Plus fort que moi

Transcription

Plus fort que moi
Guillaume Dustan
Plus fort que moi
Roman
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
A ma mère
« My mother taught me not to
talk to strange men.
But I always do. »
TWA : TWA Theme
« J’étais persuadé que des fêtes
de ce genre prolongent la vie des gens,
et nous font tournoyer dans les rets du
mystère. »
Constantin Paoustovski :
Histoire d’une vie V,
Incursion dans le Sud
Prologue
(1998)
Je n’ai pas assez de souvenirs d’enfance. Avant cinq
ans, rien. Plus tard, quelques épisodes. Les cadeaux
à l’école maternelle : j’avais eu le droit de choisir
parmi les premiers dans tous les super-trucs, à cause
de ma place dans l’ordre alphabétique. Les cabanes
faites avec des chaises et des couvertures dans le
salon de l’appartement. Les combats de boxe arbitrés par mon père entre moi et ma sœur. Je m’excitais
comme un fou. En vacances en Corse (j’avais cinq
ans), j’ai traité de chien le voisin avec qui on jouait.
Maman m’a disputé. Je regardais les maillots de bain
des hommes. Celui de mon père. Mon père était le
soleil. Il n’a pas voulu de ça. Il s’est détourné de moi.
Il m’a laissé. Je suis resté seul, en cendres, froid,
mort. Je suis entré à la grande école, rue Milton. On
s’est aperçu que j’étais très myope. Je me suis mis à
porter des lunettes aux verres épais.
Mon père était le soleil. Le plus fort. Il aurait voulu
être le meilleur. Comme son propre père avant lui.
Comme moi, après. Il était doué pour la peinture. Il
a fait médecine. Un truc classique, bourgeois, valorisant. Comme moi, après. Il a épousé ma mère qu’il
avait rencontrée quand ils avaient dix-sept ans. Elle
était belle. Deux enfants sont nés. Sur les photos on
ne voit que ça : son envie de se tirer. Il a fini par le
faire, quand j’avais sept ans, ma sœur six. Il est parti
avec une autre femme, riche. Mon père était bel
homme, toujours parfaitement habillé, sans extravagance aucune, sans humour, sans amis. Il se prenait
pour la Loi. Il exerçait son pouvoir. Il refusait. Je
voulais tellement qu’il m’aime. Mais c’était impossible.
Les livres m’ont abrité. Entre six et seize ans je n’ai
fait que ça, lire, en écoutant Bach et Duke Ellington
(avec Ivie Anderson). Le monde n’existait plus. Et
puis, je savais tout. J’étais le meilleur, le premier de
la classe. Pourtant, tout me faisait peur. J’aurais
voulu être comme les Fantastiques, dans Strange,
avoir des super-pouvoirs, être un mutant.
Construire, par la seule force de ma pensée, un mur
autour de moi. Etre invisible. Ou, ce qui aurait été
encore mieux, être comme la Torche, blond, beau,
en feu, voler dans les airs. Quoique de temps en
temps ç’aurait été bien pratique d’être comme son
copain la Chose, doué d’une force surhumaine (mais
personne ne voulait l’aimer à cause des écailles sur
tout le corps).
Je ne me suis jamais rebellé. J’ai obéi quand il m’a
interdit de continuer l’écharpe marron que j’avais
commencé à tricoter pour ma mère (je devais avoir
dix ou douze ans). Je me suis incliné quand il s’est
opposé l’un après l’autre à chacun des projets qui
m’auraient fait grandir. Je ne suis jamais passé outre.
Je ne pouvais pas supporter qu’il me désapprouve.
J’ai juste eu le droit d’arrêter ma terminale C et de
passer en A quand Françoise Cheinisse (on était
amis depuis la sixième) a été empoisonnée par son
père (toxicologue à Fernand Widal, il savait comment s’y prendre), en même temps que Danièle, sa
sœur cadette, avant que le bon docteur ne flingue sa
propre mère et n’aille se suicider en forêt de Chartres
(sa femme était morte d’une leucémie quelques
années plus tôt). Je devais être avec eux à la campagne ce week-end-là, le premier week-end de septembre. Monter à cheval avec Françoise, et puis
aussi, c’était une sorte de tradition, faire la fermeture
de la piscine municipale de Châteauneuf. Je ne sais
plus pour quelle raison je n’y suis pas allé. J’ai toujours pensé que si j’y avais été je serais mort moi
aussi. Un an après, j’ai revu Françoise. En rêve elle
m’a raconté ce qui se passait pour elle et pour
Danièle. Ça a duré pendant des années. En rêve elles
n’étaient jamais mortes. La seule chose que j’ai pensée, c’est que Françoise n’était pas morte vierge. Elle
avait eu son premier mec l’année d’avant. Danièle
était trop jeune. J’ai sans doute eu peur de finir
comme elles.
Marcelo me regarde, sur la photo que j’ai de lui, sur
le bureau où j’écris. Il ressemble à mon père. Ça me
fait peur. Et puis je me dis que ça n’a rien d’étonnant. Au contraire même, c’est sans doute ça qui
m’excite. Mais il y a de grandes différences. Il me
sourit. Il me donne. Il m’apprend à ne pas me détester. Alors je suis tranquille. Je sais que ce n’est pas
comme avec mon père, comme avec Quentin. Avec
eux je n’existais pas. Je n’étais qu’un appendice.
C’était des gens pour qui il n’y avait qu’eux. Des
gens qui ne savent pas ce qu’est l’amour.

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