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Que veut l’Europe?
Réflexions
sur une nécessaire réappropriation
de Slavoj Žižek
Paris, Castelnau-le-Lez, Climats, 2005, 198 p.
(trad. de l’anglais par Frédéric Joly), 15 €
par Jérôme Sernin*
Petit voyage en Absurdie
ne petite citation pour commencer : « […] aujourd’hui, la liberté de penser
véritable signifie la liberté de remettre en cause le consensus “postidéologique”,
libéral-démocratique prédominant – ou ne signifie rien » (p. 98).
Nous n’avons donc le droit de penser, notre pensée est légitime seulement si elle se
« construit » un ennemi (pour employer des expressions à la mode dont Žižek fait ses
délices) qui, évidemment, est la démocratie libérale. Car, malgré les contorsions verbales de ses écrits, cet auteur est un anti-libéral et un anti-démocrate puisque la
démocratie moderne ne s’entend pas sans sa dimension libérale.
Or l’intégralité des propos des livres que nous citons ici est fondée sur une impasse
intellectuelle: déclarer œuvrer pour la liberté de penser et la nier, autrement dit déclarer défendre un thème crucial du libéralisme et de la démocratie moderne et rejeter
ceux-ci. Parce que, la grande originalité de Žižek est de s’engouffrer dans un mythe
fort répandu: assimiler le libéralisme à l’ultralibéralisme et la véritable pensée à la
pensée radicale.
U
*
Écrivain.
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La seule discussion possible, aujourd’hui, est donc avec les frères engagés: Žižek
opte pour une longue discussion avec Toni Negri et Michael Hardt (sur leur Empire
de 2000), puisque la seule posture valable est celle de la « résistance » au capitalisme
global. Mais, il leur oppose la permanence et le renforcement de l’État (et non la levée
des « multitudes »), « la mobilisation inouïe de l’ensemble des appareils d’État
(répressifs et idéologiques). » (p. 123)
Comme tout le monde le sait, ou devrait le savoir, l’État est essentiellement répressif. Par conséquent, quand un État comme les États-Unis s’en va-t-en-guerre contre
un ennemi, ce dernier est nécessairement « construit », fabriqué. Ceux qui croient que
l’ennemi existe vraiment et que le problème politique et stratégique consiste à bien le
connaître afin d’adapter la réponse à sa nature, ceux-là se fourvoient, pour ne pas dire
pire. Žižek écrit: « Face aux accusations de « fondamentalisme » qui submergent nos
médias, un véritable intellectuel se doit donc de ne jamais oublier que le Mal peut très
bien résider dans le regard même qui perçoit le Mal fondamentaliste – et cela, souvent, survient particulièrement dans le cas du fondamentalisme musulman » (p. 157).
Nous apprenons donc ce qu’est ou doit faire le « véritable intellectuel »: d’abord se
méfier, et surtout ne pas faire d’analyse réaliste (Qui m’a frappé ? Quelles sont ses
habitudes et coutumes ? Quelle est son intention ? Où vit-il ? Quelle réponse à son
agression sera la mieux adaptée à sa nature et à ses forces?). Le « véritable intellectuel » doit ensuite savoir que toutes les notions politiques qu’il élabore, et surtout en
situation tendue voire armée, ne correspondent pas à la réalité; elles sont des purs
produits de ses perceptions et ne nous font connaître qu’elles.
Donc, tout ce que nous désignons comme danger ou source de danger est le produit de nos fantasmes: « D’où viennent donc les figures que nous, Occidentaux, associons habituellement aux “Balkans” (l’esprit d’intolérance, la violence ethnique, l’obsession des traumas historiques, etc.) ? Il n’existe qu’une réponse : de l’Europe
occidentale elle-même. » (p. 160) L’explication en est simple et toute de psychanalyse
pour faible d’esprit : l’Occident moderne a introduit ces phénomènes pathogènes ;
« L’inconscient européen est en réalité structuré comme les Balkans: sous l’apparence
de l’altérité des “Balkans”, l’Europe prend connaissance de l’“étranger en elle”, de son
propre refoulé. » (idem) Voilà qui nous aidera profondément à comprendre l’histoire
des Balkans et ses cheminements récents. Notons d’ailleurs les guillemets mis à
Balkans: ce ne sont pas ceux que l’on croit repérer sur une carte géographique; ce
sont ceux de nos fantasmes. Nous sommes les créateurs de nos problèmes; il n’y en a
pas d’autres. La politique n’est pas où nous croyions la voir, dans les divers types d’antagonismes et de conflits, donc dans l’extériorité et la réciprocité que nous arrivons à
élaborer. La paix que nous voulons établir en tenant compte de cette extériorité, donc
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dans le fait qu’un adversaire voire un ennemi existe, n’est qu’une lubie : c’est avec
nous-mêmes que nous devons faire la paix car nous sommes le seul ennemi que
nous ayons.
Les politistes n’ont qu’à bien se tenir et d’abord à prendre un abonnement chez le
psychanalyste; enfin ils comprendront quelque chose et sortiront de leur obscurité
mentale.
On peut se demander, sans vouloir être agressif mais seulement discutant, si l’auteur lui-même ne se complaît pas dans une attitude adolescente attardée de révolte
permanente qui se définit en elle-même et par elle-même: je me pose en m’opposant;
je pense contre.
On voit par là la distance indépassable qui éloigne Žižek des grands libéraux: eux
passent par une phase polémique, mais savent aussi aborder le rivage de la construction. Comme disait Thibaudet, il y a la raison qui se défie et la raison qui construit.
Disons que Žižek en reste au premier stade mais sans toucher vraiment à la défiance.
Les nuances qui gisent en elle lui sont étrangères. Il est bien en deçà: dans l’irraison
qui dénonce.
Car au fond, la véritable mission de l’intellectuel est d’être « radical » (souvent
entre guillemets).
En outre, et pour les besoins de l’explication aux faibles d’esprit (ne projette-t-il pas
lui-même sa situation sur celle de ses lecteurs?), Žižek ne craint pas les lapalissades, car
elles semblent constituer une trame décisive de sa « pensée ». Par exemple, cette révélation: « […] l’avenir de la communauté internationale est, à l’heure actuelle, en jeu –
avec les nouvelles règles qui le régissent, ce que sera le nouvel ordre international [sic] »
(p. 156). Il y a, dans ces lignes, certainement une légère erreur de traduction. Mais l’essentiel, si l’on peut dire, est dans le fait que nous sommes en train de vivre un tournant
dont, d’ailleurs, l’auteur ne nous expliquera pas les caractéristiques.
Les mauvais esprits demanderont ce qui constitue le « consensus » démocraticolibéral contre lequel le « radical » Žižek s’élève, mais seront bien en peine de trouver
une réponse dans l’ouvrage dont sont tirées ces quelques citations. Le but de Žižek est
dans son style: dogmatique et vague jusqu’au nihilisme qui se voudrait jubilatoire
mais qui ne passe pas la rampe du laborieux verbeux.
Toutefois, se dit-il, peut-être trouvera-t-il des éléments de réponse dans un autre
ouvrage. Car, les plus belles pages de l’auteur se trouvent dans un ouvrage intitulé Vous
avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion.[1] Nous rencon-
1. Traduction de Delphine Moreau et Jérôme Vidal, éditions Amsterdam, Paris, 2004.
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trons, si ce n’est la quintessence de l’opinion de Žižek, du moins l’essentiel des dérives
du « radicalisme » marxiste-léniniste et anti-postmoderniste en matière politique.
Voilà le fin mot de l’histoire avant d’en donner quelques éléments:
« Aujourd’hui, le principal problème politique est le suivant : comment allonsnous rompre ce consensus cynique [celui du capitalisme libéral globalisé qui fait que
tous les politiques se ressemblent]? Il importe de ne pas fétichiser la démocratie formelle: ses limites sont ainsi parfaitement lisibles dans la situation du Venezuela après
l’élection du général Chávez à la présidence en 1998. Cet homme est effectivement un
populiste anti-libéral, « autoritaire », charismatique, mais il faut prendre ce risque,
dans la mesure où la démocratie libérale traditionnelle n’est pas capable d’énoncer un
certain nombre de revendications populaires radicales. »
Il n’y a donc pas à hésiter, il faut se placer en faveur de « structures charismatiques
proto-totalitaires » car elles « sont plus efficaces » (p. 282). Aucun doute puisque la
« réalité » n’existe pas; et Chávez, d’histrion maléfique (dont la venue doit quelque
chose à l’opposition elle-même) se change en porteur d’un message; tout le reste n’est
que palabre… Genre dont Žižek fait ses choux gras pour son propre compte.
L’ensemble du propos de l’ouvrage est baigné d’une phraséologie biscornue,
lacano-marxiste, qui consiste essentiellement en commentaires de films, de romans
etc. qui visent à éclairer des détails de névroses ou des dérives postmodernes. Le résultat, caché par une logorrhée pseudo-savante en est la platitude du travailleur (l’est-il
vraiment?) laborieux qui se croit aux cimes de la pensée[2], ne se compromet jamais à
tenter une analyse politique, mais seulement à crier ses préférences, comme dans le
cas de Chávez.
Nous apprenons, par exemple, que la notion de « totalitarisme » ne signifie pas
grand-chose, scientifiquement, sinon la confusion dans laquelle se trouvent ceux qui
l’utilisent puisque, ainsi, ils peuvent condamner toutes les tentatives « radicales » de
s’en prendre à « l’hégémonie libérale » (p. 14). Cette confusion mentale des tenants du
concept de totalitarisme (Žižek ne parle surtout pas de « concept ») les amène à
« exploite[r] honteusement les horreurs du Goulag ou de l’Holocauste en les agitant
comme l’abomination suprême. » (id.). La notion de totalitarisme empêche de penser,
c’est un « subterfuge ».
Mais nous ne le savons pas car nous vivons un postmodernisme qui nous fait
prendre des vessies pour des lanternes, ou plutôt, nous nous rassasions de mythes en
croyant et faisant croire qu’il s’agit de notre ordinaire; alors que le modernisme laissait entendre que de l’ordinaire naissait le mythe.
2. Voir aussi le bel exemple funeste et inutile qui s’intitule La parallaxe, Fayard, 2007.
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Par là, nous voulons dépolitiser moult aspects de la
vie collective, au premier rang desquelles l’Holocauste –
dont Žižek reconnaît l’horreur. Or, dans ce dernier cas,
la dépolitisation consiste à ne pas voir qu’il y a une politique de la dépolitisation (remarquons la finesse du
retournement). Et cette politique inconsciente de la
dépolitisation revient, comme le fait Elie Wiesel dans
un extrait cité dans lequel il parle du « Mal absolu », …
à faire le jeu des sionistes extrémistes et des antisémites
de droite, ainsi que de la politique expansionniste
d’Israël. Tout cela empêche la production d’une « politique radicale » (p. 83-84).
Elie Wiesel, fondateur,
L’un des procédés favoris de l’auteur est la fétichisaen 1980 du Conseil
tion, par la personnification. Par exemple, il explique
de l’Holocauste américain.
On le voit ici s’adressant
que le régime communiste depuis un certain temps
au Congrès américain.
voyait ses sujets ne plus croire à l’idéologie et verser
dans le seul rite; ce qui signifie que « le régime communiste […] avait besoin de la
faillite morale de ses sujets. » (p. 110). Que les observateurs du communisme et de son
histoire se le tiennent pour dit! Le régime veut, et il obtient.
Or, cela vient de ce que le stalinisme a constitué la « perversion d’une authentique
révolution » (p. 149). La radicalité est l’essentiel; le geste radical, voilà ce qui compte.
Lénine, Chávez et bien d’autres ont ou ont eu ce mérite inestimable de nous ouvrir sur
notre propre névrose, sur notre refoulé refoulant qui s’appelle lui-même parce qu’il
appelle le retour du refoulé et donc de ce qui est refoulé. Mais il ne faut pas rire, la chose
est gravement sérieuse.
Voyez le tour de passe-passe dans lequel s’engage notre suprême philosophe slovène
cosmo-cybernétique (car il faut « socialiser » la cybernétique pour apprivoiser le Big
Brother qu’il contient) pour nous faire comprendre que la confusion règne sous « l’hégémonie libérale »: comme le « nouveau centre libéral-démocrate » excite la peur de l’extrême-droite « pour dominer le champ “démocratique” » (les guillemets à « démocratique » sont de lui), il faut tout de même avoir bien conscience que Haider et Blair
proposent de fait « un ensemble de mesures identiques [même si] ces mesures s’inscrivent dans un projet d’ensemble différent » (p. 278-279). Žižek venait de s’appuyer sur
une analyse, nécessairement percutante, de l’Argentin Ernesto Laclau (qui pourtant n’a
jamais brillé par son originalité marxiste) qui faisait la différence entre des éléments
communs à des courants et l’articulation différente de ces éléments. On ne sait pas exactement si cela nous conduit à distinguer les deux courants ou à les rapprocher voire à les
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identifier. Il va cependant de soi (et les écrits de
Laclau en témoignent) que quand ces éléments
sont condamnables, leurs diverses mises en
programme le sont autant les unes que les
autres.
La conclusion de Žižek, toutefois, est celle
d’un grand philosophe à l’humour sans
bornes: « Mais là n’est pas le fin mot de l’histoire : Haider est effectivement une sorte de
double étrange de Blair, le sourire ricanant et
obscène qui accompagne comme son ombre le
grand sourire du New Labour » (p. 279).
Ceux qui n’auraient pas saisi la profondeur
de cette remarque, devront se rappeler que
l’auteur est un psychanalyste lacanien. Il leur
Slavoj Žižek à Liverpool,
faudra donc se reporter à la page 288 du même
en avril 2008.
livre où il est dit que l’inquiétude suscitée par le
« sexe virtuel » propagé par Internet ne doit pas laisser penser que la « sexualité réelle »
s’en va, « c’est-à-dire [car il faut expliciter] le contact intense avec le corps d’une autre
personne » et donc qu’il y aurait « seulement une stimulation produite par les images
sans substances dont nous bombarde l’écran. » Non, nous nous égarons si nous pensons
ainsi. « Non, ce qu’il nous fait découvrir, c’est plutôt – et cela est bien plus pénible à
admettre – qu’il n’y a jamais eu de “sexualité réelle”: le sexe a toujours déjà été un jeu
nourri par des scénarios fantasmatiques et masturbatoires, etc., etc. »
Aussi, non seulement, jamais le lecteur n’apprend pourquoi la notion de totalitarisme est un « subterfuge », sinon parce qu’elle est « masturbatoire », mais, s’il reste perplexe devant tant d’ingéniosité verbeuse digne d’un élève de terminale qui veut entrer en
classe préparatoire, il ne lui reste qu’un espoir: qu’il ait assisté, en lisant ce livre, à la fin
de la psychanalyse lacanienne. Ce serait la bonne nouvelle de cette marée indigeste.
www.souvarine.fr
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