut t’aider, pourquoi pas.
« Pourquoi pas » n’était pas une réponse satisfaisante. La
sentant peu motivée, je décidai que nous nous rendrions à l’hôpital le jour même.
Lorsqu’on y arriva, Émia hésita, mais elle finit par tenir sa
promesse. Je m’éloignai de l’hôpital et laissai mon regard se
perdre. J’attendis bêtement, le temps me parut interminable.
— Alors ? demandai-je en l’apercevant enfin.
— J’ai réussi à voir ta sœur, dit-elle. Pour être franche, je
crois qu’elle ne t’aime pas. Elle m’a raconté en détail comment ta
mère est morte et m’a mise en garde : d’après elle, tu as les
mêmes gènes de salaud que ton père.
Mes larmes me grattèrent la gorge, dommage qu’un homme
doive se montrer fort. Émia se sentit coupable. Je lui souris, j’aimais sa sincérité. Elle était gentille, sans tomber dans le ridicule.
Si Morticia avait su doser sa douceur comme le faisait cette
gamine, je l’aurais certainement aimée. À cet instant, je sus que
je l’admirais pour son caractère. Elle était gentille, douce,
serviable, sans être soumise. Je lui demandai le droit de l’embrasser, elle écarquilla les yeux. Sans attendre de réponse, je me
penchai et laissai mes lèvres profiter de sa peau moelleuse.
J’avais fermé les yeux, comme les personnages de films,
l’aimais-je ?
De retour à l’hôtel, je pris une douche. De l’eau chaude, quel
plaisir. Je n’avais pas de maison et ma sœur me détestait, mais j’étais
avec Émia dans un hôtel, et prenais une douche chaude. Émia, ma
sœur, Oncle Vivien, tout s’embrouillait. Qui aimais-je? Qui n’aimais-je pas? J’étais à bout de nerfs. Le jet d’eau nettoya mes larmes.
Je sortis de la salle de bain. Émia était recroquevillée dans
un angle de la pièce, son bouquin à la con entre les mains. Elle
me regarda avec des yeux rouges et gonflés. Elle renifla et dit
qu’elle venait de lire l’histoire de deux amis pendant le début de
la Seconde Guerre mondiale. Un Allemand, et un juif : Frédéric.
Hitler arrivait au pouvoir, les juifs se retrouvaient exclus de la
société allemande, et le meilleur ami de Frédéric racontait
comment on tentait de les séparer.
Elle m’invita à le lire, je dis n’en avoir rien à faire.
— Ça ne m’étonne pas, de toute façon, rien ne t’intéresse.
— C’est faux, je m’intéresse à plein de choses !
— Je suis bien curieuse de savoir à quoi.
— Toi, dis-je instinctivement. Toi, tu m’intéresses.
— Si je t’intéresse tant, me défia-t-elle, lis-le.
Elle me tendit le livre et attendit que je le prenne. Pourquoi
lui cédai-je ? Sans doute parce qu’elle était l’équilibre auquel
j’aspirais. Sa force et sa douceur faisaient d’elle à la fois l’opposé
de Morticia et celui d’Oncle Fester.
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Le temps passait vite avec Émia, c’était une enfant-femme.
Par moments, je pensais que je devais la protéger, à d’autres, je
savais qu’elle pouvait s’assumer. Elle était bavarde, et surtout
curieuse. Elle voulait tout savoir de moi : mes passions, mes
projets, mes ambitions. Ses questions m’agaçaient, je ne savais
jamais quoi y répondre. Je finis par avouer que ma seule certitude
était que je ne m’encombrerai jamais d’une femelle et encore
moins de ses braillards.
— Naître, grandir, souffrir, travailler, se marier, avoir des
enfants, divorcer et mourir, c’est peut-être ta conception de la vie,
mais ce n’est pas la mienne.
Émia me trouvait cynique. J’ignorais ce que signifiait ce mot,
je pensais que c’était une violente insulte, alors je répliquai que
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…et tout m'obsède
de la part d’une bâtarde, je le prenais pour un compliment. Son
silence m’incita à une provocation plus violente.
— Ben quoi ? Tu n’es que le résultat d’un désastreux
mélange entre un spaghetti, un caca et un jaune. Tu as un teint
d’Arabe et un nom italien. Personne ne sait réellement d’où tu
viens. Alors c’est à moi de te demander ce que tu fais sur cette
terre, non ?
Sa colère était flagrante, mais elle resta calme. Ses yeux
brillaient. Mes paroles avaient été guidées par l’orgueil. Je
m’étais réellement attaché à elle, ses origines ne me posaient
aucun problème.
Je pris une bouteille. Ses yeux humides m’observaient tristement. D’une voix enrouée par les pleurs, elle me marmonna
d’arrêter de boire. Je baissai le regard et dis que l’alcool était ma
seule amie : elle me réchauffait quand j’avais froid, me distrayait
quand je m’ennuyais, et me désaltérait quand j’avais soif. Sa
main se posa sur la mienne. Je levai les yeux, elle me retira la
bouteille. Comme un enfant pris en faute, je me laissai faire.
Elle se rendit à la salle de bain, j’écoutai sagement le liquide
couler dans le lavabo. Si une autre avait osé me faire ce coup, je
l’aurais sans pitié battue à mort, mais elle, c’était différent,
j’ignorais pourquoi, mais c’était différent. Lorsqu’elle revint, je
me levai et m’approchai d’elle. Nous nous fixâmes. Son corps
respirait l’innocence, elle n’avait pas les rondeurs des femmes qui
s’exhibaient dans les films et les revues d’Oncle Fester, pourtant,
je voulais la toucher, l’embrasser, parcourir son corps et découvrir ce que cachait cette fille aux multiples facettes.
J’imaginais caresser son bras et lire le désir dans son regard.
Ma tendresse l’encouragerait à se laisser séduire. Ses lèvres se
poseraient sur les miennes, nos langues s’enlaceraient.
J’enlèverais mon pull et déboutonnerais sa chemise sous laquelle
je devinais déjà ses petites formes. Ses mains glisseraient le long
de mon dos, puis se dirigeraient vers ma ceinture. Mes lèvres
descendraient jusqu’à son cou avant d’arriver à ses seins. Je
goûterais avec délice le parfum de sa peau. Incapables de
contrôler nos pulsions, nous nous laisserions guider par le désir.
Mon corps nu s’allongerait sur le sien. Elle s’abandonnerait entièrement à moi. Nos gémissements se mêleraient. Du plaisir… du
plaisir… du plaisir… et encore du plaisir…
— Tu parles d’une bouteille comme si c’était une femme, tu
es fou !
— Tu peux remédier à ça, dis-je inconsciemment, comme si
face à ce brusque retour à la réalité, ma bouche exprimait les
désirs de mon corps.
Elle me regarda, étonnée, puis secoua la tête pour chasser ces
paroles inattendues. Son attitude me parut hautaine. Je me souvins
soudain du mot « phallocrate ». Oncle Vivien m’avait dit qu’être
phallocrate, c’était penser que l’homme était supérieur aux
femmes. Mais comment appelait-on ceux qui pensaient que la
femme était supérieure aux hommes ? Vaginocrate ? Mamellocrate ?
— Tu ne vaux pas mieux que moi, dis-je sans oser la
regarder.
Elle soupira :
— L’alcool est un besoin de dépendance, la nervosité est un
manque de contrôle émotionnel, et la haine est un manque de
confiance en soi. Alors pas la peine de te croire indépendant,
manipulateur et fier, parce que tu es l’inverse.
J’osai enfin lever la tête. Émia ne correspondait pas à mes
critères de beauté, mais son air primitif m’attirait. Ses longs
cheveux bruns et volumineux, qu’elle attachait d’une petite
pince, retombaient négligemment derrière son dos et accentuaient
la maigreur de son corps. J’étais aussi fin qu’elle, mon corps
contre le sien aurait donné l’impression de deux bêtes affamées
qui s’entre-bouffent.
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J’ouvris la bouche, mais ne dis rien. Ses yeux sombres et ses
lèvres lisses captaient l’attention au point d’en faire oublier son
teint foncé et ses boutons de puberté. Je rêvais encore d’embrasser ses lèvres charnues, de plonger mon regard dans ses yeux,
de caresser sa peau, et de frémir de ses gémissements. J’avais
tellement honte des désirs qu’elle m’inspirait que je baissai de
nouveau le regard.
— Psychologue ? ironisai-je.
— Non, observatrice.
En analysant mon comportement, elle disséquait mon cerveau.
Sa culture, je m’en fichais, qu’elle dévoile plutôt son corps !
— En ce moment, dis-je en me dirigeant vers la porte, j’ai
besoin d’une femme. Si tu peux faire quelque chose, fais-moi signe.
Plus elle restait en ma compagnie, plus elle devenait sauvage.
Plus j’étais avec elle, plus je devenais doux. Serait-ce l’agneau
qui apprivoisait le loup ?
le risque de mourir. Et si je ne me réveillais plus ? Ou si Émia
décidait de me tuer ? Émia, me tuer, n’importe quoi !
Je me penchai sur son visage et la regardai. Lorsque la
fatigue se fit sentir, j’écartai une mèche de cheveux et lui déposai
un baiser sur la joue.
— Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle les yeux à demi ouverts.
— Rien, dors.
— T’es bizarre comme mec, ajouta-t-elle en tirant la couverture.
Bizarre était le mot juste. Je me sentais étrangement apaisé.
J’avais l’impression qu’un air frais traversait mon corps pour me
rendre miraculeusement heureux. Et se sentir heureux lorsqu’on
n’a aucune raison de l’être, c’est bizarre.
Bien plus qu’un boulet, Émia était une drogue. Elle m’était
inutile, nuisible, mais parfois plaisante. Ce bien-être inattendu
m’effrayait. Il me fallait penser à l’avenir : ensemble, nous n’en
avions aucun. De retour à l’hôtel, je préparai innocemment mes
affaires, pris l’agenda qu’elle gardait dans son sac et allai me
doucher.
D’un revers de bras, j’effaçai la buée du miroir. J’avais dixsept ans, j’en faisais à peine quinze. Avec un physique pareil,
même une môme de douze ans n’aurait pas voulu de moi. Le
miroir ne me montrait que quelques poils fins sur le torse et une
petite touffe sous chaque aisselle. J’étais maigre, j’étais blanc,
j’étais roux, j’étais moche. Pas étonnant qu’Émia ne me désire
pas. Je me séchai, m’habillai et rejoignis notre lit.
Émia dormait. Je m’allongeai à côté d’elle et fermai les yeux.
Le noir m’effraya, je les rouvris aussitôt. Dormir, c’était prendre
Émia dansait nue dans une cave poussiéreuse. Elle était
grande et obèse. Beaucoup l’auraient trouvée laide, je la trouvais merveilleusement belle. Ses seins lourds se balançaient de
droite à gauche. Son ventre, divisé en trois rangées de gras,
vibrait au rythme de ses déhanchements. Ses cheveux épais
glissaient sensuellement d’une épaule à l’autre. Elle était
splendide. Lorsqu’elle s’approcha de moi, je remarquai qu’elle
était immense. Ses longs et gros mollets me faisaient de
l’ombre. Ses pas de danse s’accéléraient, le sol tremblait. Étaitce elle qui fut géante, ou moi qui fus minuscule ? J’étais à peine
plus grand que son orteil, j’avais peur. Elle était trop près de
moi, je ne pouvais plus lui échapper, j’étais sous son pied…
écrasé !
Je me réveillai avec un sourire. Je préférais mourir écrasé par
le pied d’Émia que me voir sauter par une fenêtre. J’espérai que
mes futurs rêves seraient aussi stupides et irréalistes que celui-ci.
Je me tournai vers Émia, elle dormait. Je pris mes affaires et
sortis de l’hôtel.
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…et tout m'obsède
Dehors, il faisait encore nuit. J’ouvris mon sac et regardai
avec insistance l’agenda que je lui avais pris. La culpabilité me fit
entrer dans une cabine téléphonique. Lorsque sa sœur décrocha,
je me présentai en tant qu’ami d’Émia. J’avais à peine prononcé
son prénom que sa sœur me cria de lui dire où elle était. Je lui
donnai le nom de l’hôtel, l’adresse, le numéro de la chambre et
même des indications pour s’y rendre. Elle raccrocha brutalement, sans me saluer ni me remercier. Si l’ensemble de sa
famille agissait ainsi, je comprenais qu’Émia se soit enfuie.
Je fixai l’agenda serré entre mes mains. Je le tenais comme
Morticia tenait sa bible. Ce petit cahier daté était rempli de
photos, de textes, de petits mots, d’adresses, de numéros de téléphone, de rendez-vous, de devoirs… Émia avait une vie, je n’en
avais pas. Cette vie, je la tenais matériellement entre mes mains,
et d’un simple coup de fil, je l’avais prolongée.
Je sortis de la cabine avec l’agenda. Je ne voulais pas lâcher
le peu qu’il me restait d’elle, mais il fallait m’en débarrasser. Je
m’approchai d’une poubelle. Jeter ce cahier qui renfermait des
éléments de sa vie aurait été comme la brûler vive, je le rangeai
et me rendis dans un bureau de poste.
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ans le RER qui m’emmenait à la gare de Lyon, je pensais à
Émia. Noël approchait, j’avais eu raison de prévenir sa
famille. Elle allait manger sa dinde et ses chocolats dans un cadre
agréable et une ambiance chaleureuse. Qu’aurait-elle fait avec
moi ? Rien. De toute façon, je trouvais stupide de célébrer la naissance d’un homme qui s’était publiquement laissé torturer. Les
artifices qui ornaient les rues à sa gloire agressaient mes yeux.
Vénérer cet usurpateur ridicule deux mille ans après était de la
pure sottise.
J’aimais la rue. Marcher sans but et sans obstacle était un
luxe que ne permettaient pas les espaces clos. Dans un monde où
tout se monnayait, la rue restait le seul espace libre. Un espace
tellement libre que même les clochards y avaient droit :
— Qu’est-ce que tu fous là, petit ?
Le type puait, j’étais concentré sur ma respiration. Assis sur
le trottoir, je regardais ses pieds et une de ses mains pendre. Ces
gens n’avaient pas de dignité, leur vie se résumait à emmerder
les autres. Lorsque je me sentis étouffer, je m’éloignai brusquement.
— Je ne suis pas méchant, dit le putois en m’agrippant
l’épaule, j’ai juste envie de parler.
Je me dégageai, il s’excusa de m’avoir fait peur. Il se plaignit
que tout le monde le fuyait et avoua que parfois, il pensait à
mourir.
D
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Lorsque je fus assez loin pour ne plus avoir à supporter son
odeur, je me retournai et fis preuve d’un cruel humanisme. Je mis
mes mains au bas de mon cou et tournai les pouces vers le
menton. Je lui demandai de faire pareil, il s’exécuta. J’attendis
que ses doigts fussent sur sa pomme d’Adam pour lui ordonner
d’appuyer.
— Tu veux que je m’étrangle ! s’exclama-t-il.
— C’est le plus beau service que tu puisses rendre. Tu es laid,
tu pues, tu n’as plus de dents, plus de famille, plus de logement,
plus de travail, plus d’amis, et je pourrais continuer longtemps
puisque tu n’as rien ! Tu passes ton temps à boire, dormir dans le
froid et emmerder le monde pour t’aider à survivre. Personne ne
te regrettera. Noël approche, fais ce cadeau à ceux qui en ont
marre de voir ta gueule et subir ton odeur.
Il lâcha la bouteille qu’il serrait précieusement contre sa
poitrine, enroula les extrémités de son écharpe autour de sa main,
et se mit à tirer. Au moment où j’entendis ses premiers gémissements, je l’encourageai. Vas-y ! Vas-y ! Vas-y ! Son visage rougit,
ses yeux s’exorbitèrent, sa bouche se crispa et il finit pas
s’écrouler.
J’arrêtai mes encouragements et m’approchai avec prudence.
Son odeur était insoutenable. Je piétinai son visage pour m’assurer de sa mort. Putain le con, il l’avait fait ! Je fouillai ses
poches, pris les quelques pièces qu’il avait et partis. Lorsque je ne
fus plus soumis à son odeur, je me retournai une dernière fois.
Son corps reposait sur le trottoir, entre un arbre et la rue. Sa
mort avait quelque chose d’artistique : les guirlandes l’illuminaient comme un prince.
La rue commençait à me détruire. Mes journées se résumaient à dormir, marcher, boire et voler. J’imaginais Émia fêter
Noël en famille et je me sentais seul. Il m’arrivait de lui télé-
phoner et de me taire lorsqu’elle décrochait. Sa voix excitait mon
corps et paralysait ma bouche. Savoir que son déplacement
jusqu’au téléphone était dû à ma sonnerie me donnait l’impression de ne pas être absent de sa vie.
Je lus Mon ami Frédéric pour m’occuper. Je ne trouvais rien
d’émouvant à l’histoire de ce jeune Allemand et son ami juif.
Pourquoi reprocher au petit Allemand d’avoir participé à la mort
du petit imposteur ? Ne pas abriter ce petit merdeux lors d’un
bombardement n’était pas criminel, en temps de guerre, c’est
chacun pour soi. Et puis le juif, c’était l’ennemi, l’aider aurait été
de la trahison.
Je vagabondais depuis deux jours. Mon esprit s’était
détaché de mon corps. Je me sentais vide. Je marchais de rue en
rue sans savoir où me poser. J’étais enrhumé, j’étais sale et
j’avais faim. Émia me manquait, l’alcool ne parvint pas à me la
faire oublier. J’avais pensé la contacter pour m’excuser et lui
demander de fuir à nouveau. Je l’imaginais être touchée par ma
démarche et me suivre comme une héroïne de film romantique.
Mais je n’avais pas un physique d’acteur, et nous n’étions pas
dans un film.
Le seul acteur dont j’appréciais le physique était Johnny
Depp. Il n’avait pas les muscles de Stallone ou Schwarzenegger,
mais ça ne l’empêchait pas d’être viril. Je l’avais découvert à la
télé, dans 21 Jump Street. Il était simple, banal même, mais il
avait quelque chose de rebelle. Tout était dans sa posture et son
regard. Il suffisait qu’il vous fixe, pour comprendre qu’il ne
fallait pas l’emmerder. Rien à voir avec Brad Pitt ou Tom Cruise,
ces tombeurs de dames prêts à jouer dans des pubs à récurer les
chiottes, tant ils ressemblaient à des amis de Monsieur Propre.
Johnny Deep était parfois beau, parfois moche, mais il avait un
tel charisme que même moche, on le trouvait beau. C’était un
mec, un vrai, le contraire de moi.
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…et tout m'obsède
Je marchais sans me soucier du chemin, jusqu’à ce qu’une
feuille jaune, collée sur la vitre d’un bar, attirât mon attention.
« Recherche jeune barman pour travail à temps complet – Nourri,
logé. »
Intéressant. J’ouvris la porte. Un homme faisait la vaisselle
derrière le comptoir.
— Je viens pour l’annonce, dis-je.
L’homme continuait sa tâche sans me prêter attention.
— Je viens pour l’annonce, répétai-je.
— T’as de l’expérience ?
— De l’expérience pour quoi, servir des verres ?
Il sortit du comptoir et m’observa des pieds à la tête :
— C’est pas la réponse de quelqu’un qui cherche du boulot, ça.
— Je ne suis pas venu blablater. Vous cherchez un barman, je
cherche du travail. Alors arrêtez de me faire chier avec vos
conneries !
Il me sourit, ses dents étaient noires ! Ce mec me dégoûtait
déjà. Il avait l’air sale, et sa petite touffe de cheveux blancs qui
lui tombait aux épaules me fit penser aux vieux routards
complexés. Avec un costume blanc à rayures noires, il aurait été
le sosie parfait de Beetlejuice.
— T’as quel âge ? demanda-t-il.
— Dix-sept ans.
— Un accord parental ?
— Non, je n’ai pas de parents, je vis dehors.
— Des papiers d’identité ?
— Non plus.
Il eut un rire satisfait.
— Je te prends, ta bonne petite gueule attirera peut-être de
nouveaux clients, dit-il en approchant sa main velue que je
repoussai violemment. Oh ! C’est qu’il a du caractère, le petit !
ironisa-t-il. Allez, suis-moi.
Nous montâmes à l’étage. Beetlejuice sélectionna une clef
parmi celles qui remplissaient son trousseau et ouvrit la porte.
J’entrai après lui. La pièce principale était petite et négligée,
l’odeur de renfermé me fit mal à la tête. Je regardai le plafond,
l’humidité effritait la peinture sèche. J’écrasai un cafard qui
courait vers moi et me précipitai vers la fenêtre. Je soulevai le
rideau et découvris qu’il n’y avait pas de poignée.
— Comment on fait pour aérer ?
— Pas besoin d’aérer, les fenêtres sont condamnées et c’est
très bien comme ça. Ah ben voilà, s’écria-t-il soudain, ils sont là.
Je me tournai, deux hommes venaient d’entrer. L’annonce
disait « nourri, logé » mais ne précisait pas « logé avec cafards et
sales Arabes dans petite cellule poussiéreuse ». Je les saluai rapidement et demandai à prendre une douche. Beetlejuice me
demanda de patienter, il voulait d’abord que je découvre ma
chambre et fasse connaissance avec mes collègues.
J’entrai dans une minable petite pièce froide où se trouvaient
deux lits superposés. Je déposai mes affaires sur le lit qui m’était
réservé et demandai à augmenter le chauffage. L’un des Arabes
me dit qu’il n’y avait pas de chauffage, ni d’eau chaude. Pour se
laver, il fallait faire bouillir de l’eau dans une marmite, la
mélanger dans un sceau avec de l’eau froide, puis la porter avec
une louche pour se rincer.
Quand Beetlejuice nous laissa seuls, j’insistai pour voir la
salle de bain. Les Arabes m’y conduisirent. Je découvris une sorte
de petite cave avec deux trous : un pour les toilettes, un pour la
douche. Quelle misère, j’étais en plein cœur de Paris et j’avais
l’impression d’être en Afrique !
Je me lavai tout de même et rejoignis Beetlejuice pour être
initié à mon nouveau travail. L’ambiance du bar me dégoûtait. Ça
puait la sueur, ça puait la clope, ça puait l’alcool. Mais le plus
agaçant était de servir des gros porcs qui appelaient en hurlant ou
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…et tout m'obsède
en tapant sauvagement leur pièce sur le comptoir. J’avais envie de
leur foutre mon poing dans la gueule, mais je restais calme, très
calme. Beetlejuice me montra comment utiliser la caisse et la
machine à café, pour le reste, j’avais juste à retenir l’emplacement des verres et des bouteilles.
Le passage à l’euro fut un véritable casse-tête. Je confondais
les pièces d’un euro avec celles de deux. L’euro, je ne m’y étais
pas préparé, j’étais même incapable de faire une conversion
approximative en francs. La pièce de cinquante centimes était si
grosse que je pensais qu’elle valait cinq francs. Les pièces d’un
et de deux euros étant esthétiquement semblables à celles de dix
et de vingt francs, je pensais qu’elles avaient la même valeur.
L’ouverture des frontières me faisait sérieusement chier. Je ne
voyageais pas, et j’étais si attaché à la France que je ne voyais pas
l’intérêt de cette nouvelle monnaie.
À force de penser et compter en francs, les clients abusèrent
de moi. Beetlejuice me suspecta de profiter du passage à l’euro
pour le voler, mais je prouvai mon honnêteté en acceptant qu’il
retire ses pertes de mon salaire. Il me donna une documentation
que je pris le temps de lire. Je compris enfin que peu importait la
valeur de l’euro en francs, puisque le franc n’existait plus. Penser
en euros, ne parler qu’en euros, voilà le secret ! Je me sentis bête.
À l’école, j’avais toujours été un bon élève, sans faire le moindre
effort, et là, je me prenais la tête pour un simple changement de
monnaie.
Je travaillais au bar depuis deux semaines. Je commençais à
sept heures du soir et terminais à deux heures du matin. Lorsque
je montais dormir, les deux Arabes s’enfermaient dans la cuisine
et parlaient dans leur langue en se gavant de biscuits. Même en
fermant la porte de la chambre, je les entendais. Putains de clandestins, qu’ils retournent chez eux. Ma situation était semblable à
la leur, mais moi, j’étais né ici, j’avais simplement perdu mes
papiers, alors que ces saletés de barbares avaient frauduleusement
mis le pied sur le territoire. Vivre avec ces sauvages insomniaques m’était insupportable. Je demandai à Beetlejuice de me
changer de chambre. Il me sourit avec ses dents de merde et dit
qu’il se ferait un plaisir de m’accueillir chez lui, dans son
soixante mètres carrés à dix minutes du bar. Je refusai poliment,
il insista, je m’énervai.
— Vas te faire foutre avec ton soixante mètres carrés, tes
dents pourries et ton haleine de chiotte !
Mon agressivité était loin de le décourager ; les jours
suivants, il me harcelait par des bribes de déclarations explicitement malsaines : « J’ai un grand lit qui n’attend que toi », « La
douche est très confortable », « J’ai une imagination et des
performances incroyables ». Il pensait que je le repoussais par
peur de céder à son irrésistible charme. Il était poilu comme un
gorille et plus répugnant qu’un porc. Où était son charme ? ! Ce
type était tellement laid qu’on aurait pu en faire une bête de
foire.
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Mon premier acte sexuel se passa avec une cliente qui venait
chaque soir. C’était une femme d’une quarantaine d’années, une
sorte de Morticia : maigre, pâle, négligée, laide, banale. Elle arrivait vers vingt-deux heures et buvait jusqu’à la fermeture. Un
soir, elle me confia qu’elle vidait les bouteilles pour se consoler
de son mari qui ne la touchait plus. Je dis que ses histoires de
couple ne m’intéressaient pas. Elle tourna son verre du bout des
doigts et répliqua d’une voix coquine qu’elle avait une folle envie
de baiser. Elle était laide, mais sa voix entra par mes oreilles,
monta jusqu’à mon cerveau et traversa mon corps. L’excitation
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augmenta lorsque sa main caressa la mienne. Je la retirai violemment et lui demandai de partir. Elle fit mine de ne pas
entendre, je répétai :
— Je vais fermer, il faut partir.
Elle se tourna vers moi et me regarda :
— On baise, ensuite tu fermes.
Elle se leva, je la laissai venir. Elle caressa mes cheveux et
posa sa bouche contre la mienne. J’aimais sa vulgarité et son
audace. Je fermai les yeux, sa langue lécha mes lèvres. Elle
déboutonna son jean et plongea ma main entre ses cuisses. Après
avoir passé mon adolescence à regarder des vagins dans des
films, je pouvais enfin en toucher un. Je caressai l’intérieur de sa
fente et sentis un liquide gluant glisser entre mes doigts. Elle
embrassa longuement mon cou avant de prendre mon sexe entre
ses lèvres. Le va-et-vient de sa bouche salivante me fit tellement
de bien que je ne pus retenir mon excitation. Elle retira mon sexe
de sa bouche et cracha.
— T’aurais pu prévenir quand même !
Prévenir, ben voyons ! Je n’y pouvais rien, c’était parti tout
seul. Elle reboutonna son jean et récupéra son sac sur le tabouret
du comptoir.
— C’était rapide, lança-t-elle, j’espère que ce sera mieux la
prochaine fois.
J’ajustai mon caleçon et fermai ma braguette.
— Au fait, demandai-je avant qu’elle ne parte, comment tu
t’appelles ?
— Comme tu veux, gamin.
Elle ouvrit la porte qui se referma derrière elle. Violette, voilà
comment j’allais l’appeler ! Violette, comme son écharpe. Je
baissai les rideaux de fer, puis me réfugiai aux toilettes pour
imaginer nos futurs ébats.
Violette était laide, je me trouvais presque généreux de la
toucher. À chaque fois que nous nous voyions, je la baisais vite et
mal. Lorsque son vagin bavait sur mes doigts, j’y mettais mon sexe
et donnais quelques coups pour faire monter l’excitation. L’acte
sexuel se résumait à deux territoires ennemis où le territoire masculin
partait à la conquête du territoire féminin. Après un combat éprouvant, l’homme atteignait la capitale et bombardait le terrain conquis.
Nous ne mettions pas de préservatifs, car le sida et les autres
MST n’atteignaient que les homosexuels. La nature avait propagé
cette maladie pour se venger de ceux qui la défiaient. Les homosexuels n’étaient qu’un mélange de femmes et d’animaux. Ces spécimens impudiques étaient femmes dans leurs faiblesses et animaux
dans leur comportement, voilà pourquoi elle ne s’attaquait qu’à eux.
Notre relation était discrète. Nous ne nous voyions qu’à
l’hôtel, ou dans le bar, après la fermeture. À l’hôtel, j’en profitais
toujours pour prendre une douche, une vraie. Avec de l’eau
chaude et un arrosoir qui tenait au-dessus de ma tête.
J’ignorais si elle baisait avec moi pour se venger de son mari
ou si mes performances la satisfaisaient réellement, car elle ne
criait pas et ne gesticulait pas autant que les femmes que j’avais
vues dans les vidéos d’Oncle Fester. Mes performances sexuelles
devinrent une obsession. Même en faisant des positions plus
sophistiquées, elle ne criait pas comme je le voulais. J’essayai
alors d’être aussi bestial que dans les films, et elle se mit à crier,
mais de douleur !
— Mais t’es taré ! Pourquoi t’y vas aussi sauvagement !
— J’ai l’impression que t’aimes pas coucher avec moi. Tu ne
gémis pas assez fort.
Elle rit, et caressa mon torse :
— Les hommes sont naïfs. Y a que les femmes des films de
cul qui crient comme des chiennes. Dans la réalité, une femme
qui crie est généralement une femme qui simule.
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…et tout m'obsède
— Ça n’a rien à voir avec les films de cul…
— Si, insista-t-elle. J’ai quarante-deux ans, alors les
hommes, je connais bien. Et si je dois crier pour que tu te sentes
mieux, je le ferai. Mais ne recommence surtout pas y aller comme
un bourrin !
Cette conversation me rappela celle que j’eus avec ma sœur
lorsqu’Oncle Fester m’avait fait voir une cassette porno. Et je
pensais exactement la même chose qu’à l’époque : les femmes
qui y jouaient ne pouvaient pas simuler, seuls les mauvais
baiseurs et les femmes frigides pensaient l’inverse.
Enfin bref, le monde allait mal, les clients du bar aussi, les
recettes grimpèrent, mon salaire de clandestin restait le même,
Beetlejuice cessa de me persécuter, et Violette me faisait toujours
autant bander. Alors les soucis de la France, je m’en foutais.
Au bar, les clients ne parlaient que des élections présidentielles. On disait que le leader du Front national avait éjecté le
charismatique ministre socialiste, et passait au second tour
avec notre escroc de président. Le charismatique ministre
socialiste qui rêvait de diriger l’Élysée se retira de la vie politique. Tu parles d’un homme charismatique ! Se retirer de la
politique à cause d’une défaite était de la lâcheté, pas du
charisme.
Les mecs qui gagnaient dix fois le SMIC ne connaissaient
rien aux difficultés sociales. Dormir dans le froid, travailler pour
un pervers, vivre dans un quarante mètres carrés à trois, ne pas
avoir d’argent pour s’épanouir, tout ça leur était inconnu.
Diriger, voilà le but des politiques. Le leader socialiste le
prouva avec son bel exemple d’égoïsme. Et le gros porc du Front
national ne valait pas mieux. Il aboyait comme un chien sans
jamais réfléchir à l’impact de ses mots. Il était trop agressif pour
diriger quoi que ce soit. Et son âme de dictateur en aurait fait une
sorte de gourou qui isolerait la France du reste de la terre. La politique, c’était dégueulasse. On votait pour permettre à des
minables de flatter leur ego.
Un an et demi nous séparaient du 11 septembre et la télé nous
parlait encore des États-Unis. Marre, marre, marre des ÉtatsUnis ! On était à des kilomètres d’eux et des Irakiens, alors
qu’est-ce qu’on en avait à foutre de leur guerre ?
Dans l’hôtel où j’étais avec Violette, le journal de vingt
heures leur était encore consacré. La télévision était un réseau
mondial de propagande. La morale voulait que les gentils soient
contre cette guerre et les méchants pour. Chaque pays défendait
sa position et les débats entre intellectuels se succédaient. Notre
vipère de président s’opposait à cette guerre et la population le
glorifiait. La pensée unique envahit notre pays et la France devint
une immense secte où les partisans de la guerre étaient marginalisés. On prônait l’ordre moral, j’emmerdais l’ordre moral.
— T’en penses quoi de cette guerre ? me demanda Violette.
— Les États-Unis ne m’intéressent pas et les Irakiens non
plus. S’ils ont envie de s’entre-tuer, ce n’est pas mon problème.
Mieux vaut enculer qu’être enculé, voilà ce que je pense !
Violette s’étonna de mon agressivité. Je me calmai et lui
expliquai que les États-Unis et moi nous disputions une date : le
11 septembre.
— Le jour des attentats, dit-elle.
Non, le jour de mon anniversaire. Elle me regarda tristement,
je me mis à pleurer. Elle me prit entre ses bras, je frottai mon
visage sur sa poitrine maigre et la laissai caresser mes cheveux.
J’aimais ses gestes, sa douceur et sa patience. Je me sentais si
bien que je posai ma tête sur ses cuisses et lui racontai comment
j’avais vécu mon dix-septième anniversaire.
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…et tout m'obsède
Elle m’écouta patiemment, sans me juger. Lorsque je me tus,
je pris conscience que me plaindre d’un anniversaire manqué
était stupide, je me sentais con. Elle dit qu’il n’y avait pas de
quoi, et que dorénavant, le 11 septembre, elle ne penserait plus
aux attentats, mais à moi. Je levai la tête. Elle était laide, mais elle
avait l’avantage d’être bonne, au sens noble, bien sûr.
Les soirs où je faisais la fermeture, Violette et moi restions au
bar. À ces heures, généralement, Beetlejuice était chez lui et nous
pouvions agréablement prendre du plaisir. Mais manque de bol, il
finit par nous surprendre.
Je l’aperçus en regardant par-dessus l’épaule de Violette, dont
les fesses reposaient sur le rebord d’une table. Je soutins son
regard quelques secondes. Bizarrement, la colère passa rapidement. Sa présence me fit sentir viril. Beetlejuice avait la preuve
que j’étais un homme. Un homme qui baisait une femme, et non
une larvette qui se faisait baiser comme une femme. J’étais maigre
et imberbe, mais mon sexe était gros et puissant. Beetlejuice me
regardait jouir et cela suffit à augmenter mon excitation.
La scène de jalousie à laquelle j’eus droit le lendemain fut
moins agréable. Beetlejuice ne comprenait pas ce que je trouvais
aux femmes, et encore moins à Violette. Il était persuadé que ce
que j’avais fait la veille aurait été beaucoup mieux avec lui. Pour
éviter de m’énerver, je quittai mon lit et l’écartai de mon chemin.
— Où tu vas ?
— Au bar !
Il me suivit jusqu’au comptoir et m’avertit :
— Maintenant, on va faire la fermeture ensemble. Je ne te
paye pas pour niquer, mais pour travailler ! Alors crois-moi, tu
vas travailler !
Lorsque je repris mon service, il resta avec moi toute la
soirée, et Violette fut contrainte de partir.
— On est tout seuls, dit-il, tu ne veux pas me prendre sur la
table ?
Je l’ignorai et nettoyai la salle. Il me suivit comme un
caniche silencieux. Voir et sentir son ombre me tapait sur les
nerfs. J’essayai de paraître indifférent, mais je finis par perdre
patience :
— Continue, crétin, et tu vas voir ce qui va t’arriver !
Il s’approcha et me chuchota qu’il aimait qu’on lui résiste.
Je le repoussai violemment, il rit comme une fillette débile. Je
sentis la colère monter. Je fus pris d’un violent mal de crâne,
puis une chaleur terrible envahit mon corps. Il caressa mes
cheveux et susurra de me détendre. Sa voix, son physique et sa
perversité m’écœuraient. J’essayai de retenir mes membres
mais je sentis sa main se poser sur mes fesses et je devins incontrôlable.
Je lui attrapai le cou et le déséquilibrai d’un rapide crochepied. Il me demanda d’arrêter. Arrêter ? Mais pourquoi ?
J’enchaînai la torture par de multiples coups au ventre. Ce défoulement longtemps refoulé me faisait du bien. Il fallait que je le
batte, que je me libère, que j’en profite ! Beetlejuice ne bougeait
plus. Pensant qu’il était juste assommé, je repris mon travail.
Lorsque j’eus fini de nettoyer les tables, je tendis l’oreille
vers son nez. Il ne respirait plus. Merde ! Je pris machinalement
l’argent de la caisse pour simuler un cambriolage, puis comme un
soir banal, je passai un coup de balai, éteignis les lumières, rejoignis les deux Arabes dans notre cellule, et attendis qu’ils s’endorment pour dissimuler l’argent dans leurs affaires.
J’allai dans une cabine téléphonique et signalai l’agression en
décrivant les auteurs comme deux Maghrébins. Je donnai
l’adresse du bar et raccrochai pour ne pas être repéré.
Voilà un excellent devoir citoyen ! En tuant un pédé et en
livrant deux clandestins aux flics, j’éliminais un propagateur du
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sida et réduisais l’immigration clandestine. Si chacun suivait mon
exemple, la France serait libérée des parasites !
horloge de la mairie indiquait trois heures cinquante-trois.
Je tombais de fatigue. J’aimais la rue et la liberté qu’elle
m’offrait, mais je préférais le matelas au béton, l’air chaud à l’air
froid. Je m’assis sur les marches de la mairie et réfléchis à un
nouveau moyen de survie.
Une dispute entre Beetlejuice et un de ses concurrents me
revint. L’homme en question lui reprochait de prospecter dans
son bar et de fixer ses prix en fonction des siens. Il hurla que s’il
rôdait encore sur son territoire, il le tuerait. Beetlejuice pointa son
agresseur du doigt en me prenant à témoin : « Il m’a menacé !
T’as bien entendu, il m’a vraiment menacé ! » Je restai passif et
répondis que je n’avais rien à foutre de leurs embrouilles.
Je me rendis chez cet homme en espérant y trouver un
soutien. Derrière la porte, je l’entendis injurier le con qui venait
l’emmerder à cette heure-ci, mais il ne vint pas voir qui c’était.
J’insistai sur la sonnette jusqu’à ce qu’il ouvre.
— C’est quoi ça ! Qu’est-ce tu veux, petit con ! Mais… mais
je te reconnais, tu travailles pour l’autre andouille ! Qu’est-ce tu
veux ?
— Il est mort, répondis-je.
— Mais oui, c’est ça…
— Il est mort, répétai-je, je l’ai tué !
— C’est lui qui t’envoie ?
Je le poussai pour entrer et insistai :
L’
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
— Je l’ai tué.
— Et alors, cria-t-il, m’en fous de tes affaires de pédés !
— Je ne suis pas pédé, je viens chercher de l’aide.
— De l’aide, ben voyons ! dit-il en voulant me faire sortir.
J’en ai rien à branler de toi et ta drag queen !
Je résistai et suppliai :
— J’ai absolument besoin d’un travail et d’un endroit pour
dormir. Si je connaissais quelqu’un d’autre, je ne serais jamais
venu vous emmerder.
— Et pourquoi tu retournes pas chez tes parents ?
— Parce que je n’ai pas de parents.
Il se calma, réfléchit et soupira :
— Bon, O.K. pour ce soir.
Il me permit d’entrer et m’installa sur un canapé. Étrange que
ce connard ait cédé. Je me déshabillai et retirai mes chaussures en
attendant qu’il m’apporte de quoi me couvrir.
Lorsqu’il retourna se coucher, je m’allongeai sous la couette.
Dans quel pétrin m’étais-je mis ? Je n’avais aucune envie de me
réveiller au centre d’une meute de flics, mais il faisait si froid, et
j’étais tellement crevé, que je pris le risque.
J’ouvris un œil et regardai vers la fenêtre, la lumière du jour
était à peine visible. Je lui demandai de me laisser dormir
quelques minutes.
— Non ! J’ai déjà organisé ta journée, alors debout !
Je ne supportais pas sa façon de me parler mais je me levai
sans broncher. Des vêtements sales étaient éparpillés dans la salle
de bain. Je les fis glisser de côté pour me frayer un chemin vers
le lavabo. Un savon, recouvert d’une couche poussiéreuse,
fondait sur le rebord. Je rinçai mon visage avec de l’eau et me mis
au travail. Je fermai le tube de dentifrice resté ouvert, rinçai le
lavabo, mis les vêtements dans le lave-linge et passai un coup de
serpillière. Ce type vivait dans un tel foutoir que la salle de bain
était la pièce la moins dégueulasse.
Dans la cuisine, la nourriture pourrissait sur la table et l’huile
qui avait éclaboussé la gazinière n’avait jamais été nettoyée. De
gros cafards se baladaient, on aurait cru qu’ils sortaient d’une
cuisine d’Américains obèses. Je mis plus de trois heures à
nettoyer cette cuisine de porcs, j’étais crevé.
Je m’assis sur le canapé, puis me levai. Au pied du meuble de
télé, je découvris des cassettes hard où le sexe se pratiquait en groupe
et où les femmes étaient traitées comme des sous-merdes. Je n’avais
pas un très grand respect des femmes, mais pour mater des scènes où
elles se faisaient manipuler par plusieurs, injurier, maltraiter et parfois
violer, fallait vraiment être un salopard de première. Je ne comprenais
pas que de telles images puissent exciter. C’était douloureux, pervers
et dégradant. Ce type était complètement détraqué! De toute façon,
mater des gens à poil sur un écran de télé ne servait à rien. Les films
pornos, c’étaient pour les ados, les puceaux ou les ringards sans
imagination. Je n’étais plus de ces gens-là.
Un vent fort s’acharnait sur moi. Les feuilles mortes quittaient
le sol pour me heurter. La forêt était déserte, j’étais à peine
couvert. En regardant autour, j’aperçus un pont qui reliait la forêt
à un champ fleuri. Je courais, je courais, je courais, mais je n’arrivais pas à l’atteindre. Je m’arrêtai pour souffler, puis repris ma
course. Je courais, je courais, je courais… une main me secoua.
— Les flics rôdent encore, dit mon nouveau patron, pour le
moment, je préfère que tu restes à l’ombre. La journée, tu mettras
de l’ordre dans la maison, et le soir, tu feras le ménage du bar. Ça
te permettra d’être nourri, logé, et d’avoir un peu d’argent. Allez,
lève-toi !
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Servir, laver, astiquer, balayer, nettoyer, obéir… j’en avais
marre de cette routine de boniche. Je passai trois mois à travailler
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
dans l’ombre avant d’exercer au bar durant les ouvertures. Mon
nouveau patron était un vrai connard :
— Hop, hop, hop… les pourboires, c’est dans la caisse ! Et
attention au verre, si tu le bousilles, tu le payes !
— Et tu comptes aussi les fois où je me cure le nez et me
gratte le cul ? provoquai-je.
— Eh petit con, menaça-t-il, c’est moi le chef ici. Et si ça te
plaît pas, tu te casses !
J’essayai de maîtriser mes nerfs en gardant les yeux rivés sur
son ventre bombé. J’étais sous les ordres de Bibendum en moins
sympa : Bidond’con. Comment une masse de gras pouvait-elle
donner une forme aussi géométrique ? Il aurait été plus logique
que son ventre fût flasque, mais il était aussi rond que celui d’une
femme enceinte. Qu’y avait-il, de l’air ?
— Je te trouve louche, avoua Bidond’con, j’ai aucune
confiance en toi.
— Ça tombe bien, moi non plus.
— À ce qu’il paraît, la tarlouze parlait souvent de toi.
— M’en fous.
— C’est peut-être ton air rebelle qui le faisait bander ?
— Casse-toi, tu me gaves avec tes conneries.
Il rit. Je me sentais castré, même Morticia se faisait mieux
traiter ! Je le regardai partir et continuai mon travail de merde,
dans une ambiance de merde, avec un patron de merde et une vie
de merde.
Pour soulager mes fantasmes, je sollicitais d’autres femmes.
Peu importait leur physique, l’important se trouvait entre leurs
cuisses chaudes. J’étais un grand demandeur, mais je n’allais
jamais voir de prostituées. Je ne voyais pas l’intérêt de payer un
acte qui pourrait être gratuit. Toutes les femmes, exceptée Émia,
étaient des prostituées : certaines se faisaient payer, d’autres s’offraient. Il suffisait de se contenter des bourrées, des droguées, des
vieilles, des moches et des désespérées. Les services gratuits
étant variés et illimités, inutile de payer un résultat de qualité
inférieure.
Émia me manquait. J’avais envie de la revoir, de la serrer
dans mes bras, de l’embrasser. J’en rêvais tellement que je ne
savais plus si c’était elle qui me manquait, ou son corps. Ce corps
chaud, désirable et inaccessible qui me laissait un souvenir infini.
Émia, cette fille à demi femme que je désirais tant. Oui je la
voulais, elle, son corps, et tout ce qu’elle avait à m’offrir.
Six heures trente du matin, le réveil sonna. Je m’étirai et
ouvris les yeux : Bidond’con était assis sur une chaise face à mon
matelas. Il sourit et décroisa les jambes d’un air arrogant. Ce
type n’était pas près de me lâcher, comment m’en débarrasser ?
L’étouffer ? Lui casser une bouteille sur la tête ? Le jeter sous un
train ?
Il sortit des billets de sa poche et prit un air hautain :
— Cet argent, c’est ce que je te propose en échange d’une
gâterie pour un client. Ce qui pousse ces pervers à fantasmer sur
de jeunes imberbes comme toi, je m’en fiche. Je me contente de
répondre à leur demande, d’empocher l’argent et de t’en faire
gagner.
Malade ce type ? Complètement malade ! Qu’il me prenne
pour un larbin, c’était limite supportable, mais pour un gigolo, ça
dépassait toutes les insultes ! Si je ne me maîtrisais pas, je l’aurais torturé jusqu’à lui faire avaler son engin phallique !
— Remballe ton blé avant que je te la coupe en rondelle !
— Tu obéis et tu te la fermes, je te rappelle que j’ai tous les
droits sur toi !
Moi ? Obéir ? Me la fermer ! Lui ? Tous les droits sur moi ?
Fallait pas pousser… Ça chauffait… L’inflammation approchait…
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Malgré l’abominable effort que cela me coûta, je tentai de
rester calme. Mais la seule différence entre une bombe à retardement et moi était qu’on ne programmait pas mon explosion.
Lorsqu’il eut le dos tourné, je me jetai sur lui et le fis tomber
ventre au sol. Il essaya de se relever mais je le bloquai en m’allongeant sur son corps. Il se débattit. J’empoignai ses cheveux et
m’assis sur son dos. La douleur ne lui permit d’émettre que des
petits cris. Je cognai sa tête contre le sol et recommençai jusqu’à
ce que sa gorge n’émette plus de son. Je me relevai et lui donnai
un dernier coup pour m’assurer de sa mort.
Dans la panique qui suivit, je partis sans réfléchir. Je n’avais
pas d’affaires, ni d’argent. Je retournai au bar et appelai la police,
un répondeur me fit patienter. Si j’avais appelé pour une intervention urgente, j’aurais eu le temps de crever.
Quand les policiers arrivèrent, on me demanda si j’avais
touché à quelque chose. Oui, j’avais secoué le corps, car je crus
d’abord que la victime était évanouie. Quels étaient mes rapports
avec ce monsieur ? Ben, j’étais son employé clandestin. Les policiers furent surpris. J’expliquai que je n’avais pas de papiers
d’identité, que j’étais à la rue, donc il me payait au noir. Ma fonction ? Garçon de bar, et parfois, gigolo. Les policiers semblèrent
intéressés, j’en profitai pour détailler ma vie d’orphelin et
raconter comment mon patron avait abusé de moi.
J’avais vingt ans, mon physique innocent me permit d’être
attendrissant et crédible. Ils me demandèrent si j’avais une idée
de l’assassin de mon patron. Oh, il était tellement détesté, et il
faisait tellement de business malsain que ça pouvait être n’importe qui. Ils me relâchèrent, pour eux, j’étais une victime, pas un
suspect. Décidément, il n’y a que dans les films que l’on voit des
flics courageux et efficaces.
Mon discours et mon rôle furent si convaincants que l’on
me contraignit à rencontrer une psy. Pleurnicher n’était pas dans
mon tempérament, mais pour conserver ma liberté, il fallait me
soumettre à leurs stupides analyses.
Assise derrière son bureau, la psy ne prit la peine ni de me
saluer, ni de me proposer de m’asseoir. Elle me fit comprendre
que je n’étais qu’un dossier empilé sous une infinité d’autres
paperasses, et me donna négligemment un questionnaire à
remplir. Quelques minutes plus tard, elle le lut attentivement,
puis retira ses lunettes d’un air très impérial.
Elle me demanda comment j’allais. Je pris une voix timide,
ça pourrait aller mieux. Elle mit sous ses yeux la fiche que
j’avais remplie, et me demanda si je confirmais ne pas
consommer de drogue. La police m’avait posé la même question, fallait-il nécessairement être drogué pour être dangereux ?
— Non, je ne me drogue pas, madame. Il m’arrive de boire,
mais ça ne va pas plus loin.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je ne vais pas jusqu’à l’ivresse, je bois un verre ou deux,
pour me soulager.
— Vous soulager de quoi ?
Je soupirai discrètement et pris un air traumatisé :
— Je veux me soulager de ma vie : oublier ma mère qui
s’est faite assassiner par mon père, mon enfance violente, ma
tutrice qui m’a mis à la rue, ma vie de vagabond, le harcèlement
sexuel de mon patron, le meurtre récent. Tout, je veux tout
oublier.
Elle voulait du détail, alors j’exagérai au maximum la
réalité. Je racontai que j’aimais ma mère qui avait donné sa vie
pour me sauver, que je me faisais battre par ma tutrice qui
m’avait mis à la porte, que j’avais été recueilli par mon patron
qui me violait et me prostituait… elle m’interrompit. Elle
voulait savoir ce qui me faisait dire que mon patron me prostituait et me violait. Je dis que ça me semblait logique.
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…et tout m'obsède
— Dans ce cas, dit-elle, je suis persuadée que vous n’aurez
aucun mal à m’en parler.
Bizarre, bizarre, cet entretien. Pour une fois, les films pornos
d’Oncle Fester allaient m’être utiles. Les scènes et les endroits
des rapports forcés que je détaillai en étaient directement inspirés.
Et j’ajoutai que tout ce qu’il m’obligeait à lui faire, je devais aussi
le faire aux clients du bar. Et après chaque acte, il me rémunérait
en fonction de son humeur.
— Aimiez-vous ça ?
— Bien sûr que non ! criai-je.
— Dans les rapports que vous avez décrits, remarqua-t-elle,
vous avez évoqué des embrassades, des caresses et des pratiques
plus sophistiquées par voie orale. N’a-t-il jamais exercé de
pratiques plus violentes et plus dominantes ?
Si j’avais réellement subi ces horreurs, cet entretien aurait
accentué mon traumatisme au point de vouloir en finir avec la
vie. Et si c’était ça le boulot des psys, pousser au suicide des
malchanceux ? Je me souvins avoir lu, dans une biographie, que
Verlaine avait été condamné pour délit d’homosexualité à la suite
d’une analyse anale. Si on me soumettait à cette analyse, on
découvrirait immédiatement le mensonge. Alors quitte à prendre
des risques, autant le faire intelligemment.
— Je vois à quoi vous faites allusion, madame. Mais heureusement pour moi : non.
Elle s’étonna que je n’aie jamais porté plainte. Je dis que ça
n’aurait servi à rien. Elle insista pour que je fasse valoir mes droits.
Je répétai fermement que je n’en avais aucune envie, de toute
façon, mon proxénète était mort, alors je n’en voyais pas l’utilité.
J’avais merveilleusement joué mon rôle, cependant, on jugea
mon cas fragile. L’entretien dura deux heures, et il allait se
prolonger. Pour m’en libérer, je m’efforçai de répondre le plus
explicitement. Mais la psy tenait à ce que j’approfondisse.
Approfondir, approfondir, marre d’approfondir ! De raconter ma
vie, de mentir, de passer pour un faible !
J’étais haineux, pas inconscient. Je gardais mon calme et
maîtrisais mon rôle de victime : on s’identifie facilement à une
victime et on y compatit volontiers, alors qu’on s’attaque ardemment au coupable pour l’anéantir.
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orsque mes ennuis furent réglés, je retournai chez Oncle
Vivien. J’appréhendais nos retrouvailles. Neuf ans nous séparaient, il ne me reconnut pas. Lorsque je déclinai mon identité,
son visage s’illumina, il s’empressa de me faire entrer.
Sa respiration était forte et lente. Il parlait avec difficulté et
l’émotion accentuait son handicap. La dernière fois que je l’avais
vu, il avait cinquante-cinq ans et une forme admirable, maintenant, il en avait soixante-quatre et une mine de retraité sédentaire.
Il m’informa qu’il était atteint d’un cancer des poumons, mais
malgré les consignes de son médecin, il fumait encore.
— Avant, je fumais pour faire chier mes parents, là, c’est
pour narguer mon médecin. Je sais qu’il se fiche de me voir
mourir tôt, mais j’aime lui rabâcher que la médecine ne vaut pas
les petits plaisirs de la vie.
Revenir à la maison me fit un bien énorme. Tout avait été
rénové, excepté ma chambre et celle de ma sœur. Oncle Vivien
avait toujours gardé espoir que nous reviendrions, pour les
vacances au moins. Je ne comprenais toujours pas pourquoi il
nous avait laissés partir, il dit qu’il n’avait pas eu le choix. Je le
regardai furieusement, je savais qu’il mentait. Que ma sœur et lui
m’aient caché la vérité lorsque j’étais petit, je pouvais le
comprendre, mais je trouvais vexant d’être éternellement exclu
d’un sujet qui me concernait.
L
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…et tout m'obsède
Il baissa la tête et s’appuya contre le mur. J’entrai dans la
chambre et caressai le papier peint Superman qui m’avait tant
manqué. Le sol était propre, je n’aperçus aucune poussière sur les
meubles, tout était en ordre. Je demandai si quelqu’un y avait
vécu après notre départ.
— Non, mais si je paye une femme de ménage, faut bien
qu’elle me serve.
— Ah parce que t’as besoin d’une femme de ménage ?
taquinai-je.
— Daisy m’a quitté, tes parents vous ont repris…
— Elle est même pas revenue, quelle conne !
— Qu’est-ce que tu veux, ce n’est qu’une femme.
Exact, ce n’était qu’une femme. La femme de ménage
aussi n’était qu’une femme, mais elle, on savait à quoi elle
servait.
Je m’assis sur mon lit moelleux et observai chaque recoin de
la pièce. Je parcourus du regard les bandes dessinées disposées
sur les étagères, puis me jetai sur le bac à jouets qui se trouvait
près de la fenêtre. En ouvrant le tiroir de la table de chevet, je
découvris la collection d’images Les Chevaliers du Zodiaque,
que j’avais mis plus d’un an à compléter.
Cette maison était toute ma jeunesse, je revoyais ma sœur
m’aider à faire mes devoirs sur la table du salon, jouer à des
jeux de société sur son lit et me prendre en flagrant délit
devant la télé les veilles d’école. Je l’aimais, elle m’avait
quasiment élevé. Ma vie s’arrêta à onze ans, lorsqu’en plus
d’avoir été arraché à Oncle Vivien, elle m’abandonna pour
Morticia.
— Au fait, comment va ta sœur ?
— Je ne sais pas où elle est, depuis la mort des parents…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tes parents sont morts ? Mais
de quoi ?
La nouvelle le perturba, ses yeux baladeurs cherchaient
refuge. Mentir me parut préférable. Je dis qu’ils étaient morts
d’un accident de voiture.
— Que ton père soit mort, c’est plutôt une bonne nouvelle.
C’était mon frère, mais c’était aussi une vraie ordure. J’ai jamais
compris pourquoi ta mère restait avec lui. Enfin, soupira-t-il, je
suis content de voir que toi, mon petit, tu n’es pas devenu comme
ton père.
— Puisque tu savais que c’était un salaud, pourquoi tu l’as
laissé nous reprendre ?
— Je ne pouvais pas faire autrement.
— On peut toujours faire autrement, reprochai-je.
Il ne dit plus rien. Son expression coupable suffit à me
convaincre. Je lui en voulais, mais je n’insistai pas. Je sortis de la
chambre et descendis l’escalier qui menait au salon. Oncle Vivien
était ma seule famille, je l’avais retrouvé, je voulais le garder. Je
ne savais rien à propos de mes parents, je n’avais jamais su, je
voulais savoir, mais ne saurai pas. Car ma curiosité, aussi
immense fut-elle, ne valait pas sa chaleureuse présence.
— Et les amours ? demanda-t-il soudain.
Les amours ??? La question résonnait dans ma tête. Je ne
voulais pas parler d’Émia, mes sentiments étaient trop confus.
Mon silence traduisit mon malaise, mais Oncle Vivien insista :
— T’as une copine ou pas ?
— Non.
— Ne me dis pas que t’es puceau !
— Non.
— Ben raconte, alors !
Ma tête me faisait si mal que tout ce que je réussis à répondre
fut : non. Chaque interrogation déclenchait un tremblement de
cerveau qui affolait mes neurones.
— Y a rien à dire, conclus-je.
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…et tout m'obsède
Oncle Vivien était déçu, il se tourna vers la télé et appuya sur
la télécommande. Mon mal de crâne s’aggravait, je m’allongeai
sur le canapé et m’endormis sur un stupide dialogue de feuilleton
américain.
Les jours suivants, Oncle Vivien essayait toujours de me soutirer
des confidences, mais je l’avertis que tant qu’il ne dirait pas ce qu’il
savait de mes parents, je ne parlerais pas. Il mit fin à ce chantage en
une phrase: mais je peux tout deviner mon petit, j’ai eu ton âge.
Oncle Vivien éclata de rire, je ris avec lui. Il rit tellement
qu’il lâcha un pet. Notre amusement en fut prolongé. Je voulus
fuir la pièce pour respirer, mais il courut plus vite et bloqua la
porte. Nous rîmes à en pleurer. Lorsque nous fûmes calmés, nous
nous assîmes sur le sol et continuâmes nos taquineries.
J’aimais Oncle Vivien. Je l’aimais tellement que chez lui, je
réappris à vivre. Je regrettais la rancœur que j’avais eue envers
lui, car elle m’avait privé de son image et du réconfort qu’elle
aurait pu m’apporter durant mes souffrances. Cependant, même
si je commençais à rire, sourire, jouer et discuter, je restais encore
froid et agressif avec l’extérieur.
Oncle Vivien avait une grande bibliothèque, avec plein de
livres. J’aimais en piocher un, de temps à autre, pour lire le
résumé. Interprétation des rêves, Sigmund Freud. Oncle Vivien
rit en me demandant si je m’intéressais à ce que racontait ce
psychanalyste pervers. J’avouai n’avoir jamais rien lu de lui.
Oncle Vivien dit d’un air malicieux que cet homme nous prenait
pour des homosexuels refoulés, et que si l’on en croyait ses
thèses, nous avions tous une envie inconsciente de tuer notre père
pour baiser notre mère. L’hypothèse d’un inconscient lui permettait de nous faire avaler n’importe quoi.
— Pourquoi t’as ses bouquins alors ?
— Parce que ça fait partie de la culture.
Je remis le livre en place et regardai les autres. Des souris et
des hommes, John Steinbeck. Je pris le livre et demandai si l’œuvre
était connue. Il sourit, je compris que la question était stupide.
— Ce n’est pas connu, dit-il, c’est super-mega connu.
— Tu sais, confiai-je, je ne lis pas beaucoup. À part les
bouquins chiants qu’on nous imposait à l’école, j’ai juste lu celuilà, et Mon ami Frédéric, un roman qu’une copine m’a offert.
— Une copine ? dit-il malicieusement. Ça me paraît suspect.
— Ce qui paraît suspect, c’est d’avoir une étagère complète
des thèses d’un psy qui nous prend pour des homosexuels
refoulés.
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Tout aurait été parfait sans cette saleté de cancer des
poumons. Les médicaments, les restrictions, les chimiothérapies,
les opérations, les examens, les rééducations, les douleurs, les
radiothérapies, les hôpitaux, les médecins, les toussotements, la
fatigue, Oncle Vivien en avait marre ! Tellement marre qu’il
décida d’en finir.
C’était un samedi, le micro-ondes indiquait dix heures dixsept du matin. Il était dans son peignoir, assis sur une chaise, le
haut du corps et les bras écroulés sur la table de cuisine. Je
m’assis face à lui et regardai ses veines explosées. Je pleurai en
caressant ses cheveux. Son poignet gauche baignait dans le sang.
Culpabilité, remords, tristesse, colère, impuissance, je ne saurais
dire quel sentiment dominait. J’essayai de me souvenir chaque
instant que nous avions vécu pour savoir ce qui aurait pu
m’alerter. Mais seuls sa voix rauque, son rire explosif, ses
blagues et son insupportable odeur de tabac ressurgirent.
Oncle Vivien m’avait laissé une lettre sur la table basse. Je
regardai cette table avec insistance, ce n’était qu’une planche en
verre maintenue par quelques barres de fer, et pourtant elle me
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…et tout m'obsède
semblait dangereuse. Car c’était cette même table qui, neuf ans
plus tôt, permettait à Daisy de faire ses adieux. Qu’avait cette
table contre nous, pour ne servir qu’à annoncer de mauvaises
nouvelles ?
Je pris la lettre et l’ouvris. Oncle Vivien avait écrit sur de
banales feuilles d’écolier, et non sur du joli papier de correspondance comme il le faisait habituellement. Afin de me faciliter la
lecture, il avait abandonné ses pattes de mouche, pour des lettres
en capitales :
SALUT PETIT,
GRÂCE À TOI, J’AI PASSÉ CINQ MOIS MERVEILLEUX, ET JE T’EN
REMERCIE. J’AIMERAIS VIVRE ENCORE DIX ANS POUR PROFITER DE NOS
RETROUVAILLES, MAIS LA MALADIE DEVIENT INSUPPORTABLE. DANS
QUELQUES HEURES, JE VAIS MOURIR. J’AIME SAVOIR QUE C’EST MOI QUI
CHOISIS LA MORT ET NON L’INVERSE. LORSQUE TU ME DÉCOUVRIRAS, TU
ME TROUVERAS LÂCHE ET INJUSTE, COMME QUAND J’AI LAISSÉ TES
PARENTS T’EMMENER. TU M’AS TOUJOURS REPROCHÉ DE NE PAS T’AVOIR
PARLÉ D’EUX PLUS TÔT, EH BIEN AVANT DE METTRE LE DEUXIÈME PIED
DANS LA TOMBE, JE TE RACONTE :
EN 1968, MON FRÈRE EST ARRÊTÉ APRÈS UN CASSE DANS UNE
BIJOUTERIE, IL EN SORT DOUZE ANS PLUS TARD, À L’ÂGE DE TRENTEQUATRE ANS. JE L’HÉBERGE, ET GRÂCE À UN AMI, JE LUI TROUVE UN JOB
DE MANUTENTIONNAIRE DANS UNE GRANDE SURFACE. C’EST LÀ QU’IL Y
FAIT LA CONNAISSANCE D’UNE DAME DE MÉNAGE. IL APPREND QU’ELLE
VIT AVEC SA PETITE DE TROIS ANS, DANS UN FOYER DE MÈRES CÉLIBATAIRES. APRÈS L’AVOIR BARATINÉE, IL S’EN SERT COMME VC (VideCouilles) PUIS LA QUITTE. MAIS APRÈS RÉFLEXION, IL SE DIT QU’UNE
FEMME AUSSI DOCILE FERAIT UNE BONNE ÉPOUSE.
DEUX ANNÉES PLUS TARD, IL S’INSTALLE AVEC ELLE ET ADOPTE LA
GOSSE. IL A TROUVÉ UN TRAVAIL STABLE, EN TANT QUE MÉCANICIEN, ET
…et tout m'obsède
BAGNOLES VOLÉES AVEC D’AUTRES CAÏDS.
ET ELLE LE COUVRE.
LA
SA FEMME EST AU COURANT,
MÊME ANNÉE, JE DÉCROCHE MON POSTE DE
BÉZIERS ET QUITTE PARIS.
LE 11 SEPTEMBRE 1984, TA MÈRE ACCOUCHE SANS LE SOUTIEN DE
SON MARI. DEPUIS TA NAISSANCE, TON PÈRE EST DE PLUS EN PLUS
VIOLENT AVEC ELLE. JE LUI CONSEILLE DE LE QUITTER, MAIS ELLE
REFUSE. ELLE N’A PAS D’AMIS, SES PARENTS L’AVAIENT RENIÉE LORSQU’ELLE ÉTAIT ENCEINTE, TON PÈRE EST SA SEULE ATTACHE.
UN AN ET DEMI PLUS TARD, LES ACTIVITÉS DE TON PÈRE SONT
DÉCOUVERTES, ET TA MÈRE EST JUGÉE COMPLICE POUR NE PAS L’AVOIR
DÉNONCÉ. LA JUSTICE ME CONFIE ALORS VOTRE GARDE…
VOILÀ, MAINTENANT, MES DEUX PIEDS SONT DANS LA TOMBE. DANS
QUELQUES MINUTES, JE M’Y ALLONGERAI. SOUHAITE-MOI BON REPOS.
TON ONCLE LÂCHE, QUI T’AIME.
PROF À
Ce qu’Oncle Vivien s’était donné la peine d’écrire ne répondait pas à mes questions. Ce que je voulais savoir, c’était pourquoi il ne m’avait pas parlé d’Oncle Fester et Morticia avant mes
dix ans, et pourquoi il les avait laissés nous reprendre. S’il avait
été vivant, il m’aurait sorti son baratin habituel, « je ne pouvais
pas faire autrement ». Bien sûr qu’il aurait pu faire autrement !
Je déchirai la lettre en multiples morceaux, et portai la table
basse qui servait à transmettre les mauvaises nouvelles hors de la
maison. Cette table basse avait fait le malheur de ma famille, je
ne voulais pas qu’elle fasse de nouvelles victimes. Avant de la
déposer à la déchetterie municipale, j’écrivis au feutre indélébile :
Meuble dangereux, à détruire d’urgence.
ABUSE DE SES COMPÉTENCES EN TREMPANT DANS DES MAGOUILLES DE
Après l’enterrement d’Oncle Vivien, j’écrivis à ma sœur dans
l’espoir que cette triste nouvelle soit l’occasion de nous réconcilier, mais la réponse qui me parvint fut celle de l’hôpital. Ma sœur
était décédée six mois plus tôt.
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Je passai des heures à regarder les photos de famille : Oncle
Vivien, Daisy, ma sœur, moi. Nous étions quatre, je me retrouvais
seul. Petit, j’étais mignon. Mes petites joues rondelettes, tachetées de points roux, me donnaient bonne mine, alors que maintenant, elles me donnaient l’air malade. J’aurais aimé garder mes
yeux rieurs de l’époque, parce que rire m’était devenu si rare que
l’expression de mon visage se durcissait.
Ces photos montraient un gamin heureux, j’allais jusqu’à
espérer qu’il existait un Dieu qui me permettrait de revivre ces
années. Le bonheur m’avait abandonné à dix ans, qu’avait donc
fait ce gentil petit rouquin pour mériter ça ?
J’avais vingt et un ans, et je regardais ces photos comme un
vieux de soixante-dix ans qui regrettait sa jeunesse. Je refermai
l’album et étouffai mes pleurs sur le rebord du canapé.
irrespectueux, mais il ne l’est pas. Les grands espaces calmes
sentent la mort et vous rappellent que vivre est un châtiment
auquel vous pouvez difficilement échapper. Cette maison était un
domaine familial, sans ma sœur et Oncle Vivien, elle n’avait plus
de valeur.
Lorsque je me sentis serein, je repris la lettre envoyée par
l’hôpital. Je notai l’adresse du cimetière où reposait ma sœur, et
pris un billet pour Paris…
Vivre seul, c’est passer son temps à dormir. Parce que dormir,
c’est comme mourir, on oublie que le monde existe et on guérit
du dégoût de la vie. On parle de paradis et d’enfer : le paradis est
la mort, l’enfer est la vie. Dieu est l’inconscient, le Diable est la
conscience.
J’étais trop conscient pour aimer la vie, pas assez inconscient
pour la quitter. J’étais en plein paradoxe. Un paradoxe réel et
incompréhensible. Mes pensées devinrent si complexes qu’elles
m’effrayèrent. J’augmentai mes doses de somnifères pour cesser
de penser. Penser, à quoi ça sert ? À vous rendre fou, c’est tout !
J’essayais d’oublier ma solitude en changeant de lit chaque
soir. Le lundi, j’étais dans la chambre d’Oncle Vivien. Le mardi,
dans celle de ma sœur. Mercredi, dans la mienne. Jeudi, j’occupais le salon. Vendredi, je testais la chambre d’amis. Et le samedi,
je retrouvais la chambre d’Oncle Vivien…
La maison était trop grande, je décidai de la vendre pour
acquérir un logement moins spacieux. Ce geste peut paraître
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e bus disparaît, je ne la reverrai peut-être plus. Émia, c’est
le plus joli prénom de la terre. Mes larmes se confondent
avec la pluie, je marche comme un somnambule. Ses paroles
m’ont fait mal, très mal. J’étais sincèrement heureux de la
revoir. Personne n’est parfait, encore moins moi, mais ce qui est
sûr, c’est que je tiens à elle. Je la veux, même si elle ne m’aime
pas. Qu’est-ce que je raconte ? Pourquoi ne m’aimerait-elle
pas ? Elle m’aime, c’est certain ! Après la nuit que nous avons
passée, elle ne peut que m’aimer. Je le sais depuis le jour où j’ai
senti le sang couler entre nos cuisses. Je sais qu’un don pareil
est précieux. En m’offrant son corps, elle m’offrait sa
confiance. Voilà que je délire, cette nuit n’a eu lieu que dans
mon imagination.
Lorsque j’imagine nos gémissements se mêler, la femme,
que j’ai toujours considérée comme une poubelle à sperme,
devient soudainement un être respectable et désirable dont je ne
peux plus me passer. Aujourd’hui encore, mes mains expertes en
plaisirs solitaires savent jusqu’où elles peuvent aller. L’effet
qu’elle me produit est supérieur à tout. Si l’acte s’était réellement produit, ma langue aurait conservé le goût de sa salive et
de ses seins chauds. Malheureusement, je ne peux que les
imaginer. Vivre ce moment ailleurs que dans mes fantasmes, j’en
rêve tellement…
L
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…et tout m'obsède
…et tout m'obsède
Je suis négligemment allongé sur mon lit. Plus les jours
passent, plus je deviens dingue. Son image m’obsède, j’ai mal à
la tête. L’alcool ne me la fait pas oublier, le sommeil ne veut pas
arriver, que dois-je faire ? Je la vois partout, toutes les femmes lui
ressemblent. Si je dors, j’en rêve ; si je me repose, j’en fantasme ;
si je reste éveillé, j’y pense.
Je suis fatigué, j’ai envie de dormir mais je n’y arrive pas.
J’ai l’impression qu’un cinéma loge dans ma tête. Mon imagination et ma mémoire sont des projecteurs rivaux. Mon cerveau est
un écran, je vois Émia tout le temps. Des fois, je revis des scènes
réelles, un peu comme si une caméra tournait, et d’autres fois, ce
sont des scènes imaginaires, une fiction personnelle, un film en
court de montage. Aidez-moi, j’en ai assez ! Mes yeux pleurent de
désespoir. Je ne vis que dans l’espoir de la revoir, j’ai besoin
d’aide, sortez-moi de là !
soixante-quinze euros, je n’ai jamais autant dépensé, mais je suis
aussi fier qu’une gonzesse en période de soldes.
Puisque j’ai un beau costard, il me faut un bon parfum.
J’entre pour la première fois dans une parfumerie. Le choix est
large, je fais appel à une démonstratrice qui m’aide à choisir. Elle
me conseille d’y ajouter le gel douche et la crème assortis, je
l’écoute. Après m’être attardé sur l’apparence physique, je vais
au supermarché pour quelques courses alimentaires.
Je rentre à l’hôtel les bras chargés et l’estomac vide. Si je
veux être en forme, il faut que je mange. Je me prépare une salade
de thon, fais chauffer une boîte de raviolis au bœuf, et engloutis
trois yaourts aux fruits. J’ai envie d’un café, mais je m’abstiens.
Je règle le réveil à huit heures, j’espère réussir à me lever. Je
n’ai pas pris de café, ni d’alcool, et pourtant, je n’arrive pas à
dormir. Comme un étudiant la veille d’un examen, je ne fais que
penser au moment crucial. Que vais-je dire ? Que vais-je faire ? Et
merde, on verra ! Je ferme les yeux et laisse le temps faire son
effet.
Quatre jours que je m’isole. Dans la salle de bain, le miroir
m’effraye. Mes cheveux sont gras, et un début de barbe apparaît sur
mes joues creuses. Je ne me suis pas lavé depuis une semaine, mais
je ne sens ni ma sueur, ni mon haleine. J’ai maigri, j’ai pâli, je ne
ressemble à rien. Impossible de rester dans cet état, si elle est le
seul remède à ma déprime, j’irai la voir. Oui, demain, j’irai la voir !
Cette décision me dynamise. Je prends une douche, me rase,
me coiffe, m’habille et déjeune. Une bonne présentation
commence par une tenue correcte. Il est seize heures, j’ai le temps
de faire les boutiques.
J’entre dans un magasin de prêt-à-porter et essaye différentes
couleurs de costume. Le noir est trop classique. Le vert et le gris
font vieillot. Le beige et autres couleurs claires s’accordent parfaitement à mon teint et mes tâches de rousseur, mais ils ont un
côté gentil-mignonnet qui me déplaît. Au final, j’opte pour un
costume marron et une chemise beige. Ça m’a coûté cent
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Je me lève avant même que la sonnerie ne retentisse. Je suis
sobre depuis hier, il faut que ça continue. Sans perdre de temps,
je vais aux toilettes et prépare un bain pendant que je me rase.
Tout propre, je prends mon petit-déjeuner, enfile mon
costume et me parfume. Mon reflet est plutôt séduisant, je
m’épouserais presque. Rasé, coiffé, habillé, parfumé, j’espère
qu’Émia remarquera mes efforts.
J’arrive à la station de métro. L’homme qui se trouve devant
moi m’empêche de descendre les escaliers. Je le bouscule discrètement, il entraîne ceux qui le devancent dans sa chute. L’espace
est enfin dégagé, j’essaye de contenir mon amusement et me
dirige vers le quai.
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Je prends place dans un wagon. Une femme vient s’asseoir
en face de moi. Je la regarde froidement, elle me sourit. J’évite
cette conne qui se félicite de m’agacer et regarde défiler les
stations à travers la vitre. République : je descends. D’après le
plan du quartier, j’en ai pour dix minutes de marche, mais je
prends le bus.
Un vieux qui peine à tenir sur ses béquilles veut monter. Un
homme lui propose de l’aide, il accepte. Les passagers le dévisagent. Plusieurs se lèvent pour lui céder leur siège, il refuse. Une
femme, plus têtue que les autres, lui ordonne de s’asseoir.
Embarrassé par les regards figés en sa direction, il s’exécute et
met discrètement une main devant son visage.
Debout, à sa droite, j’aperçois ses larmes. Il les essuie
d’un discret revers de main, mais l’expression de son visage
le trahit. Cet homme a certainement vécu la guerre, il a peutêtre même reçu des médailles. Il s’est certainement marié et a
sans doute eu des enfants. Il a été jeune, peut-être même
séduisant, dynamique, drôle, fort, courageux et respecté. Il a
vécu plus de la moitié de ce que ces gens ont vécu et voilà
qu’on le réduit à un papy gâteux. Son corps est faible, mais il
a toute sa tête, et à l’inverse des autres, je sais que cette
compassion excessive est cruelle. Grâce à eux, je comprends
désormais qu’Oncle Vivien s’est tué pour éviter ce genre
d’humiliation.
Je suis devant l’entrée du bâtiment, c’est la bonne adresse,
mais je vérifie plusieurs fois. Bon, il faut arrêter cette mascarade !
Je jette un coup d’œil dans la vitre. J’ai envie de pisser, mais je
me retiens. Je passe une main dans mes cheveux, étire les traits
de mon visage et arrange ma veste.
Mon souffle s’accélère, j’ai peur. J’ouvre la porte et cherche
attentivement son nom sur les boîtes aux lettres : Émia Lucelina,
6e étage, porte 11. Je prends les escaliers. Sur le palier, je doute
de l’efficacité de cette tentative. Je décide de partir. Deux étages
en dessous… au diable la lâcheté, je remonte !
Malgré ma motivation, j’hésite encore…
J’avoue être mal à l’aise dans ce déguisement. Je ne suis
absolument pas confiant. Tant pis, je me lance ! Après un petit
souffle d’encouragement, je sonne.
— Qui c’est ? s’écrit une voix enfantine.
— Je viens voir Émia.
L’enfant m’ouvre. C’est le petit garçon qui l’accompagnait la
nuit dernière. Il me conduit au salon et me fait patienter.
— Maman arrive.
Maman ?
— Qu’est-ce que tu fais là !
Je ne me suis pas encore installé qu’Émia apparaît, les
cheveux mouillés, habillée d’un simple peignoir. Que ne donnerais-je pas pour y glisser mes mains ?
— Ninato ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas ouvrir à
n’importe qui ! Va dans ta chambre ! Quant à toi, sors de chez moi
et ne reviens plus !
— Émia…
— Comment m’as-tu trouvée ?
— L’annuaire.
— Qu’est-ce que tu me veux ?
— Parler.
— Une minute, après tu me lâches !
D’un air maladroit, je décris mes sentiments.
— Je suis venu te dire que je suis désolé de ce que je t’ai fait,
mais c’était dans ton intérêt. Je t’aime bien et je sais que c’est
réciproque. Dans le temps, nous étions encore deux malheureux,
deux mal-aimés, deux reflets qui s’unissaient pour combler le
vide qui s’installait dans leur vie. Deux clochards à la recherche
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d’un peu de tendresse et de compréhension. Voilà ce que nous
étions, deux clochards. Mais à présent…
— Fini l’artiste, une minute passée. Elle ouvre la porte :
dégage !
— Émia ?
— Dehors !
— Tu n’as pas écouté ce que j’ai dit !
« Imbécile » murmure-t-elle avant de claquer violemment la
porte. Ce dernier mot, que je n’aurais pas dû entendre, me blesse
profondément.
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erre désespérément. Je n’ai pas envie de rentrer, pas envie de
manger et encore moins de boire. Je me sens mort. « Elle
m’a traité comme une merde, comme une merde ! ! ! » Les gens
me regardent, suis-je fou ? Certainement. J’ai été ridicule, aussi
ridicule que Morticia l’était avec moi.
Voici l’hôtel-bar où nous avions dormi. Je loue la même
chambre qu’autrefois, le gérant n’est plus le même, le prix a
largement augmenté. La chambre a été rénovée, mais j’ai l’ancien
décor en mémoire. J’enlève ma veste, retire mes chaussures,
m’assois sur le rebord du lit et repense à ma tentative désastreuse.
Ma visite n’a servi à rien, elle me hait. Si j’avais pensé à ses
diverses possibilités de réaction et songé à des discours personnalisés, j’aurais évité cette improvisation fleur bleue aussi
pitoyable qu’un poème d’adolescent.
Voyons le bon côté, j’aurais au moins appris qu’elle a un fils.
J’espère qu’elle n’est pas mariée ! Non, je ne pense pas. Elle a
gardé son nom de jeune fille et je n’ai aperçu aucun homme dans
la maison, cependant, l’enfant m’intrigue.
Ninato, ce prénom n’est pas commun, il me paraît pourtant
familier. Je le répète lentement à haute voix : Ninato… Ninato…
Ninato… Assis sur le lit, je prends une feuille et un stylo. Je
l’écris plusieurs fois en majuscules et le répète de plus en plus
rapidement, NINATO NINATO NINATO.
J’
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Les lettres et le son me sont étrangement familiers, cette
réflexion m’agace. Je reprends une feuille et réécris : ninato
ninato ninato… Dans l’acharnement je finis par écrire : ninatoni.
Mais bien sûr ! Ninato est simplement l’anagramme de mon
prénom ! Dans l’ordre, Ninato donne Antoni. Bien que l’orthographe soit différente, ça reste mon prénom ! Pourquoi l’a-t-elle
nommé ainsi ? Ça fait quatre ans que je l’ai quittée, et l’enfant a
environ cet âge, peut-être est-il de moi ? Sûrement, sinon pourquoi s’appellerait-il ainsi ?
Il faut que j’arrête de dérailler. Ninato ne peut pas être mon
fils, je n’ai jamais touché Émia. Ça y est, j’ai compris ! À
l’époque de sa fugue, elle devait déjà être enceinte, voilà la
raison de sa dispute avec son père ! Ah la salope, moi qui la
croyais vierge ! Elle cachait bien son jeu la coquine, si j’avais
su…
Elle ne comprend rien à ce que je dis, normal, ce n’est
qu’une bouteille ! Et même si elle comprenait, elle s’en moquerait. Je lui parle, je lui parle, je lui parle… L’humiliation et la
peine sont trop difficiles à assumer, j’ai besoin de parler. Je n’ai
pas d’amis, pas de famille. À qui voulez-vous que je m’adresse,
excepté à cette misérable bouteille qui attend d’être consommée
pour passer le relais à ses quatre copines sagement posées sur la
table !
Les bouteilles, c’est comme les putes : on les achète, on les
consomme, on leur parle et on les jette. Je ne sais pas ce que je
raconte, des conneries sûrement. J’ai besoin de parler, j’ai besoin
de parler bordel ! Je bois pour oublier, mais ça ne sert à rien. Émia
est là, dans ma tête, elle s’est installée, elle veut me crever ! J’ai
besoin de parler ! Oncle Vivien, Oncle Vivien, j’ai besoin d’Oncle
Vivien ! Mes clefs ? Où sont mes clefs ? Je ne peux pas sortir sans
mes clefs !
Ma première bouteille est à moitié vide. Je bois, je pleure, je
vomis, je me dégrade. Je n’aime pas ma gueule, je n’aime pas
mon corps, je n’aime pas ma vie. Je me sens mal, je me sens seul.
D’ailleurs, je suis seul. À quoi me sert de boire ? À me soulager ?
À apaiser ma soif ? À me faire oublier Émia ?
Putain, j’en ai marre de réfléchir ! Marre d’être obnubilé par
elle ! Marre de ma vie de merde ! J’ai besoin de me calmer, d’oublier… de boire. Il faut que je guérisse de cette dépendance qui
ronge mon cerveau ! Il faut que je sorte de cet hôtel, que je boive,
que je parle, que je rie, que je pleure, que je… je ne sais pas ce
que je veux !
On boit pour se sentir moins seul, alors que c’est face à une
bouteille que l’on prend conscience de sa solitude. C’est de l’arnaque ! De la pure arnaque ! Elle me détruit, elle me ruine, elle
m’agresse… et pourtant je lui raconte mes déboires. Oui, je lui
parle ! C’est ridicule, je sais, mais je persiste.
Je me précipite dans une cabine téléphonique. Oncle Vivien
m’écoutera, lui ! Les mains tremblantes, je prends le combiné.
Tu vas m’aider, pas vrai, tu vas m’aider ? dis-je en composant
précipitamment le numéro. « Le numéro que vous avez demandé
n’est pas attribué, veuillez consulter le service des renseignements. » Qu’est-ce qu’elle raconte la pouffiasse ? « Le numéro
que vous avez demandé n’est pas attribué… » Comment ça, pas
attribué ? ! Je cogne rageusement mon poing contre la vitre et
hurle : « C’est le numéro d’Oncle Vivien salope, tu le reconnais
pas !!!! »
Les passants me dévisagent, je panique. Qu’ai-je fait ? La
vitre s’est brisée, je viens de m’en rendre compte. Je ne
comprends plus ce qui se passe. Ce n’est pas ma faute, je vous
jure que ce n’est pas ma faute ! Je prends peur, je fuis.
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J’arrive à l’hôtel, j’essaye de reprendre mon souffle et sors
les clefs de ma poche. Mon poing sanglant a taché mon pantalon,
mais je m’en fous, je n’aurai pas l’occasion de le remettre.
Je vais dans la salle de bain. Je passe ma main sous l’eau
froide et l’enroule dans une serviette. Ces gestes me donnent une
impression de déjà vu. Mais ce n’est pas du déjà vu, c’est du
vécu, du vrai. Je me revois dix ans plus tôt, sagement assis dans
la cuisine. Oncle Fester fume sur le balcon, ma sœur fait la vaisselle et Morticia brise une assiette en débarrassant la table. Oncle
Fester accourt furieusement. Il lui ordonne de ramasser et attend
qu’elle s’exécute pour lui écraser la main sur les débris. Morticia
a les yeux humides et le visage rosâtre, mais elle ne crie pas.
Oncle Fester retire son pied. La main de Morticia est sanglante,
elle la passe sous l’eau et ma sœur la bande avec un torchon.
J’avais onze ans.
Je lève la tête, mon reflet me regarde. Les miroirs sont vos
pires ennemis, ils vous montrent ce que vous êtes. Je suis moche,
je ne m’aime pas, et ce n’est pas qu’une question de physique. Ma
vie n’a été qu’un reflet : celui d’Oncle Fester. Il était mon modèle,
j’en suis devenu une copie.
J’enlève violemment la serviette qui recouvre mon poing
blessé et cogne le miroir. Une copie, c’est nul, c’est pire que l’original ! Le reflet se fissure, je recommence. Les fissures s’accentuent, j’ai mal, mais je continue. Il résiste, encore ! Il persiste,
encore ! Il ne tient presque plus, encore ! Mon double fait enfin
place au mur jaune.
Je reste un instant dans cette position, puis me lève. Je ramasse
les bouteilles éparpillées au sol. Mes jambes peinent à me
soutenir, mon dos me fait mal. J’ai envie de me rendormir, mais
je dois nettoyer. Je prends la corbeille de vomi posée au pied de
mon lit et la vide dans les toilettes. L’odeur de la pièce doit être
irrespirable, mais je ne sens rien. J’ouvre quand même la fenêtre.
Je repense à Ninato, je me dis qu’il aurait pu être mon fils,
mais c’est le fils de quelqu’un d’autre. Quelqu’un que je ne
connais pas. Quelqu’un de bien, sûrement ; de mieux que moi,
j’espère. Boire brûle mon corps, détruit mon cerveau, gâche mon
temps. C’est minable d’être conscient des dégâts et de ne pas
réagir. Je suis stupide, et j’ai l’impression que ça me convient.
Émia m’obsède, l’alcool ne fait qu’empirer mon désespoir.
Qu’a-t-elle de plus que les autres ? Pourquoi me fait-elle autant
d’effet ? Diable, que la vie est dure ! Tu t’es emparé de moi et ne
veux plus me lâcher. Diable, libère-moi de ton pouvoir et laissemoi vivre ! J’en ai assez de cette haine qui envahit mon corps ! Je
la veux, je pourris loin d’elle ! La souffrance, est-ce tout ce que je
suis condamné à connaître ? Ma vie est pire que l’enfer, j’agonise
en douceur. Quoi de plus sadique que cette torture ? Je deviens
dingue, je ne contrôle plus rien. Je suis dingue, dingue d’elle !
Mais oui… c’est elle qui me ronge, qui me pourrit, qui me
contrôle. C’est elle le Diable ! L’envoyée de Lucifer m’a bien eu !
La diablesse s’est crue maligne, mais elle est démasquée !
Personne ne peut me vaincre, même pas Satan ! Je vais détruire
son esprit maléfique et redevenir celui que j’étais. Je sortirai de
cet enfer avec ma liberté ! Gare à toi Belzébuth, j’arrive !
Ma couette et mon drap sont au sol. J’essaye de me lever. Ma
tête est lourde, comme si une épaisse couche de plomb recouvrait
mon cerveau. Je me redresse, place mes coudes sur mes genoux
et pose ma tête qui me fait affreusement souffrir entre mes mains.
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arrive devant la maison du Diable. Le petit satyre que je
croyais être mon fils m’ouvre. Satémia n’est pas joyeuse,
elle doit savoir que je viens régler mes comptes.
— Pars d’ici, tu empestes !
Je la pousse violemment et claque la porte. Elle tombe à terre
mais se relève rapidement. Je la fixe sans dire un mot, ni bouger
d’un pouce. Ses mains et ses lèvres tremblent, son visage est
déformé par la peur. Finalement, elle n’est pas si jolie. J’aime la
voir dans cet état, je sens qu’elle commence à comprendre ce
qu’est la souffrance. Je m’approche lentement, tandis qu’elle
recule. Devine-t-elle ce qui va lui arriver ? Fini, elle est coincée
entre le mur et moi ! Quelle bonne sensation, enfin elle m’appartient.
C’est qu’elle a peur la chérie ? Je lèche sa peau, son goût,
j’aime son goût. C’est la première fois que je pose ma langue sur
elle. Elle se laisse faire, mais son souffle la trahit, elle est terrorisée. Je déchire sa chemise et plonge mon visage entre ses seins.
Elle se met à crier. Qu’elle crie si elle en a envie, cela m’excite
de savoir qu’elle n’est plus maîtresse d’elle-même. C’est moi qui
décide à présent ! Si j’ai envie de baver devant elle et la lécher
comme une glace italienne en laissant ma salive sécher sur sa
peau, plus rien ne me l’interdit !
Pourquoi continuer de satisfaire mes désirs seul avec ma
main et mes fantasmes, alors que le désir est bien plus intense
J’
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lorsque je la sens coincée sous mon corps et qu’il lui est impossible de se dégager ? Malgré son acharnement, je continue ma
mission. Pourquoi me priver d’un corps qui m’a si longtemps été
refusé ? C’est Noël, je m’offre ce cadeau !
Elle reste prisonnière de mes caresses et de mon poids qui
l’écrase. Ses débattements m’excitent. Elle crie, elle pleure, je
frémis. J’ouvre ma braguette et déboutonne son jean. Elle hurle,
quel bonheur de constater qu’elle souffre et qu’elle est humiliée
à son tour ! Son corps m’appartient et j’éprouve un plaisir
infaillible à en disposer. Ce n’est plus un fantasme, c’est un rêve
qui se réalise.
Tandis que mes organes et mes cris manifestent leurs plaisirs,
les siens manifestent leurs souffrances. Je préfère la savoir gémir de
dégoût sous mon corps que gémir de plaisir sous celui d’un autre.
C’est peut-être égoïste, mais qui se soucie de mes sentiments?
Ninato, le petit satyre, a également peur. Il crie et pleure en
essayant de dégager sa mère. Il me tire les cheveux et me frappe.
Ce sale monstre m’agace ! Je me concentre sur l’aboutissement
de mon excitation, puis abandonne la diablesse. J’empoigne les
cheveux du merdeux et le cogne contre le mur. Dans ma fureur,
je cogne sa tête trois fois sur l’armoire qui se trouve à côté et le
laisse hurler de douleur. Satémia pousse un cri sauvage et bondit
sur moi. Ses ongles épais et crochus me défigurent.
J’entends des sirènes, les voisins ont dû avertir la police. Mon
visage est tâché de sang, Émia m’arrache la peau. Je la repousse
violemment, la bloque contre l’armoire et l’étrangle d’un coup
sec. Sa respiration coupée, je la lâche et la regarde glisser sur le
meuble. Soulagé d’en avoir terminé avec cette horreur, je m’assieds sur le canapé et reprends mon souffle.
Allongée, à moitié nue, le visage trempé de larmes, le nez
coulant et la bouche salivante, plus un geste, plus un cri, la putain
du Diable est retournée en enfer.
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