commentaire du dsv

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COMMENTAIRE DU
DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE DE LA BOETIE
I Présentation générale
a) Biographie de La Boétie : 1530-1563
Juriste, traducteur, poète, philosophe, donc son œuvre est d'un genre hybride, d'autant que sa publication est posthume
et partielle, voire partiale. Ayant perdu ses parents très tôt, de noblesse récente, il est éduqué avec ses deux sœurs par
son oncle éponyme. Il se destine aux études de droit (Orléans) pour exercer la charge de parlementaire ; il aura comme
professeur Anne Du Bourg réformé, qui sera brûlé en 1559 pour avoir critiqué les persécutions et l'édit de Nantes qui
vouait tous les protestants à la mort par le bûcher (arrêté en pleine séance parlementaire, après un procès de 6 mois,
cela aurait entraîné la révision du DSV plus tard). En 1553 il rachète la charge de conseiller au parlement de Bordeaux
(lettres de dispense nécessaires car il a 5 ans de moins que le veut la loi) à Longa qui devient alors conseiller au
parlement de Paris, s'approchant du pouvoir central, et à qui il dédie le DSV. Laid de visage mais vigoureux et
vertueux. LB est un parfait exemple de l'humanisme de la Renaissance : traducteur de Xenophon, Plutarque ; les
humanistes tentent de restituer dans leur intégralité des textes parfois mutilés par les copistes ce qui lui doit le surnom
de « second Budé du siècle » (lui-même traducteur de Plutarque et surnommé le « prodige de la France » par Erasme).
HUMANISME = mouvement historique et littéraire européen du XV-XVIème ; humanitas = culture ; l’homme au
centre ; la culture et l’éducation sont la base de son épanouissement ; dialogue maître/élève ; émulation ; jeux ; respect
de la personne, relativité des cultures, expérience des voyages ; libre examen des textes religieux ; idéal de monarchies
modérées et utopies. Traduction et relecture moderne des textes antiques arrivés en Europe avec les lettrés et les
moines, suite à la chute de Constantinople prise par les Turcs en 1453.
b) Naissance/ contexte/ datations/ type du texte
Les dates de composition et de publication s'entourent d'un flou qu'il n'est pas toujours possible de dissiper. Il n'y a
aucun manuscrit original qui ait été retrouvé, il a circulé dans un cercle d'amis restreint et Montaigne en reçoit une
copie qui occasionne leur rencontre des années plus tard. Le manuscrit de Mesmes est le plan ancien (Edition Tel, GF,
Payot, Librio), puis une version remaniée au XIXème par Charles Teste (Payot, Ellipses), et une version contemporaine
(Folio).
Montaigne au début de son essai sur l’amitié compare sa propre écriture à la pratique picturale des « grotesques » qui
consiste à orner de « peintures fantasques » l’espace laissé vide autour d’un tableau achevé. De même il aurait eu l’idée
d’insérer le DSV dont il est le légataire testamentaire au centre de son livre, après la mort de LB en 1563 (« il me
laissa d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de
ses papiers »). Ce texte ne fut donc pas publié de son vivant, ce qui évacue la théorie d'une écriture oblique et prudente,
face à la censure. Les Essais ont été motivés par LB et auraient dû servir d'écrin à ce joyau qu'est le DSV. Celui-ci
l’aurait écrit à 18 ans donc autour de 1548 (« il l'écrivit par manière d'essai en sa première jeunesse, n'ayant pas atteint
le 18ème an de son âge, à l'honneur de la liberté, contre les tyrans »), voire plus tôt en 1546 car Montaigne fait allusion
à « ce garçon de 16 ans » à un autre endroit ; et le texte aurait été l’origine de leur amitié célèbre (« parce que c’était
lui, parce que c’était moi ») quand ils se rencontrent au parlement de Bordeaux vers 1557. Il sera selon lui « le plus
grand homme de notre siècle ». Certains considèrent que le contenu du texte exige plus de maturité et qu'il a repris le
texte plus tard quand il était étudiant à Orléans vers 1553-55 (suivant les cours d'Anne de Bourg, le recteur). Certains
commentateurs vont même jusqu'à affirmer que « l'hommeau » est une allusion à Henri III qui régna de 1574 à 1589
donc que Montaigne a lui-même modifié le texte suite au massacre de la St Barthélémy en 1572 … Ou encore une
allusion à Henri II qui en 1552 crée 550 nouveaux offices vénaux de la justice (« érection d'offices » &25c) et
encourage certaines croyances (guérisons miraculeuses des rois &22) Mais d'autres y voient la figure de François II ou
Charles VI. De toute manière il n'est pas (que) le dénonciateur des malheurs ponctuels d'un moment de l'histoire.
Montaigne renonce à le publier et intègre 29 Sonnets composés par LB, révélant « quelque chose de vif et de
bouillant », la passion de l'auteur pour la condition humaine. Du vivant de LB le texte ne fut pas publié et demeura
sous sa forme manuscrite.
C'est une dissertation scolaire, qualifiée par Montaigne lui-même de « déclamation rhétorique ». Même Montaigne
semble hésiter dans sa désignation : discours « sérieux » mais écrit « en se jouant » (il était assez consciencieux pour
ne mentir pas même en se jouant »), rédigé par un être érudit mais « en son enfance », écrit « à l’honneur de la liberté
contre les tyrans » mais « tracassé en mille endroits de livres » (probablement pour le protéger de toute interprétation
séditieuse). L'idée de déclamation risque cependant de priver le texte de sa portée polémique.
Dans ses Essais Montaigne signale l'existence du Mémoire de LB, longtemps perdu et retrouvé en 1917, où il expose
les conséquences politiques des querelles religieuses, la répression aggravant les troubles au lieu de les apaiser. Pour
autant le loyalisme de LB envers un monarque raisonnable ne fait pas de doute, puisqu'il est conseiller au parlement de
Bordeaux et doit à ce titre faire exécuter les ordres du roi. Tout en prenant parti pour le catholicisme comme religion
d’État, il milite pour réformer le catholicisme et le réconcilier avec le protestantisme (Luther, un moine allemand, en
1517 condamne le « commerce des indulgences » qui permettait contre un don matériel à l’Église de voir son âme de
pécheur demeurer moins de temps au purgatoire puis accéder au paradis ; l'affaire des placards envenime la situation en
1
1534 : des thèses anticatholiques sont placardées sur la porte de la chambre du roi François 1 er ; le massacre de Wassy,
en 1562, où les troupes du Duc de Guise massacrent des protestants sur ses terres, déclenche la guerre de religion ;
violence fratricide qui culmine avec le massacre de la St Barthélémy le 24 août 1572). Il se voulut « ami et gardien des
lois de son pays » selon Ste Beuve : dans une lettre à Montaigne, il regrette les conflits en France et n'a « d'autre idée
que fuir, n'importe où, n'importe comment ».
D’où les deux lectures possibles, l’une séditieuse, l’autre rhétorique.
c) Une lecture rhétorique ?
* 1ère raison : En humaniste qu'il est, LB multiplie les références antiques, qui occultent par leur abondance la base
théorique et conceptuelle sur laquelle se fonde son discours, parfois même il s'agit de rapports intertextuels qui
renvoient à d'autres références que celles apparentes ; par ex la référence à Homère qui ouvre le DSV est à prendre
dans une perspective non pas homérique mais aristotélicienne (car cela renvoie à une affirmation de sa Politique
(surtout les 5 premiers livres ; tout ce qui s'écrit au XVIème en philosophie politique se situe par rapport à lui,
notamment le chapitre III,7) et c'est un commentaire du commentaire que Aristote propose d'Homère) alors qu'il n'est
jamais cité. Ce qu'il présente comme une source majeure n'est parfois qu'accessoire et réciproquement. C'est la
référence à Xénophon qui est la plus marquée dans le DSV car il lui consacre un & entier mais elle es révèle d'une
importance relative, dans le fonds. Il est vrai qu'il cite beaucoup les classiques (Xénophon, Aristote, Cicéron, Virgile,
Salluste, Sénèque érudition livresque chargée de sous-entendus): le DSV s'ouvre même symboliquement par une
citation d'Homère ; il utilise les fables et la mythologie. Cf Des lois de Cicéron, Politique d'Aristote, République de
Platon.
* 2ème raison : LB a élaboré une déclamation, discours de genre démonstratif qui examine l'origine de la
servitude.
La rhétorique distingue 3 genres de discours : LB utilise les trois mais souligne le 3ème.
- judiciaire (situation de procès ds laquelle on accuse ou on défend en argumentant sur les faits passés, le vrai et le
faux, le juste et l'injuste, pour convaincre de la culpabilité ou de l'innocence) or ici les tyrans sont accusés d'être
coupables de méfaits et le peuple accusé de complicité ; la fin prend Dieu à témoin comme devant un tribunal divin
« assuré témoin de nos faits et juste juge de nos fautes » ; il s'agit bien d'un réquisitoire contre la servitude
volontaire, même si c'est un procès sans réel tribunal, et il invoque tous les faits passés comme des témoins à charge.
- délibératif (situation de débat, souvent dans une assemblée politique, où l'on conseille et déconseille, en raisonnant
sur ce qui est possible ou non dans l'avenir, pour convaincre de l'utilité d'une décision ou d'un passage à l'action) : le
DSV s'y rapporte par la négative car il élude la question latente du passage à l'acte de révolte : que faut-il faire pour
détruire la tyrannie du roi ? Il l'écarte dès les premières lignes (« je ne veux pas pour cette heure débattre cette question
tant discutée ») car cela amènerait « toutes les disputes politiques » (allusion à la scolastique) ; il définit son propre
discours en opposition au genre délibératif ; il définit son projet en dehors de ce débat soit par humilité (« encore
voudrais je savoir ») soit par ambition supérieure (« si elle(la monarchie) doit en avoir un (rang) »). A la fin l'injonction
peut également se lire sur un mode délibératif néanmoins : elle a valeur d'exhortation (« apprenons à bien faire ») et
c'est pour cela qu'elle semble décalée par rapport au reste du discours. De même l'exhortation au peuple qui précédait
(« soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres ») est aussitôt désamorcée et démentie : « je ne fais pas sagement
de vouloir ainsi prêcher en ceci le peuple ». Il cherche à convaincre, mais sans être convaincu lui-même de la
possibilité /nécessité de convaincre le peuple…
-et épidictique (louer ou blâmer les personnes, portant sur les valeurs morales de bien et de mal et visant à faire
adhérer son destinataire à un système de valeurs). C'est la dynamique et le genre dominant dans le DSV car il veut
mettre à jour les causes de la SV même si il n'individualise pas la cible qui reste générale et abstraite (le peuple, les
tyrans, les tyranneaux ?). Il se rapproche de la remontrance et du blâme en les disqualifiant de manière virulente, ce qui
contredit la tradition de bienveillance que la tradition rhétorique recommande à l'orateur. Or ici c'est l'éthique de
l'orateur qui fonde la crédibilité de son jugement de valeur : l'efficacité repose sur son autorité morale (il semble faire
preuve de sincérité car utilise souvent les modalisateurs « à la vérité », « à parler à bon escient »). Il cherche à susciter
des émotions, du pathos, (surprise, indignation, pitié, mépris) pour provoquer une prise de conscience et un
changement de point de vue (y compris chez lui : « il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et
quelquefois pitié de leur sottise », ici la pitié ayant une connotation de mépris plutôt que de compassion).
CF : l'opposition entre valeur (qualité d'une chose, personne ou idée qui permet de l'estimer grâce à sa proximité à une
norme ou un idéal, et qui ne figure pas dans le monde réel, indique la direction de ce qui devrait être, ce qu'il faudrait
faire) et fait (donnée observable que l'on constate dans le monde réel, ce qui est) implique que le monde ne nous dit
rien qui vaille : les valeurs morales ne figurent pas dans le monde tel qu'il est mais dans un autre monde dont on
imagine ou conçoit qu'il devrait être autrement qu'il est.
* 3ème raison : Texte de 40 p qui peut être récité en un peu plus d’une heure et comportant les 3 moments
traditionnels : exorde, développement argumentatif, péroraison.
Mais il y a plusieurs problèmes :
- PBL1 = prononcé par un orateur fictif devant un auditoire fictif : ce qui donne une large place au lecteur et à son
interprétation. De plus, il est écrit en français alors que les déclamations d'alors le sont en latin ; ce peut être mis en
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rapport avec la « défense et illustration de la langue française » de la Pleïade à l' époque et c'est déjà un acte de
résistance contre la tyrannie du latin. Et il ne fut pas publié par son auteur, il a seulement circulé sous forme de
manuscrit « es mains de gens d'entendement » (Montaigne) et ce mode semblait convenir à son auteur ; il n'y a pas de
paratexte (tout ce qui entoure le texte, couverture, préface, avis au lecteur etc), comme si son refus d'autorité allait
jusqu'au refus des usages. C'est un texte nu, isolé. Il n'a pas d'orateur : le seul orateur visible est Ulysse qui ouvre le
texte en parlant en public ; donc on ne sait pas très bien qui le prononce vu qu'on passe du je au nous. Le discours
suppose donc une fiction : il ne peut s'inscrire dans aucune situation réelle où LB aurait pu le prononcer. (cf début de
la seconde partie du IId Discours de Roussseau). Il obéit donc à une logique qui autorise toujours l'interposition d'un
orateur fictif. On ne peut pas juger le discours par rapport à l'orateur et personne ne l'accrédite ou ne le discrédite. Il
serait donc trop simpliste d'y voir le discours d'un révolutionnaire ou d'un protestant. La question de l'origine
idéologique du DSV ne vaut pas, il faut se contenter de considérer ce qu'il dit car son auteur est pour la postérité sans
visage. C'est une pure instance d'énonciation.
- PBL2 = Le destinataire est lui aussi incertain : le choix du français, et non du latin, langue de érudits, serait justifié
par le fait qu'il s'adresse au peuple mais ce terme prend un sens péjoratif « pauvres et misérables peuples insensés »
et non moderne ce qui fait de LB un antidémocrate (contre l'ochlocratie = le gouvernement de la foule) et qu'il
souhaite une large diffusion de ses écrits. Il feint seulement de s'adresser au « gros populas » puisqu'il le fait dans un
texte écrit alors que la plupart sont analphabètes. D'ailleurs il se ravise assez vite : « je ne fais pas sagement de vouloir
prêcher en ceci le peuple » ; on pourrait presque croire qu'il met en scène un discours (apostrophe du peuple &9) pour
mieux souligner sa faillite.
Il faut donc imaginer un intermédiaire qui puisse transmettre l'ouvrage à des destinataires qui ne savent pas lire. Il
se pourrait que ce soit Longa qui lui a vendu sa charge avant de gagner Paris, dont le jugement et l'expérience pourrait
flatter le jeune homme, qui a besoin de reconnaissance. Il fait allusion au fait de lui écrire donc on peut supposer qu'il
s'agit d'une retouche apportée après 1548. Il s'agirait alors d'un dialogue imaginaire entre gens de lettres, entre têtes
bien faites, qui examinent une question philosophique. Mais aussi d'une mise en garde pour celui qui se rapproche
du pouvoir car il l'invoque juste après avoir montré l'impuissance des esprits éclairés quand ils sont seuls et juste avant
d'en arriver aux clefs de la domination.
Mais de ce fait le discours s'étend à tous ceux qui ne voient pas qu'ils servent aveuglément le tyran et c'est pour
montrer que sa vision n'est pas propre à l'orateur qu'il convoque d'autres figures intellectuelles que lui, pour sortir de
la position solipsiste du philosophe et mettre en scène une sorte de communauté intellectuelle imaginaire.
Reste l'hypothèse des courtisans inféodés au tyran : il veut leur renvoyer un miroir déplaisant pour les décourager de
servir mais ils ne pourraient entendre le sens de ce discours qu'en sortant de/ cessant d'être eux-mêmes.Il s'agit comme
dans le Hiéron (Hiéron 1er, tyran de Syracuse mort en 466 avt JC) de Xénophon d'un poète philosophe Simonide qui
fait la leçon à un tyran mais pas d'un tyran convaincu par un philosophe… CF Hiéron de Xenophon (428-354 avt jc) :
selon LB, « plein de bonnes et graves remontrances et qui ont aussi bonne grâce à mon avis » : cela indique un lien
interne entre les 2 textes d'autant que Montaigne parle ainsi du DSV : « gentil et plein ce qu'il est possible » ; son
DSV sera reçu de la même manière que lui a reçu le Hiéron ; de plus, le mot de remontrances renvoie, en plus de l'idée
d'exhortation, à un droit des parlements de refuser d'enregistrer les ordonnances et édits royaux et de présenter des
observations au roi donc l'oeuvre de Xénophon serait une parole qui résiste à la volonté du souverain. Sauf que pour
Simonide la question est de savoir comment rendre la domination vertueuse alors que pour LB la liberté ne peut se
trouver qu'en dehors de tout système de domination. Donc même si il s'adresse à eux, il ne peut là encore chercher à les
convertir car ils partagent les passions et les intérêts du maître et ne sauraient faire autre chose.
Il ne resterait alors que les savants qui ne sont pas encore entrés dans la servitude, les magistrats, les « hommes mieux
nés que les autres » ? Si l'on doit assigner un public, ce serait ceux qui par leurs qualités personnelles pourraient être
tentés par la vie publique, et qui ont bien vu qu'il y avait quelque chose à voir.
- PBL 3 :Le texte mobilise deux tribunaux virtuels : celui de la postérité historique et celui de Dieu : en effet, la
haine des serfs envers leur maître explose au grand jour après leur mort et se traduit par le mépris éternel de la postérité
consigné dans « mille livres » (&33a). De même, si le tyran et ses complices ne sont pas punis sur terre, on peut avoir
la « consolante espérance » que Dieu leur réserve « quelque peine particulière » (passage obligé de type
eschatologique). Ces éventuelles punitions à venir (perte de la réputation et de la vie éternelle) viennent couronner une
série de punitions réelles : peur et défiance permanente, impossibilité d'aimer et d'être aimé. Donc le jugement d'une
instance supérieure n'est pas vraiment nécessaire dans la mesure où chacun est capable de juger si cela est «vivre
heureusement » : il questionne la valeur existentielle de la servitude et c'est ce qui motive l'écriture du texte.
L'homme qui renonce à son humanité se condamne lui-même, « il est de soi-même défait » comme le tyran auquel on
n'obéit plus. Il s'aime si peu qu'il accepte de nuire à ceux qui le servent et servir ceux qui lui nuisent. Il y a dans toute
domination comme une haine de soi qui est déjà une forme de condamnation sans appel.
Au final, le DSV donne les apparences d'une déclamation classique mais opère de nombreuses torsions aux
règles rhétoriques avec son apparence de désordre, dans la construction et les arguments, il pousse la logique de la
dislocation de l'autorité dans ses ultimes conséquences ce qui revient à refuser d'occuper la place du maître, refuser
que son discours puisse imposer une solution et le lecteur n'a d'autres ressources que de s'en remettre à lui-même pour
discriminer le vrai du faux : il devient co-auteur du discours.
3
* 4ème raison= Selon Sainte Beuve surtout, il ne s'agirait que d'une « œuvre déclamatoire, toute grecque et romaine,
contre les tyrans, et qui provoque à l'aveugle le poignard de Brutus » (il ne peut pas défendre l'ordre social donc ce
n'est pas sérieux). Ce serait l'oeuvre d'un poète (12000 mots à peine) et non d'un penseur politique, « un chef d'oeuvre
de seconde année de rhétorique ». On y trouve des techniques rhétoriques comme la proposition, la division, la
péroraison, questions rhétoriques : 4& regroupent la plupart d'entre elles &5 en compte 10 à lui seul,&9, &26b et &29,
asyndètes = suppression des conjonctions de subordination, anaphores = répétitions de mots en début de phrase,
antithèses, restrictions, comparaisons, inversions, hyperboles, métaphores, ruptures, déclamations etc. On a pu le
qualifier de « fleuve oratoire », qui recherche les effets d'une belle parole. Cependant, la servitude ne peut être
combattue que par une prose à effets.
Il convient davantage de parler de poétique polémique que d'une simple rhétorique creuse. Le texte est le lieu
d'invention d'un langage en plus d'utiliser des procédés rhétoriques. Tout cela vise à éveiller la conscience, à
transmettre son propre « ébahissement » de constater que la servitude est plus surprenante que la liberté. Une
injonction frontale à la rébellion serait beaucoup moins efficace puisque le peuple comme le tyran ne peuvent déjà plus
entendre la voix de la raison. Son texte invente une écriture qui favorise l'indépendance idéologique et invite le
lecteur à déchiffrer entre les lignes, éveiller l'insoumission et il développe à cet effet des faux pas intentionnels.
Or, le DSV comporte nombre d'analogies persuasives et cachant la proposition universelle et de petites histoires
visant à distraire et à se rendre agréable au lecteur :
le feu pour le pouvoir du tyran 7C/ les semences des végétaux 14D/ la nuit qui dure la moitié de l'année comme image
de l'aveuglement des hommes 16C/ les harnais et le joug16D / le petite fenêtre au coeur 18/ la capture de l'oiseau et du
poisson 21A; apologue des deux chiens d'Esope 31A, le lion vieilli et le renard d' Esope, le satyre et la flamme de
Prométhée de Plutarque (émerveillé par la flamme de Prométhée, il « l'alla baiser et s'y brûla »), plus adaptés aux
esprits plus grossiers. De même la digression est un moment de relâchement et de diversion qui permet un moment de
complicité avec le lecteur, ce qui est un moyen de dissimuler les « coutures du discours » (Montaigne).
CL = Il n'y a pas de lecture innocente : les discours naissent eux-mêmes d'une histoire et ne sont pas hors du temps. Il
y a donc tout un champ de forces qui entoure le texte car chacun tente de se l'approprier ou imagine des arguments
pour le combattre. D'ailleurs la volonté d'assigner un parti pris au DSV est elle-même un parti pris. La plupart des
critiques ont confondu la violence de leur réaction avec une violence propre du DSV. Nos jugements nous jugent ;
comme disait Bourdieu : « le classeur est classé par ses classements » ! La brièveté du texte contraste en tout cas avec
le volume de ses commentaires…
d) Une lecture séditieuse ?
Ainsi c'est un logos éloquent mais aussi un logos méthodique soutenu par une idée force qui dénonce la maladie à
laquelle les peuples s'abandonnent et s'interroge sur la thérapie qui pourrait enrayer ce mal endémique. Si le DSV a un
sens politique, il n'est pas clos ni fini, il échappe sans cesse.
* 1ère raison à une interprétation politique = LB devient un philosophe politique malgré lui du fait de la postérité
de son ouvrage : au début des années 1570 règne un climat d'insécurité en France et Montaigne renonce à le
publier en 1570 avec les autres œuvres de LB « en une si malplaisante saison » (Avertissement) ; et à nouveau dans les
Essais publiés en 1580 alors que le DSV devait être le coeur de sa réflexion (comme « j'ai trouvé que cet ouvrage a été
depuis mis en lumière et à mauvaise fin par ceux qui cherchent à troubler l'état de notre police, qu'ils ont mêlé à
d'autres écrits de leur farine, je me suis dédit de le loger ici »). Mais la réticence à le publier invite elle-même à une
lecture politique même si elle veut éviter la récupération politique. Montaigne fait ici allusion à un pamphlet paru à
Bâle en 1574, quelques mois après la St Barthélémy, sous le titre : Le Réveille matin des Français et de leurs voisins.
Texte collectif et polémique dirigé contre le roi de France et sa mère, où les auteurs utilisent certains passages du
DSV : édition pirate, tronquée, où ils veulent le faire passer pour l'instigateur de ces idées d'opposition, e n faire un
texte militant : on le prend alors pour un texte « séditieux contre la monarchie » selon une note anonyme sur le
manuscrit. Le texte est alors rebaptisé par les monarchomaques (terme inventé par un juriste écossais Barclay au
XVIIème = ceux qui combattent, en guerre contre les monarques et veulent l'anarchie selon lui) protestants « Le
Contre Un » (contre le pouvoir absolu des rois) dans une édition complète parue en 1577-78. Leurs discours sont
appelés les « catilinaires de la Réforme ». On ne sait pas comment les huguenots, victimes de persécutions dès 1525, et
mettant en doute le principe d'autorité, ont eu accès au manuscrit qui avait été confié à Montaigne et semble avoir été
recopié au moins deux fois par Henri de Mesmes et Claude Dupuy, ses amis, sans variantes (deux copies retrouvées au
XIXème). De là de multiples éditions qui contribuent à sa diffusion mais c'est surtout au XVIIIème qu'il réapparaît
entre 1789 enfin de manière autonome en 1792, cette fois récupéré par les révolutionnaires. Marat (journaliste
révolutionnaire assassiné par Charlotte Corday en 1793) publie en 1792 Les chaînes de l'esclavage dont plusieurs
pages ressemblent au DSV au point qu'on parle de plagiat. Il fait de la servitude une conséquence directe de la
domination et annule donc le caractère volontaire de la servitude. La publication du DSV jusqu'au 20ème
s'accompagnera toujours d'intentions militantes : il ressurgit dès que s'amorce une crise sociale ou politique, dès
qu'on a besoin d'une caution pour des entreprises de libération, ce qui prouve à tout le moins le pouvoir des idées.
* 2ème raison à une interprétation politique = Certains y voient un diptyque au Prince de Machiavel publié en
1532 et proposant une théorie du despotisme, donc un anti-Prince, ce qui reviendrait à opposer l'antidote au poison : le
Prince codifie la tyrannie tandis que le DSV énonce les conditions de la libération, l'un est cynique, l'autre
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moralisateur. Surtout : assimilation roi/tyran : Machiavel appelle les tyrans des princes pour mieux les
légitimer, LB appelle les rois des tyrans pour mieux les dénoncer. Il y a en effet des ressemblances : le refus de
traiter du meilleur régime politique leur est commun (début du ch II du Prince : « je laisserai là la discussion sur les
républiques ») ; parallélisme entre le premier chapitre du Prince et les 3 sortes de tyrannies du & 13 ; mais l'un entend
soutenir le tyran, l'autre se demande comment il se fait qu'on le supporte ; l'un exalte le tyran comme instrument de
l'unité, l'autre le condamne comme ferment de division ; mêmes références : les Vénitiens, Hiéron, le peuple juif,
César, le Grand Turc ; mêmes thèmes : l'amitié, les mercenaires, les fêtes populaires, la religion, les courtisans ... ;
péroraisons : mais dans la sienne LB répond à l'éloge de la réussite de Machiavel par une exhortation à l'amour et
l'honneur. On a pu voir dans le « formulaire [recueil de formules juridiques] duquel ils pourraient user assez finement »
évoqué dans l'apostrophe à Longa une allusion directe à Machiavel,sans le nommer directement, pour ne pas toucher à
la reine, d'origine italienne comme Machiavel. Mais il pourrait aussi s'agir des déclarations protestantes ou du discours
de la loi par lequel on maquille le mal en intérêt public.
* 3ème raison à une interprétation politique = Le DSV a pu être motivé par des les événements politiques de
l'époque : la révolte des gabelles qui souleva le sud-ouest de la France en 1548 contre les impôts trop lourds qui
écrasent les paysans (commencée à La Rochelle où une taxe est créée sur le sel de mer puis s'étend dans toute la
région, les paysans formant des milices pour assassiner les receveurs des impôts et s'opposer aux nobles, jusqu'à entrer
dans Bordeaux ; le roi fait alors venir 10000 soldats qui matent la révolte, répression qui touche tout le monde et fait
perdre ses privilèges à Bordeaux en 1548 d'où des condamnations et des procès dont LB a pu entendre parler même si
le DSV ne le mentionne pas). Elle fut réprimée par le connétable de Montmorency en octobre 1548 ce qui ferait du
DSV une œuvre de circonstance, réaction d'indignation face à la répression. La triste fin de Tristan de Moneins est
racontée par Montaigne : lieutenant général du roi, s'approchant de la foule, il est pris d'un saignement de nez et la vue
du sang déclenche une émeute et il est tué (1548)...
DONC : EN RESUME
Texte politique qui se dérobe volontairement à la forme classique du traité car ne propose ni de fonder, ni de
légitimer un ordre politique ni de mettre en avant un bon usage de la puissance. La question des types de régimes est
d’emblée écartée (« je ne souhaite pas pour l’heure débattre de cette question tant discutée, de savoir si les autres
formes de gouvernement sont meilleures que la monarchie ») ; il n’est même pas certain que la monarchie mérite de
figurer parmi les régimes politiques car LB donne un sens précis à la vie politique, celle qui consiste à rechercher
le bien commun et non un « gouvernement où tout appartient à un seul » ; il déplace le problème autour de
l’opposition entre république (en un sens générique) et tyrannie comme deux genres irréconciliables : là où « tout
est à un », plus rien n’est commun et aucune chose publique ne peut subsister. Il échappe ainsi aux discours sur les
méchants rois (comme s’il y en avait de gentils) et sur le mauvais usage de la force (comme s’il y en avait un bon).
Aucune domination légitime ne vient servir de contrepoids au pouvoir tyrannique donc il s’agit non de fonder mais
de dénoncer l’absence de fondement d’une autorité qui ne repose ni sur la force ni sur la crainte mais sur le
scandale d’une servitude qui ne procède pas d’une contrainte externe mais d’un consentement intérieur de la victime
devenue complice du tyran. La racine de cette appropriation tyrannique qui anéantit la communauté elle-même, c’est
en chacun l’aliénation consentie, et elle se trouve précisément dénoncée dans le titre.
e) Analyse du Titre : « La servitude volontaire »
* RQ 1= Les sources = Il faut d'abord remarquer que l'expression ne figure que dans le titre, jamais dans le texte (ni
servitude, ni servilité, ni soumission), de manière explicite, comme si la formulation demandait un travail d'analyse
avant d'être nommé. L'oxymore (alliance entre deux termes apparemment contradictoires ici le choix d'être esclave)
trouve sa source dans « La brièveté de la vie » de Sénèque : « Il en est que le métier ingrat de courtisan use dans
une servitude volontaire » / ou dans Lettre à Luculius : « la servitude ne retient que peu d'hommes » mais « il en est
plus qui retiennent la servitude » c’est-à-dire n'ont pas le courage de sortir de la servitude, par habitude) ; il compare
également la servitude à « une maîtresse dont on se plaint ». L'idée n'est donc pas neuve, seulement la formulation. Il
s'inspire aussi probablement du mot de Plutarque (Moralia) : « que les habitants de l'Asie servent à un seul prince
pour ne savoir prononcer une syllabe : Non » (c'est Montaigne qui émet l'hypothèse dans « De l'institution des
enfants » : « comme ce sien mot que les habitants d'Asie servaient à un seul pour ne pas savoir prononcer une seule
syllabe qui est non, donna peut-être la matière et l'occasion à LB de sa SV»). Le DSV est alors vu comme
l'amplification d'une maxime en forme d'énigme ce qui chez Montaigne permet de neutraliser la charge polémique
du texte en en faisant un discours érudit et paradoxal.Cf aussi Xenophon Economique traduit par LB lui-même : « ce
bien si grand de commander aux personnes de telle sorte qu'il se connaisse clairement que c'est de leur gré ». La
servitude volontaire semble alors être l'apanage ds barbares. Les habitants d'Asie c’est-à-dire les barbares vivent
sous domination perse car le terme de barbare (cf étymologie « celui qui parle le langage inarticulé des oiseaux ») se
met en place après les guerres médiques (au Vème siècle avt jc, révolte des cités grecques asiatiques contre la
domination perse) et le terme repose alors sur mode le culturel et non racial : les grecs vivent en cité, avec pour idéal
la liberté, les barbares sont commandés par un monarque. Enfin Machiavel lui-même, dans L'histoire florentine de
1532, écrit : « combien est dangereux l'essai de mettre en liberté un peuple volontairement habitué à servir ». Il se peut
aussi qu'il ait appliqué à la politique ce qui vaut en amour : la tradition courtoise avait fait du chevalier celui qui avait
prêté serment à sa belle d'être à jamais son serviteur et LB lui-même écrit des poésies sur le thème : « c'est fait, mon
5
coeur, quittons la liberté ». Il y a d'ailleurs de nombreuses références poétiques : vers grecs traduis en français (&1),
vers latins traduits en français (&22a, &24a), vers français de LB lui-même (&12d), vers italiens de Pétrarque résumés
en prose (&32).
* RQ 2 = L'innommable =
Le titre repose sur une association de mots antithétiques donc il contient une contradiction dans les termes, un
oxymore (figure de style rapprochant 2 termes apparemment contradictoires) : cela permet d'ores et déjà de désigner
un fait politique contre nature que le langage répugne à dire : « quel monstre de vice est ceci … que la nature
désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ? ». Le discours va précisément interroger ce que la langue
refuse de nommer. La servitude volontaire est tout autant évidente qu'incompréhensible : c'est un paradoxe de la
banalité. Mais la nommer serait précisément la banaliser : il faut laisser cet innommable là où il est car ce serait le
faire entrer dans le concevable et l'acceptable que de le nommer… !
Le Problème de la domination pose donc d'abord un problème de dénomination : il y a un déficit d'appellation :
« comment dirons-nous que cela s'appelle ? » &5, « appellerons-nous cela lâcheté ? Dirons-nous que ......comment
pourrons-nous nommer cela ? » &5a, « quel monstre de vice est-ce donc, qui ne mérite pas le titre ...et que la langue
refuse de nommer ? » &5cf.
De même, nombre d'expressions témoignent d'une recherche d'exactitude dans les termes : « à dire vrai », « à la
vérité », « à parler à bon escient », « à propos ». Démarche heuristique (qui permet de trouver, de dévoiler qqchose) qui
vise à traverser les apparences, à lever le voile sur ce qu'on ne sait plus ni voir ni formuler, tout en signalant les limites
rencontrées : « par manière de dire », souvent répété, de l'ordre de l'approximation, comme si le langage était imparfait
dans ce domaine.
L'auteur va jusqu'à confesser son doute et sa perplexité : « je ne sais si ce serait sagesse », « je ne sais quelle sûreté de
vivre misérablement », ou encore le « je ne sais quoi » dans le passage sur les rois de France. Il y a donc un rapport
critique à la langue, LB bute sur l'innommable, au rythme des questions oratoires : « mais o bon dieu que peut être
cela ? ». Il reprend sans cesse son propre discours (« non pas X mais Y » = non pas obéir, mais servir / non pas être
gouvernés mais tyrannisés ; c'est un complot, non une compagnie / ils ne sont pas amis mais complices » etc), suite
d'épanorthoses (reprises d'un terme pour le corriger), ce qui porte le problème de la confrontation sur le plan
linguistique. La langue, même si elle reste un medium indispensable (surtout pour combattre le langage de la tyrannie
qui interpose un écran entre les mots et les choses), un moindre mal, est réfractaire comme la nature : elle fait
résistance à la monstruosité qui a gagné les sociétés. Il y a là comme un « travail du négatif » qui ne semble pas
parvenir totalement à établir un nouveau langage, celui des hommes libres, comme en témoigne par ex la progression
ternaire « malheur/vice/malheureux vice » : « quel malheur, quel vice ou plutôt quel malheureux vice ? » tente de
spécifier la dénomination en se rectifiant soi-même et remplace l'alternative précédente par un ensemble plus
complexe, accentuant l'ambiguïté de ce qui est à la fois subi et voulu. Il s'agit d'attirer l'attention sur le choix du mot
juste, celui qui mettre en évidence la complicité du peuple. Il lui faut trouver un langage à la fois plus critique et plus
éthique : conformer son propos plus à la vérité qu'aux circonstances, contrairement à Ulysse qui &2 conforme
« son propos plus aux circonstances qu'à la vérité ».
RQ 3 = Le paradoxe
Mais si ce fait politique se dérobe au langage, c'est parce qu'il se dérobe à toute représentation : si l'on ne le
comprend pas ou que l'on trouve étrange l'association de ces termes, c'est parce que ces mots ont un sens et recoupent
des réalités apparemment contradictoires : la servitude (état de celui qui est assujetti, privé de liberté) et la volonté
(capacité rationnelle à déterminer librement et rationnellement les moyens d'atteindre un but, donc trouvant son
principe dans une décision intérieure du sujet libre). Il semble paradoxal qu'une servitude (absence de liberté imposée
du dehors) soit volontaire (librement consentie du dedans). Comme l’écrit S. Weil, « c’est quand sévit la mort que le
miracle de l’obéissance éclate aux yeux ».
Cette tension paradoxale entre les 2 termes provoque une contradiction parce qu'elle provoque un renversement
du rapport de cause à effet : le concept de servitude volontaire n'est pas un point de départ mais un résultat ;
normalement c'est la contrainte involontaire qui engendre la servitude, or ici c'est la volonté qui engendre la
servitude. La servitude n’est pas pensée en terme de contrariété provoquée du dehors de la volonté, mais de
contradiction interne ; le tyran n’a jamais en lui la force de coercition suffisante pour soumettre tout un peuple ; on
croit que la servitude existe à cause de la soumission à la volonté d'un autre donc à une volonté extérieure et même
contraire à soi : il n'y aurait de servitude que par la volonté d'un autre, celui qui sert ne ferait que pâtir, subir une
situation qu'il n' a pas voulue ; l'esclave procéderait du maître, dans le sens où il n'y a d'esclave que parce qu'il y
un maître (maître/ cause esclave/ effet). Or, ici le rapport de causalité est inversé (esclave/ cause maître/ effet) :
c'est le maître qui procède de l'esclave, il n'y a de maître que parce qu'il y un esclave qui consent à l'être, la
servitude n’est pas l’effet mais le support de la tyrannie, autrement dit la relation maître-esclave n'est pas une
relation imposée de force, du dehors de la volonté, mais une relation intérieure au même sujet ; à prendre ici au
double sens de sujet libre, pensant, agissant, et d'individu soumis à une puissance extérieure, subjectum, comme si les
deux sens du terme étaient enfin raccordés, mais au prix d'un paradoxe insoutenable, faire figurer au même
pole l'esclave et le maître.
A ce titre, parler de « servitude-volontaire » n'est pas tout à fait pareil que de parler de désir de servitude ou volonté
de servir (avec la séparation du « de ») : la première formule condense le passif et l'actif et ramasse les deux
6
termes en un seul, compression de sens qui fait signe vers l'impensable ; tandis que la seconde formule mettrait à jour
l'opposition avec le désir de liberté de manière plus claire : la servitude paraîtrait alors pouvoir être un objet de désir au
même titre que la liberté, et le fait même de choisir la servitude librement semblerait annuler celle-ci (je suis libre dans
le geste même si je ne le suis pas dans sa visée) ; donc la liberté précéderait toujours sa manifestation c’est-à-dire qu'il
faut être libre pour pouvoir choisir, même la servitude. Dans la formule choisie par LB et son renversement par
association des contraires, l'extériorité des termes disparaît donc ; la servitude n'est pas subie mais directement
voulue, consentie, donnée au tyran (« tant de nations endurent qqfois un tyran seul, qui n'a de puissance que celle
qu'ils lui donnent »). L’ambiguïté principale du DSV sera ainsi l’usage de la notion de volonté : la question sera de
savoir si la volonté reste une faculté autonome, qui demeure intacte y compris dans le geste de l'aliénation volontaire,
ou si elle s'oublie et s'abîme dans celle-ci, ce que semble indiquer la formulation de LB. La puissance du tyran est un
pouvoir que l'homme lui donne, il ne possède pas cette puissance par nature, comme un corps possède des propriétés
intrinsèques. Le pouvoir du tyran se réduit donc totalement au vouloir de l'homme, à son désir d'asservissement :
ainsi c'est le propre de l'homme que l'homme offre au tyran, il lui donne sa nature en quelque sorte (autonomie, liberté,
vie etc.).
Ainsi LB élabore une sorte de mythe : celui de la volonté de servitude. Def = (muthein = parler, converser / muthos
= parole, récit, légende) le mythe est un récit fabuleux d’origine populaire racontant les origines du monde (sa
naissance), la fin du monde (sa destinée) ou les actions d’êtres surnaturels et de héros. Le commencement est à la fois
la nature et l’objet du mythe. Au commencement était le mythe, puisqu’il précède le logos, mais le mythe est luimême une manière de dire le commencement : « Il était une fois… ». Le mythe décrit une unique fois, qui peut se
répéter un nombre indéfini de fois, autant qu’il y a de choses à faire apparaître. C'est ici un mythe parce que LB tente
de remonter à un événement originel, un mauvais hasard, le « malencontre », moment originel incompréhensible,
inassignable dans le temps, l'accident des accidents, qui n'est tout à fait naturel ni tout à fait culturel ; « malencontre :
accident tragique, malchance inaugurale dont les effets ne cessent de s’amplifier au point que s’abolit la mémoire de
l’avant, au point que l’amour de la servitude s’est substitué au désir de liberté » (Clastres). Le « malencontre » est un
événement originel et fondateur càd organisateur qui doit permettre de comprendre la servitude, parce qu'il fait
obstacle au désir de liberté ; mais c'est un événement non représentable, oublié, qui, plus qu'une mauvaise rencontre,
est peut-être plutôt une absence de rencontre ; mais revécu de manière compulsive tout au long de l'histoire des
hommes, répétition à l'infini d'un même scenario pathogène et pervers. Ici LB s'attache à montrer que la réalité de la
domination brutale renvoie à l'acceptation de celle-ci par les hommes eux-mêmes ; or, ce fait insaisissable revêt une
portée mythique car il est introuvable dans la réalité mais fournit l'éclairage pour la comprendre (cf lutte des classes
de Marx comme leitmotiv de l'histoire humaine). Le récit mythique consiste ici à reporter sur les sujets l'origine de la
servitude ; elle s'origine en chacun de nous sans s'originer dans une histoire précise. CF Levi Strauss : « L’objet du
mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction (tâche irréalisable )».
Et même la notion d' « avant » pose problème car elle signifierait que l'on peut dater chronologiquement le moment de
la soumission, de la perte de la liberté : comme si la volonté libre précédait et donc était séparable de la servitude, alors
qu'elle existe toujours déjà comme volonté libre mais aliénable ; et historiciser le moment de la soumission ce serait
manquer justement le caractère universel donc intemporel de ce processus (Claude Lefort : une parole vive sort du
texte qui force le mur du temps »), précipiter le drame de la nature humaine dans un événement isolé. Paradoxe : la
servitude est universelle et incompréhensible : on peut dire que le paradoxe est lui-même paradoxal puisque il est la
règle et non l’exception, c’est une aberration commune, un paradoxe banal (« grand-chose certes et toutefois si
commune qu’il s’en faut d’autant plus douleur et moins s’ébahir ». Le verbe s'ébahir ou ses dérivés est utilisé à 6
reprises.)
La figure de la servitude volontaire n’appartient pas à l’histoire car la tyrannie décrite « se fait en tous pays, par tous
les hommes, tous les jours » et pas seulement dans les Etats politiques non plus. Elle n’est pas totalement abstraite
pour autant : d’ailleurs la contradiction ne se laisse expliquer par aucune théorie de la connaissance ou principe
naturel ou juridique comme un contrat ; c’est un fait universel. A la différence de Rousseau, LB n’évoque pas un
événement originaire qui serait au fondement de l’inégalité (« celui qui s’avisa de dire ceci est à moi…fut le vrai
fondateur d la société civile ») et ne propose aucun récit de cette « malencontre ».
Ce qu’il s’agit d’élucider ce sont bien les mécanismes mystérieux de l’obéissance, à travers ceux de la plus
énigmatique des soumissions, celle d’individus complices de leur état de servitude. La servitude volontaire n’est
donc qu’un type d’obéissance particulièrement difficile à comprendre, en ceci qu’elle est complicité de notre propre
état de privation de liberté. Découvrant les ressorts de cette soumission acceptée, c’est alors tout le mécanisme de
l’obéissance qui s’en trouve éclairé. Il s'agit d'« interroger, en tous régimes, la domination (…) de prendre en charge
l’énigme de la division dominant-dominé » (Lefort).
RQ 4 = Une servitude contre-nature, dont le revers est la liberté naturelle (servitude et liberté sont les deux faces
d'une même réalité)
Il n'y a de paradoxe de la servitude volontaire que si l'on présuppose que le la liberté est une évidence naturelle.
Mais si être libre et désirer la liberté est une seule et même chose (la liberté n'est pas une chose mais un désir de ne pas
être contraint), si être, c'est être libre, si la liberté est naturellement première (ce que confirmera la comparaison
animale), comment concevoir alors qu'elle se donne la servitude comme objectif, ce qui revient à l'annuler ensuite ?
C'est la liberté plus que la servitude qui semble ici absurde et inconséquente : les hommes désirent toutes sortes de
choses au cours de leur existence (« le désir de l'avoir leur demeure par la nature » &8), et quel que soit leur caractère
(« commune aux sages et aux insensés »), mais il semble qu'ils ne désirent pas suffisamment la liberté et qu'ils
7
emploient cette même liberté à désirer le contraire de la liberté, ils n'ont pas perdu l'usage de leur liberté mais
l'emploient afin de s'asservir (« une seule chose fait exception, pour laquelle, je ne sais comment, la nature fait défaut
aux hommes pour la désirer, c'est la liberté » &8). Le moment critique du texte est bien la fin du &8 : « la liberté
seule, les hommes ne la désirent point parce que sitôt désirée ils l'auraient » : telle est l'énigme du désir naturel qui
devrait avoir pour objet la liberté et non la servitude ; la servitude n'est scandaleuse que si elle est librement consentie.
La violence du DSV ne vient donc pas du ton mais du contenu càd de la contradiction qu’il révèle. Le désir d'avoir
contredit le désir de liberté non seulement parce qu'il prouve que les hommes éprouvent suffisamment de désirs pour
souhaiter des choses qui, une fois acquises, les rendraient heureux (« souhaiter touts choses qui étant acquises les
rendraient heureux et contents » &8) donc le désir est bien intact, mais aussi que ce désir d'avoir ruine le désir de
liberté en formant une nouvelle dépendance, et les ruine tout court en les privant de posséder tous les biens qui les
rendraient heureux (« vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu … rien ne
soit à vous » &9). La même liberté peut conduire l'homme à s'affranchir et à se soumettre : la liberté naturelle est
paradoxalement la condition de possibilité de la servitude volontaire qui est monstrueuse en cela qu'elle détruit la
condition qui la rend possible ; ce qui est scandaleux au fond c'est que des individus puissent user de leur liberté pour
s'asservir ; la servitude volontaire renverse la « franchise » (attention au sens de liberté ici) naturelle tout en la
mimant.
Ainsi c'est plutôt le postulat de la liberté naturelle qui donne à la servitude volontaire un sens radicalement
nouveau : une chose est la servitude non volontaire, non naturelle et subie (découlant de la victoire ou de la conquête),
une autre est la servitude volontaire qui a désormais la liberté naturelle de choisir pour condition. La servitude est
voulue pour elle-même ; elle ne peut pas seulement s'expliquer par la contrainte physique et la peur. La recherche
suppose donc de faire retour sur les enseignements de la nature et qu'à leur lumière on fasse apparaître le scandale :
l'oubli par les hommes de leur « franchise » naturelle, qui semble l'effet d'une « malencontre », d'un mauvais hasard
inexplicable.
Le titre est donc annonciateur du problème philosophique traité par le texte : comment un sujet peut-il s'opposer
à lui-même, se dédoubler en voulant quelque chose qui est en contradiction avec ce qu'il est, à savoir une volonté
libre ? Le désir de servitude est-il contre nature ? Soit c'est qu'il n'est pas vraiment libre de vouloir ce qu'il veut
car il le désire pls qu'il ne le veut (il faut alors remettre en question le présupposé selon lequel toute volonté serait
l'affirmation d'une liberté, ce que rendrait possible le rabattement conceptuel de la volonté sur le désir, opéré par La
Boétie) soit c'est qu'il vise librement l'absence de liberté, qu'il veut librement l'aliénation mais alors cela reviendrait
alors à dire que le sujet ou l'agent libre s'institue tout en se supprimant ; dans les deux cas, la prétendue rationalité
de la volonté s'efface au profit d'un désir irrationnel car contradictoire et illogique.
Certes, une fois installée, la tyrannie récupère le pouvoir et la volonté d'asservir donc le rapport de causalité se rétablit
mais il ne devient pas pour autant maître de l'avoir voulu, il n'est pas le seul à l'avoir voulu ; il n'a fait qu'occuper une
place qui lui était préparée, aménagée par ceux qu'il domine. Cela montre d'ailleurs que La Boétie se préoccupe
d'abord des commencements de la tyrannie, de sa genèse et de structure, de son origine et de ses fondements ,
plus que de différentes formes qu'elle pourrait prendre ensuite. De plus, ce qui vaut au commencement vaudra aussi par
la suite car la tyrannie s'engendrera et se régénérera quand même à partir de la volonté de servir : c'est un don
continué de la puissance.
Donc plus qu'un problème politique il s'agit d'un problème anthropologique qui se pose en amont : avant que le
maître ne s'impose à l'esclave, c'est d'abord le problème d'une volonté humaine qui se déchire et se contredit de
l'intérieur.
RQ 5 = Les sources passées de la servitude consentie
CF : Ce qui est nouveau ici par rapport à l'histoire de la philosophie, pour être plus précis, ce n'est pas seulement le
constat de la servitude consentie, que l'on trouve déjà chez Platon et Aristote : dans Le Banquet de Platon il
distingue deux formes d'esclavage volontaire, l'une honteuse, inacceptable même pour un esclave, pour obtenir de
l'argent ou une magistrature / l'autre non sujette à la réprobation qui se rapporte au mérite, où s'agit de servir qqun pour
devenir meilleur (182 b-c à lettre en rapport avec le passage sur la privation de savoir par les tyrans et 183a-c) ; peutêtre LB pense-t-il à cette distinction quand il admet qu'on puisse accepter de « diminuer souvent notre aise pour
augmenter l'honneur et l'avantage de celui qu'on aime et qui le mérite », attitude qu'il juge imprudente mais moins
monstrueuse car on peut servir qqun que l'on respecte (cf &4).
CF : De même l'analyse aristotélicienne de l'esclavage implique l'existence d'une servitude consentie : celui qui est
fait pour servir peut comprendre que la servitude lui est avantageuse si il sert qqun qui mérite naturellement d'être son
maître (« il y a avantage et amitié réciproque entre un esclave et son maître quand tous deux méritent naturellement
leur statut » (Politique I, 6 1255b) ; plus loin il parle des hommes qui, bien que nés pour être commandés, n'y
consentent pas (I, 8, 1256b) donc cela semble présupposer que certains consentent … Néanmoins il y a une
justification morale et politique de l'esclave chez Aristote qui est incompatible avec LB car il considère la servitude
comme premier modèle du lien civil. Seule grande différence entre Aristote et LB : le sens du mot esclave et la
justification de l'esclavage : « par nature les uns sont destinés à être gouvernés despotiquement, les autres
monarchiquement, les autres constitutionnellement et cela leur est juste et avantageux ». Par exemple, les barbares
« sont par le caractère naturellement plus portés à la servitude que les Héllènes et les Asiatiques que les Européens ».
Cf Montesquieu et sa théorie des climats : « Il ne faut pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les
ait presque toujours rendus esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenu libres. C'est un
effet qui dérive de sa cause naturelle » donc « il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l'a jamais quittée … on n'y
verra jamais que l'héroïsme de la servitude »(EL).
8
La tyrannie par contre est jugée injuste « entre des gens semblables et égaux ». Or, LB pour montrer le caractère
contre nature de la servitude doit invalider les explications naturalistes qui en résorberaient le caractère
scandaleux en l’expliquant par des causes extérieures.
Cf 2 Différenciations majeures avec la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel : on pourrait imaginer un
premier combat dans lequel l'un préférerait la servitude à la mort et l'autre assumerait le risque vital jusqu'à s'élever audessus de la vie ; mais a) Le moment où l'on soumet l'autre n'intéresse guère LB, le combat primitif qui érige l'un en
maître et l'autre en esclave n'est pas son objet. b) La malencontre est plus une défaite morale donc il évacue le
moment de l'asservissement. Ici c'est un ennemi, « pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort
vos personnes » : le ressort de la servitude n'est donc pas pour La Boétie la peur instinctive de la mort (sinon les
animaux se soumettraient par instinct or il les utilise pour prouver l'existence d'une liberté naturelle irréductible).
Même si les sujets ne vont pas se battre à la guerre pour leur tyran avec autant de conviction que le font les hommes
pour leur liberté, c'est parce qu'ils sont rendus « lâches et efféminés » par la tyrannie, pas parce qu'ils ont peur de la
mort. L'ennemi est intérieur et non extérieur : la mort et les autres sont des agresseurs visibles mais ces ennemis du
dehors ne sont pas superposables avec l'ennemi du dedans.
f) Plan général
* Il y a une progression du je au nous puis au vous. La Boétie produit la question devant son lecteur et interroge
d'abord en son nom propre « je ne voudrais sinon entendre ...» (& 1à 4) puis le je se dissout dans le nous (& 5 à 8) :
« comment dirons-nous que cela s'appelle … Appellerons-nous cela lâcheté ». Cela a pour effet d'inviter le lecteur au
coeur du questionnement, au fur et à mesure que l'énigme et le scandale augmentent, il doit être plus impliqué.
LB interpelle le genre humain en général en le distinguant du tyran, il l'utilise surtout quand il évoque l'état primitif des
hommes et leur union originelle. Enfin le vous surgit avec l'apostrophe « pauvres et misérables peuples insensés ...vous
vous laissez emporter » (& 9), le peuple devient comme un interlocuteur vivant.
Une fois qu'il nous a rendu attentif à cette parole en nous interpellant directement, il renonce à s'adresser au peuple
et introduit le moment de la recherche (& 10) reconnaissant qu'il ne sert à rien de tenter de changer l'opinion du
peuple quand il est déjà aliéné de manière « incurable » ; il se met en quête d'une réponse à une question (« comment
s'est enracinée si profondément cette volonté de servir »), toutes deux (la question comme la réponse) indifférentes au
public ; donc le discours se replie sur lui-même comme s'il pouvait se suffire à lui-même en tant que théorisation
de la servitude, sans espoir d'efficacité pratique sur les peuples (pas de passage de la théorie à la pratique ni de la
pratique à la théorie, seulement de l'indignation à la théorie) ; il ne suffit pas de combattre l'opinion établie et déjà
asservie, encore faut-il s'affranchir de la servitude de l'opinion qui en est la cause, en amont ; l'écriture est au service de
cette libération doxique. Donc après une parole politique l'auteur décide de s'adonner à la seule recherche : le
discours politique cède la place à un discours sur le politique (ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de destinataires, il
s'adresse à ceux qui sont disposés à l'écouter, il noue une alliance avec une catégorie de lecteurs, des « amis »
imaginaires, à qui il fait découvrir la dimension politique de la lecture, et en exclut une autre). Il leur propose donc un
retour au commencement.
* De plus, le concept de servitude volontaire, qui est à la fois central et pluriel, se construit à partir d'une série de
distinctions conceptuelles qui visent à faire apparaître ce qu'il est à travers ce qu'il n'est pas et éviter des confusions
éventuelles. La question fondamentale est de savoir comment l'existence de la tyrannie peut-elle reposer sur
l'accord du peuple ? Dialectique de l'ordre et du désordre du fait du retour de certains arguments et d'une progression
qui n'est pas toujours linéaire, comme dans un mouvement giratoire, une sorte de structure en épi où l'orateur procède
par éliminations d'explications insuffisantes ; rhétorique paradoxale dans laquelle la validité du discours tenu est ellemême douteuse.
Structure en épi :
* Pourquoi les hommes servent-ils alors que ce n'est ni leur plaisir ni leur intérêt ? A cause du désir de servir.
* D'où vient ce désir de servir ? Il suppose une absence de désir de liberté, pourtant naturel.
* D'où vient l'absence de désir de liberté ? De l'habitude et des techniques de domination, sources d'aveuglement chez
la populace.
* D'où vient la servitude des hommes plus éclairés ? De la pyramide hiérarchique et des mauvais désirs, la servitude
des puissants se retournant contre eux au final.
* On peut seulement espérer que Dieu punisse les méchants et que les hommes bien intentionnés apprennent à ne pas
soutenir le tyran.
I) Exorde et Position du problème / Introduction (& 1 à 9) : stupeur de l’orateur face à une réalité monstrueuse
que personne ne voit ; tableau épidictique qui montre la laideur du réel (genre rhétorique)
* Citation d'Homère et sa réfutation & 1
* Refus d'une genèse / hiérarchisation des régimes, toute servitude étant malheureuse & 2
* Stupeur face à l'énigme de la servitude & 3
* Concession à l'obéissance forcée + hypothèse de l'amitié = rejet de l'hypothèse du bon roi
& 3a-4b
9
* Deuxième manifestation de stupeur face à l'énigme de la servitude & 5 (négations, gradations)
* Hypothèses de la force, de la crainte ou de la lâcheté à écarter car limitées comme le courage & 5 a-b-c
* La défense de la liberté décuple les forces & 6 a-b
* Mais le contraire s'observe tous les jours &7
* Or, nul besoin de combattre le tyran & 7a
* Donc les hommes ne désirent pas la liberté et nourrissent la tyrannie & 7b-c-d-e à & 8
* Apostrophe au peuple & 9 : opposition accumulation de biens / leur pillage ; le tyran comme ennemi intérieur ; le
tyran comme simple mortel ; le peuple co-auteur des crimes du tyran (anaphore « afin ») ; injonction ; image du
colosse.
Transition & 10 : métaphore médicale / renoncement à soigner ce mal sans remède.
Ainsi cette domination ne repose ni sur l’amour, la crainte ou la lâcheté, mais sur le consentement. Mais quelle est la
cause de cette cause ?
II) La Recherche des causes (& 11 à 34) : examen méthodique des faits (genre judiciaire)
A) D'où vient le désir de servir ? & 11 à 12e Pas de la nature (définition par la négative)
* Argt 1 =Rappel des lois de la nature & 11-11a: obéissance aux parents ; raison naturelle ; liberté liée à la fraternité.
* Argt 2 = Rôle du langage et unité du genre humain & 11 b.
* Rejet de la question sur la naturalité de la liberté : l'homme naît avec le désir de la défendre
& 12
* Argt 3 = Comparaison animale & 12 a-e : ils préfèrent la mort à la prison ; la volonté de servir n'est donc pas
naturelle mais provient d'un oubli de la liberté naturelle.
B) D'où vient l'oubli de liberté ? Réflexion sur la coutume, 1ère cause de tyrannie (définition positive) pour le
plus grand nombre
&13 à 18f
Première digression
* Digression sur les 3 sortes de tyrannies & 13 :
violence & 13a, héritage & 13b, élection & 13c.
* Identité de ces régimes & 13d.
* Hypothèse des hommes neufs qui choisiraient d'obéir à la raison (sauf les juifs) & 14.
* On ne sert que contraint ou trompé & 14a.
* Exemple de Denys de Sicile, capitaine, puis roi, puis tyran & 14b.
* Au début on sert par force puis à cause de la habitude & 14c-d
* Héritage du fils se comparant au père & 14e
* L'habitude est un poison & 14f
* La coutume a plus de pouvoir que la nature & 14g
* La coutume peut tout autant conforter la liberté &14h
* Exemple des Vénitiens et des Turcs &14i
* Les chiens de Lycurgue & 14j
* Xerxès et les deux Spartiates & 15 à 15d
* Caton &16 à 16b ; universalité des maux de la sujétion (le sol n'y change rien)
* Conclusion de la digression : métaphore de la nuit &16c ; opposition nature/coutume & 16d
* Distinction entre fausse et vraie nature &17
* La servitude, même coutumière, est toujours une offense à la nature, qui s'accroît avec le temps (la durée n'y change
rien) &17a
Deuxième digression
* Condition des hommes bien nés (Ulysse # populace), rôle mémoire et imagination &17b
* Exemple du grand Turc & 18 et 18a : haine des livres, isolement des savants
* Allusion à Momus & 18b
* Exemple de Brutus et Cicéron & 18c
* On peut se délivrer, comme le montre l'histoire & 18d-e
* Mais échec relatif de ces libérations & 18f
Fin de la deuxième digression
C) D'où vient l'oubli de liberté ? 2ème cause : Les 5 techniques de domination &19 à 24d
* Exemple d'Hippocrate & 19 à 19b
* La tyrannie engendre et entretient la lâcheté & 19c-d
* Les misères du tyran & 20 et 20 a
* Il lui faut des hommes sans valeur & 20b
* Les plaisirs « ludiques » comme outils de la servitude & 21 à 21g
* Le pouvoir des mots &21h à 21j
* L'entretien du mystère & 21k à 21m
* Les croyances religieuses & 22 à 23
* Les symboles & 24
* les poètes courtisans & 24a à 24 c
10
* Conclusion & 24d : cela vaut pour les hommes grossiers, qu'en est-il des hommes éclairés ?
D) D'où vient l'oubli de liberté ? 3ème cause : La pyramide du pouvoir comme « ressort et secret » de la
domination & 25 à 34
* La force armée est peu utile au tyran (force dissuasive) ...& 25
* ...voire nuisibles car se retournant contre lui & 25a
* Le soutien des tyranneaux / courtisans & 25b
* Contagion de la soumission (gradation) & 25c
* Métaphore médicale & 25d
* Comparaison aux voleurs et aux corsaires & 25e
* Le tyran asservit les sujet les uns au moyen des autres (métaphore du coin) &26
* Méchanceté et sottise de ceux qui servent & 26a
* 3ème expression de stupeur & 26b
* Comparaison aux paysans et artisans &26c
* Splendeurs et misères d'une vie de courtisan (les organes du pouvoir) &26d
* Question oratoire &26e
* Ils servent par avidité &27
* Pas de propriété sûre possible sous le tyran &27a
* Il y a plus de perdants que de gagnants & 27b
* Même chez les gens de biens &28-28a
* Les méchants ne s'en sortent pas mieux &29-29a
* Nombre de tyrans sont victimes de leurs favoris &29b
* Le tyran n'aime pas et n'est pas aimé : éloge de l'amitié & 30
* Complot et non compagnon ou société entre méchants : pas d'amitié car pas d'égalité ; métaphore des voleurs
renversée & 31
* Fable de la Fontaine & 31a
* Métaphore du papillon & 32
* Péril même avec le successeur & 32a
* Misère de la vie courtisane & 32b
* Enumération pathétique des reproches : les mange-peuples sont maudits, détestés vivants ou morts & 33 -33a-33b
* Péroraison : injonction à ne pas servir et invocation de Dieu contraire à la tyrannie & 34
II Commentaire linéaire
1) Exorde ou prélude : la position du problème &1-5
* &1-2 Citation d'Homère et sa réfutation :
* Un discours dans le discours : LB inaugure son questionnement en mettant en scène Ulysse « parlant en public »
et cherchant à « apaiser la révolte de l'armée » : le discours commence par un discours (ce qui fait de LB un bon
humaniste mais aussi un bon exégète, capable de resituer la réflexion d'Ulysse en son temps). Agamemnon a annoncé
en conseil restreint qu'un songe lui a conseillé de livrer bataille et qu'il va sonder l'état d'esprit de toute l'armée en
proposant par ruse l'arrêt de la guerre ; il veut leur faire prendre les armes mais pour s'assurer de leur motivation il leur
fait croire qu'il veut rentrer ; or les grecs prennent le message au premier degré et battent en retraite, après neuf années
de siège, cela déclenche la ruée de tous vers les vaisseaux, avant toute discussion ; pour les retenir, et sur les conseils
d'Athena, Ulysse (symbole de la ruse, l'orateur Ulysse, l'homme aux mille ruses, est un porte parole traditionnel de la
rhétorique paradoxale) doit s'adresser à la masse et aux chefs, avec des arguments anti-démocratiques du type : « nous
ne pouvons devenir tous rois » mais aussi anti-aristocratiques (plusieurs seigneurs ou maîtres sont inutiles). Il fait un
éloge mensonger de la monarchie pour apaiser la révolte de l'armée : « Grand fou ! Demeure en place et tiens-toi
tranquille ; puis écoute l'avis des autres, de ceux qui valent mieux que toi : tu n'es, toi, qu'un pleutre, qu'un couard…
Chacun ne va devenir roi ici parmi nous, les Achéens. Avoir trop de chefs ne vaut rien : qu'un seul soit chef, qu'un seul
soit roi -celui à qui le fils de Cronos le Fourbe aura octroyé de l'être ».
Ce n'est pas anodin car :
1) le pouvoir du langage ne doit pas être dissocié du pouvoir politique et épistémologique : politique parce qu'il est
l'instrument privilégié de la manipulation des foules / épistémologique parce que la fonction ontologique du langage
est de dire ce qui est, de révéler l'être de chaque chose d'où une mise en abyme : LB parle à ses lecteurs d'Ulysse
parlant à la foule de la nécessité d'avoir un maître. Ouverture avec une référence à une parole d'Ulysse dans
l'Odyssée d'Homère mais pour mieux en dénoncer le mensonge et l'opportunisme : « D'avoir plusieurs seigneurs
aucun bien je n'y vois / Qu'un sans plus soit le maître, et qu'un seul soit le roi ». Le prince des poètes a mis dans la
bouche d'un prince une parole intolérable et La Boétie récuse les 3 en même temps (comme Platon donnait congé aux
poètes dans la République ce qui signe déjà une position ambivalente, se référant aux Anciens pour mieux les
critiquer).
2) c'est un commentaire du commentaire qu'en fait Aristote (Politiques IV, 4, 27) qui lui-même souligne l'ambiguïté
d'Homère : « De quel gouvernement parle Homère en disant que « le commandement de plusieurs n'est pas bon », de
11
celui-ci [la démocratie] ou de celui où beaucoup de gens exercent le pouvoir individuellement, cela n'est pas clair …
c'est pourquoi le caractère de ces deux régimes [démocratie et tyrannie] est le même, tous deux sont des despotes … et
le démagogue et le courtisan sont identiques et analogues ».
3) De plus, ce n'est pas la vérité politique mais l'urgence des circonstances qui le conduisent à défendre l'idée d'un
maître ; sous la forme d'une hypothèse au conditionnel, LB suggère que la faiblesse logique de l'argument d'Ulysse
peut s'expliquer par les circonstances ; c'est une parole en public, dépendante de ses conditions d'énonciation ; le
propos est plus conforme aux circonstance qu'à la vérité ; comme Ulysse sera présenté plus loin comme un homme
bien né, avide de liberté, LB semble l'excuser d'avoir fait un éloge mensonger de la monarchie dans le but d'éviter une
émeute inutile qui ne permettrait que de changer de maître (la polyarchie reviendrait ici à une forme d'anarchie), face à
un auditoire convaincu du contraire. Cela lui permet de mettre en évidence le drame de la soumission au pouvoir d'un
seul : excuser Ulysse est une feinte car cela permet de mettre en évidence le contraste avec son propre discours non
public (ésotérique) qui s'ouvre sur un paradoxe véridique et sans concession à une utilité pratique. La parole
pragmatique d'Ulysse s'oppose à la parole « à bon escient » de LB, qui fustige « la puissance d'un seul ».
4) Une parole incohérente :
En effet, le premier vers nie l'utilité de se soumettre à des seigneurs et comporte une ambiguïté exploitée par la
Boétie : on ne sait pas vraiment si la négation porte sur l'existence-même des seigneurs (version retenue par LB, dans
ce cas il réfute le présupposé même de l'affirmation à savoir qu'un peuple a besoin de maître) ou sur l'existence de
plusieurs seigneurs (version d'Ulysse, dans ce cas il s'agirait seulement de débattre sur la question de savoir si un
peuple a besoin d'un ou de plusieurs maîtres, la division du pouvoir pouvant être source de désordre).
L'orateur se moque de la thèse d'Homère et partant d'une même hypothèse, elle en déduit une conclusion
différente : ils sont d'accord sur les prémisses suivantes : « plusieurs maîtres » signifie « plusieurs fois le même
maître » et donc sa valeur négative se multiplie mais le premier en conclut qu'il ne faut qu'un seul maître (divisant
d'autant le produit des nuisances), l'autre qu'il n'en faut aucun (annulant toutes les nuisances), donc là où Ulysse
considère que c'est le nombre de maîtres qui est nuisible, LB considère que le fait d'avoir un seul maître est déjà
nuisible. Il y a une faille logique dans le raisonnement pro-monarchiste d'Ulysse qui propose successivement une
critique de la multiplicité des chefs (la polydomination) c’est-à-dire de la démocratie radicale ou du régime
aristocratique puis une éloge de la domination d'un maître ou d'un roi ; le passage du premier au deuxième vers est
aberrant car on ne peut conclure du rejet de la polydomination à la supériorité de la monodomination donc LB va
retourner le raisonnement d'Ulysse : les défauts de la monodomination entraînent à plus forte raison ceux de la
polydomination. Il s'agissait d'un enthymène, c’est-à-dire d'un syllogisme qui commence par une opinion générale que
l'on ne peut prouver (la multiplication du même maître est nuisible / or, il faut éviter le mal en politique / donc il il ne
faut se soumettre qu'à un seul maître, moi, dit Ulysse, ou il ne faut se soumettre à aucun maître, dit LB).
Ainsi LB construit une inférence dont le principe même contredit la conclusion d'Ulysse : si la domination multiple
n'est pas bonne c'est non pas parce que le pouvoir s'en trouve dispersé et affaibli mais parce que la domination
d'un seul n'est déjà pas bonne en elle-même. Le raisonnement ne vaut pas plus dans un cas que dans l'autre car
s'appuyant sur une opinion vague : on peut contester le fait que « plusieurs maîtres » signifie « plusieurs fois le même
maître », cela pourrait signifier l'addition de maîtres différents et une assemblée d'hommes pourrait être plus sage qu'un
seul donc ne saurait nuire (théories du conseil). Il y a donc une certaine faiblesse argumentative de ce premier moment.
Résumé = tout en se démarquant d'une autorité, , ce début jette le trouble dans l'esprit du lecteur : certains discours
seraient à double fonds, commandés par les circonstances ; mas alors, n'est-ce pas le cas du discours présent ? L'exorde
remplit bien son rôle car elle éveille l'esprit du lecteur et sa méfiance, seule arme vraiment efficace face au tyran. Il
faut toujours déceler l'intention politique derrière la parole séduisante (ici ramener les grecs à l'obéissance / là refuser
la servitude) et LB ne veut justement pas reproduire la fascination qu'il dénonce, donc sa brillante rhétorique n'est pas
une fin en soi mais le moyen de provoquer le doute et de provoquer une traversée des apparences : la servitude ne se
trouve pas là où on croit, non pas dans le fait d'avoir un maître mais dans le fait de l'accepter. En corrigeant
l'opinion d'Ulysse il ouvre ainsi son texte sur la thèse centrale : être soumis au pouvoir d'un seul est un malheur,
l'être à celui de plusieurs serait un malheur démultiplié (« avoir plusieurs maîtres, c'est autant qu'on en a être autant
de fois extrêmement malheureux »). Il ne réfute pas l'idée de pouvoir : les hommes ne peuvent vivre en marge de toute
autorité politique, mais seulement le danger constitutif de tout pouvoir politique conçu comme domination du maître
comme imperium. Qu'il s'agisse de la « domination de plusieurs » ou de « la puissance d'un seul », l'autorité politique
dès lors qu'elle « prend ce titre de maître » n'est que « dure et déraisonnable » (&1).
* Refus d'une genèse / hiérarchisation des régimes, toute servitude étant malheureuse & 2 (suite)
Le thème du discours est aussitôt délimité (il recommencera plus loin avec la digression sur les 3 tyrannies,
faisant semblant de traiter un pbl pour ensuite l'écarter) : c'est la première fois que LB affirme sa volonté ; il s'agit
d'identifier le propos par deux dénégations : il ne s'agit ni de débattre de la question du meilleur régime (« si les
autres formes de gouvernements sont meilleures »), ni de se demander si la monarchie relève de la république
(« avant de m'interroger sur le rang que doit avoir la monarchie parmi les régimes politiques, si elle doit en avoir un »).
Or, sur le même schéma qu'au &1, il ne s'agit pas de comparer / hiérarchiser les régimes politiques, de « chercher
quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques » ; il faudrait plutôt se demander en amont si... / questionner le
présupposé selon lequel « elle y doit en avoir un ». Le débat classique se trouve implicitement ramené à un faux débat.
C'est parce qu'il vient d'affirmer que la domination d'un seul étant malheureuse, la domination de plusieurs serait un
malheur multiplié que LB se sent contraint de préciser qu'il n'entend pas pour autant traiter de la hiérarchie politique
car il a pris le risque avec la citation d'Ulysse sur le pouvoir de plusieurs d'y inclure le pbl classique de la « quantité »
12
des gouvernements, hérité de la Republique de Platon ou de la Pol d'Aristote (Pol III, 7-8, 1279a-1280a) où le
nombre des gouvernants servait à définir les différents régimes politiques. Rupture avec la tradition
philosophique : il récuse les données du problème telles qu'elles ont été fixées par la tradition
2 Textes présents en filigrane avec les guillemets (« « si les autres formes de gouvernement sont meilleures que la
monarchie » ») derrière l'expression « cette question tant pourmenée / discutée» et « d'un autre temps » :
- PLATON (Pol 291-292d, 302c, Lois 712c et 714b : oppose les régimes légaux gouvernés « conformément à la loi »
monarchie, aristocratie, démocratie et les 3 régimes illégaux qui leur correspondent, tyrannie, oligarchie, démocratie
dépravée.
- ARISTOTE : distinction entre 3 régimes selon le nombre de gouvernants : monarchie, aristocratie et « gouvernement
constitutionnel » et leurs dérivations respectives : la tyrannie, l'oligarchie, la démocratie. L'opposition traditionnelle
issue d'Aristote (distinction entre les constitutions politiques et despotiques, avec celles qui sont normales ou bonnes
-monarchie, aristocratie, république et d'autres déviées de la tyrannie, l'oligarchie et la démocratie car elles se fondent
sur un ordre politique injuste où le pouvoir n'est pas proportionnellement distribué selon la capacité de chacun et où le
bien commun n'est plus la fin de la cité ; la tyrannie n'est donc qu'une perversion particulière, celle de la monarchie)
n'est plus pertinente. LB ne s'inspire pas ici du chapitre consacré par Aristote à la tyrannie (IV, 10) mais de celui
consacré à la monarchie (III,14) : 4 sous-types de la monarchie = royautés soumises à la loi / (Agamemnon n'est pas
« souverain dans tous les domaines ») / tyrannies soumises à la loi et héréditaires / tyrannies électives / monarchies
hybrides à la fois soumises à la loi, consenties et héréditaires. LB exploite donc une ambiguïté lexicale présente chez
Aristote car les termes de monarchie, de royauté et de tyrannie se croisent sans cesse pour désigner parfois les mêmes
états ; or le DSV ne comporte que deux occurrences du terme de « monarchie », au & 2 ; il utilise bcp plus souvent les
termes de roi (24) / royaume (6) ou bien sûr tyran/nie (51). D'où une certaine porosité entre les deux termes.
Conséquences :
* CSQ 1 =
Son seul objet c'est le fait brutal de la domination qui constitue un invariant de la condition politique, transcendant
toutes les formes de régime, un invariant de la servitude ; le fait de la tyrannie nourrit une interrogation qui excède la
particularité de son cas, elle pose la question de la nature du pouvoir d’État ; la tyrannie doit être étudiée pour ellemême, car elle est sui generis, à elle-même sa propre genèse, comme régime qui reçoit de lui-même son principe
d'explication. Nul besoin de distinguer la monarchie ou la république quand il s'agit de mettre à nu les racines du
pouvoir dans leur dimension anthropologique. Il fallait que LB écarte la question de l'ordre des régimes car il
descend plus loin dans les entrailles du pouvoir et renvoie dos à dos tous les régimes, y compris les républiques. Il ne
prend pas acquis le fait de la domination mais en cherche l'origine. Le DSV n’est le manifeste d’aucun parti et c’est
l’abstraction du propos qui fait sa force : la déclamation s’adresse à la mémoire et vise l’intention, cherchant à
provoquer l’indignation et la honte. Il semble différer à plus tard le traitement de la question de la valeur de la
monarchie (« question réservée à un autre temps et demanderait bien son traité à part »), soit parce qu'il entrevoit les
« infinies discussions politiques » que cela provoquerait, soit parce qu'il a prévu de le traiter plus tard. Son projet est
plis profond : il veut comprendre pourquoi « comment il peut arriver » les hommes sont si souvent dans les fers alors
que la liberté est un sentiment vif, inhérent à la nature humaine (c'est le mouvement même de la vie, qui définit
« toutes choses qui ont un sentiment » c’est-à-dire tout être vivant). C'est un essai de psychologique politique qui
s'attache à l'étude de la nature humaine et aux causes de la servitude.
Il faut dire que l'autre originalité de LB est de considérer que la communauté n'est pas donnée d'emblée, elle est à
construire et peut se dissoudre, avec la tyrannie la communauté est anéantie. Si rien n'est commun il n'y a plus
d'intérêt public à flouer puisqu'il n'y a plus de communauté politique susceptible de faire valoir ses droits, plus de bien
commun à opposer au tyran. La question du rang de la monarchie est donc bien seconde puisqu'elle présuppose une
communauté durable qui fait précisément problème. LB se démarque encore ici des théories traditionnelles qui
interrogent la légitimité du pouvoir par rapport à un corps social déjà constitué, alors que la tyrannie destitue
ce lien social.
* CSQ 2 =
En confrontant l'étymologie des deux mots (pouvoir d'un seul / chose publique) il suggère que la monarchie n'a pas
sa place parmi les républiques, ce qui est une remise en cause de la tripartition classique de l'ordre des régimes. Il n'y
a pas de recherche du bon maître possible. LB écarte la comparaison des différents régimes en même temps que la
définition de la monarchie car il va opérer un rabattement conceptuel entre roi/monarque/tyran/ maître (ce qui
montre à quel point le mot « tyran » est utilisé en un sens large, comme pour brouiller les catégories) car tout pouvoir
séparé du peuple procède de la même cause que la tyrannie (« rien de public en ce gouvernement où tout est à un »).
Le tyran n'est plus défini par sa manière d'accéder au pouvoir mais par la corruption qui fait considérer la
chose publique comme un bien personnel. D'ailleurs sur un des exemplaires on trouve écrit en face de DSV :
« Séditieux contre la monarchie » car elle apparaît implicitement comme le moins bon des 3 modes d'exercice du
pouvoir. car toute monarchie porte en elle le mal politique inhérent au gouvernement d'un seul. La ligne de partage ne
se fait plus entre des formes de domination ou des gouvernements, entre le particulier et le collectif mais entre les
intérêts individuels ou particuliers et les le bien commun, l'intérêt public. Ici « monarchie » est un terme
aristotélicien qui se limite à désigner un gouvernement qui est aux mains d'un seul homme. L'interrogation porte sur la
13
nature de la communauté politique plus que sur ses différentes formes. LB suit en cela le livre III de La République de
Cicéron, où la tyrannie ne désigne plus une perversion particulière de la monarchie (ou plutôt monocratie) mais
une dégénérescence du politique et de l'état de droit en général : « qui donc appellerait « chose du peuple » c’est-àdire république, un Etat où tous subiraient l'oppression cruelle d'un seul, où il n'y aurait aucun lien de droit, aucun
accord, aucune volonté de vie commune, où manquerait donc ce qui fait un peuple ? ». EX : Louis XIV « Mémoires
pour l'instruction du dauphin » livre qu'il commanda et approuva : « les rois sont seigneurs absolus et ont
naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens … sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans
discernement ». En fait, LB ne se contente pas d'évacuer une question classique, il la transforme : il laisse entendre que
la monarchie n'a pas sa place parmi les républiques ce qui reviendrait de manière radicale à supposer que la monarchie
n'est pas un régime politique du tout, et elle se trouverait ainsi rabattue sur la tyrannie. Ce déplacement sémantique
de la monarchie vers la tyrannie est provoqué par un élargissement sémantique de la notion de république.
CSQ 3 =
Le mot « république » n'est jamais vraiment utilisé ici au sens fort ou actuel mais suggéré par la négative à travers
« les autres formes de gouvernements/ républiques » (TRAD!) et surtout « la notion du bien commun » ; il se voit
attribué son sens le plus large de gouvernement (« les autres façons de république ») : LB joue sur l'antinomie de
l'expression : « rien de public » avec « république / res-publica » (rien étant hérité de res ce qui en fait un doublon du
préfixe de république). Flou sémantique probablement volontaire car aussitôt rectifié par LB : on ne considère plus la
monarchie comme une république parmi d'autres, elle est expulsée du cercle républicain.
2 précisions :
-Il y a bien un républicanisme de LB donc la république n'est pas qu'un régime parmi d'autres mais le seul régime
véritablement politique : si il écarte la question du meilleur régime, cela ne signifie pas que l'opposition entre
république et monarchie soit écartée et que l'un vaille l'autre. Même si certains commentateurs comme Clastres ou
Lefort tentent d'atténuer sa préférence pour la République, c'est une référence constante du DSV. Cela constitue un
déplacement dans la définition quantitative des régimes : ne constitue vraiment une res publica que la constitution
dans laquelle la politique est bien publique et non accaparée par un seul. LB introduit donc une distinction plus
puissante que celle du nombre, qui opposerait monarchie et république. LB se serait inspiré du républicanisme italien
où il n'est de vraie république que si le gouvernement n'appartient pas sans limites à un seul (avec l'expression « vivere
politico » ou « vivere civile » désignant au XVème un régime qui est conforme aux lois civiles par opposition à la
domination arbitraire d'un prince « legibus solutus »).
- De plus, LB écarte non pas les république elles-mêmes du sujet, mais la question du pouvoir pluriel, de la
domination multiple (« dominum plurium ») amenée par l'incipit homérique, mais c'est pour mieux pouvoir la
retrouver plus loin avec la pyramide des tyranneaux et pour que le premier mouvement du DSV puisse se déployer
pleinement. LB refuse d'examiner le problème de la multitude des maîtres pour se concentrer sur le maître
unique ; ce qui mobilise son attention c'est le fait que « la puissance d'un seul, dès lors qu'il prend le titre de maître,
est dure et déraisonnable ». C'est le « titre de maître » autant que le « nom d'un » qui fonde sa mise à l'écart de la
question des régimes et de la domination plurielle. Mais il ne met pas pour autant à l'écart l'idée même de république :
au contraire cette mise à l'écart est la première pierre de son républicanisme puisque seule compte la qualité et la
finalité du régime politique, pas le nombre.
* &3 : Définition du problème et première expression de stupeur :
Le problème n'est pas tant celui de la tyrannie que celui de la concession à la tyrannie : « tâcher de comprendre
comment il peut arriver que tant d'hommes ... endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a de puissance que celle qu'ils
lui donnent » : on comprend déjà que ce sont les hommes qui sont acteurs de la phrase donc de la servitude et que cela
repose sur un contraste numérique. Ce n'est pas la question qui va se poser d'abord et chercher ensuite des faits pour la
confirmer : les faits sont chronologiquement premiers ; c'est un constant de fait (« il peut arriver que ») dont
n'importe qui pourrait être témoin, car il se trouve sous nos yeux.
*Le premier paradoxe est numérique : la multitude de la foule devrait l'emporter sur l'unité du monarque ; l'effet
oratoire du jeu des nombres (« tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations » avec une gradation du
plus petit au plus grand, comme un zoom arrière) nous étourdit et nous divertit à la fois ; mais la question de fonds
reste cruciale : ce n'est pas par le force que le peuple est soumis au bon plaisir du tyran.
Que faut-il voir au juste ? Il suffit de l'observer pour s'en rendre compte : « grande chose certes, et toutefois si
commune » : un seul homme peut régner sur un nombre d'hommes infini (« voir un million [de millions] d'hommes
servir misérablement … le nom seul d'un individu » & 3) ; c'est un monde à l'envers qui est pourtant le nôtre (les mots
ont ici la force d'assigner à la fiction le statut de réel), où la force quantitative du plus grand nombre tient lieu de
faiblesse et où la faiblesse d'un homme isolé tient lieu de force. Un peuple peut subir le pire de la part non pas d'une
armée ou d'un groupe d'hommes plus forts, ni même d'un Hercule ou d'un Samson mais de l'être le plus fragile « un
hommeau » et même « le plus lâche et le plus efféminé de toute la nation » (& 5), qui n'a même pas appris à se battre
pour des tournois précisera le &5 (« ni même à peine au sable des tournois »). Hommeau = suffixe réducteur et
méprisant ce qui renforce la disproportion par rapport aux forces réelles qui sont en face, d'autant qu'il est lui-même
« esclave de la moindre courtisane », ce qui le met plus bas qu'une femme. Première étrangeté : qu'un homme faible et
isolé domine une foule quantitativement supérieure en nombre, que « tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant
14
de nations endurent un tyran seul » & 3. La rhétorique de l'amplification, qui part d'un premier élément pour l'étendre
progressivement, construite selon un principe d'accroissement progressif, met en lumière l'absurdité de ce tableau :
c'est une extension qui semble ne pas avoir de fin et dessine un monde où rien n'a de sens, comme pour assommer le
lecteur de preuves. Comment ne pas voir tout cela , cette « grande chose, si commune »?
* Le deuxième paradoxe est spéculaire : le thème optique est l'un de ceux qu'on retrouve le plus fréquemment ds les
discours déclamatoires: le peuple ne voit pas la réalité telle qu'elle est, il ne voit pas parce qu'il ne voit pas ce qui
l'empêche de voir (« aveugle en votre bien »&9, « les peuples rendus sots … amusés d'un vil plaisir qui leur passait
devant les yeux », lisant le réel plus mal que ne le font les enfants qui « à force de voir les luisantes images des livres
enluminés, apprennent tout de même à lire » & 21c) ; la comparaison du peuple aux enfants (infans = celui qui ne
parle pas en latin) souligne l'absence de capacités de jugement ; cette niaiserie qui lui est propre fait d'eux des enfants
faciles à tromper, ils servent « aussi niaisement mais plus mal que des enfants ». L'adoucissement de la servitude par
les festivités publiques est une infantilisation qui permet de rendre le tyran nécessaire et bénéfique et de légitimer la
dépossession de toute autonomie. L'emprise tyrannique fait régresser les hommes à un stade inférieur, d'abord celui de
la femme puis celui de l'enfant et de l'animal. A contrario cela signifie que la liberté, qui nécessite l'éducation du
discernement, est le privilège des hommes adultes. Cf Nora dans MP est réduite à une fonction de domesticité à
l'intérieur et de représentation à l'extérieur. La soumission à un ordre patriarcal infantilisant prolonge la puérilité.
CF Le concept de minorité intellectuelle et morale chez Kant.
Mais en même temps, le DSV (qui est un livre, justement, permettant de voir, au-delà des apparences, la réalité vraie,
comme le stipulera la fin qui stipule clairement que « les livres et la doctrine donnent plus que tout autre chose aux
hommes le bon sens et l'entendement de se reconnaître » & 18a puis fait allusion à la réputation des tyrans « déchirée
dans mille livres » &33a) propose de porter un regard lucide sur la tyrannie en la dévoilant comme telle à ceux
qui ne la voient pas : les tableaux successifs, l'anaphore du verbe « voir » (« voir un million d'hommes »&3, « voir un
nombre infini de personnes » &5, « si l'on voit non pas cent, non pas mille »&5a, « qui le croirait s'il ne faisait que
l'entendre et non le voir »&7, « celui qui verrait les Vénitiens »&14i, « une petite fenêtre au coeur afin que l'on pu voir
ses pensées » 18b, le DSB est une de ces petites fenêtres que le tyran cherche à fermer, cherchant à retisser du lien
social) ou des présentatifs « voilà » (&16b « voilà certes une parole », « voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses
hallebardiers » &26a) sont autant de sollicitations à un dévoilement. Voir serait la solution car voir est le problème :
il faut rendre visible quelque chose qui est partout à portée de regard mais que personne ne semble remarquer ; il
semble y avoir entre le regardeur et la chose vue un écran qui rend la chose invisible. Mais montrer ne suffit pas
forcément car si c'est la faculté de voir qui est affectée en elle-même, il faudrait d'abord restaurer cette faculté, lui
permettre de « regarder plus avant » (&) comme les hommes bien nés qui « ayant l'entendement net et l'esprit
clairvoyant », ne se contentent pas de « regarder devant leur pieds », mais « s'inquiètent de ce qui est derrière et
devant » (&17b). Il faudrait, pour enclencher un processus de désillusion (aletheia= dévoilemennt du vrai en grec),
puisque le propre de l'illusion est de ne pas savoir que l'on s'y trouve, que l'oeil se voit lui-même en train de ne pas voir
ce qui renvoie au problème de l'impossible extériorité de la conscience (pour prendre conscience de son illusion il
faudrait déjà en être sorti). Cf métaphore du soleil et de la nuit & 16c oppose également la lucidité à l'aveuglement
dans la pure tradition platonicienne (allégorie de la caverne)
Cf Allégorie de la caverne / lynchage de Socrate à la fin / expériences vécues par Platon et Sénèque. Présence d'un
poète philosophe Simonide auprès d'un tyran sicilien qui n'est pas sans rappeler celle de Platon auprès de Denys de
Syracuse. Donc il y a deux facteurs qui semblent ôter aux tyrans et tyranneaux toute volonté d'agir pour le bien et de
prendre du mal : l'illusion psychologique, dont le propre est de ne pas savoir que l'on s'y trouve (elle produit une
dissonance cognitive qui consiste à une participation active à son propre malheur, on préfère retraduire a posteriori son
acte comme libre) = absurdité d'une enquête qui impose la nécessité et l'impossibilité de voir la tyrannie / la pyramide
hiérarchique, qui semble mécanique et irréversible (plus loin dans le texte), qui noie la tyrannie dans une mécanique
totalisante.
Deux regards incompatibles sont donc en compétition : un regard détaché (celui de l'auteur et de quelques hommes
bien nés) et un regard aveugle (celui du tyran et du peuple). La question est de savoir si ils seraient capables de
traverser le miroir : la métaphore médicale semble indiquer que non « ne pas mettre les mains aux plaies incurables »
(&10) et l'apostrophe qui précède reste sans espoir « vous vous laissez emporter » (&9), de même que l'injonction à se
regarder soi-même « qu'ils se regardent eux-mêmes et qu'ils se reconnaissent ». Car le DSV dépeint un monde
désespéré et désespérant constitué de monades humaines, toutes liées au pouvoir mais toutes isolées les unes des
autres, qui ne communiquent pas véritablement, dont il faudrait atteindre les pensées ; d'où l'allusion à Momus qui
reproche qu'on n'ait pas mis en l'homme « une petite fenêtre au coeur afin que par là on pût voir en ses pensées » &18b
(tiré de Lucien) ; cela pourrait sembler être une intrusion dans la vie intime assimilable à un pouvoir autoritaire mais ici
il s'agirait de communiquer directement à l'âme des vérités pour qu'ensuite les âmes se les communiquent entre elles.
La vérité qu'il dénonce est l'opacité de l'âme, car le langage peut aussi servir à mentir et dissimuler, donc il nous
invite à la vigilance en matière d'interprétation : parfois celui qui se moque dit des vérités et celui qui semble dire le
vrai se joue de nous.
La réponse provisoire est une non réponse : c'est par l'effet de ce qui semble être un charme : « ensorcelés et charmés »
(fin du & 3). On sait qu'ils ne sont pas contraints mais on ne sait pas pourquoi ils sont charmés.
* Le troisième paradoxe est anti-démocatique: en faisant reposer la responsabilité de la servitude sur le peuple, LB
15
récuse toute interprétation révolutionnaire, pro-peuple. Que signifie « un million d'hommes » ? / REMARQUE SUR
LA NOTION DE PEUPLE =
Le terme « peuple » doit être compris comme l'ensemble des individus qui ne sont pas le tyran :
* comme groupe, ensemble des hommes d'un pays ou membres d'une société plutôt que l'unité constituée du corps
politique ; ce n'est pas encore l'ensemble des citoyens sujets de droits politiques et institué par la loi. Le mot
comportera donc des ambiguïtés et une certaine mobilité au fur et à mesure de l'ouvrage : les dénominations varient et
l'envisagent tantôt comme groupe social particulier (« habitants d'un pays », « nation ») et dans ce cas LB nomme
l'identité du peuple en question, pour que cela ne reste pas une multitude anonyme, par ex pour rappeler son héroïsme ;
le rapport à la liberté constitue le critère grâce auquel on évalue sa force ex Grecs, Lacédémoniens qui luttèrent au prix
de leur vie et « ne pouvaient souffrir que de la moindre parole seulement on touchât à leur liberté » (sociétés civiles où
il y a un espace de délibération et de gestion des affaires communes par des citoyens libres et égaux) ; idem pour les
qualités politiques des Vénitiens, un modèle de république où selon Montaigne LB aurait préféré vivre plutôt qu'à
Sarlat : « cette poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d'entre eux ne voudrait pas être le roi de
tous » ; ce sont des groupes unifiés, jamais une simple somme d'individus et ils luttent pour défendre leur autonomie.
* comme force, soumis à un rapport de forces : il insiste sur la multiplicité des sujets en comparaison à leur
dominateur isolé « si deux, si trois, si quatre … si l'on voit … un million d'hommes n'assaillir pas un seul » pour
souligner le caractère extraordinaire de la servitude et le dénoncer en insistant sur l'aspect numérique du peuple ; dans
ce cas, c'est une collectivité divisée qui fait nombre sans faire unité ; une pluralité d'hommes, une juxtaposition confuse
sans volonté politique réelle. Agrégat sans identité politique, masse informe difficile à distinguer du troupeau.
L'ensemble des « petits » par opposition aux « Grands » qui n'ont ni la culture, ni les avoirs, qui sont sans pouvoir.
Gros populas composé de lourdauds abêtis, populace grossière et ignorante des raisons de sa misère. Tous ces termes
ont une connotation péjorative pour mieux dénoncer la sottise qui consiste à se laisser asservir, en étant incapable de se
concevoir autrement que soumis « ceux qui n'estiment être nés que pour le servir ».
# A opposer au « peuple franc », que l'on considérera plus tard en philosophie politique comme un corps de citoyens
actifs et raisonnables, avec une valeur politique positive, capables de se faire libres. LB suggère déjà cette opposition
de Hobbes ds le De Cive entre le peuple (une fraction de la communauté politique qui ) et la multitude. Pour autant il
n'inaugure pas une conception idéaliste et révolutionnaire du peuple car ce serait encore une fois être conduit au
fantasme de l'Un, à la fiction de l'unité absolue, propre à toute tyrannie. LB surmonte le double écueil d'une
diabolisation et d'une sacralisation du peuple en pensant la diversité des liens sociaux qui peuvent être tout autant
authentiquement politiques que tyranniques, en montrant justement son hétérogénéité réelle et définitionnelle. Donc
cette variation des significations du mot peuple est en soi un antidote contre le fantasme de l'Un.
* comme fonction par rapport au tyran : le peuple va jusqu'à se nier comme unité politique, privé de conscience
politique, il ne se pense pas comme ayant une existence et un rôle politique à jouer, donc ils fortifient le tyran en
fantasmant sa force, disant « qu'ils ont toujours été sujets », « qu'ils naissent serfs », « le peuple qui depuis longtemps a
perdu toute connaissance et qui ne sent plus son mal » ; le monarque n'a donc de puissance que celle que le peuple lui
accorde. Elle résulte à la fois de l'acceptation passive du peuple et de la collaboration active des tyranneaux. Les
hommes se comportent en esclaves et finissent par le devenir : le faire produit l'être. Ainsi le mécanisme de soumission
ne cesse d'être entretenu par ceux-là mêmes qui s'en croient victimes. Le rôle de la coutume est de loger le tyran en
chaque conscience individuelle. En somme, le tyran ne devient pas maître en le voulant, il vient occuper une place
déjà aménagée pour lui par le peuple (« n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent » ; n'a de pouvoir de leur
nuire que tant qu'ils en manifestent la volonté ». Le tyran s'engendre de la volonté obstinée du peuple de servir donc
à son tour le peuple se définit comme un désir de servitude qui s'extériorise dans la figure du tyran. (« ils aiment mieux
l'endurer que s'opposer à lui »).
Termes péjoratifs utilisés par LB pour décrire le peuple : « le gros populas » (&17b), la « canaille » (&21d) « le menu
populaire » des villes, « les lourdauds » (&21e), « le menu et grossier populaire » (&24c), « le naturel du menu
populaire ».
Pour rejeter toute excuser faite au peuple et lui imputer toute la responsabilité de sa propre servitude, LB annonce le nini du & 3a : deux hypothèses qu'il va écarter : « non pas contraints par une plus grande force » « ni craindre la
puissance » &3 / « ensorcelé et charmés », « ni aimer les qualités ».
* & 3a-4b : Rejet de l'hypothèse de la force (&3a) et de l'amitié admirative (&4 et 4a)
LB présente par concession (« pour temporiser ») les arguments a contrario définissant une soumission acceptable ; il
passe en revue les formes canoniques de l'obéissance qui se sont inscrites dans l'histoire : seuls des exemples
historiques et zoologiques, tous d'origine livresque, plus qu'expérimentale, viennent illustrer quelques cas de servitude
imposée par la force et la contrainte.
Le premier exemple historique de servitude involontaire et même volontairement repoussée est celui des Grecs assaillis
par les Perses à Marathon en 490 avt jc et aux Thermopyles et à Salamine en 480 avt jc. Les grecs se sont unis pour
refuser la servitude brutale qui les mettrait sous le joug du Grand Roi de Perse et réussissent malgré leur effectif réduit
à repousser militairement les Perses déjà installés en Grèce. Ces guerres médiques constituent une preuve qu'il faut
toujours lutter pour sa liberté ; mais ce ne sont que des témoignages livresques. Ex des 3 héros grecs en lutte contre la
Perse :les grandes batailles des guerres médiques comme Marathon, les Thermopyles, Salamine, racontées par
Hérodote dans son Enquête dont le fil directeur est la lutte entre les Grecs et les Perses : exploits des chefs grecs en
situation d'infériorité comme Miltiade dans la plaine de Marathon en 490 avt jc, Léonidas au défilé des Thermophyles
en 480 avt jc ou Thémistocle dans le détroit de Salamine deux mois plus tard.
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D'autres exemples de la même origine évoquent des servitudes subies sous l'effet de la contrainte : Athènes et Sparte,
écrasés par les armées d'Alexandre en 338 avt jc, Athènes encore déchirée par des factions, asservie par le tyran
Pisistrate (560-527 avt jc) ; Syracuse se donnant Denys pour tyran (405-367) pour combattre la menace des
Carthaginois, Athènes vaincue par Sparte et subissant la tyrannie des Trente. Dans tous ces cas, c'est la force des
armées qui est à l'origine d'une servitude doublement imposée du dehors (du dehors du pays et du dehors de soi).
LB écarte les deux explications les plus simples: la force et l'amitié.
&3a : 1ère hypothèse = Disposition naturelle à céder à la force par faiblesse ? L'imposition du pouvoir par la force
peut être la conséquence de la faiblesse constitutive de l'homme : « la faiblesse d'entre nous est telle » ; la politique est
alors vue comme rapport de forces, dont la guerre est l'expression. On peut comprendre la servitude lorsqu'elle est
contrainte (c'est une question de pouvoir au sens de capacité et non de vouloir) comme dans l'exemple de la tyrannie
des Trente à Athènes, parce que dans ce cas c'est un effet de notre nature faible (face aux trente tyrans il est plus
difficile de résister que face à un seul) : ce fut le cas à Athènes, victime d'un rapport de force défavorable, qui fut
contrainte par les trente tyrans imposés par les Spartiates en 404 avt jc (gouvernement oligarchique de quelques uns qui
succède à la guerre du Péloponnèse à la démocratie grecque pendant un an, réservant les droits des citoyens à leur 3000
partisans ; régime comparable à Vichy ; ils seront chassés par Thrasybule). Il faut invalider cette thèse mécaniste qui
réfère la servitude à une causalité extérieure car ici le pbl est celui de la servitude volontaire, donc sans dehors, le
pbl est celui d'une servitude auto-contrainte. Non seulement cette contrainte ou cette domination, qui n'est pas encore
une servitude, est temporaire, c’est-à-dire qu'elle est liée à un rapport de forces toujours réversible (« souvent, pas
toujours », « déplorer l'accident », « supporter le mal patiemment ») jusqu'à ce que la situation s'inverse) : le droit du
plus fort n'en est pas un et la force n'est jamais assez forte pour s'imposer toujours. LB renvoie cette sorte de servitude
externe au règne de la contingence (alea= le sort) pour éviter d'en faire une nécessité absolue. Mais en plus elle laisse
le désir intact, nous faisons ce qu'on nous demande de faire parce qu'on ne peut pas faire autrement mais nous
continuons d'avoir un désir inverse et d'être intérieurement en désaccord avec la force qui nous contraint. Or, la vraie
servitude apparaît quand nous avons intériorisé la contrainte et que nous ne la ressentons plus comme telle. Ce n'est
donc pas la domination (l'effet externe) qui est en question mais la façon dont notre volonté se détermine par rapport à
cette domination (la causalité interne). LB réfute ici l'explication traditionnelle de la tyrannie en termes de forces et de
crainte en se fondant sur 2 arguments de fait :
* pour faire craindre toute une nation, il faudrait « un nombre infini de personnes », un Hercule ou un Samson ; or non
seulement le tyran semble seul mais il est souvent un « hommeau » « le plus lâche et fémelin de la nation ».
* la fréquence historique des tyrannies et de leurs fins tragiques, loin de prouver l'instabilité fragile de celles-ci comme
le veut la tradition (« on trouve difficilement quelque tyran dont la domination a duré longtemps » St Thomas), montre
plutôt que la tyrannie n'est pas seulement fondée sur la force, trop instable pour la fonder. Une armée de gardes n'est
jamais suffisante pour s'opposer à une foule déterminée. Il veut plutôt faire apparaître sa solidité, celle d'une forme
particulière de pouvoir politique avec ses propres modes de fonctionnement. C'est pourquoi au fondement physique de
la crainte (instable) il substituera le fondement coutumier lié à certaines pratiques mystifiantes.
Cf Le prétendu droit du plus fort selon Rousseau.
# Cf Dans le LP, le tyran ne survit que grâce à sa protection (LP 102) : « Si, dans cette autorité illimitée qu'ont nos
princes, ils n'apportaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour ; et s'ils
n'avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leurs sujets leur empire ne
subsisterait pas un mois » (Usbek). Et « l'avantage est ordinairement du côté du prince qui est à la tête des armées ».
Dans ce cas, si ce n'est par la force, serait-il possible de se soumettre à un pouvoir tyrannique par amitié pour le tyran ?
Dans ce cas, il ne s'agit plus d'être contraint contre son gré mais de vouloir (« ils décident de lui obéir »)le bien mais de
faire le mal sans le savoir, en vue du bien, c’est-à-dire que c'est le bien qui est visé mais il risque d'être perverti.
&4 et 4a : 2ème hypothèse = Disposition naturelle à céder au mérite par bonté ? L'obéissance à la vertu, la
soumission à un grand personnage par admiration ou la reconnaissance aux services rendus ; pas d'exemple, comme si
ce n'était qu'imaginaire, ; puis réticence marquée par une antithèse, « je ne sais si ce serait sagesse » ; l'accent est mis
sur la générosité et la confiance des sujets, qui ne font que rendre ce qu'on leur a donné, dans un échange qui semble
juste (« reconnaître le bien d'où on l'a reçu »). LB n'exclut donc pas la possibilité d'un bon roi, celui qu'on a choisi pour
les services rendus et dont il énumère les qualités, toutes destinées à assurer la sécurité de ses sujets : « une grande
prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner », ce qui définit
les 3 fonctions du monarque : garder (protéger), défendre et gouverner (avoir la garde de), fonctions paternalistes
pour guider le peuple. Il oppose ainsi gouverner et tyranniser, protéger et soumettre. Sans la servitude des courtisans, il
pourrait donc y avoir de bons rois ou de bons maîtres. Par ex Pline le Jeune (Ier-2ème s. ap jc) se vante dans ses lettres
d'être un maître humain et évoque toutes sortes d'anecdotes prouvant ses bons sentiments à l'égard de ses domestiques
et reconnaît que sa propre vie est entre les mains de ses esclaves. De même, Sénèque, dans ses Lettres à Luculius,
évoque une éthique du maître qui doit respect et considération à ses esclaves dlmo tout homme est esclave de la
Fortune : « C'est avec plaisir que j'ai appris des gens qui arrivent de chez toi que tu vis avec tes esclaves comme en
famille (…) « Ce sont des esclaves ! » non, des compagnons d'esclaves si tu veux bien te rendre compte que la Fortune
a autant de pouvoir sur nous que sur eux ».
Mais même dans ce cas là, on échange la liberté contre la sécurité et cela reste un mauvais pacte de soumission selon
Rousseau. Les théoriciens jusnaturalistes considéraient qu'il pouvait exister un contrat consenti par lequel on renonce à
sa liberté en échange d'un autre bien (sécurité, survie dans le cas d'une guerre de conquête). D'ailleurs on pourrait
17
dériver l'étymologie de « servus » du verbe « servare » ) sauver, préserver. La servitude trouverait alors son principe
dans un authentique pacte : en se plaçant au service du maître, l'esclave rachète sa propre vie (le maître renonce au
droit de tuer) contre sa liberté. De plus, un pacte de soumission est une contradiction dans les termes car il ne peut
reposer sur une décision arbitraire et se conformer à certains principes : or personne ne se dépouillerait de tous ses
droits, ce que le droit ne saurait reconnaître. Enfin une fois les armes déposées l'ennemi redevient un homme et non
plus un soldat et on ne saurait le tuer (Rousseau).
Par exemple, la relation d'obligation mutuelle liant un vassal et suzerain, l'un promettant protection à l'autre en échange
de son allégeance et de sa soumission, était fortement ritualisée et elle sera d'ailleurs transposée dans l'amour courtois
qui place la femme sur un piédestal, l'amant faisant d'elle sa dmona (domina), sa suzeraine ; la courtoisie est une
soumission volontaire à une série d'épreuves pour voir son désir assouvi et conquérir la dame malgré son caractère
inaccessible.
CF Fin du IId Discours A COMPLETER
Il se peut aussi que la maîtrise soit accordée à celui qui en paraît digne et capable, qu'on abandonne sa liberté à la
bonté : LB aborde ce deuxième cas en l'articulant à une disposition humaine naturelle : l'amitié. On peut aussi
admettre que des hommes se laissent envoûter par les bons soins ou les promesses d'un chef glorieux ; il est dans
l'ordre des choses qu'un peuple obéisse à ceux qui les gouvernent. Il arrive que la maîtrise revienne à celui qui semble
en être digne et capable, lorsque les autres le portent à la plus haute place, le chef étant alors « celui qu'on aime et qui
le mérite ». Le moi s'abandonne alors dans la reconnaissance d'un autre en qui apparaît une valeur absolument
supérieure (cf caritas). L'amitié ainsi comprise est une disposition politique qui pousse chacun à reconnaître la
valeur suprême de tel ou tel individu apte à défendre l'intérêt commun. C'est donc au fond par le simple jeu d'une
disposition naturelle à reconnaître les valeurs différentes de certains individus que certains se trouvent portés au
pouvoir (« grand personnage, grande prévoyance, grande hardiesse, grand soin »). L'ordre social et politique institué
par cette politique de l'amitié ne fait que reproduire la hiérarchie métaphysique et morale des valeurs individuelles,
comme dans une politique scalaire où les « meilleurs » d'entre nous doivent gouverner.
« Notre nature est ainsi que les communs devoirs de l'amitié l'emportent une bonne partie du cours de notre vie ».
Première occurrence de la notion d'amitié au coeur de l'énigme de la servitude volontaire (7 occurrences du mot
amitié et 5 d'ami en tout) qui reviendra au centre du texte dans l'exemple d'Indarne et des deux Lacédémoniens (&15a :
« pourquoi ils refusaient tant l'amitié du roi », ce qui indique déjà une incompatibilité entre tyrannie et amitié) et enfin
lors d'un véritable essai sur l'amitié au &30. Elle a une dimension non seulement morale, politique, mais aussi
métalittéraire car elle est au coeur de sa conception des rapports entre l'auteur et le lecteur idéal (possédant certaines
qualités comme : « il est raisonnable d'aimer la vertu »).
A noter que chez Ibsen toute vérité ou liberté ne peur se penser au contraire que dans une opposition au groupe et à la
contrainte sociale, à un niveau individuel ; Montesquieu fait office d'intermédiaire car même si la société est pensée sur
le modèle de la famille, il défend la nécessité de préserver les libertés individuelles.
Mais cette explication ne satisfait pas non plus LB : la nature du tyran est indifférente à la servitude comme
structure. Le défaut d'une telle amitié reconnaissant la valeur de l'autre c'est que sa reconnaissance elle-même change
les conditions de sa réalisation. Il en montre les impasses rapidement : en conduisant celui qui a bien agi au pouvoir,
les hommes changent sa place et le portent « en un lieu où il pourra mal faire ». Ils érigent leur bienfaiteur en maître et
lui fabriquent arbitrairement une nature de bon souverain. Rien ne garantit que cela de modifiera pas son
comportement. En portant celui qui a bien agi au pouvoir, les hommes modifient sa place (« augmenter l'honneur et
l'avantage » revient à rompre l'égalité initiale) et l'avancent « en un lieu où il pourrait mal faire » (cela revient à lui
donner tout pouvoir de mal faire en croyant bien faire). Le pouvoir est corrupteur : la posture de supériorité dans
laquelle il place le maître le détourne de l'amitié (argument repris plus tard à propose des tyrans par élection). Notre
disposition à l'amitié est emprunte de bonté (elle pousse à un don gratuit) mais non de sagesse (« je ne sais si ce serait
sagesse » ; c'est une mauvaise définition de l'amitié qui sera dénoncée plus loin quand LB proposera sa propre
définition de l'amitié). Ainsi, LB évoque ici rapidement une genèse de type contractualiste du pouvoir monarchique
(les hommes décidant ensemble de mettre un roi au pouvoir) mais il en souligne aussitôt les limites. Cette confiance
que l'amitié nous incite à accorder ne peut faire sens en politique tant qu'on la définit comme la reconnaissance
irréversible d'une essence car cela deviendrait une confiance aveugle où l'on accorde à un homme valeur et mérite
inconditionnellement. Donc ceux-ci ne sont pas absolus mais relatifs aux circonstances où ils se manifestent : l'amitié
n'est pas un lien invariant mais la reconnaissance d'une valeur toujours susceptible de changer. La valeur politique
du gouvernant ne relève pas d'une nature mais du rapport gouvernants/gouvernés : LB décrit des actes qui
semblent légitimes et qui dissimulent pourtant des actes tyranniques visant à écraser le peuple non pas ouvertement
mais à emporter leur adhésion insidieusement. Donc le mérite n'est pas un absolu ni une essence : il dépend des
circonstances et n'est qu'un pur rapport modifiable à tout moment.
Ainsi, la thèse pouvait paraître raisonnable mais elle se heurte à l'argument du début, selon lequel il n'y a pas de chef
absolument bon, car disposant des moyens du pouvoir, il peut toujours devenir mauvais. Donc pas plus que la force,
l'amitié ou la bonté ne peuvent justifier la servitude. Le maître n'est ni à craindre car sa force n'est pas celle qu'on lui
prête / ni à aimer car ses qualités ne sont pas irréversibles. De plus, une fois le pouvoir perverti, l'argument cesse d'être
recevable car on ne saurait aimer celui qui nous tyrannise. Cf A Rome les lois sur l'ostracisme concrétisaient la crainte
de l'autorité excessive c’est-à-dire que dès qu'un homme était suspecté d'aspiration à la puissance, il se voyait exilé
dans la honte ou exécuté.
18
Cf Kant : « le pouvoir corrompt inévitablement le jugement de l'homme » c’est-à-dire qu'il peut corrompre les hommes
jusqu'à la vertu car il est trop grand pour eux.
CF LP : l'état de fraternité idéale dans lequel vivent les 2 troglodytes ne dure guère et leur nombre se multipliant, ils
proposent la couronne au vieillard le plus juste qui leur répond « le coeur serré de tristesse »: « Vous me déférez la
couronne ; et si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne : mais comptez que je mourrai de douleur
d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres et de les voir aujourd'hui assujettis » (XIV). Car les hommes préfèrent la
domination d'un maître, parfois malgré lui...
En résumé = Ces deux explications (force ou admiration, admiration de la force ou force de l'admiration) valent
pour certains cas particuliers mais ne rendent pas compte de la servitude elle-même, qui ne tombe sous aucune
des deux causes naturelles invoquées. Dans le 1er cas, elle est due à la rupture temporaire et accidentelle de la soif
naturelle de liberté ; dans l'autre elle outrepasse la raison naturelle puisqu'au lieu de reconnaître un bienfait en tel lieu
et tel temps, elle élève ce bienfait au rang de nature et se croit autorisée à ériger le bienfaiteur en maître. Dans un cas
elle viole la nature, dans l'autre elle la fabrique arbitrairement, donc l'obéissance est intelligible mais
déraisonnable. En fait, la servitude volontaire n'est ni intelligible ni raisonnable.
* & 5 Deuxième manifestation de stupeur face à l'énigme de la servitude (négations, gradations) : La réponse au
problème posé est formulée comme problème de dénomination : comment nommer l'inconcevable ? Au lieu de le
qualifier il commence par le disqualifier : « malheureux vice » au terme d'une suite d'épanorthoses (reprises d'un
terme pour le corriger). C'est une anomalie monstrueuse de voir un peuple entier plier sous le joug d'un seul qui n'a ni
force ni prestige.
Cf Rousseau « L'homme est né libre et partout il est dans les fers » : formule qui ouvre le CS et se construit sur un
paradoxe semblable.
RQ = Les deux plus beaux morceaux d'éloquence sont adressé au peuple : le premier met l'accent sur la stupeur de la
servitude qui ne trouve pas de nom (&5) et le second s'adressera plus directement à eux (&9).
De plus ils s'agit « non pas d'obéir mais de servir » : une première distinction s'impose donc entre la contrainte/
servitude par force et la servitude volontaire (cf Banquet de Platon et Aristote déjà cités ds analyse du titre); il y a
identité et différence entre la domination et la servitude même si c'est le sens latin du terme (servitudo, apparu en
français au 12ème = état d'asservissement dans lequel se trouve un homme ou un peuple soumis à un autre, état subi et
non voulu car résultat de contraintes extérieures et s'accompagne d'une privation de liberté reconnue et déplorée) ; alors
que la domination n'abolit pas la résistance, la servitude décide de ne pas résister, produisant un retournement de soi
contre soi ; il serait à la rigueur compréhensible qu'un peuple cède à la force par faiblesse Dans ce cas la servitude
n'est que l'effet de notre faiblesse face à une force qui nous dépasse et une explication mécaniste suffit à en rendre
compte. Cela relève de la la logique de l'accident. Il n'y a pas encore de désir de servir : les hommes se laissent
assujettir quand ils sont contraints et trompés : contraints par la force des armes ou trompés par autrui ou par euxmêmes quand ils choisissent un chef qui deviendra tyran ensuite. Tromperie ou erreur peuvent être facilitées par
l'urgence (la pression d'une guerre).
Or, la servitude volontaire est une auto-contrainte. Ceci permet encore une fois de distinguer le normal et le
monstrueux, l'obéissance (exécution raisonnée d'un ordre que l'on accepte de l'extérieur, adhésion délibérée à une
autorité) et la servitude volontaire (abandon de soi, de ses biens, de sa famille, sollicitation de la domination par ceux
sur qui elle va s'exercer).
Mais ils pourraient être nombreux et manquer de courage ...
* 3ème Hypothèse = de la lâcheté & 5 a-b-c :
LB répond à une objection par une concession, selon laquelle les sujets du tyran, même s'ils ne sont pas inférieurs en
force, manquent de courage et c'est cette lâcheté qui rend possible la tyrannie. Cela permet de reconnaître pour la
première fois au fondement de la tyrannie une disposition non pas objective, quantitative (la force) mais subjective
et passionnelle (la lâcheté comme vice). On pourrait interpréter la servitude d'un petit nombre comme un phénomène
de lâcheté : « étrange mais toutefois possible ». Mais en ce qui concerne un peuple tout entier (« cent, mille endurent
un seul »), la lâcheté devient une explication impossible et le changement d'échelle impose une autre interprétation.
Ce que met en valeur LB, c'est le changement d'échelle qui rend impossible de penser la servitude politique sous
l'angle de la crainte. Le pouvoir politique ne peut pas être pensé sur le modèle du pouvoir domestique. Le changement
d'échelle qui fait passer de la soumission privée à la soumission politique n'est pas qu'une différence de degré,
mais de nature. Les concepts que l'on peut employer dans le domaine domestique ne sont plus opérants. C'est
pourquoi on ne peut pas non plus penser l'obéissance politique sur le modèle de l'autorité paternelle (ce qui sera repris
par les penseurs des Lumières Cf Kant et sa conception du despotisme) ; cette autorité existe (il en fera même une loi
naturelle) mais elle ne donne lieu à aucun modèle politique. Il y a chez LB une spécificité du politique.
Le singulier rencontre le multiple en deux passages : avant déjà au &3 opposition entre « tant … tant... / un seul » /
ici encore « si cent, si mille, endurent d'un seul » il y a une logique d'opposition à quoi succédera en fin de texte une
logique d'engendrement avec la description du filet de la tyrannie « ces six ou six cent qui profitent sous eux et font de
leur six cent ce que les six font au tyran » & 25b (alors l'énumération servira la numération, l'excroissance de la
multiplication du mal »). Ici « si cent, si mille souffrent par la faute d'un seul » souligne surtout l'absurdité de la
situation car le rapport numéraire devrait donner confiance à ceux qui son assujettis face au tyran isolé, le rapport de
force devrait être en faveur du peuple. Ce n'est donc pas qu'ils ne peuvent pas mais qu'ils ne veulent pas. Ils refusent de
19
combattre et le paradoxe numéraire est à son comble : paronomase « mille villes » = rapprochement phonétique ; « un
million d'hommes n'assaillir pas un seul » ; sens du « dédain et du mépris » ici est de refuser le combat, comme s'ils
méprisaient non pas le tyran mais leur propre liberté.
&5b : Une nouvelle catégorie est donc mise en avant par LB, la lâcheté, qui revient à la crainte de périr, la peur du
danger, l'instinct de survie ; mais si c'était le cas, elle « trouverait naturellement sa borne », un seuil à la fois
quantitatif (le rapport de forces peut être renversé) et qualitatif (la valeur morale de l'acte s'en trouve elle-même
renversée car on n'a plus d'excuses) ; passée cette borne, le vice change de nom ; la nature devrait la limiter comme elle
le fait avec le courage : il est aussi absurde quand on est un million de ne pas combattre contre un seul qu'il serait
absurde quand on est seul de vouloir combattre un million ; un seul contre un million n'a aucune chance de réussir,
mais / par conséquent un million contre un seul ne peuvent que réussir.
&5c : C'est un pli contre-nature, un vice qui fait éclater les cadres de la rationalité et de la naturalité : « or il y a
naturellement en tous les vices quelques bornes outre laquelle ils ne peuvent passer ». On est au-delà de toute
explication naturelle. La désaveu de la nature (« que la nature désavoue avoir fait » ce qui annonce déjà son
naturalisme politique) et l'impossibilité de la nomination (« que la langue refuse de nommer ») &5c vont de pair :
l'impossibilité de parler intelligiblement de la servitude vient de son caractère dénaturé. Cela ne s'explique donc pas par
la lâcheté ou la crainte : c'est plutôt cette lâcheté qu'il faut expliquer, remonter à la cause de la cause, l'interrogation
se déplace et nous conduit alors à chercher l'origine et le sens de cette lâcheté, ce n'est pas ce qui explique la
servitude, c'est ce qui doit être expliqué. La SV n'est à comprendre ni comme contrainte ni comme obéissance, mais
comme capacité ou non à assumer notre liberté. D'où cette série de questions rhétoriques devant l'étrangeté du
phénomène, qui fait passer du vice au « monstre de vice ».
* &6 : Commence alors une argumentation par conjectures (et si…?) : qui l'emportera, des hommes combattant
pour la liberté et de ceux qui combattent par convoitise ? Le problème se déplace là encore du quantitatif vers le
qualitatif, ce n'est pas la force physique mais la force d'âme qui fait la différence, et en particulier ce n'est pas le
courage (sinon on retomberait sur l'objection précédente) mais ce qui motive l'action courageuse : on remonte ainsi
dans la série des causes vers une motivation non plus vitale mais existentielle, puisque c'est le fait d'avoir « devant
les yeux le bonheur de leur vie passée » qui motive les hommes pour retrouver ce qu'ils ont perdu (annonce le rôle de
la mémoire et l'idée qu'on ne peut regretter que ce que l'on a déjà vécu et perdu). Autrement dit, à forces égales
(500000 hommes de chaque côté, ce qui permet d'annuler le problème quantitatif) la différence provient de la volonté
de défendre sa liberté et de recouvrer la liberté perdue.
La défense de la liberté décuple les forces tandis que la convoitise s'arrête face au danger : Dans un mouvement
de surenchère l'orateur ajoute que la défense de la liberté décuple les forces et qu'un petit nombre de combattants
résolus peut l'emporter sur un nombre égal ou même supérieur d'adversaires ; il accentue par là l'absurdité de la
servitude du peuple c’est-à-dire du plus grand nombre, puisque si quelques uns peuvent se révolter, a fortiori le peuple
tout entier le pourrait. Il s'agit ici d'opposer une vertu désintéressée qui ne connaît pas de limites parce qu'elle est
indexée sur une valeur absolue, la liberté / à un intérêt contingent (« une petite pointe de convoitise ») que d'autres
intérêts peuvent supplanter (comme la survie, la peur) et qui « s'altère soudain face au danger » ou « à la moindre
goutte de sang ». Jankelevitch : « Peut-on concevoir un homme substantiellement humain et qui pourtant soit
essentiellement un serf et un esclave de naissance ? A proprement parler, l'homme n'est libre ni essentiellement ni
accidentellement : il est bien plutôt la liberté elle-même, la liberté en personne ; il est toute liberté et rien que liberté ».
&6a : L'histoire offre un témoignage de la vaillance de la liberté quand il s'agit de la défendre (héroïsme des Grecs)
non pas tant pour triompher de l'ennemi extérieur que pour assurer la victoire de la liberté, « de la franchise sur la
convoitise ». L'opposition en forme d'antithèse est illustrée par une série d'exemples admirables pris de l'histoire
grecque, 3 batailles « en la mémoire des livres et des hommes ». Les Grecs avaient le courage et le coeur de s'opposer
à une force supérieure. Il confère ainsi un caractère universel et héroïque (s'opposant à la lâcheté des gens du peuple)
aux batailles de Miltiade (vainqueur de Marathon), Léonidas (héros des Thermopyles) et Thémistocle (vainqueur à
Salamine) ; il relie sans cesse le passé (« il y a 2000 ans ») au présent (« aujourd'hui ») car ce qui valait hier vaut pour
aujourd'hui (« aussi fraîche en la mémoire », « comme si c'eût été hier ») ; étend le nombre des destinataires (ces
batailles « furent données en Grèce pour le bien des Grecs » mais aussi « pour l'exemple du monde entier ») ; il fait
ainsi de la « bataille des Grecs contre les Perses » une image de la « victoire de la liberté sur la domination, de
l'émancipation sur la convoitise » : le fait que la tyrannie soit un mal universel (« en tous pays, par tous les
hommes, tous les jours » et le fait que la liberté soit une victoire universelle sont les deux faces d'une même réalité ;
cela implique que le désir de liberté est resté intact à travers le temps, la résistance est aussi et surtout une résistance
de la liberté dans l'histoire, malgré le temps qui passe et malgré la subsistance de la tyrannie.
Mais le contraire s'observe tous les jours : LB oppose ainsi liberté ou franchise à domination et convoitise et cette
argumentation joue sur deux plans : elle oppose les exemples de « vaillance que la liberté met dans le coeur de ceux
qui la défendent » à la servitude / elle oppose aussi l'émerveillement suscité par la vaillance (« ces glorieux jours-là »)
à l'étonnement (« ébahissement ») plus grand pour l'inconcevable tyrannie universelle « en tous pays, par tous les
hommes, tous les jours ». D'autant plus qu'il ne s'agit pas d'une connaissance par ouïe-dire mais d'une observation
proche : « qui le croirait s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ? ». LB sous-entend ici que la tyrannie est présente
ici et maintenant (hic et nunc), il ne s'agit pas d'un problème localisé dans un autre espace-temps, ce qui revient à
affirmer : a) que le présent régime pourrait être tyrannique b) que le peuple ne veut pas voir ce qu'il a sous les yeux :
même si on le voyait, on ne pourrait pas le croire (problème de la résistance psychologique de l'illusion et de la
dénégation du vrai : la manifestation de la vérité ne suffit pas à déconstruire l'illusion, ce qui annonce déjà le
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renoncement du &10). Soit on ne le voit pas (car trop loin « en pays étranger et en terres lointaines »), soit on ne le voit
pas (car trop proche (« se trouverait-il qqun pour ne pas croire que cela fut feint » = double négation qui équivaut à une
affirmation = tout le monde croirait que c'est faux)….
En disant que la tyrannie peut se nicher partout, (« qui se fait en tout pays, par tous les hommes, tous les jours ») LB
ne veut pas, comme le voudrait la tradition, insinuer que la tyrannie est relativement présente partout et qu'aucune
justice absolue ne pourra jamais exister ; il ne dit pas non plus que partout certains hommes sont victimes d'abus de
pouvoir alors que d'autres ne le sont pas ; mais que partout tous les hommes sont les victimes d'une tyrannie sans le
savoir eux-mêmes. La tyrannie s'exerce toujours à l'échelle d'une nation tout entière parce qu'elle repose sur des
phénomènes de coutumes et de croyances collectives ; il n'y a pas de degrés plus ou moins intensifs de la tyrannie ; il
récuse toute idée de tyrannie partielle, de degrés dans la tyrannie. C'est non pas une infection localisée, mais un
virus qui se propage vite et infecte tout le corps ; il n'y a pas de santé relative car il n'y a pas de transition possible entre
la santé et la maladie. Il suffit que le prince commette une injustice pour que l'effrayante mécanique atteigne la
communauté tout entière (« qu'il soit méchant non pas de ses méchancetés mais encore des leurs »). Il y a une fragilité
de la santé politique en particulier dans une monarchie où le risque de tyrannie est plus grand, ce qui permettrait à LB
de viser directement les grandes monarchies territoriales qui règnent en Europe à cette époque (« dès lors qu'un roi s'est
déclaré tyran ») ; qu'un seul se déclare au-dessus des lois, et tous les autres sont aliénés. Cela s'oppose à la conception
de St Thomas qui considérait que la corruption d'un seul ne saurait atteindre l'ensemble de la communauté donc que la
monarchie était moins susceptible de produire la tyrannie ; en revanche, un gouvernement collectif, pluriel, pour peu
qu'un des membres soit corrompu, entraîne plus facilement la discorde et menace plus le corps social que la monarchie
car la tyrannie privée devient aussitôt publique. Cf Ulysse qui a inversé le parcours logique en commençant par la fin
c’est-à-dire qui a pris pour une prémisse ce qui est une conclusion (la domination de plusieurs est déraisonnable, or
c'est d'abord la domination en soi qui est déraisonnable). Ainsi, si la tyrannie est partout, c'est parce que le risque de
corruption du pouvoir politique est partout.
# Pbl : le modèle idéal de l'homme courageux, né avec l'antiquité, soucieux du bien commun, capable de mourir
pour une bonne cause, notamment une cause patriotique pour laquelle les hommes se fédèrent entre eux face à un
ennemi commun, est inapproprié dans une guerre civile où les intérêts sont d'abord individuels et doivent répondre aux
préoccupation s du quotidien.
On pourrait également lui opposer l'argument de l'impuissance de la liberté face à la tyrannie. Les & suivants insistent
donc sur la facilité de recouvrement de la liberté.
* Nul besoin de combattre le tyran & 7a :
Ainsi la question se déplace aussitôt vers une autre forme d'étrangeté, une nouvelle version de l'énigme : non plus le
fait que le peuple se soumette alors qu'il est plus nombreux donc potentiellement plus fort, mais le fait que le peuple
se soumette alors qu'il n'aurait presque rien à faire pour se libérer. Tout se passe comme si les sujets asservis se
complaisaient dans leur servitude puisqu'ils ne font rien pour la refuser : l'absence de refus est ici assimilée à un
consentement.
LB aboutit à un précepte : « il n'est pas besoin que le pays se mette en peine de faire » c’est-à-dire que la question se
déplace du tyran vers le peuple et de l'action vers la non-action, la résistance passive (notion contradictoire car la
résistance semble appeler une action, que nie la passivité).
Il ne s'agit pas de se défendre ou d'attaquer (« lui ôter rien », « faire rien pour soi ») mais de ne rien lui donner (faire
« rien contre soi »). Les deux verbes ôter et donner traduisent deux logiques différentes : dans un cas on cherche à
enlever quelque chose au tyran pour échapper à sa condition de servitude, on veut reprendre son bien propre en
secouant la contrainte extérieure (guerre de positions où l'on tente de récupérer ce dont le tyran nous a privé) ; dans
l'autre, on tente d'interrompre un don de soi qui est abandon de soi, ne plus rien donner donc vouloir cesser toute
relation et renoncer au jeu guerrier des positions adverse, se retirer du jeu, sans chercher à recouvrer quoi que ce soit.
Conception négative de la liberté, non pas pensée comme libération ni conquête, mais comme mais un état premier,
l'immobilité originelle qui précède le mouvement, ce qui nous caractérise quand nous ne faisons rien pour nous
aliéner. Résister, c'est faire défaut. Notre naturel est disparaissant, ce qui justifie qu'il ne puisse être réactivé que
négativement sur le mode du retrait du vouloir et que ce soit la servitude qui soit pensée comme une action « positive »
et pas comme un simple manque d'être. Dire que la libération est passive est déjà / encore une manière de dire que
la servitude est active ; dire qu'il faut se retirer, c'est sous-entendre que nous y participons.
Ce qui rend absolument incompréhensible la servitude est le fait qu'aucune action ne soit nécessaire pour reconquérir le
droit naturel à la liberté : la simple passivité suffit pour déconstruire le processus (« il n'est pas besoin de le combattre,
de le défaire, il est de soi-même défait »).
Autrement dit, il ne faut pas comprendre la servitude comme passivité et la libération comme activité mais la
servitude comme action délibérée et la liberté comme inaction. Si la libération exigeait un acte, un mouvement
accompagné de risque ou d'effort, on pourrait mieux comprendre la servitude. La seule chose qui soit nécessaire pour
se libérer est de le vouloir. Le concept de liberté est rabattu sur le désir d'être libre.
Cf Montesquieu souligne aussi la facilité à renverser le tyran, qui n'est qu'un homme que rien de ne protège : « un
mécontent en Asie va droit au prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu'à l'idée » (LP 103).
CF Thoreau « La désobéissance civile » (« Civil Disobedience » 1849) : il choisit d'être jeté en prison plutôt que de
payer ses impôts pour protester contre le financement de la guerre des USA contre le Mexique et l'esclavage ; il prône
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également le retrait de la vie en société pour vivre une vie paisible dans les bois (« Wilden », retour à une nature
perdue, réhabilitation de la nature et de l'ordinaire) plutôt que d'avoir à agir injustement : « que votre vie soit un contrefrottement de la machine ». Toute la théorie de la pensée politique pourrait se résumer à choisir entre le devoir
d'obéissance passive et le devoir de résistance active : or la désobéissance civile, en tant que résistance passive,
propose un troisième alternative comme non-coopération ou non-consentement à la loi. Elle a pour but direct de
démontrer publiquement l'injustice de la loi et but indirect de pousser le législateur à la transformer. C'est une
sorte d'objection de conscience, qui est chez LB le seul point qui nous demande positivement de cesser de croire : ils
proposent tous deux une objection à la servitude sur le mode de la contra-diction, du refus, d'un « dire non » ou d'un
« non vouloir ». Ils s'indignent tous deux d'une situation scandaleuse ; l'indignation met la logique des affects au centre
de la critique du pouvoir ; c'est la capacité d'indignation plus que la capacité juridique qui permet de critiquer la
domination. Le drame est que la servitude est sans dehors, l'esclavage résultant de notre coopération ; cette
hypertrophie de la volonté rend possible un renoncement à la volonté, comme une émigration de l'intérieur qui fait que
des citoyens se détachent de la vie politique. La résolution d'être libre ne peut se réduire à un simple fait de conscience
et dépend d'une action mais c'est une action indirecte. Il y a aussi chez lui comme chez LB l'idée de résolution distincte
de la simple volonté : le simple fait de se décider à ne pas vouloir constitue le contenu motivationnel suffisant de
l'action. De plus, le fait d'adresser un appel à la résistance passive dans les deux cas permet de faire émerger un espace
public où les problèmes politiques sont posés aux yeux de tous.
C'est une méthode peu coûteuse, loin de toute élaboration d'un droit de révolte (il ne se soucie pas de définir un droit
du peuple), il s'agit seulement de renoncer à vouloir, car le désir de liberté étant naturel il est injustifiable et ne peut
faire l'objet d'aucune juridicisation, on l'a ou on ne l'a pas. Il s'agit par une économie de moyens de réduire
l'action à une non-action : la défaite du pouvoir relève d'un minimalisme tactique équivalent à un maximalisme
éthique (« un homme n'est pas là pour tout faire mais seulement faire quelque chose et comme il ne peut pas tout faire,
il n'est pas nécessaire qu'il fasse quelque chose d'injuste » Thoreau). On a pu la considérer comme l'arme des faibles ou
des minorités pour contester la loi de la majorité sans conscience de classe (« une minorité qui se conforme à la
majorité n'a aucun pouvoir … en revanche, elle est irrésistible quand elle fait obstruction de tout son poids » Thoreau),
économie qu'il faut mettre sur le compte d'une pensée sauvage, mais il critique la pétition et tous les autres moyens de
ce type car inefficaces et proposés par l'Etat lui-même (or « c'est la constitution qui est le mal » et « s'ils n'accordent
aucune attention à ma pétition, que me reste-t-il à faire ? »). La non-violence consiste dans une défection, elle est
omissive plus que commissive, on demande seulement de ne pas vouloir ; elle est bien une action d'abord parce qu'il
s'agit de vouloir ne pas vouloir, ensuite parce qu'elle peut atteindre les objectifs fixés. Par ex l'idée de Gandhi sur le
boycott part d'une réflexion tactique : si nous arrêtons de collaborer, le pouvoir s'effondrera de lui-même, surtout si on
le fait tous ensemble. L'engagement moral (contre la guerre ou l'esclavage par ex) devient donc un
désengagement politique. L'émancipation repose ainsi sur l'espoir dans le droit et la justice et la confiance dans le
retentissement des symboles c’est-à-dire que la transgression revêt une signification qui dépasse son caractère
ponctuel.
Ce qui est scandaleux, ce n'est pas le dysfonctionnement du pouvoir, mais son fonctionnement même : tout
pouvoir qui repose sur la division entre gouvernants et gouvernés est mauvais ; or c'est l'essence même du pouvoir (« le
meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » Thoreau) ; la défaillance psychologique n'est pas la
seule cause, cela relève d'une logique du pouvoir. De plus, les hommes admirent une image du pouvoir or la
réconciliation avec la nature n'est possible que si l'on arrache le désir à la fascination de l'obéissance dont le
revers est le désir de domination. La résistance est coextensive à la nature mais dans le cas où il s'agit d'une domination
de l'intérieur, à partir de l'intériorité du désir, nul n'est besoin d'armes pour commander, il suffit de se loger au coeur
même du désir des gouvernés, de rétablir en eux le respect de soi, la victoire de la volonté, pour compenser sa
défaite.
Car le manque de confiance et d'amour de soi est liée à la servitude (cause pour TH qui condamne par ex « le
manque manifeste d'intellect et de joyeuse confiance en soi » de l'Amérique, conséquence pour LB). Mais LB montre
mieux que le pouvoir tyrannique peut chercher à se faire aimer et donc que l'amour n'est pas une garantie de nonviolence.
Différence majeure = L'un TH prône le retrait hors de l’État, l'autre propose de rompre de l'intérieur le charme de la
domination. Mais le problème reste le même à la fin : comment cesser de croire lorsque la croyance est le produit
même du pouvoir ? Demander de résister en cessant de croire est tautologique car il faut déjà ne plus croire pour
commencer à résister. D'autant qu'il ne faut pas seulement cesser de donner, mais aussi cesser de recevoir, c’est-à-dire
ne plus croire aux avantages procurés par le pouvoir.
Autre problème : l'action de ne pas faire est-elle vraiment une action ? Ils relient amitié et politique : il ne s'agit pas
tant de se retirer seul (comme Thoreau) mais de ne pas faire, tous ensemble. L'appel à la résolution ne peut être que
dirigé vers une multitude agissant de concert. Renoncer à la force n'a de sens que si tous sont d'accord pour le faire :
sinon en l'absence de toute police cela signifie que les criminels risquent de régner en maîtres et que l'agresseur aura
tout loisir de nous soumettre, ce qui est le paradoxe du pacifisme : « Le méchant tire avantage de la probité du juste et
de sa propre injustice : il est bien aise que tout le monde soit juste excepté lui » (Rousseau, Emile). Il y a deux solitudes
numériques : une solitude absolue et irréversible celle du tyran isolé (qui sera thématisée à la fin du DSV), sans ami, et
une solitude relative et réversible, celle de l'individu ordinaire (qui semble recherchée par LB dès maintenant et sera
thématisée par l'éloge de l'amitié à la fin). Cf Concept d'amitié politique chez Arendt selon lequel « il faut être au
moins deux » pour créer un espace politique, un monde commun.
2réserves :
22
# Pourtant à certains moment du texte il y a comme une apologie et une référence à la grandeur de certains actes
tyrannicides (&18c et 18e : les exemples de tyrannicides sont accumulés) et à « l'ardeur de la franchise qui fait mépriser
le réel » donc à une révolte active.
# Quelle est la forme prise par ce refus passif ? Comment croire que nous pourrions tous arrêter de servir en même
temps ? Que se passe-t-il si les autres continuent de servir ? 3 pbls : 1) Car refuser un ordre et subir la violence qui s'en
suit conduit bien à une forme d'action minimale / 2) le fait de refuser d'obéir ne conduit pas à la disparition du pouvoir
tyrannique / 3) cela présupposerait un retrait unanime et contemporain de tous les soutiens au tyran, en une fois, que les
désirs d'un nombre infini d'hommes convergent et se confondent. L'auteur énonce ce discours scandaleux comme une
évidence : mais en dénonçant l'absurde, il touche lui-même à l'absurde. Cette figure de la liberté n'a donc rien d'un
programme politique, elle ne renvoie à rien que nous pourrions effectivement faire, d'autant plus qu'il ne s'agit pas
seulement d'un face à face avec un tyran mais d'un système tyrannique tout entier, comme précisé plus loin. Cette
image a donc pour but de nourrir la surprise : en droit, tout le monde pourrait arrêter de servir.
On peut également considérer qu'il ne s'agit qu'une liberté intérieure, en écho au stoïcisme : CF Epictète considérait
qu'il suffit de vouloir pour pouvoir. La liberté ne serait plus absence d'entraves extérieures, mais résistance intérieure.
Ainsi elle n'en permettrait pas la disparition immédiate du tyran mais la préparerait pour l'avenir, la méditerait à long
terme. Cf texte dossier p 169-170 : « qu'est-ce que le tyran ne peut ni enchaîner ni retrancher ? Ta volonté ». Le
véritable scandale de la soumission est ici celui de la soumission de soi à soi. Ainsi la libération intérieure ne
permettrait pas la disparition immédiate du tyran mais la préparerait pour l'avenir, la méditerait à long terme.
& 7b Donc la 4ème et dernière hypothèse est la bonne, celle de la servitude volontaire = les hommes ne désirent
pas la liberté et nourrissent la tyrannie . Il établit vraiment explicitement ici le paradoxe de la servitude
volontaire que développera tout le DSV : la servitude est un choix délibéré (« ayant le choix ou d'être esclave ou
d'être libre »).
Le verbe « gourmander » (traduit « maltraiter ») initie la métaphore de la dévoration qui sera reprise à la fin du DSV.
A partir de là émerge le lien étrange entre le corps du tyran et celui de son peuple. « Ce sont donc les peuples euxmêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander » = manger avidement, réprimander vivement, tyranniser ; il sera
repris avec l'expression « qui se coupe la gorge » qui lui fait écho. C'est la première fois que LB explicite le scandale
de la servitude volontaire et met en cause la complicité active (se font gourmander) et non pas seulement passive (se
laissent gourmander) par correction de la phrase. La suite du & 8 distingue 3 formes d'êtres face au désir naturel de
bonheur : les hardis, les avisés et les lâches, et le discours porte surtout sur les 3èmes qui conservent ce désir, puis
s'élargit aux hommes en général qui, dans l'état de servitude, manquent de conscience face à leur situation.
* &7c : Il ne faut pas trop en demander au peuple. LB n'en demande pas tant au peuple : il n'exige pas d'eux une
résistance active, à peine une résistance passive qui consisterait à réévaluer son échelle de valeurs (annonce encore une
fois le renoncement du &10). Il admet par concession l'argument de la sécurité : si l'intérêt vital est premier, la
sécurité prime sur la liberté, « amer mieux je ne sais quelle sûreté à vivre misérablement qu'une douteuse espérance de
vivre à son aise » c’est-à-dire que l'intérêt présent vaut mieux qu'un espoir de liberté hypothétique (« un tiens vaut
mieux que deux tu l'auras »); mais maintenant que l'échelle de valeurs a changé, cela sous-entend que si c'est l'intérêt
existentiel et moral qui prévaut, alors on doit pouvoir préférer la liberté à la sécurité. Cela veut aussi dire que ce que
l'on ne peut attendre du peuple, on peut l'attendre des autres (les hommes bien nés par ex) d'autant que LB préfère la
mort au déshonneur (« tous les gens d'honneur estiment la vie déplaisante et la mort salutaire ») donc cela ne ferme pas
l'argumentaire. Le « mais quoi ? » qui suit en atteste.
* &7d-e : Désirer être libre, c'est déjà être libre : Si des lâches peuvent craindre le danger, ils ne peuvent être privés
de volonté : on pourrait être privé de liberté, mais on ne devrait pas être privé de désir de liberté . Il s'agit de
refuser l'explication augustinienne qui articule la nécessité de la domination à la condition pécheresse de l'homme, à sa
« libido dominandi » (son désir de dominer) et à la faute que représenterait le désir d'être libre ; le désir de liberté est
réhabilité à la fois comme origine de notre être mais aussi condition nécessaire et suffisante de notre libération .
Pour se libérer il suffirait donc de désirer la liberté : pas besoin de transition ou d'utilisation de moyens concrets dans
le réel, ni efforts, ni actions , mais seulement un renversement du désir : non pas vouloir la disparition du tyran mais
ne pas vouloir sa présence.
D'où deux principes corollaires qui en résultent et résultent l'un de l'autre :
- il suffit de désirer la liberté pour la construire : si les hommes commencent à désirer la liberté, ils la possèdent
déjà (« pour avoir la liberté il ne faut que la désirer », « la pouvant gagner d'un seul souhait » & 7d) ; Le désir a ici
un pouvoir performatif (égal à une action dans le réel) : il suffit de désirer la liberté pour qu'elle devienne réelle et
c'est la servitude qui est active (« sitôt désirée ils l'auraient » &8, probablement parce que le désir est indissociable du
désir de liberté comme le désir de savoir est déjà une forme de savoir). Si le peuple esclave le veut, les chaînes
tombent. Il ne s'agit pas seulement d'un désir imaginaire ou d'une résistance mentale où l'on se sentirait libre malgré les
chaînes, dans ses chaînes (résistance invisible et intérieure, à la façon des stoïciens, être libre malgré tout) mais il ne
s'agit pas non plus d'une volonté active de briser ses chaînes en passant par une révolte ou un tyrannicide (« sans
combattre, sans frapper » &7 car donner le dernier mot à la force comme Thrasymaque serait la négation du discours).
Cela pourrait engendrer soit une répression brutale, soit une anarchie totale, et LB ne le veut pas. CF Chez
Montesquieu aussi l'obéissance à la loi est un principe intangible car il permet le maintien de l’État (LP 129), de
manière plus pragmatique que morale, il craint les régimes instables et le chaos. Alors que chez Lénine, l’État devra
s'éteindre comme un bougie une fois supprimée la bourgeoisie.
23
- il suffit de ne plus désirer la tyrannie pour la déconstruire : Ainsi, il s'agit d'une résistance passive, consistant à
ne pas donner son consentement. Libre-pensée à laquelle il ne manque plus que de devenir publique pour devenir
active. Il suffit de ne plus désirer le tyran pour qu'il devienne inexistant. Si les hommes cessent de vouloir le tyran,
il n'existe plus (son pouvoir est relatif au regard qu'on lui porte donc sans ce regard il n'est plus, « il est de soi-même
défait » & 7 comme « une branche devenue sèche et morte » &7e). Analogie du feu et des tyrans qui sans bois (sans
sujets) « n'ayant plus rien à consumer se consume lui-même » (reprise du « de lui-même défait »), ce qui souligne
l'auto-destruction du pouvoir tyrannique par le seul retrait de ses soutiens (les sujets sont au bois ce que le tyran est au
feu). Les sujets nourrissent la tyrannie comme le bois nourrit le feu (« plus on leur donne, plus on les sert, d'autant plus
ils se fortifient », ce qui revient à se laisser détruire par le tyran donc à s'auto-détruire, ce que l'on retire à l'un vient
nourrir l'autre par une logique soustractive (ce qui est en moins d'un côté est en plus de l'autre côté, ce qui soustrait
d'un côté s'additionne de l'autre) ; tandis que le simple refus de consentir suffirait à engendrer l'auto-destruction du
tyran : ce qui serait soustrait au tyran viendrait renforcer le pouvoir des sujets. Il y a là encore un simple raisonnement
logique : puisque la tyrannie se nourrit de ce matériau, il faut priver la tyrannie de ce matériau ; le pouvoir ou la liberté
est comme un matériau que l'on échange, que l'on donne et que l'on retire.
En résumé : Il ne lui restait qu'à montrer que la liberté est un bien absolu,en effet : 1) quand on la possède, on est
prêt à risquer sa vie pour la défendre (&6 et 6&a) 2) quand on en a été privé, il ne coûte rien de la reprendre car un
tyran ne fait pas le poids face au peuple (à condition que le désir de liberté se multiplie par le nombre de citoyens)
(&7a) ; 3) elle n'a pas de prix, ce qui invalide tout échange de liberté contre la sécurité ou toute autre chose (cela ne
coûte pas cher car la vraie valeur absolue est la liberté à laquelle devraient être inféodées toutes les autres) : « s'il lui en
coûtait quelque chose, je ne l'en presserais point », donc c'est que cela ne coûte rien et qu'on a raison de s’empresser de
retrouver cette liberté car il n'y a rien « de plus cher que de se remettre en son droit naturel ». Il reste donc à démontrer
que cette absolue liberté est naturelle aux hommes.
*&8 : La liberté comme valeur suprême = Le & reprend l'opposition entre les « lâches, engourdis » et les
courageux « hardis » qui deviennent ici les « avisés », c’est-à-dire ce qui savent reconnaître que la liberté est une
valeur première, et même LA valeur qui conditionne toutes les autres ; ce que LB démontre encore par la négative
en disant que sans elle « si elle vient être perdue, tous les maux viennent à la file », autrement dit la perte de la liberté
signifie la perte de toutes les autres valeurs morales, c'est donc qu'elle est LA condition nécessaire à toutes les autres, la
pierre de touche de toute valeur ; les autres valeurs qui pourraient lui survivre (le bonheur, la santé, la richesse par ex)
perdent de leur « saveur ». CF Montesquieu : « la liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens » (Pensées)
C'est la liberté (ou son usage) plus que la servitude qui semble ici absurde et inconséquente : les hommes désirent
toutes sortes de choses au cours de leur existence (« le désir de l'avoir leur demeure par la nature » &8), et quel que
soit leur caractère (« commune aux sages et aux insensés ») ; le désir de posséder est universel (« le désir de l'avoir leur
demeure par nature », « souhaiter toues choses qui, étant acquises, les rendraient heureux »).
Mais il semble qu'ils ne désirent pas suffisamment la liberté et qu'ils emploient cette même liberté à désirer le contraire
de la liberté, ils n'ont pas perdu leur désir mais l'ont mal orienté, ils n'ont pas perdu l'usage de leur liberté mais
l'emploient afin de s'asservir (« une seule chose fait exception, pour laquelle, je ne sais comment, la nature fait
défaut aux hommes pour la désirer, c'est la liberté » &8). Le moment critique du texte est bien la fin du &8 : « la
liberté seule, les hommes ne la désirent point parce que sitôt désirée ils l'auraient » : telle est l'énigme (« je ne sais
comment ») du désir naturel qui devrait avoir pour objet la liberté et non la servitude ; la servitude n'est
scandaleuse que si elle est librement consentie. Tout se passe comme si les hommes refusaient la liberté malgré le fait /
ou parce qu'elle est trop facile à à acquérir : c'est la première fois que LB sous-entend de façon aussi nette le désir de
souffrir des sujets : « comme s'ils refusaient de faire le bel acquêt seulement parce qu'elle est trop aisée » ; ils 'agit bien
d'une acquisition commune, car si la liberté est un désir présent chez tous les hommes, sa reconquête doit être tout
aussi universelle.
Conséquence finale : Ainsi, la liberté est présentée comme « un bien si grand et si plaisant » qu 'il paraît absurde d'y
renoncer et de ne plus la désirer. Cela implique de manière sous-jacente que la liberté est naturelle et que la
servitude est contre-nature.
LB discute donc trois doctrines classiques de la servitude pour ensuite les dépasser : LB commence par réfuter la
naturalité de la servitude pour montrer son caractère contre nature. Il veut éviter les écueils des théories
naturalistes de la servitude qui réduisent son caractère révoltant à une série de causes extérieures, mécaniques ou
psychologiques.
a) Le sens religieux (augustinien et luthérien) de la servitude : Rupture avec le discours politique chrétien, refus
du drame eschatologique (discours sur la fin des temps) chrétien (comme Machiavel) ; dans un monde à la fois
conçu et régi par Dieu, la domination des uns sur les autres semble toujours justifiée car 1) si tout ce qui se produit a
été voulu par Dieu, alors les rapports dominants-dominés dont partie de l'ordre des choses tel qu'il a été voulu par Dieu
donc le contredire ce serait contredire la volonté divine. Cf St Paul : « tout pouvoir vient de Dieu ». Si Dieu est le
Maître absolu, l'homme ne saurait être responsable de son asservissement. 2) Le péché d'Adam se répercute sur ses
descendants puisqu'en lui est déjà contenue la nature de tous les hommes à venir, et celui-ci se transmet dans le ventre
de la mère ; si l'homme a péché, s'il y a eu corruption de la chair, la soumission peut être un moyen de rachat de la
faute originelle. 3) C'est d'avoir voulu lui-même décider de son sort qu'Adam paye le prix, il a voulu l'autonomie en
transgressant les interdits divins mais cette autonomie lui a fait perdre son unité. Cette corruption de la chair produit un
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désordre de la concupiscence et une division intérieure de l'homme car la chair corrompue échappe à l'empire de la
volonté alors que l'âme devrait commander au corps dans la hiérarchie naturelle. Cela a des conséquences
dramatiques : il devient nécessaire d'instituer une discipline rigide afin de compenser la défaillance de la volonté. Dès
lors, le prince terrestre sera le bras armé de cette discipline. C'est donc la dénaturation comme division de la volonté
qui permet de comprendre la servitude, strict résultat de la chute : « La première cause de la servitude est donc le
péché » (St Augustin, La cité de Dieu). Or pour LB la servitude n'est pas un moyen d'une fin qui serait l'intérêt
commun, elle est un état.
En résumé : Cette explication se fonde sur la condition pécheresse de l'homme : la servitude provient de la
dénaturation de l'homme après la chute et ne peut trouver remède que dans la communauté politique et la nécessité de
la domination. CF La cité de Dieu de St Augustin (Ivème ap JC). Donc la servitude est la conséquence du péché
d'Adam qui se répercute sur ses descendants car en lui était contenue « la nature séminale de tous les hommes à
venir ». Elle serait à concevoir comme une rupture intérieure de l'homme ontologique et irréversible car l'âme ne
commande plus au corps et c'est justement en voulant décider par lui-même qu'Adam a transgressé les interdits divins
et perdu son unité ; il faut donc compenser cette défaillance de la volonté par une politique rigide. L'obéissance au
maître vient rectifier le désir que l'homme pas su maîtriser. L'origine prétendument divine du pouvoir séculier confirme
la nécessité de se soumettre à so autorité. Au contraire, LB tient à prolonger et maintenir le désir de liberté. La
servitude est un état non naturel et non l'effet d'une dénaturation originelle, seule la liberté est naturelle (# servitude état
naturel / liberté est dénaturation de cet état). LB a pour but la désacralisation du politique : la vie politique est un
artefact, elle fabrique un type particulier de rapports entre les hommes, des rapports volontaires. Mais LB n'entrevoit
pas encore la solution juridique du contrat comme clé de voûte de la légitimité au XVIIème (Hobbes).
NB : La naissance de l'Etat moderne, en se désolidarisant de toute attache extérieure, divine ou naturelle, peut
transformer à sa guise la totalité sociale, ce qui rend possible le meilleur comme le pire, à l'image des hommes, donc
rend possible le totalitarisme même si il n'est pas en lui-même déjà totalitaire.
Cela le conduit aussi à adopter une position anti-luthérienne sur la controverse médiévale du libre-arbitre. Car Luther
débat de cette question avec Erasme dans son « Traité du serf arbitre » : il refuse le libre arbitre et prône la soumission
à l'autorité. Il distingue la liberté individuelle de l'esprit (par ex avec la théorie du libre examen) et les rapports sociaux
réglés par la contrainte : « Dieu prise le glaive ». Il considère que l'humanité se divise entre « ceux qui font partie du
royaume de Dieu » (peuple bon qui n'a pas de désir pour lui-même et se contente de plaire à Dieu) et « ceux qui font
partie du royaume du monde » (qui ont besoin d'un glaive, d'une autorité temporelle pour soumettre leurs appétits). On
retrouve la division augustinienne déplacée depuis l'intérieur de l'homme vers l'humanité tout entière.
Ainsi LB déplace le problème théologique vers un terrain politique et anthropologique : refuser de faire de la
servitude un simple effet, mais poser qu'elle exige le concours actif des serfs, c'est anti-augustinien ; le défaut de désir
ou de volonté ne provient pas du péché. Il faut penser la servitude dans les horizons du monde humain, la ramener
sur terre. LB conquiert son propos en refusant la réponse religieuse. A aucun passage du texte Dieu n'apparaît comme
source indiscutable de la légitimité du prince. La plupart des évocations au dieu des chrétiens sont des apostrophes /
des expressions toutes faites (o bon dieu, ce mais dieu, que plut à dieu, abandonnés de dieu, vrai dieu). D'où une
analyse matérialiste et désacralisée des gouvernements comme chez Machiavel. Il est propre aussi à l’humanisme de la
Renaissance de ne plus penser la condition humaine comme un drame eschatologique où l’homme est condamné à se
racheter du péché originel en attendant le salut, mais comme responsable de sa destinée par le travail de la raison, tout
en laissant ouverte la possibilité de la contradiction et de la folie. Le début du XVIème est l'époque où éclate la
« nébuleuse chrétienne » et apparaît l'état moderne pour succéder à la république chrétienne et devenir le siège de
l'autorité politique. On dira que le XVIème est le siècle de la politique.
Mais cela ne suffit pas car la politique peut elle-même se fonder sur des conceptions erronées de la nature comme celle
d'Aristote.
b) L'explication naturaliste aristotélicienne : LB dénonce le finalisme d'Aristote dans la Politique I, 2. Il voit la
source de l'accouplement et de la communauté naturelle dans une tendance naturelle L'entrée en politique est le résultat
d'un instinct et non d'un libre choix car l'homme est un « animal politique » (zoon politikon). Toute cité existe déjà par
nature et est même antérieure à chaque individu a car elle seule réalise l'autarcie sans laquelle la liberté ou les biens
individuels ne sont pas possibles ; il n'y a aucune autonomie de l'individu avant la constitution de la cité. C'est de cette
même tendance que vient la réalité naturelle du village (regroupement de familles) puis de la cité (regroupement de
villages). « L'homme qui ne peut vivre en communauté ou qui n'en a nul besoin parce qu'il se suffit à lui-même, ne fait
point partie de la cité : dès lors c'est une bête sauvage ou un dieu » (I, 2). Ce qu'en retire la politique du XIIIèmeXIVème siècle : l'intérêt commun prime sur l'individu au point qu'il accomplit la nature ; l'homme ne peut accomplir
son humanité qu'au sein de la cité. Donc s'il n'y a aucune liberté en dehors de la cité il n'y a aucune liberté antérieure à
la sujétion… LB contredit ce schéma car pour lui la servitude est contre-nature au regard d'une nature qui ne se passe
pas seulement de la cité mais lui préexiste, ce qui nous apparenterait aux bêtes sauvages d'Aristote (LB va faire
« monter les bêtes brutes en chaire pour nous enseigner notre nature et condition »). Il remet en cause l'étanchéité des
divisions spécifiques homme/animal (comme Montaigne plus tard dans l'apologie de Raymond Sebond, qui s'appuie
sur la continuité horizontale du vivant pour s'opposer à la continuité verticale de la hiérarchie naturelle ou politique). Si
la nature humaine ne peut s'accomplir que dans la vie politique, elle induit aussi une relation de domination et de
servitude ; or LB inverse ce schéma en considérant la servitude comme contre-nature car la nature préexiste à la cité
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pour lui.
De plus, il y a le problème de la justification de l'esclavage (V, 1) : Aristote défend l'idée d'une hiérarchie naturelle
des êtres (« même dans les êtres sans vie il y a une prédominance ») et explique qu'il y a des hommes naturellement
inférieurs aux autres : les valeurs, mérites et places sont déterminés de façon scalaire. Cette discussion sur l'esclavage a
chez Aristote pour but d'éclaircir les relations entre la science domestique (l'économie = oikonomia) et la science
magistrale (despoteia). Il veut réfuter la thèse selon laquelle la domination du maître est contre nature et fait reposer sa
thèse sur l'analogie entre la domination de l'âme rationnelle sur l'âme affective ou âme/corps et la domination du maître
sur l'esclave.
CF Le sophiste CALLICLES dans le Gorgias défend lui aussi l'inégalité naturelle, sauf qu'il le fait au nom de la
domination des passions et du corps sur l'âme, et non de l'âme sur le corps ; et qu'il critique la démocratie athénienne
comme aliénante pour les hommes supérieurs, alors que chez Aristote la démocratie garantit cette supériorité des
hommes libres, des hommes de loisir.
En résumé : LB s’opposera à deux conceptions de la servitude, elles-mêmes articulées à une conception
antinomique de la nature, la conception religieuse chrétienne et augustinienne qui fonde la dénaturation dans le péché
originel, qui ne peut trouver de remède que dans la communauté politique (la nature innocente puis pécheresse de
l'homme corrigée par la tyrannie politique) ; et celle d'Aristote qui se fonde sur une nature humaine immédiatement
politique (celle du zoon politikon) qui ne peut s’accomplir que dans la communauté politique, laquelle implique une
relation de domination et servitude (la nature toujours déjà politique de l'homme réalisée par la domination des uns sur
les autres).
Mais on peut tour à tour renvoyer dos à dos ces deux conceptions « naturalistes » du droit (qui fondent le droit sur une
nature pécheresse ou inégalitaire) en leur opposant une dernière, contre laquelle LB s'élève aussi : car on peut pour
éviter le naturalisme renvoyer la responsabilité de la servitude vers la volonté des individus et dans ce cas aboutir à une
conception juridique du droit qui fait reposer la politique non sur la nature mais sur la volonté et le libre consentement
des individus et qui par conséquent fait reposer la tyrannie sur l'absence de consentement. L'aliénation volontaire
de la liberté (celle qui consiste à conférer à d'autres des pouvoirs qui nous sont propres) ne légitime rien contrairement
à Grotius (inventeur du « droit des gens » = droit international, analysant la relation vainqueur/vaincu) : « la nature ne
fait pas de quelqu'un esclave mais elle ne donne pas le droit de ne jamais le devenir » ou « il est permis à tout homme
de se réduire en esclavage privé au profit de qui bon lui semble » ; « tout de même qu'on transfère son bien à autrui,
par des conventions et des contrats : on peut aussi par une soumission volontaire se dépouiller en faveur de quelqu'un,
qui accepte la renonciation, du droit que l'on avait de disposer pleinement de sa liberté et de ses forces naturelles ».
c) Une critique du droit politique : ce que dit la tradition juridique alors et même ensuite (Hobbes) : Une
tyrannie s'exerce quand une série d'actes injustes est commise par celui qui devrait être la source du droit (père de
famille, magistrat, prince) et qui retourne ainsi son pouvoir de faire régner la justice en pouvoir de perpétrer l'injustice.
La tyrannie se définit donc comme une oppression issue d'un retournement de puissance contre la volonté des
sujets, et cela se fait par la force qui se fait craindre. Si ils ont été accomplis par crainte, alors ils n'ont pas de valeur
juridique. La force ne produit d'elle-même aucun ordre car il n'y a pas d'absolu dans ce domaine et elle n'est jamais à
l'abri d'une force supérieure, ce qui la rend instable, le tyran étant sans cesse menacé de périr par le glaive (Matthieu
26, 52). Ce n'est pas le pbl.
Par conséquent, et c'est là que réside le vrai pbl, si on peut montrer que les actes ont été volontairement acceptés,
alors ils sont légitimes. Or, tout cela repose sur le postulat qui fait de la volonté la mesure unique du droit, ce que
LB va récuser : il peut y a avoir une volonté illégitime de servir le tyran, les sujets peuvent vouloir la domination de
leur roi, et celui-ci devenir un tyran (Denys de Syracuse « de capitaine, se fit roi, puis tyran » sans qu'on sache
vraiment quand).
Autrement dit, la volonté n'est une garantie ni de la liberté ni de la justice car on peut vouloir le mal ou on peut
vouloir mal, c’est-à-dire que faire usage de sa volonté psychologique ne garantit pas de faire usage de sa volonté
morale. Ce n'est pas parce que l'absence de consentement est liberticide que la présence du consentement est
suffisante pour être libre (« libertogène »). Le libre arbitre est une condition nécessaire du droit, mais pas suffisante.
En conséquence = LB élabore un contre-modèle de la naturalité politique pour invalider la thèse de la
domination c’est-à-dire qu'il va fonder la politique sur une certaine conception de la nature mais qui ne permette pas
de justifier l'inégalité et la tyrannie. C'est le moment choisi pour lancer son apostrophe aux peuples insensés (& 9),
laquelle peut paraître à son tour insensée du fait de son inefficacité sur un peuple ignorant ou aveuglé...
* L'apostrophe des peuples insensés (&9) :
* LA FORME = Le ton monte ; le peuple surgit comme interlocuteur à qui il s'adresse à la deuxième personne, à la
foule, à la manière d'un prédicateur (allusion reprise plus loin au &12a avec l'évocation de la chaire : « faire monter les
bêtes brutes en chaire »). C'est un discours de reproche qui se double d'une demande pressante, chargée de pathos,
aboutissant à une accusation, alors que le désir devient énigmatique au plus haut point et qu'il sera aussitôt récusé un
peu plus loin. Par cette prise de parole éloquente qui prétend enseigner au peuple ce qu'il doit faire (« soyez décidés à
ne plus servir et vous voilà libres »), LB semble prendre la place du maître, il recourt aux armes du tyran qui sont
l'injonction et la persuasion. Mais c'est le désir de liberté qui le motive, et non celui de servitude, même si il peut
utiliser en passant le désir des autres d'avoir à écouter un maître. Si le peuple devient un interlocuteur invisible, c'est
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pour défendre la liberté. Plus tard, quand il renoncera à changer le peuple pour se consacrer à la recherche, ce sera
poussé par cette même nécessité de liberté. Il y a une dimension sociale du désir humain qui justifie aussi cette
interpellation : LB met en évidence, par le « vous », le pluriel caché derrière le mot de peuple ou de nature humaine,
auquel s'oppose le corps isolé du tyran. Le singulier de peuple ou de la nature humaine est donc une fiction, une
identité imaginaire du Moi-Homme ou du Nous-peuple.
* LE FONDS = Les exactions du tyran à l'égard de son peuple sont d'abord présentées comme des dépossessions qui
d'atteintes aux biens (« vous vous laissez emporter leplus beau et le plus clair de votre revenu », « vous ne pouvez vous
vanter que rien ne soit à vous », « n'être que les gardiens de vos biens sans les posséder ») deviennent atteintes à la vie
«( et vos vies / vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes ») puis au corps physique (« d'où il a pris
tant d'yeux dont il vous épie si vous ne les lui baillez »). Opposition récurrente entre une accumulation de biens / leur
pillage par le tyran. Chaque cause est articulée à l'effet correspondant : « vous semez...afin, vous meublez ...afin etc » ;
LB déploie les efforts consentis par le peuple au bénéfice du tyran à travers une amplification, accentuée par le
décalage entre l'effet attendu et l'effet réel.
* METAPHORE ORGANIQUE =
On pourrait voir dans les yeux, les mains etc. la métaphore des fonctions régaliennes (droit attaché à des prérogatives
royales puis fonction directement rattachée à l'Etat) de l’État (police, justice, armée qui n'est plus uniquement
constituée de chevaliers). L'état est comparé à un organisme physique et il présente l'image de la dislocation du corps
du peuple au profit du tyran. Il finit par des accusations directes qui reviennent à stigmatiser certains péchés
charnels du tyran encouragés par le peuple : « vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi saouler sa luxure ». Les
rapports familiaux se trouvent ainsi menacés par la relation soumission des parents au tyran, il y a contamination du
privé par le public comme dans un système totalitaire, les relations verticales contaminent les liens horizontaux.
Il insère la métaphore de la boucherie : « vous nourrissez vos enfants afin qu'il les conduise à sa boucherie » ; ici le
lieu où l'on abat les animaux destinés à la consommation devient au sens figuré une tuerie, un massacre (comme plus
tard la « boucherie héroïque » de Candide). Ce lexique sera repris à la fin par la figuration du tyran en « boucher » (&
« ils se viennent présenter devant lui comme devant le boucher »). Il s'agit donc d'opposer le corps du peuple, de la
multitude, au corps de l'Un.
Le corps de « Un »
Le ressort du désir de servitude était déjà révélé par l'expression « enchantés et charmés par le nom d'Un seul »,
représentation magique du tyran qui permet de lui accorder la toute-puissance et qui traduit une double mystification
du corps et du nom du tyran.
C’est-à-dire que le corps du tyran n'est dans la réalité qu'un corps parmi d'autres, le tyran comme simple mortel a un
corps contingent, fragile, au point de vue limité (« n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps » &9) et
pourtant le peuple lui rattache l'image d'un corps séparé, supérieur, transcendant, surplombant la masse des sanspouvoirs, comme si toute la société se rassemblait en lui, comme s'il concentrait en lui la force de tous les membres. Le
tyran est donc présenté comme ennemi intérieur (« non pas des ennemis, mais de l'ennemi et de celui que vous avez
fait si grand »).
On l'affecte d'un nom qui symbolise cette transcendance et cette indivision (car même si il est séparé des autres il les
efface et les absorbe) : l'Un, dans lequel le pluriel des individus s'engouffre et s'oublie. Il apparaît dans un lieu séparé,
intouchable, comme s'il ne devait rien à ceux qui le regardent. Or chez LB le pouvoir se se réclame d'aucune
transcendance, plutôt de l'immanence de la nature. RQ 1 : Il y a là un débat sous-jacent entre les réalistes ou
naturalistes qui croient que le nom entretient un lien de nécessité avec la chose qu'il désigne et que le langage a le
pouvoir ontologique de révéler l'être de la chose / et les nominalistes ou conventionnalistes qui pensent que le langage
est un système de signes arbitraires, sans rapport direct aux choses. Ici, celui qui prend le nom d'Un devient Un, celui
qui n'a pas d'autre, prenant la place de Dieu, l'innommable.
RQ 2 : C'est aussi une manière de récuser le caractère idéal du nombre Un (chez Platon : l'Un est l'origine du tout,
dans le judaïsme c'est le chiffre de la divinité -un seul Dieu, un seul peuple un seul destin-, dans le christianisme
l’Église possède les attributs de la divinité una, sancta et catholica ce qui justifie la monarchie de droit divin) en
montrant que la réunion est un leurre, l'instrumentalisation perverse d'un désir de fusion qui confond uniformisation
avec unification. C'est une manière de récuser le caractère idéal du nombre Un (chez Platon : l'Un est l'origine du tout,
dans le judaïsme c'est le chiffre de la divinité -un seul Dieu, un seul peuple un seul destin-, dans le christianisme
l’Église possède les attributs de la divinité una, sancta et catholica ce qui justifie la monarchie de droit divin) en
montrant que la réunion est un leurre, l'instrumentalisation perverse d'un désir de fusion qui confond uniformisation
avec unification.
RQ 3 : Rappelons que la critique de L'Un dans le DSV advient à un moment de l'histoire du pays où les libertés
locales sont menacées par une centralisation des pouvoirs, ce qui inquiète LB : il est le témoin de la croissance de
l’État nation en voie de centralisation, du moment où le mode d'obéissance hérité de la féodalité (allégeance, la foi
jurée, la protection du faible par le fort) rencontre la soumission à une autorité unifiée et lointaine.
Le titre de Contr'un donné par les protestants monarchomaques identifie clairement l'origine du mal : il faut se dresser
contre ce « un » qui n'existe que dans l'imagination de ceux qui croient en lui. La tyrannie suppose une institution
imaginaire de la puissance.
Le nom d'Un occupe ainsi une place centrale dans le DSV et peut avoir deux sens : le tyran qui s'affirme l'un s'affirme
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comme le premier, le numéro un, celui qui conditionne la série de tous les autres, par qui tout commence, l'origine, le
point de départ chronologique d'un processus, celui qui compte parce qu'il permet de compter (chaque chiffre étant issu
du précédent +1), ce qui revient à prendre la place de Dieu comme cause première de toute chose cf comparaison avec
Jupiter / celui qui se donne l'un pour nom peut aussi souligner sa singularité, son unicité, avec sa complétude, et il est
le seul qui soit unifié de la sorte, le seul qui jouisse d'une existence complète, le seul à être véritablement. La
monarchie comme puissance d'un seul s'appuie sur les deux sens. Le roi est « primus inter pares » « premier parmi les
pairs » donc sa domination quantitative se double et se justifie d'une différence qualitative : pouvoir sur tout car seul
pouvoir de cette nature.
Or, aussitôt prononcé, le nom d'un exerce une fascination sur les hommes car il n'y a plus moyen d'être soi-même
un être singulier, à part entière, quand on est face à l'Un, l'Un c'est l'autre, donc s'approprier ce titre revient à priver
les autres d'être chacun un être à part et d'être tous un(i)s (ensemble). Alors le seul moyen d'être, pour celui qui n'est
pas l'Un, est de participer de l'un de l'autre. Le tyran divise la société en deux pour mieux assurer sa domination
unique : ceux qui sont avec moi, comme moi, et ceux qui sont contre moi, il fend le peuple avec le peuple lui-même
(d'où la métaphore du bois « coins du bois même » plus loin) et l'expression « traîtres à vous-mêmes » qui témoigne du
déchirement intérieur entre la bonne et la mauvaise nature humaine.
Or, c'est le peuple qui fabrique cette image idéalisée (« celui que vous avez fait si grand ») : plus exactement le vous
recoupe un entre-vous c’est-à-dire non pas des individus isolés ou pris ensemble mais un renoncement réciproque, qui
fait en un seul geste surgir la figure isolée du tyran d'un côté et d'un autre côté la fiction du peuple rassemblé. Il y a un
lien entre la production de l'Un et la production de l'Autre. Le peuple est présenté comme co-auteur des crimes du tyran
(anaphore « afin » qui souligne une causalité scandaleuse) : ce qui n'était qu'une conséquence devient une finalité visée
dès le départ ; cela signifie non pas seulement que le peuple se soumet puis se retrouve aliéné, dépouillé, détruit mais
qu'il se soumet pour être détruit (« l'avantage que vous lui faîtes pour vous détruire »). C'est le peuple tout entier qui
crée le tyran (« pouvoir sur vous, par vous » « complicité chez vous », « complices du meurtrier qui vous tue ») :
le tyran s'affirme un pour se singulariser de ses semblables, s'extraire du nombre de ses semblables, mais cette
légitimation ne peut être qu'imaginaire et pour transformer la force en droit il faut une forme de magie qui opère, faire
droit à un droit particulier, à un privilège de l'autre sur soi.
L'injonction joue donc sur deux plans : : un plan individuel dans lequel la liberté de pensée naît d'être désirée car
comme la servitude, elle commence dans l'âme, sorte de volonté auto-réalisatrice (« soyez résolus à ne plus servir et
vous voilà libre » = la liberté dépend d'une disposition interne et non d'une situation externe, elle a une cause
invisible) / un plan politique car en supposant que tous les hommes adoptent cette résolution (« ne le soutenez plus »),
la multiplication des hommes qui pensent librement menace l'entreprise tyrannique et l'effondrement sera alors visible
(conséquence visible). Le maître est faible car il tire sa force de la multitude qui est aveugle et lui donne sa puissance
réelle : d'où une inversion constante entre puissance et faiblesse : le peuple opprimé peut faire basculer le pouvoir
en sa faveur (« vous vous affaiblissez afin de le rendre plus fort » / ne le soutenez plus et vous le verrez de son
poids même s'effondrer »).
* Image du colosse aux pieds d'argile empruntée à Plutarque (« Qu'il est requis qu'un prince soit savant » opuscule
célèbre alors grâce à la traduction d'Erasme) ou à la bible (le puissant roi de Babylone rêve qu'un immense colosse est
précipité à terre à cause d'une pierre lancée par Dieu sur son point faible, le pied d'argile, le songe de Nabuchodonosor
Daniel, 2, 31-35) : mais il y a un décalage dans la façon de l'utiliser : il s'écroule non pas sous le poids de l'ignorance
mais par défaut de consentement du peuple : « la plupart des rois imitent les sculpteurs grossiers qui pensent que les
colosses apparaissent grandioses et imposants s'ils sont représentés les jambes écartées, les muscles bandés, la bouche
ouverte … les stratèges et les puissants dépourvus de culture oscillent souvent à cause de l'ignorance qu'il y a en eux et
finissent par se renverser...qui n'a pas d'ordre en soi-même ne peut en donner aux autres, qui est sans maîtrise ne peut
gouverner » (Plutarque). Cela pourrait être lu comme un avertissement lancé au roi qui serait tenté de se faire absolu, il
s'effondrerait par la seule volonté du peuple. Cela souligne aussi la contradiction entre apparence et réalité profonde :
celui qui semble fort est en réalité fragile. Là où Plutarque associe 4 aspects du pouvoir : la stabilité, la connaissance,
l'ordre et la maîtrise ; celui que LB met en avant par sa référence est ici la stabilité (« poussiez, ébranliez, soutenez,
derobé la base, s'effondrer au sol, se rompre »). Mais les 3 autres composantes sont évoquées ailleurs : l'ignorance à
travers la figure du grand Turc (&18), l'absence d'ordre avec celle de Scylla (&16) + les pirates ciliciens (&25d) et
l'absence de maîtrise avec celle des tyrans parvenus au pouvoir par élection (&13).
Conséquences = La réflexion/ injonction de LB repose sur deux postulats implicites :
* la définition du politique comme rapport spécifique des gouvernants et des gouvernés. La république doit avoir
un caractère public irréductible à des rapports privés comme les rapports domestiques ; il ne faut pas penser le
politique sur le modèle d'une société domestique paternaliste ou sur le modèle de la société féodale. Dans l’État les
rapports d'obéissance sont irréductibles aux relations personnelles de chef à sujet et c'est ce qui sépare l'état moderne
de la société féodale. Le pouvoir de l'état transcende la volonté individuelle de ceux qui commandent, le pouvoir
politique ne se confond pas avec celui qui l'exerce. Donc si on peut dissocier le pouvoir de celui qui l'exerce, ce
pouvoir peut être retourné contre lui.
* De plus, par là-même, LB postule l'existence d'une conscience politique chez les gouvernés eux-mêmes (sinon il
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ne les apostropherait pas), ce qui n'était pas concevable chez les théoriciens de la féodalité. Ils ne sont plus liés à titre
privé envers un seigneur par l'engagement vassalique ou le serment de fidélité : il s'agissait alors d'une autorité du type
« je te sers tu me protèges », la relation d'autorité induisant pour l'inférieur l'obtention d'avantages matériels ou sociaux
qu'il n'aurait pas pu se procurer par lui-même hors de cette relation. Le pouvoir politique n'est pas une maîtrise ni une
domination et il serait faux de vouloir assimiler la puissance d'un souverain à la suprématie d'un chef. Il s'agit donc de
démontrer que le tyran contredit l'essence du politique. Ce n'est donc ni une description banale de la tyrannie, ni une
apologie cachée de la liberté, mais avant tout il s'agit de définir le principe même de l'état politique. La pathologie
de la tyrannie enseigne a contrario les critères de la normalité et n'est ici qu'un moyen de révéler ce principe qui devrait
être celui de toute vie politique : chercher le bien de tous (# « nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre
bien »).
& 10 Transition :
Alors l'amour de la liberté ne paraît plus si naturel à tout le monde d'où un paradoxe à venir = ce sont tous les
hommes qui sont naturellement libres (s'exprimant dans la formule plus loin « sujets à la raison/esclave de personne »
& 11), tous sont naturellement libres, mais tous contribuent au pouvoir du tyran. Et cette fois c'est le désir de servitude
qui paraît à nouveau incompréhensible. Il y a donc un pbl à identifier ce « tous »/ ce « vous », ce ne sont peut-être pas
toujours ou pas exactement les mêmes, ou bien cela ne vise personne en particulier, tous n'étant alors que l'envers de
personne. Le désir de liberté semble exiger ici que la nature du sujet reste indéterminée : ni chacun, ni tous n'est visé.
Métaphore médicale de la « plaie incurable », de la « maladie mortelle » qui permet à LB de renoncer à soigner ce
mal sans remède. Cette harangue du &9 n'a donc servi à rien ? L'orateur fait place en son discours à des propos
douteux (« cherchons donc -si nous pouvons en trouver »), ce qui contribue, avec ce revirement final selon lequel cela
ne sert à rien, à lui donner un côté vivant, spontané. Peut-être Montaigne s'en est-il souvenu quand il renonce à le
publier... L'intention prédicative du livre est donc d'abord avouée puis désavouée par une formule qui met en
évidence la vanité du projet.
Mais en fait il s'agit d'une nouvelle proposition : le livre consistera désormais en une recherche pour savoir comment
s'est enracinée la volonté de servir. On voit bien ici l'oscillation entre le genre épidictique et démonstratif, entre le
blâme de la tyrannie et la démonstration de la liberté.
Résumé = LB veut empêcher qu'on adoucisse le scandale de la servitude en lui trouvant des causes rationnelles qui
permettraient de la justifier (force, admiration, lâcheté) ; il s'interroge donc sur le mécanisme contre-nature – oubli,
effacement, corruption- qui est responsable de la servitude. Il y a deux formes de propositions à distinguer : la première
évoque sur un ton polémique et véhément le scandale de la servitude (& 3 à 10) : c'est une narration qui expose l'affaire
sur laquelle va porter le jugement. La deuxième est le moment de l'argumentation à proprement parler (à partir du
& 11). On pourrait résumer cette partie en un syllogisme dont la conclusion annonce déjà la deuxième partie :
Les hommes se soumettent au tyran (&3-9, 18f)
Or il est possible voire facile pour les hommes de rester libres (&3, 7, 7c, 18c-18f)
Donc les hommes se soumettent librement, volontairement au tyran (&7, 10,14b, 16d, 19)
La majeure est la proposition essentielle de tout le DSV et l'ensemble de l'enquête cherchera à expliquer ce fait :
d'abord par une mauvaise coutume qui éloigne de la nature première (II A), puis par la lâcheté engendrée par l'habitude
et les subterfuges du pouvoir (IIB) et enfin par le système de rétribution des ambitieux à tous les étages du pouvoir
(IIC). C'est de la tension entre la majeure et la mineure que naît l'étonnement effaré de LB et cette idée paradoxale
jalonnera tout le reste du DSV : « cette opiniâtre volonté de servir » &10, « servant si franchement et si volontiers »
&14b, « servitude volontaire » &16d, « les hommes servent volontiers » &19.
TR : Comment/pourquoi l'homme a-t-il pu perdre le goût de la liberté ?
29
II) La Recherche des causes (& 11 à 34)
A) D'où vient le désir de servir ? Pas de la Nature & 11 à 12e
Pour comprendre comment l'amour de la liberté a pu devenir aussi peu naturel aux hommes, il faut remonter au
présupposé, à savoir que la liberté est bien l'état le plus naturel aux hommes, avant d'examiner comment cette nature a
pu être dénaturée.
* Remarque préalable : qu'est-ce qu'un droit ou un naturalisme moral ? CF TABLEAU
La série des devoirs et règles d’échanges commandés par la nature n’appartient pas à une utopie lointaine ou mythique,
dans une improbable société sans classes : elle constitue comme chez Cicéron un droit moral inhérent à la
communauté humaine ; cette humanité est à la fois ce qui constitue notre nature mais c'est aussi une contre-réalité,
une réalité possible, une forme d'utopie, qui a une fonction plus polémique qu'idéaliste, qui pourra faire contre-poids,
agir comme un contre-pouvoir face à la tyrannie.
Droit naturel : c'est l'ensemble des règles d'action qui ont été implantées par la providence divine dans notre nature. Il
faut préciser que les doctrines du droit naturel peuvent être aussi bien conservatrices que révolutionnaires c’est-à-dire
que l'on peut invoquer le droit de la nature aussi bien pour justifier l'ordre établi de manière inégalitaire (la loi politique
n'étant alors qu'une imitation de l'ordre inégalitaire déjà inscrit dans les choses, on invoque la loi naturelle pour justifier
l'inégalité instituée) que pour le renverser (la loi morale étant alors un retour à la loi naturelle pour faire contrepoids à
une loi politique injuste). Or pour LB, il faut fonder le droit sur la nature et non sur la tradition, pour éviter toute
dénaturation.
Il semble que la nature puisse nous dire ce qu'il est juste de faire : l'ordre naturel doit être pris comme modèle dans
l'existence privée ou publique ; si la nature peut occuper la place de modèle, c'est à condition de l'émanciper d'une
représentation abusive c’est-à-dire un désordre naturel où régnerait la loi du plus fort et qui justifierait la domination
des uns sur les autres.
Mais LB réfute la conception de la nature comme règne de la force ou de la démesure pour lui substituer l'image
personnifiée comme « une bonne mère », « la ministre de Dieu et la gouvernante des hommes », bref une nature
providentielle. cf texte de Cicéron (106-43 avt jc) in La République : « il existe une loi vraie, la droite raison (recta
ratio), conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d'accord avec elle-même, éternelle (… ) Quiconque
n'obéit pas à cette loi se fuit lui-même, et parce qu'il méprise sa propre nature d'homme, il subira le plus grand
châtiment ». Cf Socrate et les grecs en général: accord entre nomos et physis par le biais du logos. # Calliclès et la
nature comme désordre naturel, démesure en opposition avec la loi démocratique # Hobbes : « le chaos de l'état de
nature » ou plutôt la première société comme règne du plus fort et de la guerre civile. Au contraire, elle ne peut que
viser la réalisation du bien, raison universelle qui ordonne par des lois ce qu'elle engendre ; c'est donc l'ensemble des
lois qui régissent les êtres naturels.
CF LP pose la question de la loi naturelle LP 38 quant à la justification de la domination masculine.
Mais la notion de nature est marquée d'une double postulation pour ne pas dire une ambiguïté constitutive,
comme pour les animaux : elle paraît tantôt naïve et désarmée face aux ruses et aux violences du tyran (l'humiliation
serait pour l'homme d'être ramené plus bas que terre, à l' « humus », ramené près du sol comme les animaux) / tantôt
comme origine de la liberté des êtres. Cette puissance naturelle se complique, en plus, de la nature particulière de
l'homme, qui est d'être un être culturel, et qui est tantôt équivalente à cette postulation primitive chez les gens tout
neufs par ex (le bon sauvage) tantôt seule capable de perdre sa nature première (par effet de la coutume). Du premier
rang des créatures il rétrograde alors au dernier. Tout se passe comme si la nature humaine comportait une potentialité
qui demande à s'actualiser. Il s'agit d'un naturel plastique susceptible de prendre les formes les plus contraires.
Autrement dit, la nature à laquelle se réfère LB est tantôt une nature première, absolue, animale, innocente / tantôt une
nature déjà transformée, raisonnée qui peut alors produire la liberté comme la tyrannie.
C'est, derrière le problème de la nature, le problème de l'état de nature qui semble se poser car il faut distinguer
la nature en l'homme et la nature de l'homme : LB ne précise pas le sens qu'il donne à l'expression de « nature
humaine » et n'utilise pas celle d'état de nature (qui sera inventée en 1625 par Grotius dans Du droit de la guerre et de
la paix) mais l'idée d'un état de nature originaire est omniprésente dans le DSV, il articule la question politique à
celle de la nature humaine ; c'est une nature providentielle qui permet de découvrir tout un horizon de valeurs sur
lequel s'appuiera sa réflexion politique. Il esquisse seulement une théorie de la nature « simple et non altérée » de
l'homme (déjà introduite au & 4 par « notre nature est ainsi faite »). Mais celle-ci est à la fois naturante (celle qui crée)
et naturée (ensemble des choses créées puis transformées par l'homme). Si la servitude n'est pas naturelle, c'est parce
que la nature (humaine) n'est pas vraiment naturelle non plus : elle comprend sa propre négation en puissance, comme
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si la nature avait accouché de son propre contraire en produisant un être culturel, elle est assez plastique pour accepter
une forme contraire à sa nature et la conserver ensuite. De plus, ces caractères renvoient à une situation initiale qui peut
être ensuite transformée du fait de la plasticité humaine.
CF : On tombe d'autant plus de haut que l'on est monté haut cf Rousseau : la perfectibilité humaine qui lui permet
d'accroître son savoir de manière exponentielle lui permet d'évoluer vers le mieux mais aussi vers le pire / à compléter.
Or, ce qui intéresse LB c'est que cette partie secrète de notre être peut être encore agissante. Ici il s'agit d'une idée
minimale de la nature : elle ne se réfère à aucune législation naturelle, à aucune hypothèse sur l'origine et la finalité de
l'espèce ; elle consiste seulement à énoncer les caractères propres de l'homme que l'on peut encore deviner sous le
vernis social sous la servitude se laisse entrevoir la liberté et sociabilité ; sous l'emprise de l'imaginaire, l'empire de la
raison. (cf image de la statue de Glaucus chez Rousseau / à compléter):
Quel contenu spécifique LB donne-t-il à ce droit naturel ?
* Rappel des lois de la nature & 11-11a : Il semble passer de l'analyse des causes directement au moyens de faire
cesser la tyrannie car le remède est naturel, inscrit dans la nature des choses. La seule obéissance acceptée par LB est
l'obéissance aux parents ; à la raison naturelle (LB est plus rationaliste que Montaigne en cela que la liberté
naturelle consiste à être libre tout en obéissant à la loi de la raison ; cf Rousseau : « l 'obéissance à la loi qu'on s'est
prescrite est liberté ») ; à la liberté teintée de fraternité.
LB reprend ici les 3 étapes de l'étude des Politiques d'Aristote : famille, raison, cité. Il faut donc les opposer aux
raisonnements d'Aristote sur la domination du père de famille (I,3) / la domination de l'âme rationnelle sur l'âme
affective (I,5) / sur la servitude naturelle (I,5) car le choix de LB est exactement inverse. Il s'agit désormais de penser
la naturalité de politique autrement, penser une autre naturalité politique qui n'entraîne pas l'adhésion à la
pyramide de la domination. Ainsi, il y a un problème psychologique qui renvoie à un problème anthropologique : la
condition humaine n'est pas en accord avec la nature de l'homme. A quel droit naturel fait-il référence (déjà
évoqué au & 7b « se remettre en son droit naturel ») ? Que faut-il entendre par là : « les droits que la nature nous a
donnés » ?
Suivant les droits reçus de la nature, ses lois naturelles, la nature humaine obéit à trois grands principes :
obéissance aux parents ; raison naturelle ; liberté liée à la fraternité.
1) Ainsi « nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison et esclaves de personne » (&11).
Curieusement, notre liberté est définie par 3 termes qui énoncent graduellement notre dépendance : obéissants, sujets,
serfs. LB distingue entre obéir et servir (déjà au &5 : « non pas obéir mais servir ») : on peut obéir sans se soumettre
(aux parents, à la raison, à la nature) et sans devenir servile ; on pourrait être tenté d'appliquer ici la distinction entre
contrainte (nécessité externe à la volonté) et obligation (nécessité intériorisée) mais le problème est que la servitude est
précisément une contrainte qui a été intériorisée ; la distinction se joue donc peut-être sur le couple désir / volonté non
psychologique car elle peut être mise au service du pire, mais morale (le désir est irrationnel, déraisonnable, irréfléchi,
même si il ne va pas chercher les causes inconscientes de ce masochisme primaire, il se contente de dire qu'elle est
contraire à la raison) ou plutôt sur celui aliénation / liberté (il y aurait une bonne forme d'obéissance raisonnée et
vertueuse, qui libère, et une obéissance aliénante). Ainsi, les enseignements des parents rejoignent les
enseignements de la nature.
Il y a dans cette phrase une progression de la concession à l'évidence : l'obéissance aux parents est un fait universel
(modèle familial de la société qui prévaut alors) dont « chaque homme peut témoigner pour soi » (&11a) mais qui
n'enlève rien à notre liberté originelle (« sans autre avertissement que de son naturel ») car non seulement elle permet
la survie mais elle permet aussi de circonscrire l'obéissance au seul cercle familial (il n'y a qu'à nos parents que nous
sommes tenus d'obéir). Comme l'homme est un être inachevé, qu'il n'est pas dès le départ tout ce qu'il est, les leçons
des parents sont indispensables à la formation de l'être humain. Ce principe reflète l'humanisme de l'époque. La
famille est une société fondamentalement « naturelle » et les facultés naturelles ne peuvent s'actualiser que dans
un milieu « culturel » et c'est ce qui explique les différences inter-individuelles. CF L'éducation selon Montaigne
2) La prévalence de la raison était invoquée dès le début avec la réponse d'Ulysse « pour le raisonner il fallait
dire... ». Il s'agit à la fois de la raison logique (pour raisonner et discerner le vrai du faux) et morale (pour réfléchir au
bien et au mal) ; encore faut-il que son usage soit entretenu par de bons conseils et une bonne éducation (d'où le lien
avec le premier principe d'obéissance aux parents). Elle est omniprésente par la suite : « il est raisonnable d'aimer la
vertu » &3a ; « sujets à la raison et serfs de personne » &11 ; « il y a en notre âme quelque naturelle semence de
raison » & 11a ; « la nature étant toute raisonnable » & 12 ; « mieux obéir à la raison que servir à un homme » &14 ;
« reconnaître autre seigneur que la loi et la raison » &14j.
Une nature humaine raisonnable = Le naturel de l'homme est raisonnable et la raison universelle. Il ne s'engage
pas dans le débat pour savoir si la raison est innée ou pas. Au demeurant, la soumission à une raison naturelle n'est
qu'une hypothèse à débattre entre philosophes (notamment platoniciens ou sceptiques) On peut s'interroger à l'infini sur
la nature de la famille ou de l'âme, même si on peut penser qu'il y a dans l'âme « quelque naturelle semence de raison »
(&11a) présente dès la naissance de l'individu et qui pourra être soit entretenue, nourrie, soit étouffée. LB comme pour
l'amitié rompt à la fois avec l'ordre naturel et l'ordre social à travers cette définition de la raison comme faculté,
potentiel, présente en puissance mais demandant à être actualisée ; c'est une raison « naturelle » antérieure à toute
institution (rupture avec l'ordre social comme Rousseau pour l'intelligence de l'homme naturel) et dont on devrait avoir
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la mémoire, comme on a la mémoire de soi-même (rupture avec l'ordre naturel car elle demande à être développée,
actualisée). Rappelons-nous, justement, que les régimes totalitaires sont spécialisés dans la réécriture de
l'histoire : on veut légitimer le présent en s'appuyant sur un passé mystifié, revu et corrigé (par ex se chercher des
origines mythiques dans la race aryenne supérieure qui aurait par le passé colonisé l'Europe, pour Hitler).
Une mémoire raisonnable = Pour se détacher des modèles augustiniens et aristotéliciens LB doit élaborer un
modèle alternatif de la naturalité qui a rapport à la mémoire. Faire un bon usage de la raison consiste à faire un
bon usage de sa mémoire, surtout pour se rappeler notre liberté originelle. La mémoire de la liberté est aussi une
mémoire de la raison grâce à laquelle le sujet peut instaurer une distance à l'égard de son présent, grâce au passé. Elle
seule peut lutter contre les mécanismes de l'immédiateté (cela sera repris et confirmé au &17b).
Il utilise pour cela une distinction entre la naturalité de l'état de nature et la naïveté de l'état de naissance (on
peut ignorer sa propre servilité et être esclave), ce qui permet de mesurer le rôle de la coutume car à cause d'elle
toute bonne nature peut se perdre ; il n'y a donc pas de naturalité de la servitude (elle est acquise, seule la liberté est
naturelle) mais plutôt un « devenir naturel », un « artifice naturel » et cela nous fait prendre l'état de naissance servile
(qui est historique et culturel donc modifiable) pour l'état de nature ; c'est l'erreur d'Aristote de ne pas être remonté
assez haut dans la série des causes mais de s'être contenté de l'état de naissance inégalitaire et de l'avoir confondu avec
l'état de nature universel, qui lui est libre.
Ainsi, la liberté est indépendante du contexte politique, c'est une prédisposition morale naturelle qui possède son
évidence en elle-même ; mais il n'y a pas vraiment de déterminisme naturel car il s'agit de potentialités à actualiser (la
nature semble remplacer Dieu mais il y a une part d'acquisitions culturelles). On progresse d'ailleurs vers une évidence
de plus en plus incontestable : naturel devient synonyme d'évident : « sans autre avertissement que son naturel » (c'est
instinctif) ; « il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison » (la raison est index sui, à elle-même sa propre
preuve de naturalité, puisque c'est notre attitude la plus spontanée) ; « s'il y a bien qqchose de clair et d'apparent, et où
il ne soit pas permis de faire l'aveugle » (&11a) : impossible de ne pas le voir ; « il ne faut pas douter que nous sommes
tous naturellement libres » (&11b) impossible de douter ; « il est tout à fait vain de débattre pour savoir si la liberté est
naturelle » ce n'est même plus la peine d'en discuter ...(&12).
Mais, malgré leur « naturalité », il pourrait encore y avoir dans l'éducation dont on hérite ou le travail de la raison des
motifs de différenciation donc de hiérarchisation entre les hommes. Il faut donc ajouter un 3ème et dernier principe, un
dernier verrou naturel qui sert de garantie ultime contre la tyrannie.
3) La fraternité, garante de la liberté. Pour LB, les différences engendrées par la qualité de la famille et de
l'esprit ne justifient pas la domination des uns sur les autres : la nature « n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les
plus avisés comme des brigands armés dans une forêt, pour y brutaliser les plus faibles ». La liberté doit rester
complète chez chacun, ce qui exclut toute servitude (« serf de personne » déjà au &11). En refusant de comprendre la
nature comme l'ordre finalisé du réel, il fait primer l'universalité de la condition humaine sur la hiérarchie ordonnée
d'Aristote : « la nature nous a tous fait de même forme » LB # « la nature veut marquer elle-même une différence entre
les corps des hommes libres et ceux de esclaves » Aristote. Pour LB l'intention de la nature (car il y en a toujours une,
on se situe toujours dans une téléologie naturelle) n'est pas de nous situer dans un « champ clos » (topographie du duel)
pour nous obliger à nous affronter.
CF De même chez Rousseau les différences sont sources d'égalité ou d'indifférence et non d'inégalité comme chez
Hobbes.
Au contraire LB va plus loin en affirmant que les inégalités naturelles sont plutôt une source de compassion et de
fraternité, d'une « fraternelle affection » : ces inégalités appellent à être compensées par le droit naturel, elles créent
un vide qui appelle un remplissage, une compensation, les différences entraînent une complémentarité qui crée des
liens au lieu de les hiérarchiser, c’est-à-dire que les plus forts aident les plus faibles et les plus faibles attendent quelque
chose des plus forts (« les uns ayant la possibilité de donner de l'aide, les autres ayant besoin d'en recevoir ») ; l'aide et
la solidarité créent ainsi des liens solides entre les puissants et les moins favorisés. L'amitié exige que l'on pense les
liens sociaux en dehors de toute hiérarchie ou tout ordre constitué des mérites.
Il y a là comme une téléologie providentielle (« la nature nous a fait afin que », « elle n'a pas eu l'intention », « elle
nous a donné la voix pour fraterniser », « elle ne voulait pas tant » etc) qui veut que tout dans la nature soit fait pour
que les hommes deviennent « compagnons ou frères ». LB reste dans un cadre téléologique selon lequel toute chose
est ordonnée en vue d'une fin, rien ne se fait pas hasard (« La nature ne fait rien en vain » Aristote), c’est-à-dire que la
loi naturelle résulte de l'impression de la loi divine dans notre être ; mais il dénonce la fausse logique qui consisterait à
justifier l'inégalité par la différence, alors que celle-ci devrait conduire à la fraternité ; l'intégrité de notre nature n'a pas
été corrompue mais seulement affaiblie et il est donc possible de la retrouver. La diversité est le moyen d'une solidarité
faite d'échanges et de complémentarités, qui serait le dessein de la nature, la défense d'une civilité dont les inégalités
et les différences sont le moteur. La providence divine a eu recours à une inégale distribution des avantages de l'esprit
et du corps afin d'éveiller une « fraternelle affection » qui elle-même se retrouve au principe du lien social. Des
hommes placés dans une situation asymétrique nouent des relations d'entraide. Ici donc, la loi naturelle est porteuse
d'une valeur extra-mondaine applicable à l'organisation sociale : l'éthique de la fraternité. La pensée de l’amitié
constituera la seule doctrine positive du DSV.
Cf Amitié (philia) chez Aristote (Livre VIII, Ethique à Nicomaque) : il donne lui aussi un sens politique à l'amitié et
l'articule à l'idée de justice, c'est le principe même de toute communauté d'hommes libres dont doivent se rapprocher le
plus possible les législateurs : « l'amitié semble constituer le lien des cités … et quand les hommes sont amis il n'y a
plus besoin de justice ». Il distingue trois sortes d'amitiés selon l'objet qui est à l'origine de l'attachement : fondée sur
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l'utile, l'agréable (toutes deux accidentelles) ou le bien (amitié parfaite, celle de ceux qui s'aiment « en raison de la
propre nature de chacun d'eux »).
Cf Rôle de la compassion comme première vertu naturelle qui donnera naissance à toutes les autres dans l'état social
chez Rousseau et qui concerne tous les animaux, notion plus large. A compléter. Précurseur de Rousseau en cela que
l'homme est naturellement bon et que ce sont les mauvaises passions sociales qui le corrompent et font que tous les
hommes deviennent rivaux entre eux : la domination est à la fois un ordre anti-naturel et anti-politique (car pas une
république).
La compagnie est le socle de la naturalité : c'est elle qui chez LB accomplit la nature humaine. Ce n'est pas
l'affirmation d'une identité ou d'une égalité humaine et LB ne prononce pas encore le mot de liberté. Car la liberté ne se
suffit pas à elle-même et n'a pas d'autre but que de nous rapprocher (« pour nous entre-connaître »). L'un n'existe que
pour l'autre et avec l'autre. La famille et la raison restent intimes à l'homme tandis que si la liberté est naturelle, les
hommes ont pour vocation de se reconnaître entre eux, chacun servant de miroir aux autres (« se mirer et quasireconnaître l'un dans l'autre »). Dans l'interdépendance il n'y a plus de dépendance.
Finalement, quel est le contenu de cette nature qui permet de dire dénaturé l'homme servile ? Seule est évidente la
reconnaissance mutuelle des semblables (« de même forme, selon un même moule, afin que nous nous
reconnaissions tous comme compagnons ou plutôt comme frères »).
Pbl 1 : il y a identité et en même temps différence : mais on peut considérer que l'identité concerne l'apparence
humaine (renvoyant à la communauté humaine universelle, à ce qu'il y a de commun entre tous les hommes) et que les
différences sont des détails secondaires (individuelles, culturelles, intellectuelles physiques etc. « elle a fait quelque
avantage de son bien, soit au corps, soit en l'esprit ») que la fraternité permet de gommer ; ici il faut entendre identité
non pas au sens de répétition du même mais au sens d'identification du même à l'autre c’est-à-dire qu''au-delà des
différences on ne perçoit que ce qui nous identifie à l'autre. Ce qui préoccupe LB c'est de pouvoir déduire une égalité
de droit de l'identité, même si il y a des différences, et précisément parce qu'il y a des différences ou des inégalités de
fait.
Pbl 2 = Il peut néanmoins paraître paradoxal que le désir de liberté naisse d'un désir de ressemblance, alors que le
désir de se libérer devrait plutôt refuser de céder à toute forme d'assimilation, se poser dans la différenciation plutôt
que dans l'identification.
Pbl 3= Il y a plus de chance d'avoir besoin de l'autre que de choisir de donner à l'autre (la « possibilité de donner
l'aide » semble asymétrique avec « le besoin d'en recevoir »). Mais là encore on peut penser que par projection je peux
penser qu'un jour je serai celui qui a besoin d'être aidé (moi, c'est l'autre et réciproquement, je suis l'autre d'un autre et
pourrait me retrouver à sa place). CF WEBER : Peut-être cette manifestation de fraternité n'est-elle pas totalement
désintéressée car comme le remarque Weber « le prochain aide le voisin car il pourra un jour avoir également besoin de
lui ». Mais il n'en reste pas moins que le secours fraternel trouve son origine dans le regroupement de voisinage et que
cette éthique du voisinage repose sur un principe de réciprocité du type « à toi comme à moi ». Le message
évangélique étendra ce principe à tous les hommes, pas seulement les voisins : l'assistance du prochain deviendra une
éthique universelle de l'amour fraternel. La fraternité paraît donc à la fois naturelle (retour à une nature authentique) et
extra-mondaine (convoquant un idéal qu'on ne trouve plus dans la réalité) tandis que la servitude est artificielle
(instituée par l'arbitraire des hommes) et quotidienne (répandue partout dans le monde).
En résumé = Ainsi la fraternelle affection n'est autre que le don généreux de ce qui a été reçu par la nature : les parts
reçues sont destinées à être données et non conservés pour soi, l'ordre naturel est celui du don. Il y a un transfert du
don de la nature à l'autre (« partageant les présents qu'elle nous faisait »). A l'inverse, quand le peuple décide de
transférer volontairement sa puissance au tyran, comme le suggère le vocabulaire du don, le don est alors un échange
perverti : le tyran « n'a de puissance qu celle qu'ils lui donnent » p. 132 et c'est ce qui permet de transformer cet
homme banal en géant aux yeux et bras multiples, c'est pourquoi il ne faut « lui donner rien ».
CF Essai sur le don de Mauss (1924) : il part du présupposé que les sociétés dites « archaïques », dans leur manière
d'échanger des biens ou des personnes, lors de « l'échange-don » notamment, montreraient, dans leurs principes de
fonctionnement, le fondement sur lequel sont bâties toutes les sociétés humaines. L'échange-don a un d'abord un
caractère religieux ; ensuite les biens symbolisent l'engagement des personnes les uns envers les autres, ils ont une
âme, et du coup, donner un bien, c'est comme se donner soi-même à travers lui ; enfin, l'échange doit obéir à des règles
(être libre, généreux c’est-à-dire qu'on échange pas seulement pour accroître son bien, il y a obligation de donner pour
assurer la circulation interrompue, il faut rendre généreusement en échange du bien reçu (obligation de rendre), il faut
accepter les dons, auxquels on devra répondre par de nouveaux donc (obligation d'accepter). Liberté marquée par
l'obligation, s'en écarter ce serait s'exposer à la mort sociale. Cela implique que « deux groupes d'hommes qui se
rencontrent ne peuvent que : ou s'écarter -et s'ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre – ou bien
traiter ». L’art de « s’opposer sans se massacrer et de se donner sans se sacrifier les uns aux autres » constitue
bien « l’art suprême, la Politique, au sens socratique du mot » : l'alliance est une alternative à la guerre et à
l'isolement, une mise en commun généreuse des biens ; cela implique de se détacher de ses propres biens pour les
partager avec autrui ; il naît une richesse de la complémentarité des biens partagés. L'échange-don unit mais sur fond
d'affrontement toujours menaçant : « ce sont toujours des étrangers avec qui on traite, même quand on est allié ». Dès
lors, la terre devient « même demeure, même maison » et c'est alors qu'il est possible de « se mirer et quasi reconnaître
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l'un l'autre », de faire du don naturel « de la voix et de la parole » l'occasion de de partager des « pensées » et une
volonté commune. La nature a pour but de resserrer notre alliance en société, l'échange-don et la liberté sont
inséparables (la nature « nous ayant tous mis en compagnie »).
TR : C'est pourquoi la parole favorise « par la mutuelle déclaration de nos pensées une communion des volontés ».
* & 11 b = Rôle du langage dans l'unité du genre humain.
Le postulat de départ est toujours que la nature a fait les hommes libres car elles les a faits semblables : les hommes
habitent la même terre, « la même maison », et sont formés « selon le même patron », donc ils sont libres de
fraterniser; LB martèle la relation de causalité (« il ne faut pas douter que nous ne soyons tous naturellement libres
puisque nous sommes tous compagnons ») entre cette identité de partage (les hommes proviennent de la même « bonne
mère » nature, occupent le même espace-temps) et le partage de l'identité humaine ( chacun devient le miroir de l'autre
à partir du moment où ce que l'on regarde chez l'autre, c'est ce que nous avons en commun avec l'autre ; « se mirer et
quasiment se reconnaître en l'autre »).
Or, le langage (bien qu'invention culturelle, ce qui prouve une fois de plus que LB parle plus de la nature de l'homme
que de la nature en l'homme) intervient comme une preuve supplémentaire de l'intention bienveillante de la nature à
notre égard : elle noue a « donné ce grand présent de la voix et de la parole pour nous rapprocher ». Le langage est une
conséquence de l'intention naturelle mais il est la deuxième cause ou condition de la fraternisation entre les hommes
après la ressemblance formelle (Nature  Ressemblance  Langage Fraternité  Liberté) . Il permet d'ajouter à la
ressemblance externe (celle du même « moule ») une ressemblance plus intérieure en créant un lien de continuité entre
ma pensée et celle des autres. Car le langage a pour but et conséquence la déclaration des pensées de chacun à chacun,
ce qui peut bien-sûr les séparer (je suis le sujet de mes pensées et de mes paroles, pas l'autre) mais aussi les rapprocher
(un vouloir parler est un vouloir communiquer à l'autre cette pensée). Def = système de signes permettant l'expression
et la communication du sens à autrui.
Ainsi LB distingue tout en les reliant communication et communion : il veut s'assurer que le langage soit aussi celui
de la sociabilité et de la reconnaissance mutuelle. Le problème de l'origine du langage est éludé car il ne saurait
précéder la société humaine : il n'a son origine ni dans les individus seuls, isolés car ils ont besoin de parler à qqun
d'autre pour apprendre à parler, les mots naissent des mots (le langage a besoin de la société, c'est l'un avec l'autre qu'ils
parlent), ni hors des individus puisqu'ils n'existent comme individus et société que grâce au langage (l'individu comme
la société a besoin du langage, c'est de parler qu'ils sont devenus « uns » c’est-à-dire des êtres singuliers sujets de leur
propre pensée, capables de dire « Je » mais aussi d'identifier un « Tu »). Le langage a donc toujours déjà une
dimension socio-politique et LB ramène le rapport social à la communication et à l'expression réciproque, seule
capable d'accueillir la différence de l'autre et de combattre l'image d'une union illusoire, se délivrer de l'illusion de
l'Un. L'union des intérêts se fait par l'échange verbal ; en partageant des idées, les hommes assurent la reconnaissance
de leurs intérêts mutuels.
La nature propose donc aux hommes une sociabilité naturelle. Le destin des hommes est d'être non pas seulement
« tous unis mais tous uns » (&11b) : il ne s'agit pas seulement d'unir entre eux des individus différents (ce qui pourrait
n'être que de façade, un lien artificiel), mais de souligner l'existence d'une unité dont ils font tous partie grâce à leur
appartenance commune au genre humain ; seule cette unité originelle de la nature humaine garantit l'union véritable
entre les hommes. La société n'est pas un organisme nécessitant des subordinations. Si l'on veut savoir ce qu'il en est de
chacun d'entre nous, il faut donc commencer par regarder ce qu'il en est de tous car c'est ce tous qui révèle notre
vraie nature : le besoin de compagnie, l'articulation des uns aux autres.
Conséquence = 1.Le « mal encontre » (la malchance & 12e) qui a dénaturé tout un chacun est l'équivalent laïc de la
chute, c'est une nouvelle malédiction de Babel, car la parole avait été donnée à l'origine par la nature : « elle nous a
donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage » ; or la langue
première s'est perdue, le vecteur de lien entre les hommes s'est corrompu et toute relation est devenue suspecte.
Montaigne le redira à propos du mensonge : « en vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne
nous tenons les uns aux autres que par la parole ». Dans le monde décrit, la « franchise » (avec le double sens du
terme : liberté / dire tout ce que l'on pense, à distinguer de la sincérité : penser tout ce que l'on dit) a disparu, laissant
chacun seul, sans liberté de faire, penser, parler, certains hommes libres devenant « tous singuliers en leur fantaisie »
(plus loin au &).
2. Du coup, le locuteur apparaît comme un rescapé de la parole et faire circuler le DSV serait une manière de conjurer
le lien perdu, même en petit comité, en le soustrayant à l'actualité malsaine. LB n'évoque pas franchement une société
utopique (comme l'abbaye de Thélème de Rabelais) : il se contente d'écrire que les amis échangent leurs pensées par la
parole ; entre eux se crée un espace dont seul le renoncement aux plaisirs immédiats peut expliquer la naissance. C'est
en parlant, en s'inscrivant dans l'espace où les signes trouvent du sens que la raison advient. D'ailleurs il y a un effet de
miroir car le DSV est écrit justement non pour émouvoir les masses mais pour éveiller « les gens d'entendement »,
l'écriture comme une arme.
3. Le désir de servitude est donc inconcevable si on en cherche la source dans chacun des individus car c'est un
phénomène social qui est venu se greffer par dessus le marché de la nature (f Rousseau), mais tout autant si on la
cherche dans la relation naturelle au semblable, car celle-ci implique la reconnaissance et la liberté des autres. C'est
pour ainsi dire le premier moment du texte qui fait intervenir la dimension intersubjective de la servitude et de la
liberté : chacun est l'autre d'un autre qu'il considère comme le même, donc chacun peut reporter sur l'autre son propre
34
désir de liberté ; nous vivons en compagnie les uns des autres, nous sommes « tous faits membres d'une compagnie »
donc la servitude est incompréhensible dans un tel contexte.
* & 12 Affirmation / Rejet de la remise en question de la naturalité de la liberté : LB précise ici que la fraternité
est incompatible avec le fait d'asservir ou de « faire du tort » à autrui ; il réitère la coïncidence entre nature et raison
(« la nature qui est en tout point raisonnable »). Rappel du raisonnement général = les hommes, du fait d'une nature
raisonnable qui s'exprime en eux, se ressemblent, fraternisent et communiquent spontanément entre eux, et ne
cherchent pas à se faire du mal donc « la liberté est naturelle ». De tout ce qui précède découle un dernier grand
principe : nous sommes naturellement libres.
L'homme naît nécessairement avec le désir de la défendre : comme la liberté est naturelle, elle relève d'un
déterminisme naturel donc il est nécessaire de la défendre, on ne peut pas ne pas la défendre. La liberté se déduit ici
de la raison elle-même : si la nature de l'homme est raisonnable, elle enveloppe cet attribut essentiel qu'est la liberté qui
implique l'autonomie et la reconnaissance mutuelle. Tout ce qui est doué de vie et de sentiment est épris de liberté. La
liberté n'est pas qu'un idéal à contempler de loin, mais elle est agissante, sans quoi la vie ne vaut pas la peine d'être
vécue ; c'est une exigence qui commande au point que l'on puisse mourir pour elle.
RQ = C'est une évidence qu'il refuse de discuter : (« il est tout à fait vain de débattre pour savoir si la liberté est
naturelle ») : cela pourrait traduire un malaise chez LB car les deux arguments précédents présupposent le fait d'avoir
dépassé le seuil anthropologique (famille, raison, langage sont des inventions culturelles propres à l'homme, l'entreconnaître implique la vie en société) et doivent pourtant servir à démontrer la naturalité de la liberté : or l'identité du
raisonnable et du naturel semble douteuse puisqu'elle revient à une identité entre naturel et culturel. CF Kant lui-même
considérera que le désir de liberté est inné au point de soutenir que si les nourrissons pleurent à la naissance (et ils sont
les seuls animaux à le faire), c'est parce qu'ils sont frustrés de ne pas être libres de leurs mouvements … cf texte dossier
GF p. 177 : « il veut se mouvoir et ressent alors son incapacité à le faire comme une sorte d'enchaînement qui lui retire
la liberté ».
* &12a : De plus, l'argument sur les bêtes, qui va suivre, toujours en faveur de la liberté naturelle, s'il semble plus
cohérent avec le but de la démonstration (les animaux, eux, sont bien des êtres naturels), ne fait qu'agrandir la faille qui
sépare l'homme asservi de cette liberté naturelle et rendre plus énigmatique encore la servitude humaine. L'homme serf
se dénature lui-même (« si abâtardis » = altéré, dégradé, dégénéré), devenant une bête (dans la mesure où l'on pourrait
croire que ne plus être homme consiste à redevenir une bête) et moins qu'une bête puisque les animaux semblent plus
attachés à leur liberté et pourront servir de modèle (« que je fasse monter les bêtes brutes en chaire vous enseigner
votre nature et votre condition »). Les bêtes brutes peuvent apprendre des choses aux hommes et l'orateur souhaiterait
les voir monter « en chaire » & 12a : LB utilise ici une figure fantaisiste propre à la Renaissance humaniste, l'image est
comique au sein de ce prêche de bêtes pour la liberté, représentation carnavalesque qui inverse les valeurs, fait des
hommes des bêtes et des bêtes, des hommes. Il faudrait paradoxalement, pour redevenir humain, redevenir proche
des bêtes c’est-à-dire « se remettre en son droit naturel » et « pour ainsi dire de bête revenir homme » &7b.
Cela était déjà évoquée au &9 : « de tant d'indignités que les bêtes même soit ne les sentiraient point, soit ne les
supporteraient point » donc soit la tyrannie nous rabaisse au rang d'animal, soit pire que le rang d'animal car elles se
révoltent et pas nous. Cela confirme certes que la servitude n'est pas innée mais acquise puisqu'elle c'est une
« condition » développée par-dessus la nature initiale. Mais cela contribue à augmenter l'ambiguïté et de l'homme
asservi et de l'animalité : car on ne sait si l'homme asservi est comparable à une bête, si la servitude est un retour à
l'état de nature (l'animal dans ce cas devient un contre-modèle) ou si la servitude est un acquis culturel (l'animal
devenant alors un modèle de liberté). Les deux arguments, au lieu de se renforcer, s'excluent : car le premier établit un
lien entre liberté et société, tandis que l'autre voit l'origine de la liberté dans la nature animale ; ils sont fondés sur des
prémisses radicalement différentes (la liberté est un privilège culturel « nous nous reconnaissons tous comme
compagnons ou frères » &11a # la liberté est un privilège animal « les bêtes leur crient vive la liberté » &12b). Toute
la question, encore une fois, est de savoir ce qu'il faut entendre derrière le concept de Nature : l'ensemble des êtres
naturels non encore transformés ou bien la nature humaine qui consiste précisément à transformer la nature en autre
chose, qui n'était pas là au départ. Il semble que LB choisisse la 2ème option : l'homme est un « animal dépravé »
comme dirait Rousseau.
« les bêtes leurs crient vive la liberté ! » prépare un nouveau parcours de pensée puisqu'elle permet de balayer
l'hypothèse selon laquelle la servitude serait naturelle ; la résistance des animaux sauvages à toute domestication
prouve que la liberté est un besoin naturel ; or ce qui vaut pour les bêtes devrait valoir a fortiori pour les hommes ;
l'énigme de la servitude humaine s'en trouve ainsi renforcée. L'homme s'est laissé apprivoiser à la servitude donc la
servitude est une conséquence plus ou moins tardive d'une forme de domination. La conséquence logique en sera que si
la servitude n'est pas innée (« tous les êtres qui ont la faculté de sentir … courent après la liberté ... ne peuvent
s'accoutumer à servir qu'en protestant » &12c), elle est acquise et relève d'une habitude qui finit par agir comme une
seconde nature, la coutume : « ainsi, la première raison de la servitude volontaire est la coutume » (&17a). Mais cet
argument risque de contredire celui de la fraternité (culturelle) évoquée plus haut, comme s'il se trouvait miné avant
même d'être produit.
* Comparaison animale & 12 b-c-d-e :
& 12b : Cette idée d'une liberté naturelle est « prêchée » par les animaux eux-mêmes, dans une prosopopée
paradoxale dans la mesure où elle renverse la hiérarchie homme/animal. LB comme Montaigne substitue à une
35
hiérarchie verticale la continuité horizontale du vivant ; les hommes sont proches des animaux, ce n'est pas une
différence de nature mais de degré. Or, ils préfèrent la mort à la prison ; la volonté de servir n'est donc pas naturelle
mais provient d'un oubli de la liberté naturelle. LB propose un bestiaire (cf Aristote et Plutarque) car les animaux sont
les témoins privilégiés de la nature, ils en viennent et y sont restés. Les animaux expriment tous cette liberté naturelle :
poisson, éléphant, cheval, bœufs et oiseaux ne supportent pas leur servitude.
Les animaux occupent néanmoins 2 fonctions contradictoires :
* faciles à tromper car proches de leurs instincts, pouvant représenter la servitude satisfaite plus loin dans le texte
« comme des plus braves courtauds qui au commencement mordent leur frein et puis s'en jouent » &17a à ce titre la
métaphore du pouvoir comme animalisation, comme « joug » (&16b) est utilisée pour assimiler la domination à
la domestication ce qui est doublement dégradant pour l'homme asservi qui en plus d'être ramené au rang d'animal est
ramené à celui d'animal domestique ; de nombreux verbes spécifient l'asservissement comme animalisation (abestir,
apprivoiser, mastiner « qu'un homme mastine cent mille » désigne une espèce de gros chien de garde mastin puis terme
méprisant pour désigner un homme grossier, d'où traite comme un chien, maltraiter), ce qui présente l'asservissement
comme une dégradation contre-nature qui transforme l'homme en bête.
[« joug » = pièce de bois qui permet d'atteler les animaux de trait en exploitant leur force de traction.]
* mais aussi plus naturels et sauvages que les hommes socialisés donc plus proches de la liberté naturelle défendue ici,
illustrant la force du désir naturel non encore altéré. Voire même, plus qu'un désir de liberté l'animal peut incarner un
choix éthique comme l'éléphant qui préfère détruire ses défenses plutôt que de sacrifier la vraie valeur de la liberté
&12c. On soulignera la contradiction entre la bête de somme symbole de servitude (« prendre le joug » « abâtardir »
&12a et 14g, « abêtir » &21) et l'animal sauvage symbole de liberté. Si la naïveté est de naissance, la liberté, elle, est
de nature, car valable pour tous les animaux, le cheval, l'éléphant, « des plus grandes jusqu'aux plus petites ».
L'éléphant est prêt à s'amputer d'une partie de son corps plutôt que de perdre sa liberté.
Exemples peu probants : Les exemples zoologiques souvent fantaisistes sont peu probants : comment croire que c'est
par désir de rester libres que les poissons meurent quand on les arrache à leur élément naturel ? (confusion besoin
naturel, désir culturel) Comment croire que les éléphants marchandent leurs défenses comme monnaie de leur liberté ?
Ce sont des exemples anthropomorphiques qui exagèrent le désir de liberté des animaux pour mieux souligner sa
défaillance chez les hommes. Il y a d'autres exemples plus concrets mais ils dénoncent surtout la facilité avec lesquels
les animaux sont domestiqués ; ils commencent par « mordre le frein » même si ensuite « ils s'en jouent », ou encore la
facilité avec laquelle on attrape les oiseaux à la pipée et les poissons à l'hameçon. Ainsi, LB transpose des
comportements animaux dans le domaine politique ce qui est anthropomorphique : il leur prête une conscience et un
libre-arbitre : « elles nous donnent tant de signes apparents de la conscience qu'elles ont de leur malheur » / « ce que
veut dire l'éléphant », « l'incite à marchander avec les chasseurs ».
Conséquence = Ainsi la malchance, le mauvais pli qui a dénaturé les hommes et l'a éloigné de son paradis perdu
s'apparente à une scène primitive qui détermine un avant et un après. Tous ces exemples montrent que la servitude
par contrainte et vécue comme telle est de courte durée, contre-nature, réversible aussi et cela sert à comparer surtout
les bêtes domestiquées avec le peuple car au moment du dressage ils ne se laissent pas faire.
&12d
Distique : « Même les bœufs sous le poids du joug geignent / Et les oiseaux dans la cage se plaignent » inventé par LB
lui-même, faisant référence à son passé poétique avec des rimes à la française. Ainsi l'animal domestiqué ne sert pas
par nature mais par contrainte (# Bible qui représente l'animal soumis à l'homme lui-même soumis à Dieu :
« Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux
du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ») : « s'il sert, ce n'est pas de son
gré mais par contrainte », ce qui provoque une mise en abyme car cela signifie que l'homme est à la fois celui qui
asservit (les animaux et les autres hommes) et qui est asservi (par sa condition).
Adresse à Longa (&12d) : (les deux apostrophes à Longa ne figurent pas dans le manuscrit de Bordeaux ce qui fait
penser à une écriture plus tardive, tout comme les allusions à la Pléïade) permet de définir un destinataire tout en
affirmant une éthique de la modestie. Rhétorique épidictique adressée à l'élite parlementaire qui pourrait être tentée
par les sirènes du pouvoir. Ainsi, la situation du DSV change selon qu'il s'adresse à la foule ou à une élite culturelle.
Les 2 apostrophes sont très allusives et témoignent d'une grande complicité avec Longa : dans le première cas il fait
référence à la lecture de ses propres vers par Longa (&12d) ; l'autre allusion sera plus énigmatique (&21j) à propos des
« formulaires » qui sous une apparence légaliste et invoquant le bien public font passer des actes injustes.
&12e : Le & s'achève par une récapitulation insistant sur la communauté de nature entre tous les êtres sensibles (cf
Rousseau) « tous les êtres qui ont la faculté de sentir sentent systématiquement le mal de la sujétion et courent après la
liberté » et souligne le paradoxe d'un homme plus asservi qu'une bête asservie donc d'un maître plus asservi que son
esclave (rectification biblique comme par conformisme prudent: « les bêtes qui pourtant sont faites pour le service de
l'homme », l'homme seul né véritablement pour vivre libre » réinstaure un privilège de la liberté humaine). Intervient
alors une nouvelle position du problème: quel malchance (« malencontre ») a pu dénaturer l'homme et lui faire perdre
le souvenir et le désir de sa liberté ? Le mot « malencontre » du verbe « encontrer » = trouver sur son chemin ouvre
vers deux sens : un accident, un clinamen, c’est-à-dire une déviation de son cheminement naturel (« funeste
36
hasard » chez Rousseau), par un mécanisme incompréhensible et aveugle, que les autres raisons politiques ne
permettent pas d'expliquer ; l'enquête étiologique sur le comment porterait sur la transformation progressive de
l'homme qui contient en lui les conditions de celles-ci (comme chez Rousseau la perfectibilité (passage semblable à
Rousseau : « cherchons donc par conjecture si nous pouvons trouver » / « j'ai hasardé quelques conjectures …
connaître un état qui n'existe plus » préface IIdd) ), comme si l'altération était inscrite en lui dès la naissance mais
qu'un événement mythique irreprésentable l'avait provoquée. Ou bien une mauvaise rencontre avec autrui qui aurait
pu être évitée et qui n'est imputable qu'aux hommes.
CL = Cette partie pourrait se résumer ainsi :
La liberté est le bien le plus cher (&7-7c) et le plus naturel (&11a-b, 14b, 16d) aux hommes
Or la liberté disparaît sous la tyrannie (&2, 5, 32b)
Donc les hommes ne doivent pas accepter la tyrannie (&7c, 9, 26b, 34 implicitement).
[RQ : Comme la conclusion introduit une dimension praxique, elle induit une tension entre l'idéal politique et ses
implications concrètes : on se pose déjà la question du passage à l'acte d'autant qu'il semble y avoir une attente de
l'auteur depuis le début (« je ne l'en presserais point … je ne désire pas en lui...je lui permets qu'il aime mieux » au
&7c) mais sous la forme négative. ]
La servitude peut d'ores et déjà s'expliquer, par la négative, par un défaut de naturel : les hommes ne respectent
pas la nature et ses talents innés, qui ne connaissent que la franchise (& 11a à 14b) ; mais ils manquent aussi de
pratique et d'exercice de la liberté car elle n'est pas qu'un droit naturel inné mais aussi une condition acquise, conservée
ou non (&14d à 16d) et une fois la liberté perdue, on s'habitue à ne plus l'avoir. Il reste donc à trouver des causes
positives de la servitude : les mauvaises habitudes contractées par les hommes par-dessus le marché de la nature.
B) D'où vient l'oubli de liberté ? Réflexion sur la coutume, 1ère cause de tyrannie ou la dénaturation des
gouvernés
&13 à 18f
Ce n'est plus une généalogie du mal (qui remonte de faits en faits depuis la servitude) mais une genèse du mal :
comprendre les séquences de cette histoire catastrophique. Or, le propre de la nature humaine est de devenir culturelle
donc d'inventer des usages et des coutumes qui n'étaient pas dans le nature au départ : ainsi la nature humaine semble
contenir en elle-même le principe de son oubli (« il prend le pli que son éducation lui donne »). L'homme a
naturellement tendance à se maintenir dans l'habitude plutôt qu'à reconnaître ce qui lui est naturel.
Thèse principale de cette partie : la servitude a un fondement coutumier lié à des pratiques mystifiantes et aliénantes,
qui constituent les fondements fictifs du pouvoir du tyran, croyances qui ne se développent qu'à l'échelle des nations.
Les effets de la coutume seront de l’ordre de l’accoutumance et de l’insensibilisation : la tyrannie attaque donc les
facultés psychologiques et mentales, ce qui ôte aux hommes leur désir de liberté. Notons d'ores et déjà que la coutume
permet un double recouvrement : celui de notre vraie bonne nature originaire mais aussi celui du processus par
lequel cette origine est recouverte, c’est-à-dire la servitude ; on peut, par le travail de l'éducation, tout aussi bien
s'éloigner que se rapprocher des leçons de la nature -ce qui prouve encore une fois que même l'idée de nature, la
conception que l'on s'en fait est culturelle. Bref, le pouvoir de la coutume est ambivalent. Parce que l'homme est
composé de puissances muables et malléables, de facultés qui peuvent ou non s'actualiser, sa dénaturation est toujours
possible : c'st parce qu'il est doué d'une nature perfectible qu'il est doué d'une nature aliénable (cf conception du
progrès chez Rousseau). LB articule ainsi la réalité sociale et la réalité psychique comme deux points de vue
inséparables. Ce sont les frontières du sujet et pas seulement celles du droit qui sont menacées : comment la servitude
s'insinue-t-elle dans les esprits par la force de l'habitude ? LB propose donc une analyse psycho-sociologique,
cherchant les causes de cette déraison, empruntant presque le chemin d'une psychologie des foules.
Cf Nuance entre habitude (manière d'agir acquise par l'expérience répétée, propre à un individu ou un groupe) et
coutume (manière d'agir établie par l'usage chez un peuple, dont l'autorité est reconnue par tous et devient source du
droit) : il y a une dimension sociologique, fédératrice et rituelle dans la coutume qu'il n'y a pas forcément dans
l'habitude ; autrement dit, toute habitude n'est pas une coutume même si toute coutume est une forme d'habitude : à la
force de l'habitude s'ajoute dans le cas de la coutume la force du mimétisme grégaire.
CF Nietzsche : le besoin d'obéir est lié au besoin de se couler dans le moule, d'imiter, de se conformer aux mœurs
dominantes d'où la coexistence des hommes en « troupeaux » : toutes les lois sont donc des moyens occultes de nous
forcer à obéir (le « tu dois ») et de nous empêcher d'exprimer notre « volonté de puissance » : « de tout temps, depuis
aussi longtemps qu'il y a des hommes, il y a eu aussi des troupeaux humains ». Mais sous cette critique de la
soumission qui pourrait le rapprocher de LB, il y a en fait un mépris du peuple, une apologie de la prise de pouvoir par
le surhomme, qui pourrait tout autant contredire le désir de liberté et justifier le pire : « l'instinct grégaire d'obéissance
est ce qui se transmet le mieux en héritage et ce aux dépens de l'art de commander » (Par-delà le bien et le mal). Texte
dossier GF p. 222-223.
Or, cette aberration politique qu'est la tyrannie a deux causes profondes, une double dénaturation par la force
de l'habitude : la dénaturation des gouvernés et celle des gouvernants.
37
& 13 Première digression :
Def = interruption plus ou moins longue qui contribue à faire oublier le fil du propos (cf Les Essais de Montaigne, qui
portent bien leur nom car il s'agit d'un livre-promenade où l'esprit vagabonde par associations d'idées).
Le problème de la digression est d'abord qu'on découvre souvent a posteriori que l'on s'y trouvait embarqué : elles
sont ici signalées par trois clausules, de type métalinguistique, qui avouent qu'on a perdu le fil du raisonnement et qu'il
faut revenir au point de départ : « à quelle fin tout ce propos ? » & 16b, « mais pour revenir au fil de mon propos, que
j'avais quasiment perdu » &19, « je m'étais détourné, je ne sais comment, au fil de mon propos » &24c. Cela suggère
que la démonstration principale n'est pas là : par ex les 3 sortes de tyrannie ne sont en fait qu'une seule ou encore la
preuve que le tyran parvient à fasciner son peuple n'est qu'une explication transitoire car cela « ne sert guère au tyran
que pour le menu et grossier peuple », la servitude des lourdauds, et il faudra plus tard en venir au vrai « ressort et
secret de la domination », la servitude des élites, qui sera le point nodal de l'argumentation. Cela relève d'une
éloquence paradoxale car l'orateur qui voudrait vraiment convaincre son public éliminerait ces lourdeurs et ces
digressions. Mais cela peut aussi signifier que nous devons nous-mêmes, lecteurs, élucider ce qui doit être retenu ou
non.
Toutes trois interviennent dans la longue discussion sur la coutume : la première porte sur les différents types de
tyrannie (du & 13 « Il y a 3 sortes de tyrans » au &16c « a quelle fin tout ce propos ? » 7 pages), la deuxième sur les
« hommes bien nés » (17b « il s'en trouve cependant quelques uns » à &19 « mais pour revenir au fil de mon propos »)
peut être considérée comme une digression dans la digression, si l'on considère que le passage sur les méthodes
d'asservissement du « gros populas » est lui-même une digression (la 3ème commençant juste après au &19 « une autre
raison, c'est qu'aisément sous les tyrans les gens deviennent lâches et efféminés » et finissant en 24c « je m'étais
détourné du fil de mon propos ») car en est la conséquence et la symétrique opposable (le peuple se laisse berner mais
les bons esprits savent réinventer la liberté), avant de revenir aux moyens d' « efféminer » son peuple avec les 5
techniques de domination (&19s). La 1ère digression établit les points communs entre toute tyrannie, la troisième : les
moyens par lesquels le tyran obtient le consentement du peuple. La 2ème digression laisse donc ouverte la question de
la servitude éventuelle des bons esprits, en ouvrant ensuite sur la 3ème qui ne traite que des techniques de domination
de la populace ; il restera a examiner comment le tyran obtient le consentement des élites en fin de texte (pyramide du
pouvoir & 25 à 34).
Fonctions des digressions ici : elles permettent à l'orateur de montrer le caractère universel de la domination et des
moyens employés pour obtenir le consentement (ce que sont les tyrannies en général, les hommes bien nés qui
pourraient leur résister, les techniques de dénaturation qui nous sont imposées) : cela confirme l'idée que la servitude se
produit « en tout pays, par tous les hommes, tous les jours » et qu'il y a une structure cachée derrière l'impression de
désordre apparent.
* & 13 Digression sur les 3 sortes de tyrannies :
Rupture nette dans le ton, la méthode et le matériau employé car l'éloquence fait place à une analyse minutieuse des
différents types de régimes mais via les tyrans, donc LB fait finalement un peu ce qu'il avait dit qu'il ne ferait pas, un
examen de la qualité des différents gouvernements, tout en ne le faisant pas vraiment car ce long développement sur les
méthodes tyranniques vise à trouver la cause de servir du « gros populas » quel que soit le type de tyrannie.
Passage directement consacré aux tyrans comme catégorie politique, à une typologie de la tyrannie (toute relative :
« devrait être ce me semble »), ce qui pourrait renvoyer aux pamphlets anti-tyrans qui fleurissent à l'époque et parmi
lesquels il sera édité plus tard : ordre qualitatif allant du pire au meilleur car plus la tyrannie est récente, plus elle est
violente ; il y a donc une gradation du plus au moins violent : & 13a violence (la force, la guerre de conquête,
sachant que ce que le tyran accomplit grâce à ses sujets, le conquérant le fait au moyen de son armée, avec les mêmes
dommages « souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés » ; tout laisse à croire qu'il continuera l'oppression en
interne, il sera partout « en terre de conquête » dlmo il s'immiscera dans le vie privée des sujets et ce sera le règne de
l'arbitraire du désir tyrannique « avares ou prodigues, ils disposent du royaume comme de leur héritage ») ; & 13b
héritage (la filiation de « ceux qui naissent roi », le droit de succession engendre un mépris du peuple car ils
revendiquent une lignée reconnue et une position transcendante : « tirent avec le lait la nature du tyran » ; l'habitude ici
joue un rôle puisqu'elle transforme l'exception de la victoire en état durable comportant des « esclaves héréditaires ») ;
élection (le choix du peuple (« à qui le peuple a donné l'état »): cette reconnaissance devrait leur donner de
l'humilité et le sens du devoir, car ils devraient rendre ce qu'on leur a donné ; or ils s'approprient ce qui leur a été donné
par choix contingent, et transmettent comme une nécessité ce pouvoir à leurs enfants, retombant ainsi dans la deuxième
catégorie ; ceux-là, contrairement aux apparences (« devrait être plus supportable », « surpassent en toutes sortes de
vices » car peuvent se réclamer d'une légitimité populaire, ils peuvent tout faire au nom du peuple, y compris contre le
peuple) &13c. En somme, ceux qui paraissent moins violents le sont tout autant, voire plus dangereux car ils
s'avancent masqués, dissimulés derrière l'hérédité naturelle ou derrière le choix du peuple. C'est pourquoi aucun type
de tyrannie n'est préférable à un autre.
* Identité de ces régimes & 13d
« Des raisons de choisir l'un ou l'autre, je n'en vois point » : ce qui fait écho à l'analyse de la citation d'Homère au
début du texte ; qu'il y ait un ou plusieurs maîtres, qu'il y a ait tel ou tel type de maître ne change rien. LB réduit tout à
une seule caractéristique : la domination arrogante d'un seul qui fait de la chose publique sa chose propre et
considère ses sujets comme de bêtes ou des objets dont il peut disposer à sa guise : le dominé est figé et réifié en outil
du dominant. Le maître fait un univers rempli d'instruments au service de son plaisir. Donc il brouille vite la triade : il
privilégie le 1er cas mais montre qu'il peut dégénérer et prendre le visage des deux autres, voire devenir pire qu'eux ;
38
les « moyens de venir au règne » sont ainsi mis dos à dos car aboutissant tous à la servitude des sujets. LB réfute donc
cette typologie seulement dans ses effets, c’est-à-dire que même si les causes diffèrent, les effets sont les mêmes : les
différences apparentes recouvrent une façon de régner quasi semblable. Le pbl n'est donc pas l'origine du pouvoir mais
son exercice.
Il enveloppe donc dans une même réprobation les tyrannies de conquête (l'usurpateur s'arroge un droit de conquête
illégitime), les tyrannies héréditaires (le roi héritier se croit injustement propriétaire de ses sujets et de son royaume) et
même électives (le prince élu ne songe qu'à inscrire une dynastie dans l'histoire) dans le but de mieux confondre le
pouvoir des tyrans et celui des rois : la façon de régner est toujours « quasi-semblable » entre les tyrans et « ceux qui
naissent rois », peu importe la façon d' « accéder au trône » (vocabulaire monarchique), il dompte le peuple et dénature
l'autorité souveraine : au lieu de gouverner il veut être le maître, au lieu de remplir un devoir il s'accorde tous les
droits.
Ainsi LB ne caractérise la tyrannie ni par l'usurpation illégitime du pouvoir qui reviendrait à un autre (le tyran chez les
grecs est celui qui prend le pouvoir par la force en usurpant une autorité), ni par le déni de la légalité (coup d'état), mais
par la monocratie : l'autorité d'un seul. Cela revient en tout cas à remettre en cause la distinction classique entre
régime fondé sur la loi (princes gouvernants pour le bonheur de leurs sujets) et régime fondé sur la force (princes
gouvernant dans l'intérêt de leur personne), sans jamais le signifier explicitement au lecteur. C'est en contradiction avec
les thèses des légistes du Moyen Age qui considéraient que le titre de tyran doit être réservé à celui qui renverse le roi
en place, par assassinat politique, donc le régicide. La seule substitution d'un mot à un autre (tyran/roi) suffit à
subvertir l'enseignement dominant. Cela ne peut pas être fait par hasard et se trouvera confirmé par l'exemple de Denys
de Sicile plus loin qui « se fit de capitaine, roi, et de roi tyran » &14b, avec glissement sémantique implicite. La thèse
implicite est donc que même si le tyran n'a pas le même statut légal que le roi, il occupe la même place aux yeux
du peuple, celui du nom d'Un. Le concept de monarchie semble être une anomalie dans le champ sémantique du
politique.
CF ARISTOTE : le tyran n'honore plus les lois et recueille à son seul profit les fruits de la souveraineté ce qui revient à
« faire affront aux lois pour satisfaire des désirs sans lois » (Aristote).
CF : Montesquieu voit lui aussi dans l'état monarchique « un état violent qui dégénère toujours en despotisme » (LP
102) donc il est « impossible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté ».
RQ = Position ambiguë de LB par rapport à la monarchie : sa devise est-elle « rex et pax » ou « lex et pax » ?
Contre : on ne peut ranger au rang de république un gouvernement où tout est à un seul ; le tyran désigne celui qui
gouverne de manière tyrannique, la manière d'accéder au pouvoir est secondaire, même en cas d'élection ou de
succession ; cela peut être une forme de domination fine et dissimulée comme en témoignent « quelque joli propos de
bien commun et soulagement public » (ordonnances ou édits royaux qui habillent une mauvaise politique) ; les formes
françaises de la superstition sont rapprochées de celles des tyrannies (&24). L'existence d'un hypothétique bon roi n'est
jamais énoncée explicitement.
Pour : Ulysse (lui-même roi d'Itaque) est excusé de faire l'éloge mensonger de la monarchie pour apaiser l'armée
grecque et considéré comme un homme bien né ; les tyrans sont définis comme des « méchants princes », c'est donc
qu'il y en a des bons et tout monarque n'est donc pas un tyran (« Je parle des méchants princes ») ; les « mauvais rois »
utilisent des étrangers à la guerre et les soudoient mais de « bons rois » en France l'ont fait pour préserver leurs sujets.
Les rois naissent rois (par opposition aux tyrans par succession) et ont toujours été « si bons à la paix et si vaillants à la
guerre » qu'ils semblent « choisis par le Dieu tout puissant ». Lorsque le tyran corrompt son peuple, on ne peut s'en
féliciter et c'est alors « pitié d'entendre crier vive le roi » mais on peut donc penser qu'en d'autres circonstances
l'enthousiasme serait plus légitime.
CL = La monarchie française constituerait un moindre mal comparée au Grand Turc ou à une émeute populaire, même
si elle n'est pas étrangère à la domination tyrannique. Il faudrait excuser LB de prononcer l'éloge de la monarchie pour
préserver l'ordre, comme Ulysse au début.
TR = Le lien avec la suite du texte se fait à travers l'expression d' « esclave naturel » : si les rois-tyrans considèrent
leurs sujets comme des « taureaux à dompter », des « proies » (encore une comparaison animale qui confirme la
régression animalière liée à la servitude fin &13d) ou des esclaves naturels, il faut remonter aux origines et se
demander si les « premiers hommes » pouvaient se considérer ou être traités naturellement comme des esclaves.
* & 14 Hypothèse des hommes neufs qui choisiraient d'obéir à la raison naturelle :
* LB introduit une nouvelle hypothèse comparable à l'argumentation par conjecture au & 6 sur le courage dans la
bataille (« qu'on mette d'un côté... »). On remarque tout d'abord que la fiction des hommes « nouveaux nés » comme
plus loin la figure des hommes « mieux nés » (&17b) relient tous deux la liberté naturelle avec la notion de
naissance. Le premier doit permettre de saisir la naïveté naturelle dans sa pureté originelle, en imaginant une nature
débarrassée de toute coutume, sorte de table rase, afin de trouver dans la fiction le moyen de contourner les effets du
temps ; cette fiction reprend et développe l'hypothèse faite plus haut à propos des lois de la nature (« si nous vivions
avec les droits que la nature nous a donné » &11) ; l'autre sera comme un écho à la première mais correspond à une
réalité effective, plongée dans le temps historique, celle des « hommes mieux nés » qui ne disposeront plus de leur
naïveté, nature simple et non altérée, mais qui auront résisté à la dénaturation, montrant que la force naturelle peut être
préservée. C'est probablement la seule thèse positive du DSV : la présence permanente de ce désir de liberté,
même privé d'expression ou de réalisation, concernant le premier être de l'homme et la façon de le réactiver. Il y a ici
39
une continuité entre l'état de nature (« les hommes neufs ») et l'état de naissance (« les hommes bien nés »), car la
nature est préservée malgré la coutume. Ainsi la fiction de l'état de naissance vient remplacer la fiction de l'état de
nature pour nous montrer « en toute naïveté » les puissances jumelles de la raison et de la liberté. Le naturel commande
donc la raison comme la liberté : ce sont des puissance qui demandent à s'inscrire dans la durée.
De plus, il y a à nouveau un rapprochement entre raison et nature (« ils préféreraient obéir à la raison seule ») :
l'obéissance à la « raison seule » est même utilisée comme périphrase pour désigner la liberté naturelle. On atteint ici
une strate plus profonde de la naturalité où la raison ne se contente pas de se comporter contre la liberté mais lui est
liée de façon intime.
* Mais cette fiction repose sur des témoignages historiques :
C'est pratiquement la seule allusion à l'actualité au milieu du florilège des textes anciens (rapport à la découverte de
l'Amérique un demi siècle plus tôt, à laquelle Montaigne a songé aussi en mettant son chapitre sur les cannibales près
du chapitre où il comptait publier le DSV : nation où il n'y a « nul nom de magistrat, ni de supériorité politique »).
L'humanisme ne se fonde pas que sur des retrouvailles avec l'antiquité, et à cette exploration des anciens s'ajoute
l'exploration horizontale des contrées lointaines, des hommes du Nouveau Monde. La découverte des Amériques a un
impact décisif sur l'Europe et les hommes de ces pays sont décrits comme primitifs et inférieurs.
CF Montaigne : le chapitre « Des cannibales » remet en question la notion étymologique de « barbarie », il raconte le
dialogue entre Charles IX encore enfant et 3 chefs indiens à Rouen en 1550 : « ils dirent qu'ils trouvaient en premier
lieu fort étrange que tant de grands hommes portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi se soumissent à
obéir à un enfant et qu'on ne choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ». Montaigne est présent lors de
la rencontre en 1562 entre Charles IX, roi de France, et trois hommes venus du nouveau monde (des indiens
d’Amérique). Il s’oppose à l’opinion de son époque qui considère les peuples dits primitifs comme des hommes
n’ayant pas quitté l’état de nature, sans culture, sans âme. Le titre laisse supposer un portrait de sauvages or leur
civilisation va être présentée de manière positive. Un récit qui sert donc de prétexte à la réflexion et laisse peu de
remarques sur les faits eux-mêmes. Il est acteur de la scène et témoin de ce qui se passe ; il est sincère car il reconnaît
qu’il a oublié certains détails de la scène et passe par la médiation d’un interprète peu fiable ; il porte un jugement sur
les indiens et leur personnalité par la façon dont il mène le récit. Les qualités des Indiens :
* Ce sont des humanistes : ils emploient pour désigner les autres humains le mot moitié.
* Leur roi fait preuve de courage et n’est pas intéressé par l’argent : il n’a aucun avantage financier à être roi, le seul
est de marcher en 1er à la guerre. Ce sont des êtres qui semblent vertueux, càd avoir la volonté morale de faire le Bien
de tous sans chercher à satisfaire son intérêt personnel.
* Ils ont l’esprit critique : les européens s’attendaient à susciter l’admiration or ils répondent qu’ils trouvent étrange
que tant d’hommes obéissent à un enfant. Retournement de situation : ce sont eux qui critiquent notre civilisation.
Critique des européens :
* le roi est trop jeune : critique du système politique où le roi le reste à vie
* critique de la cupidité des européens : ils ressemblent à des choses bien remplies ou gavées
* critique des inégalités sociales : antithèse entre riches et pauvres, registre pathétique, le peuple est soumis et ne se
révolte pas malgré la violence subie. Dénonciation injustice sociale. Cl = le point de vue de l’étranger permet une
critique naïve de notre civilisation. Intervention directe de Montaigne :
* la civilisation européenne n’est pas morale et n’apporte pas de bonheur véritable, durable, alors qu’elle se croit
supérieure à eux. Double ignorance de la doxa = a tort et en plus croit avoir raison, ne sait pas qu’elle ne sait pas. Ils se
croient le centre de l’univers = ethnocentrisme # relativisme moderne de M. bien avant Levi-Strauss. Ironie ( eironia=
feindre + questionner, nier en affirmant, affirmer en niant) de l’auteur qui oblige son lecteur à se questionner en
feignant la naïveté. Cela relativise les valeurs de l’Occident et l’idée qu’il y aurait une seule vérité/justice absolue.
Scepticisme et doute sur soi. CL = Montaigne nous montre que les Européens sont critiquables et qu’ils ont des valeurs
relatives qui peuvent être contestées par d’autres regards ; on n’est pas défini que par soi mais on peut apprendre du
regard extérieur et objectif qu’un étranger porte sur notre culture. Les occidentaux ne sont pas les dépositaires absolus
des valeurs morales : l’humanisme peut exister ailleurs. Les bons sauvages figurent ainsi comme une survivance de
l'homme naturel de l'Age d'or, innocent mais raisonnable car non encore corrompu.
Cf Controverse de Valladolid en 1551 : le débat porte sur la question de savoir si ils ont une âme sensible à la loi
naturelle qui leur donne une connaissance de Dieu (dominicain Las Casas) ou s'ils sont des êtres inférieurs qu'il faut
protéger d'eux-mêmes en les réduisant à l'esclavage (Sepulveda historiographe du roi Charles Quint).
Ainsi LB, par cette allusion aux « hommes neufs » est avant la lettre un ethnologue qui oppose à la domination
l'image de la liberté sauvage. Pour lui, la barbarie n'est pas au commencement (sens étymologique du barbare et
du sauvage) mais à la fin de l'histoire ce qui veut dire qu'il ne fait guère crédit à l'idée de progrès. Ces hommes ne sont
ni accoutumés à la servilité ni éduqués à la liberté républicaine : il ne suffit donc pas de dire que la domination
contredit la nature, il faut aussi prendre conscience de l'écart entre ces hommes neufs et et les citoyens de Venise
ou Sparte dont il va être question plus loin et que l'éducation a rendu friands de liberté ; même si la domination est
contre nature, il faut mesurer le long chemin à franchir pour aller de la naïveté naturelle à un régime républicain.
NB : le grec nomos peut aussi bien désigner la loi dont se dotent les citoyens réunis en assemblée (le nomos au
singulier) que les coutumes (les nomoi au pluriel) ; ce qui recoupe l'opposition entre Grecs et Barbares, les premiers
adoptant une convention fondant la vie politique tandis que les seconds s'en tiennent à des usages puisés dans la
nature. Cf Hérodote se faisant tantôt historien des grecs et des guerres médiques (livre 5 à 9), tantôt historien des
barbares (livre 1 à 5)
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* Thèse visée par l'hypothèse = Des hommes non encore déterminés par la coutume choisiraient spontanément
la liberté, ce qui revient à affirmer à nouveau la naturalité de la liberté car ce serait les ramener à l'état animal que
d'imaginer des peuples « ni accoutumés à la sujétion, ni ayant pris goût à la liberté ». L'homme naïf qui naîtrait de nos
jours ferait le choix de n'obéir qu'à sa nature rationnelle ; l'innovation ne vient donc pas de la rupture avec un passé
révolu, mais de la résurgence d'une mémoire ancestrale. Il faut donc bien distinguer le primitif (avec lequel il faut
renouer) du traditionnel (avec lequel il faut rompre). La véritable mémoire doit se concentrer non pas sur les mauvaise
habitudes contractées mais restaurer notre être naïf pour rendre nos capacités naturelles à une nouvelle coutume.
Or, selon LB, certains individus ont conservé le pouvoir de se détacher des mauvaises coutumes pour s'attacher aux
affections naïves qui les traversent, établir une fracture entre le fait de la servitude et la valeur de la franchise (ce sera
le cas des « hommes bien nés »).
* Exception du peuple juif : aussitôt une réserve provoque un double problème : interne au raisonnement c’est-àdire qu'il y a des exceptions à la règle car le peuple juif semble s'être tourné naturellement et originellement vers
un tyran ; le roi Saul incarne la solidarité entre les membres du peuple élu, les hommes se soumettent spontanément à
un chef car il incarne la conscience collective d'un groupe homogène (cf Samuel I-VIII versets 4-18) : cas étrange où il
semble bien y avoir désir de servitude) / externe au raisonnement c’est-à-dire que cela ressemble à une attaque contre
la Bible, qui ferait l'apologie de la servitude (plus que contre le peuple juif comme peuple serf). S'inspire ici d'un autre
passage biblique : celui du Premier livre de Samuel où les Hébreux demandent à être gouvernés par un roi comme tous
les peuples autour d'eux et non plus par un juge, chef providentiel qui exerce le pouvoir au nom de Dieu ; ce dernier,
indigné par ce refus d'autorité, annonce à Samuel que le roi Saul fera le malheur du peuple qui l'a réclamé : « Voici
comment gouvernera le roi qui régnera sur vous : il prendra vos fils pour les affecter à ses chars et à sa cavalerie et ils
courront devant son char… Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra vos
champs, vos vignes et vos oliviers les meilleurs. Il les prendra et les donnera à ses serviteurs » etc. LB se réfère à cet
épisode en le présentant comme l'exception qui confirme la règle ; mais l'épisode sera aussi utilisé avant de manière
implicite dans l'apostrophe aux peuples qui fournissent leurs biens au tyran (fils, filles, champs, maisons etc.). Il réécrit
le passage biblique sauf qu'au lieu de faire du roi le sujet des verbes comme dans la Bible il recourt à des constructions
de forme passive pour évoquer la dépossession dont les sujets sont victimes (« vous vous laissez emporter devant
vous »). On remarquera la quasi absence de textes sacrés qui tranche avec la tradition renaissante. Nulle transcendance
n'est invoquée. Il s'agit surtout déjà d'un désaveu de la thèse qu'il est en train de soutenir de la toute-puissance de la
coutume car les hommes peuvent se tourner dès le départ vers la servitude. Mais c'est tout de même l'occasion d'un
blâme excessif (« dépit /réjouir ») ; il se réjouit quand même des maux qui l'accablent : pitoyable destin mais mérité).
On commence à comprendre que le blâme va se déplacer du tyran vers le peuple, LB se plaçant presque du point de
vue sadique du tyran : « j'en deviens quasi-inhumain puisque je me réjouis de tous les maux qui alors en advinrent »
(&14), ce qui se reproduit plus loin «je ne voudrais pas moi-même qu'ils aient connu une issue favorable et je suis
content qu'ils aient montré par leur exemple qu'il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour s'engager dans une
mauvaise entreprise» à propos des révoltes des ambitieux contre les empereurs (& 18f). LB semble justifier son
inhumanité par le fait que les hommes ont eux-mêmes perdu leur humanité en se laissant aliéner : il a donc un effet de
miroir entre l'inhumanité de l'observateur et celle des peuples asservis. LB manifeste une délectation inattendue à la
pensée des peines subies ; la pitié se retourne en désir de vengeance face aux juifs et face aux peines infernales du
jugement dernier.
* On ne sert d'abord que contraint ou trompé & 14a
LB étudie l'origine de la servitude par une nouvelle division : établie soit par la contrainte découlant de la violence, qui
sera illustrée par les exemples du &14a / soit par la tromperie qui sera illustrée par ceux du &14b (« contraints ou
déçus »). Cela révélera qu'il s'agit moins d'une tromperie par autrui que d'une tromperie par soi-même.
Il faudrait donc distinguer deux étapes de l'humanité : ceux du début (ceux qui ont été vaincus par la force en lien
avec sa concession &3a « nous ne pouvons pas toujours être les plus forts »/ « au commencement on sert contraint et
vaincu par la force » &14d) et ceux d'après pour qui LB éprouve une certaine bienveillance (« pitié de ceux qui en
naissant se trouvent le joug au col » & 16b) : LB disculpe davantage ceux qui sont nés sous le joug et dont le désir de
liberté a été immédiatement étouffé par la conjoncture historique, car quand ils naissent esclaves ils sont conditionnés
pour le demeurer. « Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s'en passer » Rousseau
(IIDD).
RQ sur la pitié = Le mépris de LB pour le peuple est seulement atténué par l'excuse de l'accident (&3a « si une nation
est contrainte par la force de la guerre de servir un seul… il ne faut pas s'ébahir qu'elle serve mais déplorer l'accident »)
et appel à la pitié & 16b « qu'on ait pitié de ceux qui en naissant se sont trouvés le joug au col » (&16b). Pitié est
constamment mise en avant : aussi au & 21d et 21k « c'était pitié d'ouïr crier vive le roi », « « c'est pitié d'ouïr parler
de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit ». La pitié des 21d et 31 a expriment une
déploration face à la situation d'ensemble. Quant à la compassion personnelle, elle est éprouvée au départ envers le
peuple soumis (&16b) puis envers les ambitieux (&26b, 32b). Par contre les mots colère, vengeance, indignation
n'apparaissent pas en tant que tels dans le texte. Mais la pitié envers les ambitieux est une feinte pour masquer
l'indignation. Or, les deux émotions sont antithétiques car la pitié est le fait d'éprouver de la souffrance face à des
échecs ou des injustices, des souffrances d'autrui / alors que l'indignation est éprouvé devant des succès immérités
selon Aristote. La tension entre pitié superficielle et indignation profonde est latente dès le début du DSV.
Il cherche à cibler les véritables responsables de la servitude, ceux qui se sont asservis en premier et ont ainsi gâché
l'avenir des autres : mais même chez ceux qui ont été asservis en premier il faut distinguer ceux qui ont été asservis de
41
force. Progressivement, LB se retourne donc non pas vers ceux qui ont été contraints (reprise de la concession du &3a,
« contraintes par les armées étrangères comme Sparte ou Athènes ») pour expliquer la perte de cette humanité
« naturelle », ni même vers ceux qui ont été trompés (on passe de la cause physique à la cause psychologique), mais
vers ceux qui se sont laissé tromper, sachant qu'un déplacement sémantique s'effectue de l'erreur vers l'illusion : « ils
ne sont pas toujours séduits par autrui, mais bien souvent ils sont trompés par eux-mêmes ». La responsabilité est donc
bien redirigé vers les sujets qui se laissent abuser. Ainsi, la concession permet de souligner d'autant plus la
responsabilité psychologique des mauvaises habitude contractées.
* &14b Un raisonnement « exemplaire » = Partie médiane (à partir du & 14a surtout) = discussion sur
l'habitude qui donne lieu à de nombreux exemples et citations, qui cherchent non à toucher le coeur mais à
convaincre l'esprit, ce qui relève de la tradition du florilège propre à la Renaissance (on traduit, on copie, on interprète
les textes anciens pour mieux persuader). La thèse n'est toujours pas explicitement affirmée, elle est sous-jacente aux
exemples, que le lecteur doit lui-même interpréter pour en retirer la leçon.
CF TABLEAU RECAPITULATIF DES EXEMPLES.
Les allusions à l'Antiquité : relatées au passé simple comme pour mieux souligner leur temporalité mais qui
possèdent malgré tout une universalité et leur actualité ; Un passage encourage même le lecteur à aller puiser dans
son propre fonds d'exemples contemporains : la tyrannie n'y est pas présentée comme une simple fiction lue dans les
livres ou propre aux « pays étranges et lointaines terres » mais comme une réalité qu'on peut voir soi-même « en tous
pays, par tous les hommes, tous les jours ». La variété des exemples ne vise pas seulement à soutenir l'attention des
lecteurs mais à montrer que la tyrannie est un mal atemporel, sans frontières. C'est pourquoi les personnages littéraires
(Ulysse) ne se distinguent pas tellement des personnages historiques. De plus, les historiens grecs et romains vérifient
leurs sources et questionnent les faits (ce qui les oppose au mythos) mais cela reste une histoire contemporaine avec
des développements littéraires et moralisateurs (par exemple à propos de Néron présenté comme une « sale peste du
monde » comme ce fut le cas chez Tacite alors que Néron a aussi ouvert le sénat à des non patriciens, non aristocrates).
Les exemples servent : soit à décrire une tyrannie barbare et sanguinaire, montrant qu'il y a eu des oppresseurs et
des esclaves, la situation d'aujourd'hui renvoyant à une constante dans l'histoire (empires romains et despotes anciens,
Grand Turc) ; soit à faire l'éloge de la douceur d'une société vertueuse, des cités et des individus jaloux de leur
liberté (Athènes, Sparte, Rome). LB attache pour une fois la liberté à une situation historique à travers les 2 exemples
d'Athènes et de Sparte : « ces gens ne pouvaient souffrir que de la moindre parole seulement on touchât à leur liberté ».
Il y a aussi des héros de la liberté : Ulysse (retour de la figure héroïque pour illustrer cette fois l'attitude des mieux
nés, lui qui, héros nostalgique, cherchait par tous les moyens à regagner sa patrie), Brutus, Casse, Casque, Cicéron,
Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute, Valère, Dion, Hippocrate, Momus le dieu moqueur qui vient pourtant dire la
vérité ; puis la série des tyrans et des autocrates, en 10 pages seulement on trouve : Le Grand Roi, le roi des Perses,
Cyrus, Hiéron, les rois qui utilisent des mercenaires : Tibère (qui qui abuse du peuple par sa propagande), Néron (qui
élimine un trio d'hommes de bien Burrhus, Thraséas et Sénèque, ainsi que des ambitieux comme Poppée, son épouse
qu'il tue d'un coup de pied en 65 ap jc ou Agrippine qu'il fait assassiner en 59), César, les rois d'Assyrie, des Mèdes,
d'Egypte, Pyrrhus, Vespasien et ses miracles, Domitien assassiné par son favori Stephanos en 96 et les rois de France.
Ils offrent donc des exemples et contre-exemples qui permettent de juger le présent et de l'éclairer, LB les fait
dialoguer avec le présent tout en leur attribuant un sens politique inédit ; le plan des événements des anciens est le
support d'une leçon pour les modernes et tous les hommes donc il tient la plupart du temps un raisonnement par
induction.
# Le seul défaut de son raisonnement serait peut-être cette reprise très académique des références antiques, la lourdeur
et la multitude des exemples qui font perdre le fil du propos (« trop de livres écartèlent l'esprit » disait un Stoïcien).
* Exemple de Denys de Sicile, «qui se fit de capitaine, roi, et de roi, tyran » & 14b : cet exemple particulier sert à
montrer le passage insensible de l'autorité à la monarchie et de la monarchie à la tyrannie, ce qui permet de
décloisonner et d'élargir la question du pouvoir. Cet exemple infirme l'argument critique d'une possible confusion entre
tyran et roi : il montre avec appui de l'histoire que le passage insensible de l'un à l'autre est toujours possible.
* &14c c'est à partir de ce & qu'est vraiment soulignée la force de l'habitude comme force d'oubli de la liberté à
travers une nouvelle forme d'étonnement (« il n'est pas croyable de voir ») et une nouvelle responsabilisation du peuple
(« il a non pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ») : les hommes ne font que désirer la condition qui leur est
faite (le verbe gagner= ici réussir). LB emploie l'oxymore « servant franchement/ librement » pour souligner cette
inversion de valeurs. Le fait que le peuple n'ait pas conscience de sa liberté est une habile transition vers
l'approfondissement de la notion de coutume. La coutume comporte ainsi une force de détermination qui fonctionne ici
comme un déplacement des puissances ou un transfert de pouvoir c’est-à-dire que là où elle aurait pu faire fleurir un
pouvoir de liberté, elle transforme l'âme à un tel point que « il semble maintenant que l'amour même de la liberté ne
soit pas si naturel », renversant l'ordre des choses et faisant croire que c'est la servitude qui est naturelle et la liberté
contre nature. La coutume a dénaturé le peuple au point que « on dirait à le voir qu'il a non pas perdu sa liberté mais
gagné sa servitude ». Le transfert des pouvoirs consiste ici à transformer le désir de l'intérieur, non pas faire peur mais
faire désirer. Et désirer se soumettre au pouvoir, c'est déjà donner le pouvoir.
# Pourtant il y a une expression qui semble contredire le pouvoir de la coutume : « le peuple dès lors qu'il est assujetti
tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise » & 14c. C'est remettre en question la force de la
coutume que d'évoquer un basculement soudain alors que la coutume agit dans une temporalité durable. Le caractère
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soudain de la chute semble contredire l'analyse du lent travail de l'accoutumance qui va suivre. On peut le comprendre
en attribuant cette soudaineté au moment ponctuel de la soumission, à distinguer de la longévité de la coutume, ce que
confirmera la distinction suivante entre le « commencement » et « ceux qui viennent après ».
* Au début on sert par force puis à cause de la habitude & 14d : l'explication de ce mystère de psychologie
collective est multiple : il est l'effet d'une mauvaise rencontre initiale mais aussi du temps et des générations qui se
succèdent et héritent les unes des autres : vaincu, on sert contraint, et les suivants servent par habitude et « sans
regret », par l'effet d'une confusion entre nature et culture, comme si ce qui a été devrait être toujours : on continue,
car on se « contente de vivre comme ils sont nés ». C'est précisément le lien entre le passé et le présent qui montre la
force de la coutume : on fait la même chose que ceux qui nous ont précédé et c'est cette continuité malsaine qui doit
être remise en cause car elle est la cause de la servitude durable et profonde.
Ainsi, ce que l'on croit temporaire s'installe et l'état de contrainte devient servitude : la coutume forme comme une
seconde nature qui nous fait perdre jusqu'au souvenir de notre liberté, on ne perçoit plus l'étrangeté de la
situation, puisque l'habitude nous porte à confondre longévité et légitimité. On croit que ce qui a été depuis si
longtemps ne peut plus être autrement. Nous sommes rivés à notre réalité présente et incapable d'imaginer un autre
monde possible (« ne pensant point avoir d'autre bien ni d'autre droit que ce qu'ils ont trouvé »). C'est ce & qui montre
le mieux le passage insidieux et invisible de la contrainte à la volonté (« font volontiers ce que leurs devanciers
avaient faits par contrainte »). NB : « Naturel » ici = Non pas ce qui est directement issu de la nature originelle,
physique mais qui donne une impression de simplicité, de vérité, d'évidence, voire ce qui est normal.
La coutume, une seconde nature ? C'est ce que semblent indiquer des expressions comme « ils considèrent comme
naturel leur état de naissance » (&14d), « trouver moins amer le venin de la servitude » &14f, « naturellement il tient le
pli que la nourriture (l'éducation) lui donne » & 16d, «pour l'homme paraissent naturelles toutes les choses dont il est
nourri » / « à l'homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et s'accoutume »(&17a).
Problème soulevé par Pascal : « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que
nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une
première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (P126). Pascal souligne d'ailleurs son effet vertueux
(« la raison des effets ») plus que LB.
Il y aurait une distinction à faire entre deux sortes de naturel : le naturel naïf et spontané propre à l'animalité et le
naturel « acquis » par habitude de la nature/culture humain et qui constitue comme une seconde nature, jouant sur
l'ambivalence sémantique du naturel puisqu'elle dénature l'homme en devenant elle-même sa nouvelle et seule
nature, une nature de substitution (« à l'homme toutes choses lui sont comme naturelles »). Donc non seulement la
nature a rendu l'homme servile, mais en plus elle a confondu son être et sa naissance (« ils prennent pour leur naturel
l'état de leur naissance ») car comme disait Descartes « nous avons été enfants avant que d'être hommes » : nous
sommes tellement immergés dans la coutume que nous confondons l'état de notre naissance et l'état naturel.
*& 14e = Apparaît la métaphore de l'héritier juridique, héritage du fils se comparant au père qui vérifie la succession
pour voir « s'il jouit de tous ses droits » : le citoyen avisé ne manquera pas de se rendre compte un jour qu'il est privé
de sa liberté naturelle, tel l'héritier dépouillé de son bien précieux. Annonce le &17b sur les hommes bien nés qui
seront plutôt des héritiers « naturels ».
*&14f = La métaphore du poison = Toute la force de la coutume est dans ce transfert voilé du pouvoir, elle
dissimule en désir l'amertume de la servitude, nous inculque à : « boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne
trouver point amer le venin de la servitude ». La question de la servitude repose finalement sur un problème de
nourriture, d'alimentation pour le corps et l'âme ; la coutume est une nourriture de l'âme et du corps, elle nous
façonne et structure nos affects. Cf emprunt à Lycurgue, grand législateur de Sparte : « les hommes sont tels que la
nourriture les fait ».
En résumé = La coutume et l'habitude jouent un rôle funeste en substituant à la nature originelle une seconde nature
qui est une dénaturation. C'est un venin qui endort la raison et ce sommeil de la raison détruit toutes les bonnes
semences que la nature a mises en nous : « se fondent et ne viennent à rien » &14g, l'homme tombe dans « l'oubli de sa
franchise » tellement « qu'il n'est plus possible qu'il se réveille pour la ravoir » &14c, il perd « la souvenance de son
premier être » et jusqu'au « désir de le reprendre » disait le &12e, bref il n'a plus la nature d'un homme. La coutume
inscrit un certain ordre non naturel en nous en agissant à notre insu, « peu à peu à la dérobée » dit Montaigne, comme
un poison : elle obtient « insensiblement » selon Montaigne, « sans violence sans art sans argument » selon Pascal
(P821), en s'appuyant sur le corps qui entraîne l'esprit, ce que l'on obtient souvent par la force. C'est la
mithridatisation produite par la coutume qui fait que l'on retient en nous la servitude et par là LB souligne encore
l'ambivalence de la coutume qui nous entrave mais qui nous paraît douce car non ressentie comme un
contrainte. Mithridate en avalant toutes sortes de poisons peu à peu ne meurt pas, il est immunisé et non intoxiqué par
l'accoutumance au poison.
TR : Du fait de cette confusion possible entre nature et coutume, on en arrive presque à douter du pouvoir de la nature
et à se demander si la vraie nature humaine n'est pas toujours déjà la coutume.
* Concession de LB = La coutume a plus de pouvoir que la nature & 14g :
Une ambiguïté est soulevée car dans la même phrase LB évoque la nature (qui a « en nous une part importante ») et
« les gens bien ou mal nés » comme si le désir de liberté était un caractère inné mais réservé à certains selon le vécu, le
développement ou l'éducation des uns ou des autres (« on ne peut pas nier que la nature ait en nous une part importante
pour … nous faire s'estimer bien ou mal nés »). la question est donc désormais de savoir quelle est en nous la part de
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nature et de culture, quel équilibre ou quel déséquilibre cela provoque en nous. Il faut faire la part de ce qui en nous
demeure naturel, la part d'inné ou bien ce qui a été remplacé par du culturel, la part d'acquis. L'homme est-il un être
plus ou moins naturel ou culturel ?
« il faut confesser qu'elle a sur nous moins de pouvoir que la coutume » car il y a un double phénomène cumulatif :
non seulement « le naturel se perd s'il n'est pas entretenu », mais aussi « l'éducation nous façonne toujours à sa
manière ». les deux sont liés puisque l'un peut être la cause de l'autre : la fragilité du naturel peut provoquer la victoire
de la coutume tout comme la domination de la coutume renforce la disparition du naturel. On entrevoit ici la
dialectique complexe entre nature et culture chez l'homme puisqu'il vient de la nature mais ne s'y réduit pas et construit
une seconde nature qui lui est propre à partir d'elle et contre elle. La métaphore végétale rend tangible la fragilité des
dons originels de la nature : à la vertu primitive se substitue un dévoiement lié à la coutume présentée comme une
greffe néfaste (« le moindre heurt produit par une éducation contraire / de la nourriture contraire »). Tout part de ces
« semences de bien ...si menues et glissantes » &14g qui ne peuvent actualiser leur virtualité qu'à la condition de
croître librement en un terreau favorable. Il est plis facile de les laisser se détériorer que de les faire croître, ce qui
indique que le développement de cette bonne nature en nous ne peut se faire naturellement, demande un effort et une
bonne éducation. La métaphore de la greffe des arbres fruitiers est ambiguë tout autant que l'équivocité des
semences qui peuvent être actualisées ou non : le greffon évoque la dénaturation mais aussi le moyen par lequel nous
obtenons qqchose de plus avantageux et résistant qu'en laissant faire la nature, l'arbre produit des fruits étranges mais
plus raffinés ou plus abondants...
Cf Parabole du christ du semeur : si le grain tombe sur le chemin, il est mangé par les oiseaux, s'il tombe sur des
pierres, il ne peut s'enraciner, dans les ronces, il étouffe, mais dans une terre fertile il se développe et produit son fruit
(Matthieu, 13 1-9).
Il s'agit donc ici de donner à ces semences une dimension morale (« semences de bien ») : la raison est un
patrimoine, un héritage moral, dont l'homme hérite, et un devoir, une figure du travail, qui doit fructifier. La nature
humaine est un devenir : « homines non nascuntur sed finguntur / on ne naît pas homme on le devient » (Pic de la
Mirandole, Erasme). L'homme est ainsi travaillé par deux tentations fatales : la paresse, la non résistance aux instincts
qui le ramènerait à l'animalité (laisser « fondre » les semences raisonnables), et la non résistance aux mensonges, qui le
conduit à la servitude volontaire, c’est-à-dire la mauvaise coutume. Il faut se défier du ventre et des yeux, et ce qui fait
l'homme c'est son activité critique, à entretenir par la coutume positive. La liberté consiste ici à faire le meilleur
usage possible de ces caractères naturels et chacun ne peut coopérer avec ses semblables que s'il est pleinement luimême. On entrevoit donc ici la possibilité d'une bonne coutume qui consisterait à préserver un bien naturel, à
prendre soin de la nature en nous.
* &14i : La métaphore du jardinage insiste sur la double destination possible du naturel selon qu'il est bien ou mal
entretenu : « la main du jardinier » symbolise ici la transformation de la nature en culture (au sens le plus proche de
l'étymologie du terme issu du latin cultura= culture, mise en valeur de la terre) laquelle peut tout aussi bien sublimer
que dégrader leur vertu initiala. Il reconnaît ainsi implicitement l'ambivalence de la culture qui produit une chose et son
contraire, la raison et la déraison, le bien et le mal (cf Rousseau). Une mauvaise dénaturation produit une aliénation qu
point que ne reconnaît plus le visage du naturel sous le vernis du culturel. Il faudrait en somme trouver un moyen de
re-naturer la culture ou de préserver sans dénaturer. Ce serait un argument supplémentaire pour montrer que la coutume
n'est pas une fatalité et qu'elle peut être renversée au service d'une nature raisonnable.
* La coutume peut tout autant conforter la liberté &14i / Exemples des Vénitiens opposé au sultan de Turquie :
Après avoir développé le pouvoir de la coutume, LB précise que celle-ci n'est pas une excuse suffisante à la servitude.
Deux exemples contemporains utilisés comme antithèse où LB compare le peuple vénitien « une poignée de gens
vivant si librement que le plus méchant d'entre eux ne voudrait pas être le roi de tous » / le peuple ottoman sous le joug
du sultan de Turquie. C'est une manière de montrer que l'opposition entre les peuples libres et asservis est encore
d'actualité au XVIème.
Ex de Venise qui bien que favorisant l'aristocratie (gouvernée par des doges, des magistrats élus à vie, mais pas de
transmission héréditaire du pouvoir ni de concentration entre les mains d'un seul, avec séparation des pouvoirs), offre
un schéma assez démocratique par division des pouvoirs et système électif pour ses magistrats depuis le XIIIème.
Montaigne disait d'ailleurs : « S'il eût à choisir, il eût mieux aimé naître à Venise qu'à Sarlat » et ajoute « avait raison ».
Pourtant Sarlat est alors une ville qui promeut un certain esprit égalitaire : la charte des coutumes signée en 1299
appelée « livre de paix » est un pacte entre les consuls et l'abbé où chacun s'engage à respecter les coutumes de l'autre.
La famille de LB était donc attachée aux libertés communales et contre le pouvoir central. Un évêque en 1541 voulait
la transformer en « Athènes périgourdine ». Le modèle italien se prolonge avec les Florentins qui après avoir chassé
les Médicis en 1494 établissent un gouvernement populaire avec Grand Conseil calqué sur celui de Venise. L'idéal
vénitien va traverser les frontières puisque entre 1470 et 1560 on rencontre des exemples de républiques oligarchiques
comme à Strasbourg ou Nuremberg. C'est donc un argument devenu topique qu'il réinvestit ici.
RQ = Les &14i à 16 ont un aspect divertissant par leur dimension narrative par la variété des courtes histoires et du
cortège de personnages.
# L'argument de la coutume pour expliquer la servitude semble finalement superflu puisqu'elle peut être aussi
bonne que mauvaise, la coutume peut tout autant produire le contraire, à savoir le désir de libération (ex de
Caton & 16 à 16b et des hommes bien nés &17b) ou de fraternité défendu plus haut, (&11a). Elle sera ensuite
silencieusement abandonnée au profit d'autres arguments (les techniques de domination et la pyramide du pouvoir).
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Cela pourrait laisser penser qu'il cache plutôt une critique de la Tradition, c’est-à-dire une imitation aveugle des
anciens, plus que de la coutume en elle-même, surtout quand il commence par une distinction entre 3 tyrans, qui viole
les principes classiques et chrétiens. Enfin, la nourriture et l'éducation n'ont d'efficacité qu'en raison du désir des
hommes : c'est la raison pour laquelle on ne doit rien espérer d'un changement de régime décidé par le prince, il
faudrait changer surtout le désir du peuple et c'est aussi pourquoi il faudra dépasser l'argument présent pour se tourner
vers d'autres.
Paradoxe : L'action de la coutume même si elle est dénaturante est rendue possible par la nature de l'homme : le
mauvais pli consiste d'abord pour ceux qui sont nés et élevés dans la servitude à prendre « pour leur nature l'état de
leur naissance » c’est-à-dire que la seconde nature dissimule la nature véritable donc la mauvaise nature humaine prend
le pas sur la bonne ; il consiste ensuite à devenir « lâche et efféminé », pli que le pouvoir en place s'efforce d'accentuer,
c’est-à-dire que la mauvaise nature humaine des tyrans accentuera la mauvaise nature humaine des sujets. La servitude
pourrait être finalement être expliquée par la nature c’est-à-dire à partir de notre aptitude naturelle à être pliés dans un
sens ou dans un autre par la coutume ; par naturalisation progressive de ce qui est une dénaturation scandaleuse au
départ. C'est parce que la nature de l'homme est influençable qu'il est capable du meilleur comme du pire. C'est
pourquoi on peut, en passant de Venise à la Turquie, passer d'une « cité d'hommes » à un « parc de bêtes », tous deux
produits par la culture humaine, même si cela ressemble à une régression animale.
CF L'inhumain n'est pas une régression à l'état animal, infra-humain, le non-encore humaine mais une faculté propre à
la culture humaine qui consiste à oublier sa propre humanité, à manquer de pensée. Cf le « millefeuille » de l'humain /
tableau barbarie.
La confusion nature/culture est entretenue par la comparaison incessante avec les animaux, surtout lorsqu'ils sont
domestiqués.
* Les chiens de Lycurgue & 14j
Deux chiens sont éduqués par un même maître (« allaités avec le même lait »), l'un « engraissé en cuisine » c’est-à-dire
habitué à être dépendant et à ne rien savoir faire de lui-même (ce qui est plutôt le cas du maître), l'autre accoutumé à la
chasse, c’est-à-dire à se nourrir de lui-même ; l'un aura pour réflexe de se précipiter sur la soupe toute prête (aliénation
sociale où chacun a besoin de mettre un bras au bout du sien » Rousseau), l'autre sur un vrai lièvre (proche de la
nature) ; autrement dit, malgré l'identité naturelle (génétique), leurs comportements sont déterminés par le pli de
l'habitude : « les hommes sont tels que l'éducation les fait », il y a identification entre l'être et le devenir, les hommes
finissent par être ce qu'ils sont devenus, ce qui confirme l'idée d'une deuxième nature qui supplée la première.
cf Plutarque « De l'éducation des enfants », Moralia : fable autorisant deux moralités en dehors de la leçon principale
qui est que la coutume nous fait entièrement : la nourriture peut être plus importante que la nature pour les chiens (cf
« nature and nurture » en anglais) donc la mauvaise coutume peut avoir un rôle prédominant car l'un est conditionné
pour trouver son repas déjà prêt « engraissé en cuisine », on lui présente sa soupe toute prête et on lui fait perdre le
goût de la liberté / tandis que l'autre a l'habitude de chasser de lui-même, de courir le lièvre, on entretient son goût de la
liberté, donc la coutume peut être libératrice.
Lycurgue, grand législateur de Sparte, (« celui qui tient les loups à l'écart » en grec, 9ème-8ème avt jc) : À la mort de
Polydecte, Lycurgue est destiné à être roi, quand on s’aperçoit que la femme de son défunt frère est enceinte. Celle-ci
fait appeler Lycurgue, devenu régent, en secret. Elle lui propose alors de tuer l’enfant à naître si lui, Lycurgue, accepte
de l’épouser. Celui-ci feint d’accepter et, lorsque l’enfant — un garçon — naît, le proclame roi de Sparte et le baptise
Charilaos (littéralement, « joie du peuple »). Furieux, les parents de la reine répandent sur son compte des rumeurs qui
l’obligent à s’exiler. Lycurgue se rend d’abord en Crète, où il étudie les institutions locales et rencontre le poète
Thalétas. Il se dirige ensuite vers l’Ionie, réputée alors indolente et décadente, afin d’analyser les mœurs et les
institutions locales. Selon Hérodote, il se rend ensuite en Égypte, d’où il prend l’idée de séparer les guerriers des
travailleurs. Selon Aristocratès dans son Histoire des Spartiates, il pousse jusqu’en Inde où il rencontre les
Gymnosophistes.
Rappelé par ses concitoyens, Lycurgue rentre à Sparte et décide de composer une constitution. Il se rend donc à
Delphes pour interroger Apollon, dispensateur de la justice, par son oracle. La Pythie le salue alors comme « aimé du
dieu, et dieu lui-même plutôt qu’être humain3 ». De retour à Sparte, Lycurgue convoque les trente citoyens les plus
importants sur l’agora, qui l’aident à composer sa constitution, la « Grande Rhêtra »
Sa première mesure est d’établir la gérousie (sénat composé d'anciens) pour compenser le pouvoir des rois. La
deuxième est la redistribution des terres : la Laconie est divisée en 30 000 lots (kléroi) et le territoire civique de Sparte,
en 9 000 lots. Il décrète ensuite la cessation du cours de la monnaie d’or et d’argent, et les remplace par de lourds
lingots de fer — trempés au vinaigre afin d’en augmenter le cassant et d’en diminuer la malléabilité. De la sorte,
Lycurgue espère mettre fin à la thésaurisation. De même, il instaure l’autarcie et bannit les arts jugés inutiles, c’est-àdire l’artisanat du luxe. Il oblige les Spartiates à prendre leurs repas en commun (syssities) et à se nourrir frugalement.
Enfin, il met en place l’éducation spartiate, obligatoire et dispensée par l’État. Ayant établi toutes ces lois (rhetrai),
Lycurgue souhaite demander l'avis d'Apollon, à Delphes, et défend aux Spartiates de modifier les lois nouvelles avant
qu'il soit revenu de Delphes. Il part donc pour la ville sacrée, et demande à Apollon si les lois qu’il a édictées sont
bonnes. Le dieu acquiesce. Estimant son œuvre accomplie, et ne voulant pas délier ses compatriotes de leur serment, il
se suicide en se laissant mourir de faim.
Cela permet l'évocation de la liberté spartiate qui « ne reconnaît autre seigneur que la loi et les raison ». Ainsi la seule
obéissance tolérée es celle au pouvoir de la raison.
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Un double exemple grec (les Spartiates et Xerxès) est ensuite suivi de l'exemple romain de Caton d'Utique permettant
la formule « ouvroir de la tyrannie », toujours pour souligner l'ambivalence de la coutume à (re)produire la servitude
et la liberté et la coexistence d'hommes habitués à la servitude et d'autres habitués à la liberté, ce qui provoque une
certaine incompréhension réciproque.
* Xerxès et les deux Spartiates & 15 à 15d : Xerxès (roi des Persans) sous prétexte de demander de la terre et de
l'eau (ce qui revient à demander impossible) cherche à provoquer la guerre avec les Spartiates ou Lacédémoniens,
mission qui avait déjà échoué avec son père Darius (les ambassadeurs sont tués). Les spartiates décident d'envoyer à
leur tour en guise d'échange deux de leurs hommes (Sperte et Bulis) et sur leur chemin tombent sur un lieutenant du roi
(Indarne). Le dialogue entre l'un des favoris de Xerxès et les 2 Lacédémoniens révèle encore une fois
l'incompréhension entre les hommes libres et les hommes asservis. Il essaie de les persuader d'accepter l'amitié du
roi en leur montrant les intérêts personnels qu'ils pourraient en retirer : « si vous étiez ses sujets, vous ne manqueriez
d'être seigneurs d'une ville de Grèce ». Ils refusent en avançant l'argument selon lequel rien ne peut égaler la liberté une
fois qu'elle a été vécue : on ne saurait renoncer à la liberté pour laquelle on a été éduquée (« de la liberté, de son
goût, de sa douceur, tu ne sais rien »)- ce qui implique a contrario que si l'on n'a jamais connu la liberté, on ne saurait la
désirer. Allusion à la tentation du pouvoir et au au filet de la tyrannie traitée en fin de texte. Le perse Indarne ne
connaît pas la douceur de la liberté et ne peut donc pas la désirer : on touche ici au paradoxal désir de liberté ; car
pour la désirer il faut à la fois l'avoir connue (être capable de s'en ressouvenir ou de l'imaginer à partir d'éléments réels,
dlmo il n'y a pas d'imagination ex nihilo) ; mais il faut aussi l'avoir perdue, sinon on ne la désirerait pas, ou tout du
moins être conscient qu'on pourrait la perdre.
Cf Fable de La Fontaine, « Le loup et le chien » : l'un est libre (le loup qui n'a « que les os et la peau ») l'autre est un
courtisan servile (le chien « aussi puissant que beau » mais a le cou pelé par le collier par lequel il se trouve attaché):
« vous ne courez donc pas où vous voulez ? » lui demande le loup, « de tous vos repas je ne veux aucune sorte et ne
voudrais pas même à ce prix un trésor. Cela dit maître Loup s'enfuit et court encore » (texte dossier GF p. 195-196).
Les deux points de vue semblent ainsi justifiables (&15d) : on ne peut espérer que ce que l'on a déjà connu, mais
dans ce cas, ce qui permet de justifier la lutte pour la liberté risque aussi d'excuser la complaisance dans le servitude.
Le problème ici est de la vérité énoncée : elle peut être jugée d'un point vue universel et absolu et dans ce cas « seul le
spartiate disait ce qu'il fallait dire » mais elle peut être relativisée selon les mœurs propres à chacun «(« vérité en deçà
des Pyrénées, erreur au delà » dirait Pascal) : « il était impossible que le Persan regrettât la liberté, ne l'ayant jamais
connue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la liberté ». Sans aller jusqu'à excuse la servitude née
de l'habitude, c'est une confirmation de l'inutilité d'un discours destiné au peuple (confirmant le &10).
Tous les exemples s'enchaînent sans transition, produisant un effet catalogue. Néanmoins, cela permet aussi de
souligner l'arbitraire des mœurs humaines, ce que confirme l'exemple suivant.
* Caton d'Utique &16, 16a, 16b ; :
En effet, il constate quand, enfant, il se rend chez Sylla le dictateur, le « tyran du peuple », que « en sa présence ou par
son commandement, « on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ».
Il y a une dimension presque fantastique dans la description de « l'ouvroir de la tyrannie » que représente le palais du
dictateur, où l'on ne peut rentrer à moins d'être banni ou étranglé : à l'image du palais qui devrait être un palais de
justice, se substitue un « atelier de tyrannie », pour souligner à la fois le caractère artisanal du meurtre et secret de la
tyrannie qui se fait à l'abri des regards. LB s'inspire de Plutarque qui raconte dans la « Vie de Caton le Jeune »
comment celui-ci projette d'assassiner Sylla dictateur en 82 avt JC, il deviendra un héros de la résistance républicaine
et se donnera la mort à la victoire de César d'où l'allusion à « un commencement digne de sa mort ».
Le & 16b apporte une récapitulation : aveu de la digression par la question qui porte sur la visée finale du discours « à
quelle fin tout ce propos ? » : il ne s'agit pas de relativiser le mal ni de l'excuser mais au contraire de l'universaliser ; il
y a une universalité des maux de la sujétion (le sol n'y change rien) (« en tout air est amère la sujétion ») comme il y a
une universalité du désir de liberté (le cas de Caton incarne tous les héros de la liberté, même s'il est romain, né dans
une cité libre). L'auteur exprime plutôt de la pitié à l'égard des peuples soumis à la servitude et n'ayant jamais connu la
liberté (il faut « les excuser, leur pardonner ») : d'abord parce que l'immersion précoce dans la servitude ne permet pas
d'imaginer autre chose (ici c'est l'absence de bonne éducation à la liberté qui est visée) : « ils ne s'aperçoivent point du
mal qui est le leur », le propre de l'illusion étant de ne pas savoir qu'on s'y trouve, il n'y a pas de prise possible sur eux ;
ensuite parce que ce qui pourrait paraître une excuse envers les peuples asservis est plutôt un moyen de détourner le
regard vers d'autres causes, vers d'autres responsables (ce qui annonce la suite sur les techniques de domination).
Ainsi, après avoir attiré l'attention sur la responsabilité du peuple, LB semble peu à peu relâcher la pression sur lui et
attribuer le mal de la servitude à une mauvaise éducation qui ne permet pas de désirer autre chose.
* Conclusion de la digression : métaphore de la nuit &16c : LB Illustre cet empire de la coutume par l'exemple des
Cimmériens allégué par Homère dans l'Odyssée (peuples accoutumés aux ténèbres de la servitude). Ce peuple des
confins du monde antique parmi lesquels ceux qui sont nés pendant la nuit de 6 mois n'aspirent pas à la lumière du jour
car ne la connaissent pas. Des hommes qui vivraient dans un pays où le soleil disparaît la moitié de l'année et qui
seraient nés en pleine nuit, c’est-à-dire n'auraient jamais connu autre chose que l'obscurité : ne seraient-ils pas
accoutumés aux ténèbres sans pouvoir désirer la lumière ? On ne peut pas regretter ce qu'on n'a pas connu, il n'y a
de désir que porté sur un objet déjà connu autrement dit l'inimaginable et le non-encore vécu ne sauraient être
désirés. Il le formule en une suite de 3 maximes à portée morale : « on ne plaint jamais ce que l'on n'a jamais eu / le
regret ne vient point sinon qu'avec le plaisir / toujours est avec la connaissance du mal la souvenance de la joie
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passée ». Donc la liberté ne peut être désirée que par ceux qui la connaissent déjà, ce qui semble être un raisonnement
circulaire ne permettant pas de passage ni de la servitude à la liberté ni de la liberté à la servitude : on naît (est plongé)
dans l'un ou dans l'autre, et de ce fait on désire persévérer dans l'un ou dans l'autre, donc chacun est enfermé à
l'intérieur de son modèle sociologique sans pouvoir en sortir.
* Opposition nature/coutume & 16d-&17 :
Le paradoxe se trouve condensé dans la formule du & 16d :
« La nature de l'homme est bien d'être libre et de vouloir l'être» (thèse de la naturalité du désir de liberté) / « mais aussi
sa nature est telle que naturellement il prend le pli que son éducation lui donne » &16d (thèse du pouvoir de la coutume
qui décide de l'éducation libérale ou servile). Là encore les deux sens du mot nature semble coexister au point de
provoquer une contradiction interne : nature innée, animale, originelle / nature acquise, culturelle, habituée. conclusion
d'ordre politique, mettant en évidence la contradiction de la nature de l'homme et jouant sur les deux sens du mot
« nature » : un sens lié au droit naturel d'être libre et un sens lié au droit culturel qui prend en compte les modifications
apportées par le temps C'est la nature elle-même qui contient le principe de son oubli. On aboutit ainsi à la
distinction entre fausse et vraie nature (&17) : la vraie nature originelle, sauvage et libre, la fausse nature fabriquée
par la coutume et qui paraît naturel mais ne l'est pas.
* La servitude, même coutumière, est toujours une offense à la nature, qui s'accroît avec le temps (la durée n'y
change rien) &17a : LB énonce enfin explicitement sa thèse explicative « la première raison de la servitude, c'est la
coutume » (sous-entendu : les mauvaises habitudes contractées par le peuple) ; il répond aussi par objection à l'excuse
de la coutume : « les années ne donnent pas droit de mal faire ». Pourtant cet éternel présent se nourrit d'un travail qui
s'inscrit dans la durée et qui garantit justement la répétition du même par l'habituation (« fondent eux-même sur la
longue durée la domination de ceux qui les tyrannisent » & 17a). Dire que la coutume est la première cause de tyrannie
ne veut pas dire qu'elle est la seule ni la principale : cela indique une primauté chronologique puisqu'on naît toujours
quelque part, dans des conditions déterminées et déterminantes, la coutume est une donnée première qui précède la
singularité de l'être et garantit un ciment social dans lequel est plongé l'individu.
L'argument naturaliste « cela a toujours été ainsi » pourrait se retourner contre LB « l'esclavage a toujours
existé » par ex. Il réfute les jurisconsultes selon lesquels le droit se fonderait sur la tradition : cela reviendrait à
confondre mœurs (particulières, contingentes, plurielles, subjectives) et morale (universelle, nécessaire, objective,
unique). Cf impératifs hypothétique et moral chez Kant. On voit ici que la coutume, tout autant que la nature, pourrait
être un argument en faveur des tyrans, puisque l'ordre des choses invoqué pur justifier la tyrannie peut tout autant
émaner d'une inégalité naturelle que d'une inégalité sociale qui serait instituée depuis longtemps et serait devenue une
seconde nature impossible à changer. En réalité ni la pérennité du temps ni la relativité de l'espace ne changent
quelque chose à ce principe absolu qu'est le désir de liberté.
Deuxième digression
D'ailleurs, le cas des hommes mieux nés prouve à la fois que la coutume n'est pas suffisante à faire oublier la
nature (elle peut être utilisée à bon escient) et que l'aliénation n'est jamais complète (il reste toujours une part
de liberté en chacun de nous qui ne demande qu'à s'exprimer).
* &17b Condition des hommes bien nés, les « quelques uns » : LB définit une élite d'hommes prudents auquel le
lecteur ne manquera pas par orgueil de s'identifier. LB fait en sorte que le lecteur s'identifie à cette catégorie pour tenter
de l'y rallier. Ainsi, le destinataire supposé du DSV est raisonnable, cultive, actif et libre : il participe pleinement à
l'enquête du texte (« cherchons donc par conjecture si nous en pouvons trouver... ») tranchant avec l'aveuglement
complice des serviteurs du tyran. Cette élite sociale pourrait se confondre avec l'élite parlementaire à laquelle LB et
Longa appartiennent. Ces hommes ne sont d'aucun temps donc de tout temps (« il s'en trouve toujours cependant
qquns »). Les hommes supérieurs apparaissent à plusieurs reprises sous plusieurs noms : « les mieux nés », « les bien
nés », « les gens de bien » et LB se range dans le groupe des gens de bien du fait de sa distance critique et du « je »
utilisé. Paradoxalement la puissance naïve de la liberté semble réservée à une élite qui malgré le conditionnement
général a miraculeusement conservé le naturel, la prédisposition à la liberté. Ces survivants interviennent dans
l'intervalle du texte entre les deux conclusions sur la coutume (&17a « la 1re raison de la servitude volontaire c'est la
coutume » et &19 « ils naissent esclaves et sont élevés comme tels »).
Ils sont « de meilleure naissance que les autres » ce qui signifie à la fois qu'ils disposaient bien dès la naissance des
capacités raisonnables et vertueuses (« les privilèges naturels »), mais aussi qu'elles sont été préservées et exploitées, et
ce grâce au travail de la raison et de la mémoire.
Retour de la figure d'Ulysse à la recherche d'Ithaque, homme bien né en quête de sa patrie d'origine (# « populace
grossière »), héros de la liberté car héros de la nostalgie de l'origine, de « leur premier état ». La comparaison avec
Ulysse à la recherche de « la fumée de sa case » confère une dimension poétique et le nostos devient ici un retour vers
la nature première des choses. On ne sait si cette élite est seulement sociale ou si l'auteur vise des gens dotés de dons
inexploités. Cette distinction bien nés/ mal nés ou éduqués permet l'esquisse d'une typologie des peuples selon leur
propension à la liberté. Le groupe décrit ici constitue une élite cultivée : lettres et lettrés sont donc implicitement
présentés comme les garants de la liberté.
Ils ont une conscience réflexive et morale qui leur permet de prendre conscience de leur état de sujétion (« ils
« sentent le poids du joug ») puis de se révolter contre lui («ne peuvent s'empêcher de le secouer ». Le passage du
verbe sentir au verbe secouer met en valeur un désir d'affranchissement remarquable chez les « bien nés » car c'est le
passage qui mène la conscience de la servitude à la révolte ; contrairement aux « courtauds » ils ne s'habitent jamais à
la sujétion et au harnais (#& 17a)
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Mais cette prise de conscience ne serait pas possible sans la continuité du travail de la mémoire, qui fait le lien entre le
passé et le présent.
Ils sont reconnaissables à la qualité de leur entendement « net et esprit clairvoyant » / c’est-à-dire surtout leur
capacité de mémoire c’est-à-dire qu'ils ont une conscience historique (« se souvenir de leurs prédécesseurs et de
leur premier état »). Par une reprise lexicale de l'image de l'héritier qui finit par consulter les registres de son père, il
oppose l'homme bien né à celui qui a perdu tout souvenir de sa liberté naturelle. L'appel à la mémoire est ici un
appel à la faculté de penser ; le souvenir actif de la nature (opposé à une coutume perverse) ne signifie pas le
souvenir d'un événement précis (remémoration) mais appelle l'examen de cette intention qui engendre le désir de
servitude, c'est une instance de jugement supérieur, une mémoire critique ; la coutume n'est pas une erreur de jugement
mais une incapacité à juger, une mutilation psychique.Il n'y a de mémoire que de soi-même et ce rappel n'est pas qu'un
ressouvenir ni une répétition du même, cette mémoire est comme une intériorité temporelle de l'individu propre à
l'humanisme, qui donne une certaine épaisseur temporelle à leur existence : la mémoire humaniste est le seul
exemple concret d'opération anti-tyrannique car elle seule pourra agir contre les mécanismes de l'immédiat
(« regarder ce qui est devant leurs pieds » comme le confirmeront les techniques de domination qui s'adressent au
plaisir des sens). C'est donc notre défaut de nature qui entraîne à la fois la mauvaise coutume et son possible remède.
Ce sont ceux qui souviennent et qui désirent la liberté, ils peuvent même se figurer ce qu'ils n'ont jamais eu, aidés par
leurs connaissances et leurs études des choses passées. Ce sont des Janus bifrons qui regardent devant et derrière,
développant une imagination capable de se rappeler ce qui a été oublié mais aussi d'imaginer qu'autre chose est
possible : « quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, ils l'imaginent et la sentent en leur
esprit ». Double fonction de l'imagination, reproductrice et créatrice, chez les hommes bien nés, alors que chez les
autres, rivés à leur « état de naissance », elle ne sert qu'à imaginer ce qui n'existe pas mais pour conforter le pouvoir
(« Venez dans l'empire de l'imagination » LP 142). Il y aurait donc un bon et un mauvais usage de l'imagination.
Les « mieux nés » fortifient leurs qualités naturelles par la culture (au sens d'un ensemble de connaissances) : leur
tête est « polie par l'étude et le savoir » et ils mettent à profit leur imagination car ils ne s'en tiennent pas à la seule
perception sensorielle. L'imagination qui est centrale dans l'asservissement du peuple (les rois deviennent des dieux par
ex &21k) joue ici un rôle positif car permet d'imaginer un autre monde possible.
Imagination : là encore il y a un bon et un mauvais usage de l'imagination : elle permet ici de s'arracher à la réalité
présente et de se projeter dans un monde possible pour ensuite revenir à la réalité concrète et la modifier en gardant ce
modèle à l'esprit. Mais elle risque aussi de les « isoler en leurs rêveries/ fantaisies » pour peu qu'ils ne puissent pas se
communiquer leur vision de l'avenir (&18a). Ainsi comme on a besoin d'être reconnu, comme le lien social est
structurant, la crainte de l'isolement peut freiner le désir de révolte ; quand une contrainte sociale cherche à s'exercer,
elle le fait par la crainte de l'isolement. Les tyrans ont aussi peur de l'ironie, qui témoigne d'une conscience décalée :
par ex Denys de Syracuse se croyait poète et déclamait de si mauvais vers que ses sujets mourraient de rire.
Conséquences :
1) On pourrait croire que la coutume était le critère absolue permettant de mesurer la liberté et la servitude,
mais ce nouvel argument le remet en cause car il s'agit d'individus qui, « ayant la tête d'eux-mêmes bien faite », sont
capables d'imaginer la liberté même quand elle n'est pas là et même s'ils ne l'ont jamais vécue. Ils se sont d'eux-mêmes
donnés une éducation ou sont naturellement plus ouverts à cette éducation libérale (« polie par l'étude et le savoir »).
Cela remet donc eu cause et le fait que la coutume puisse produire seulement du mal, et que le bien ne soit que culturel
car certains hommes naissent avec des prédispositions naturelles pour l'intelligence et la liberté (déjà au &14g « bien
ou mal nés ») ; chez eux l'expérience et l'action ne font que développer grâce à l'étude des semences naturelles de
vertu. L'idée de semence souligne ainsi la possibilité pour la nature d'être remplacée par une autre nature, formée par la
coutume ; mais l'habitude ne transforme pas la nature fondamentale de l'homme, c'est pourquoi il y aura toujours des
êtres d'exception et un arbre qui produit des pommes restera toujours un pommier.
2) Il y a comme un aristocratisme de la liberté républicaine, une aristocratie du savoir : LB parle au nom d'une
élite dirigeante qu'il incite à une pratique modérée du pouvoir ; les qualités de vertu et d'honnêteté distinguent ceux qui
du fait de leur « entendement clair et esprit clairvoyant » méritent comme LB d'exercer les magistratures parce qu'il
sentent encore le poids du joug « au milieu de la servitude ». Un vénitien et un spartiate, un Caton, (&14i,15, 16) ne
peuvent que parler le langage de la liberté et un Turc, que le langage de la servitude, disait LB. La vertu semble ici
reposer sur la naissance même si elle est entretenue « par bon conseil et coutume » ou « par l'étude et le savoir ». Pour
autant cette innéité des vertus républicaines ne peut être rabattue sur la conception d'une noblesse de sang,
incompatible avec le républicanisme (probablement issu des valeurs de la république romaine es premiers temps
racontée par Tite-Live, historien que LB pratique dès l'enfance).
3) Il y a des exceptions qui prouvent que la liberté est toujours déjà là chez certains individus, ce qui laisse une chance
à la révolte. Ils sont capables de se détacher du présent sensible, grâce à la mémoire du passé (à laquelle font écho
toutes les références humanistes, ce qui permet d'inclure LB au sein des hommes bien nés), ou du moins du souvenir de
leurs prédécesseurs et de leur premier être, et l'imagination du futur, ils ont une juste appréciation de tous les temps. En
revanche, le temps de la servitude est un temps sans mémoire et la servitude recrée ses propres conditions ; la coutume
est le pouvoir qu'ont les hommes de rendre leur propre souffrance à tout instant familière ; la liberté est pour la plupart
un souvenir perdu. On remarquera à ce titre que la place de chaque individu peut être mesurée selon son degré de
servitude : si on se soumet, on se socialise mais on est faible ; si on se révolte, on se marginalise (« singuliers en leur
fantaisie ») mais on est digne.
4) LB indique par la négative que la soumission témoigne d’une double perte : du désir de liberté mais aussi de la
mémoire à prendre ici non pas seulement comme conservation et remémoration du passé mais comme capacité
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représentative et réflexive en général. Les hommes bien nés disposent d'un regard qui n'est pas limité à l'instant ; la
mauvaise coutume introduit une discontinuité qui enferme dans le présent, un usage du temps qui fait disparaître le
temps ; la mauvaise coutume est donc destruction de la durée ; les mieux nés eux sont capables de remémorer le passé,
mesurer le présent et juger l'avenir ce qui témoigne d'une certaine prudence (un bon usage du temps qui se pense
comme tel). C'est parce qu'ils conservent une forme prudente d'orientation dans le temps que les mieux nés présentent
ce don de ne pas oublier leur liberté naturelle.
Résumé sous la forme d'un syllogisme qui est un cas particulier du 2ème :
La liberté est le bien le plus cher des hommes (&7, 7c)
Or seuls les mieux nés en ont le souvenir et la chérissent (&17b, 18)
Donc a fortiori plus que les autres les mieux nés ne doivent pas accepter la tyrannie (implicite)
RQ = Il est remarquable que cette puissance libératrice du souvenir dans laquelle résident les éléments optimistes du
texte soient relégués dans des parenthèses ou des digressions. C'est donc un exemple a contrario qui est aussi une
réponse à une objection implicite : pourquoi les mieux nés n'agissent-ils pas ? Parce qu'ils n'ont pas de force collective
et sont empêchés d'agir par le tyran.
* Exemple du grand Turc & 18 et 18a : La culture de l'oubli aboutit nécessairement à un oubli de la culture car
l'oubli ne consiste pas seulement à l'incapacité de se dégager du présent immédiat (celui de la coutume, du
plaisir ou de l'intérêt) pour se remémorer la liberté mais aussi à détruire « la mémoire des livres et des
hommes » . Car le savoir est un pouvoir : il confère aux uns les moyens d'asservir et aux autres les moyens de
résister ; d'où le désavantage du peuple par rapport aux hommes bien nés.
Les tyrans les empêchent de se voir, de parler, de penser, il les isole alors qu'ils sont faits pour communiquer. D'où la
haine des livres qui « donnent le bon sens et l'entendement de se reconnaître et de haïr la tyrannie », l'isolement des
savants. Les tyrans essayent de se protéger de leur résistance vertueuse et de ce que peut leur amitié en les empêchant
de « s'entre connaître » (à prendre au sens de se « reconnaître » entre eux mais aussi d'entreprendre un effort pour se
ressouvenir de sa propre liberté). Domination ouverte et impudente qui s'acharne contre le savoir et les livres,
contraignant les têtes bien faites à l'isolement et au silence. Les hommes manquent alors de savoir livresque et
historique pour les détourner de la sujétion (&17b-18).
Cf : PLATON à mettre en rapport avec le passage sur la privation de savoir par les tyrans in Banquet 182 b-c: « ceux
qui détiennent le pouvoir ne tirent aucun avantage de laisser naître chez ceux qui sont soumis à ce pouvoir de hautes
pensées ou de solides amitiés ».
Cf ARISTOTE : « Les recettes formulées jadis pour assurer autant que possible la sauvegarde de la tyrannie sont les
suivantes : retrancher du corps social les gens supérieurs, c’est-à-dire supprimer les grands esprits ; ne permettre ni
repas en commun, ni association, ni éducation, ni aucune chose du même genre, mais au contraire prendre garde à tout
ce qui d'habitude donne naissance à ces deux sentiments : grandeur d'âme et confiance ; donner l'ordre qu'il n'y ait ni
société savante, ni aucune action d'enseignement ; tout faire pour que les citoyens se connaissent le moins possible (V,
11, &5). Donc : « avilir l'âme de ses sujets » c’est-à-dire les rendre lâches et intéressés pour mieux s'attacher leurs
services / « semer entre eux la défiance » c’est-à-dire entretenir une image négative de chacun / « mettre les sujets dans
l'impuissance de s'occuper des affaires publiques » c’est-à-dire avoir le monopole du pouvoir.
Sous l'autorité d'un tyran comme le Grand Turc, la disposition à la liberté reste sans effet car il a compris que les livres
font naître le désir d'être reconnu, de comprendre donc la haine de la tyrannie et il les empêche de communiquer
(« la liberté leur est ôtée, sous le tyran, de faire, de parler, et quasi de penser » condamnés à rester « isolés en leurs
rêveries/ singuliers en leur fantaisie » & 18-18a). Eliminer la science et l'intelligence accompagne l'entreprise du
tyran : il doit faire disparaître chez ses sujets le discernement pour y substituer la déraison. Le tyran organise la
dispersion des consciences : dispersion par le divertissement mais aussi par atomisation du corps social. On interdit
les réunions et associations ; voire même il peut favoriser les conflits sociaux pour désunir les individus (conflit
riches / pauvres par ex selon Aristote, peuple / sophistes selon Platon).
Car ceux qui ont désir de connaître ont aussi le désir de s'entre-connaître (la liberté s'éprouve dans la
reconnaissance mutuelle et non pas seulement dans une intimité solitaire) : donc les empêcher de communiquer entre
eux engendre une dégradation de leur savoir. La liberté ne reste qu'à l'état virtuel, une puissance imaginaire : on ne
parvient au mieux qu'à le détourner dans le rêve.
Ainsi, dans un même geste, LB affirme qu'ils sont libres et qu'ils ne le sont pas : en fait la coutume donne une
apparence de naturel au pouvoir tyrannique mais il ne s'agit que d'un règne factice, sans quoi il ne serait jamais
possible de la renverser. Le tyran sait comment les rendre inoffensifs : leur lien entre eux est fonction de l'assentiment
du prince.
Allusion à Sénèque : illustre la cruauté du maître qui sacrifie ses meilleurs amis mais aussi l'aveuglement qu'il y a pour
un homme sage de s'approcher d'un tyran en croyant le changer. Certains philosophes y ont perdu la vie ou la liberté.
Cf « very bad trip » de Platon en Sicile.
A ce titre, l'accumulation des références littéraires fonctionne déjà comme un acte de résistance car moyen de se
remémorer les preuves de liberté passées face au tyran qui voudrait les faire oublier. Les « anciennes histoires »
servent d'antidote à l'oubli et le plaisir que le texte associe à la pratique de l'exemple (« je prends plaisir de
ramentevoir » &15) n'a rien à voir avec le plaisir sensuel du peuple, c'est un plaisir intellectuel indissociable d'un
acte de liberté. Tout se passe comme si LB cherchait à construire avec son lecteur un espace de complicité avec des
gens d' « entendement », il recrée dans l'espace du livre cette communauté de volontés, cette disponibilité pour la
49
liberté qui définissait les hommes naturels (d'ailleurs c'est à cet appel que Montaigne a répondu puisqu'il a voulu faire
la connaissance de l'auteur du livre). Les exemples anciens sont la mémoire des peuples et le garde-fou de la liberté.
Donc sa pratique des exemples devient une arme politique qui libère l'homme des ténèbres cimmériennes et lui fait
entrevoir tel Ulysse « la fumée de sa patrie ».
Cf Montesquieu de même soulignera que dans « l'éducation » favorisée par les tyrans, la servitude ne se maintient
dans le temps que parce que le peuple ne dispose pas des lumières suffisantes pour se révolter : « L'extrême obéissance
suppose de l'ignorance dans celui qui obéit » (dossier GF p. 187). Ce qui revient à un défaut total d'éducation puisque
c'est une éducation au non-savoir, à la non-pensée : « L'éducation y est donc, en quelque façon, nulle. Il faut ôter tout
afin de donner quelque chose ; et commencer par faire un mauvais sujet pour faire un bon esclave ». (Id)
Cf Kant : la mise sous tutelle des esprits et la réduction à une minorité intellectuelle permet de renforcer la soumission
politique par une soumission intellectuelle.
* Allusion à Momus & 18b : l'idée s'achève par une inversion ironique ; LB s'inspire de l'adage d'Erasme « Momo
satisfacere » = « donner satisfaction à Momus » pour les propos de Momus sur les pensées cachées. LB regrette qu'il
soit aussi difficile de savoir qui est de cette confrérie : le dieu du rire ne s'est pas moqué des fenêtres dont Vulcain avait
doté ses robots pour qu'on voit leurs pensées : ce qui semblait comique ou léger est en fait une demande sérieuse,
comme en écho au texte de LB. Il faudrait pouvoir se reconnaître en silence entre gens bien nés sans avoir à se parler,
dans le cas d'une tyrannie ou de la censure.
# Néanmoins, pouvoir lire dans la pensée de l'autre pourrait devenir une arme liberticide et une intrusion dans la vie
intime, empêchant l'existence de cet ultime refuge de la liberté qu'est la liberté de penser, la vie intérieure.
* Exemple de Brutus le vieux qui chassa le dernier roi de Rome et fonda la république et de Cicéron & 18c :
Cf Machiavel Discours sur la première décade III, 6 : les conspirations en faveur de la liberté sont toujours vouées au
succès, « le désir de délivrer la patrie de la servitude ». Ex : Harmodion et Aristogiton les assassins de Pisistrate, qui
sont aussi les héros de l'amitié. De même, hommage rendu aux assassins de César, dont son fils Brutus, , avec une
critique à peine voilée de Cicéron, dont ils refusèrent la participation car « pas sûrs de son courage » (&18c).
Cf Les Philippiques de Cicéron (nommés ainsi en l'honneur des Philippiques de Démosthène) sont une des sources les
plus importantes du DSV : la plupart des ressorts rhétoriques sont ceux de Cicéron contre le consul Marc Antoine et ses
complices = 14 discours prononcés par Cicéron en 44-43 avt JC attaquant le général devenu consul (évoqué au &29b)
qui a pris la succession de César ; il tente de dresser le sénat contre lui et de le dissuader d'envoyer des négociateurs,
soutenant les républicains Brutus et Cassius cités par LB. Ce texte coûte la vie de Cicéron mis à mort sur ordre du
consul. Il formule déjà la thèse de LB dès la première philippique : « Quel est donc, grands dieux, cette servitude
volontaire ? » (ista volontaria servitus). De même que la figure animale : « Est-il une bête féroce, un monstre plus
horrible ? ». Il utilise aussi déjà le terme de « complices » utilisé par LB 4 fois (& 34/30/25B/9), fustigeant les
criminels qui pactisent avec le tyran plus que le tyran lui-même. Un deuxième partage s'annonce : le premier opposait
la masse et ceux qui sont mieux avisés ; ici il s'agit d'opposer au sein de ceux de cette élite naturelle ceux qui utilisent
leurs dons au service de la liberté et ceux qui se comportent comme le tyran. Le fait que Brutus et Cassius, quand ils
entreprennent de libérer Rome de la tyrannie de César ne veuillent pas que Cicéron y participe (« ne voulurent point
que Cicéron ce grand zélateur du bien public soi de la partie ») est révélateur : peut être parce qu'il manque de coeur et
de courage ; plus loin LB reproche à Sénèque d'avoir la naïveté de servir Néron en croyant pouvoir le changer (la
« terne de gens de bien »).
Cité à deux reprises, César fait l'objet d'une condamnation sans appel qui ignore le génie militaire du personnage et lui
dénie toute vertu. La lecture de son testament (qui léguait une somme considérable à chaque romain) et l'éloge funèbre
prononcé par Antoine (qui déploie de manière spectaculaire la toge ensanglantée du défunt) avaient suscité la colère du
peuple contre les meurtriers et les deux hommes se suicident en 42 avt jc, après la défaite des Philippes, alors qu'ils
étaient aux mains d'Antoine et d'Octave. inspiré de la Vie de Brutus et de la Vie de César (Vie des hommes illustres),
ceux-ci sont obligés de s'exiler après l'assassinat de César. Les triumvirs Octave et Antoine vaincre les Républicains
Brutus et Cassius dans la plaine à l'ouest de Philippes, en Macédoine orientale. Cette défaite sonne le glas des espoirs
du Sénat de préserver le régime républicain.
* On peut se délivrer, comme le montre l'histoire & 18d-e : Harmodios, Aristogiton, Thrasybule, Brutus l'Ancien,
Valérieu, Dion, sont autant de personnages illustres qui ont déstitué des tyrans. Or un souvenir qui ramène à l'esprit des
images vives du passé entretenu par la fréquentation des textes anciens peut suffire à réenclencher le désir de liberté ;
la considération de l'histoire est ce qui permet de retrouver une épaisseur temporelle. L'histoire recrée le passé : elle
fournit des preuves de cet héroïsme de la liberté à laquelle exhorte le DSV mais permet aussi de rompre l'habitude en
considérant la variété des régimes et des mœurs. La chance ne saurait faire défaut à la détermination d'une volonté
vertueuse : LB considère ici que le désir de liberté ne saurait échouer dans son entreprise d'émancipation.
* Mais échec relatif de ces libérations : il ne suffit pas d'être un coeur bien né et courageux pour supprimer la
tyrannie ex de Brute le jeune et Cassius. L'exemple de Brute et Casse qui « ôtèrent bien heureusement la servitude » est
aussitôt nuancé par leur triste sort : « république enterrée avec eux ». Ils reviendront sous le titre « d'hommes de
coeur » au & 26e lors de la série des questions oratoires sur la condition pathétique des courtisans : si leur sort paraît
insupportable à l'homme ordinaire, a fortiori les hommes de bien ne le pourraient pas. Une fois morts, la tyrannie peut
réapparaître. Ces complots positifs liés à des mieux nés sont à distinguer des autres entreprises qui seraient de simples
« conjurations de gens ambitieux » (&18f) et qui consisteraient seulement à changer de tyran (« chasser le tyran tout
en retenant la tyrannie »). Cf La ferme des animaux d'Orwell : analyse allégorique de ce processus de substitution
50
d'une forme de servitude à une autre ; les bêtes se soulèvent contre les humains dans une ferme agricole anglaise et
chasse les propriétaires ; les cochons, supérieurs par leur intelligence, instaurent une idéologie officielle
(« l'animalisme ») qui dit que « tous les animaux sont égaux » ; tout va pour le mieux mais le pouvoir est
progressivement confisqué : les cochons suppriment les réunions collectives et s'arrogent des privilèges (supplément de
sommeil et de nourriture, exonération de corvées), ils font travailler les autres au fouet, ce qui est pire qu'avant et le
principe premier devient : « tous les animaux sont égaux entre eux mais certains sont plus égaux que d'autres ». Ainsi,
d'anciens serfs peuvent à leur tour asservir. La libération par conséquent n'apporte pas forcément la liberté, le
renversement des oppresseurs n'abolit pas toujours l'oppression. Par ex la violence révolutionnaire peut engendrer
une nouvelle servitude (dictature du prolétariat dans le système communiste qui devient une fin en soi alors qu'elle
devait être une transition).
Cette critique de l'ambition prépare donc la dernière partie sur les tyranneaux. L'auteur lui-même ne veut pas être
assimilé à un séditieux et ne se laisse pas prendre aux illusions de séditions : « je ne voudrais pas moi-même qu'il leur
en fut bien succédé », phrase qui a une valeur de conciliation. D'ailleurs LB reste muet sur le régime qui remplacerait
la tyrannie une fois celle-ci détruite.
Résumé sur la coutume : Comment expliquer la servitude ? Il est remarquable déjà que LB ne dénonce pas
seulement l'usage de la force, la violence traumatique, mais aussi les moyens plus insidieux par lesquels la coutume
nous forme, les erreurs que nous ingurgitons avec « le lait des nourrices » (Montaigne « nous humons les coutumes
avec le lait de note naissance »). L'obstacle n'est pas tant politique ou épistémologique que psychologique. De
plus, la coutume est la première cause de servitude parce qu'elle se substitue à une idée de la nature qui ne suffit pas
pour comprendre notre humanité : l'homme n'est plus une nature, mais un être culturel toujours inachevé,
toujours en cours de construction (condition humaine plus que nature humaine à ce titre). Ainsi, la coutume ne
permet pas de justifier la servitude mais d'en faire la genèse. La coutume défigure l'homme comme la stature de
Glaucus chez Rousseau. Elle s'inscrit profondément dans le quotidien et tend à faire passer pour évident et
naturel ce qui n'est que le résultat d'un processus historique et contingent.
Sur quoi dès lors fonder la critique de la servitude ? Pas sur la nature puisque même si c'est elle qui nous fait libres,
c'est elle qui nous apprend aussi à être « obéissants, en même temps qu'elle nous a créés libres, de sorte que contrevenir
à la liberté d'autrui est contraire à la Nature » ; pas sur la coutume non plus seulement car elle pervertit plus qu'elle ne
libère, c'est une seconde nature contre nature, « violente et traîtresse maîtresse d'école » Montaigne I, 23 ; elle peut
produire le meilleur comme le pire : le pire serait la loi du maître (au singulier, despotes nomos) / le meilleur serait la
diversité des coutumes permettant de juger et de condamner la tyrannie (nomoi au pluriel comme rempart contre les
agressions extérieures en préservant son identité, une sorte de vernis culturel qui rend le peuple inaccessible, car ils
affirment leur identité par différenciation).
Cf polysémie de nomos chez Hérodote. La coutume est une puissance équivoque, du fait de la plasticité de la nature
humaine, qui sert tout autant à préserver les « semences de la raison » et à les faire « fleurir en vertu » (disposition
capable de développer note liberté par l'éducation de la raison) que d'agent de dénaturation. L'effet du temps et de la
répétition sur l'homme peut être aussi bon que mauvais. La servitude ne serait donc qu'un accident de l'histoire
humaine ne remettant pas en cause la vocation de l'homme à la liberté.
LB pose une question embarrassante à la fois par ses paroles et son silence : par ses paroles, en considérant la
coutume comme le premier agent d'aliénation, alors qu'on attendait plutôt la force ; par son silence, car il s'abstient de
décrire le processus d'accoutumance, il en décrit seulement les effets, et encore après deux digressions. A aucun
moment il ne rend compte de la manière dont la coutume de servir s'installe chez les sujets : en vertu d'une sorte
d'inertie collective, la coutume de servir est là, comme une réalité de fait, elle semble s'imposer d'elle-même ; au
mieux elle se trouve définie de manière négative comme oubli de la liberté originelle.
Cf éclairage de Montaigne qui insiste sur le « furieux et tyrannique visage » de la coutume (I, 23, De la coutume et de
ne changer aisément un loi reçue) avec sa diversité selon les peuples (ici nous faisons ceci mais là-bas ils procèdent
autrement) ses contradictions comme par exemple dans l'aristocratie française les codes de la noblesse d'épée et de la
noblesse de robe qui prescrivent des comportements inconciliables, l'un prescrivant et l'autre interdisant les duels dans
les affaires d'honneur. De ce fait on ne peut les justifier rationnellement et la fascination que les coutumes exercent
peuvent se muer en agent d'asservissement.
Il y a aussi une autonomie invisible de la coutume dans le sens où « la coutume se coule doucement et sans force »
selon Jean Bodin et c'est ce mouvement sous-jacent qui fait qu'on ne la voit pas s'immiscer en nous. Il faut dire enfin
que les coutumes à l'époque ne relevaient pas d'une décision royale mais de chaque collectivité locale : par ex la charte
des coutumes de Sarlat établie au XIIème siècle, une sorte de « Livre de la Paix » où les consuls de la ville et l'abbé du
monastère échangent des serments, promettent de « respecter les usages louables, les coutumes et les libertés du
monastère » et l'abbé en retour promet de « maintenir les usages, les coutumes respectables et les libertés de la ville ».
C'est un droit coutumier non écrit qui par un commun consentement ratifie d'année en année ses propres règles. LB et
Montaigne avaient donc aussi de bonnes raisons de présenter comme un défaut la pluralité des coutumes : ils
connaissaient l'embarras des juristes face aux 60 coutumes générales de chaque province et aux 600 coutumes locales
des châtellenies. C'est donc un système opaque, dont la consistance fait problème et qui n'a pas valeur de loi car fondé
sur des postulats contingents, variables.
Néanmoins LB n'invite jamais le lecteur à une « pensée de derrière » par laquelle on jugerait les coutumes
mauvaises tout en s'y pliant, à feindre le respect de l'ordre social pour mieux jouir de son infraction sous le manteau
51
comme le préconise Pascal (Pensées 91) : « Il faut avoir une pensée de derrière et juger de tout par là, en parlant
cependant comme le peuple », comme le montre le conformisme de Descartes (1ère maxime de la morale provisoire),
ou comme plus tard les libertins et leur leçons de duplicité.
Donc certes la coutume est la première ou tout du moins la cause la plus visible de la servitude, elle est la « reine
de tous les êtres » comme dit Hérodote, renforcée d'abord par l'effet direct d'une condition servile (la lâcheté au
combat), mais elle est aussi surtout accentuée par l'action des tyrans qui cherchent à endormir leurs sujets (jeux,
plaisirs, croyances etc) ; elle entraîne donc deux effets distincts : les sujets deviennent lâches et efféminés / les tyrans
s'en aperçoivent et s'efforcent d'accentuer ce pli d'où le contraste entre le dispositif visible (la coutume et ses effets) et
le ressort caché qui est la clé de toute la suite. LB remonte du visible à l'invisible : il faut le voir pour le croire ; soit
elle est visible mais seulement dans des pays lointains, soit elle est invisible mais elle est présente partout « tous les
jours ». On y retrouvera les stratégies de maintien de la servitude par le tyran pour faire « faire avachir ses sujets ».
TR
Des hommes n’ayant jamais connu la liberté ne peuvent avoir une idée de ce dont ils sont privés. La première
explication de la servitude volontaire est donc, dirait-on aujourd’hui, d’ordre cognitif. Plus encore, c’est une
explication constructiviste, en ceci que la réalité sociale perçue est bien construite par les individus et non
donnée en soi.
Par la coutume la naturalité peut se perdre mais aussi se réaliser donc la coutume n'excuse pas tout et c'est au
coeur de la nature elle-même qu'il faut chercher le principe de son oubli : l'homme a naturellement tendance à
chercher sa satisfaction immédiate et à se maintenir dans le plaisir : cela vient de l'incapacité à renoncer à
l'immédiateté de la jouissance présente et oublieuse.
C) D'où vient l'oubli de liberté ? 2ème cause : Les techniques de domination qui font devenir les « hommes
lâches et efféminés »
&19 à 24d
(ou 3ème digression selon l'indication rétrospective du &24c)
* &19 : Tient lieu de & de transition entre la réflexion sur la coutume et celle sur les techniques de domination :
Il reprend l'argument principal : l'accoutumance à la servitude après la prise de pouvoir par le tyran est due à l'effet du
temps et à la force de la coutume : « ils naissent esclaves et sont élevés comme tels », ce qui permet de condenser l'état
de naissance et le pouvoir de l'éducation. En découle la conséquence suivante, qui est à son tour une cause récurrente
d'entretien de la servitude : la déchéance morale des sujets du tyran et leur manque de coeur. : « Les gens deviennent
lâches et efféminés » (on notera l'assimilation entre lâcheté et féminité, qui passe par le concept de faiblesse). Il s'agit
ici de distinguer la lâcheté face au danger de mort ponctuel, qui avait été traité et évacué en début de texte (&5a : « si
2,3, 4 ne se défendent pas contre un seul cela est étrange mais toutefois possible ») car alors le rapport de forces est en
notre défaveur et il n'y a pas vraiment de possibilité de vaincre / la lâcheté injustifiée alors que le rapport de forces est
en notre faveur, opposable, comme ce fut déjà le cas aux & 6 à 7 à la « vaillance que la liberté met dans le coeur » : LB
rappelle la solidarité entre liberté et désir de liberté, qui se conservent ou se perdent ensemble : « « avec la liberté se
perd du même coup la vaillance », il n'y a « point d'allégresse au combat ni d'âpreté » (&19c), ce qui est en résonance
directe avec ceux qui « vont le plus gaillardement au combat » (&6).
*&19c = Donc LB appuie ici le contraste avec la virilité des opposants à la tyrannie mais aussi, par anticipation,
contraste avec la prétendue virilité des plaisirs grossiers décrits plus loin : ils ont « le coeur bas et mou », « incapable
de grandes choses / de grandeur » &19c. Le mépris de LB semble croître au fur et à mesure de l'ouvrage : l'analyse
psychologique se double ici d'un reproche moral : la servitude, qui était un « extrême malheur » au départ (&2)
où l'homme doit « souffrir les cruautés d'un seul» (&5) devient une chute et une perversion que LB décrit comme
la honte de l'homme ; la honte est l'émotion visée dans les & satiriques surtout les & 20b où il parlera de
l'engendrement « d'hommes sans valeur »- et qui s'accentuera encore par la suite &22a (« le peuple sot fait lui-même
les mensonges pour les croire ensuite »). Les gens libres combattent jusqu'à la mort pour leur honneur et le bien moral
(« entre les gens libres chacun rivalise à qui mieux mieux pour le bien commun ») tandis que les gens asservis n'ont
aucune motivation noble (« engourdis, pour s'acquitter d'une tâche »). LB s'en prend au vice de l'intérêt personnel qu'il
met en balance avec l'intérêt commun sans cesse rappelé à l'esprit du lecteur : &19c « bien commun », 21j « bien
soulagement et soulagement commun » dans une tournure ironique et 28 « mal commun », ce qui donnait lieu chez
Cicéron à une accusation personnelle contre les partisans de Marc-Antoine (« vous êtes doublement dans l'erreur :
d'abord, en préférant vos intérêts à l'intérêt commun ; ensuite en vous persuadant que sous la tyrannie il puisse y avoir
aucun avantage solide et véritable. Non, pour en avoir autrefois profité, vous n'en profiterez pas toujours ») tandis que
chez LB cela reste au stage de la généralité abstraite.
Le mépris qui se portait d'abord sur le tyran (« un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et le plus efféminé
de toute la nation » &5) se déplace sur le peuple, lui-même à son tour accusé de lâcheté (&5a) ou plutôt de vice
(&5b), et même un « monstre de vice » (&5c), coupable de se faire du mal à lui-même (&7b « qui se laissent ou plutôt
se font maltraiter, ...qui consent à son mal ou plutôt le recherche »). Il veut culpabiliser l'homme « pauvres et
misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien ! » (&9) et montrer que les sujets
ont la condition qu'ils méritent (« comment a-t-il un quelconque pouvoir sur vous sinon par vous » &9), finissant par
renoncer à soigner les « plaies incurables » (&10) et se plaçant presque du point de vue sadique du tyran : « j'en
deviens quasi-inhumain puisque je me réjouis de tous les maux qui alors en advinrent » (&14), « je suis contente qu'ils
aient montré par leur exemple qu'il ne faut pas abuser du saint nom de liberté » (& 18f). Le peuple devient « la
52
populace grossière » & 17b c’est-à-dire « les peuples rendus sots » (&21c), « les lourdauds » (& 21e), « le peuple sot »
(&22a), jusqu'à disparaître au profit des « mange-peuples » (terme homérique utilisé dans l'Iliade).
* Exemple d'Hippocrate & 19, 19a, 19b : LB invoque la figure d'Hippocrate, père de la médecine et de la
dénomination de la philosophie, ce qui est à double sens car non seulement cela indique qu'il est encore possible de
préserver son indépendance d'où le refus d'Hippocrate, homme « bien né », face aux propositions du roi des Perses,
face à la tentation de la richesse et du pouvoir (« l'attirer près de lui à force d'offres et de présents magnifiques »). Mais
aussi cela veut dire, à travers la référence médicale, que ces pratiques sont pathogènes ; elles provoquent un
engourdissement qui n'est pas une inertie complète (car il faut marcher pour aller au spectacle) ; cette maladie n'atteint
ni le corps ni l'âme mais le coeur, la vaillance, le courage car elle n'est que la réponse mécanique à une sollicitation
immédiate, à des affects. Il y a des mouvements, mais faussés et centrifuges, qui dispersent. Cf Théorie des
tempéraments comme si la servitude, sorte de maladie à la fois organique et politique, renvoyait à la bile noire de la
mélancolie.
&19d = Le tyran exploite et accroît une tendance déjà acquise par l'homme : La tyrannie engendre et entretient
la lâcheté « il les aide à s'avachir mieux encore ». Ce qui indique la complexité croissante des causes car il y a une
interaction entre les penchants pervers de la nature humaine et l'action extérieure du tyran (les hommes attendent qu'on
les flattent ou qu'on leur fasse plaisir et en retour le tyran nourrit ce désir, ce qui en retour l'accroît à nouveau), il y a un
entrecroisement de causes internes et externes qui produisent un sac de nœud d'autant plus difficile à démêler. Le
tyran ajoute un des mauvais plis à ce mauvais pli déjà acquis par le passé. Les tyrans se servent de cette mollesse et
l'encouragent en même temps. Ce qui pourrait ainsi expliquer notre soumission est notre goût de la satisfaction
immédiate, dans le cas où la soumission rendrait la récompense plus proche.
* La référence à Xénophon et les misères du tyran : & 20 et 20 a
Il y a deux manières d'aborder le pbl de la tyrannie : par un discours juridique (cherchant les critères de la tyrannie
et les moyens de l'empêcher, ce qui occupe la moitié du DSV) ou moral, lequel s'adresse directement au tyran. LB
perpétue ici la tradition du « miroir » du tyran (à la fin du DSV également : « qu'ils se regardent eux-mêmes et qu'ils
apprennent à se connaître » à propos des tyranneaux &26c) ; en le présentant comme première victime de sa propre
tyrannie, du fait principalement de son absence d'assurance, laquelle est la définition même de la servitude : « c'est un
malheur extrême d'être soumis à un maître duquel on ne peut jamais assurer qu'il est bon, puisqu'il est toujours en sa
puissance d'être mauvais quand il voudra », situation de dépendance qui fait peser sur le sujet la menace d'une
contrainte possible. Ainsi l'incertitude change de camp : ce n'est plus le peuple qui doit craindre les actes
imprévisibles du tyran, c'est le tyran qui est « contraint, faisant du mal à tous, de se méfier de tous » (&20a). C'est une
aliénation qui atteint tout l'être du tyran ; car la liberté est ce qui donne sa valeur à tous les autres biens, donc si elle est
perdue, tout le reste l'est aussi : « perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude ». Cf LP : une vie
réglée, sans liberté, rend tout triste comme le reconnaît lui-même Usbek auprès de son ami Ibben à propos de son
propre harem : « Tout s'y ressent de la subordination et du devoir ; les plaisirs mêmes y sont graves et les joies sévères ;
et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité ou de dépendance » (LP 34).
Preuve par autorité en référence au livre de Xenophon (crédité d'une certaine autorité par l'adjectif « grave/sérieux »),
Hiéron (« Des misères du tyran », sorte de transition entre Socrate et Machiavel) que LB présente comme un miroir
tendu aux tyrans pour leur montrer leurs « verrues » et leurs « taches » et se poser la question du meilleur genre de
vie à choisir (comme dans le Gorgias de Platon) ; dialogue socratique entre le tyran Hiéron (dont la thèse,
paradoxalement, est de montrer qu'« il est sans amis et réduit à vivre avec des criminels ou des esclaves, obéi par
crainte et non par estime, c'est le plus haï donc le plus malheureux des hommes » donc qu'il est bon à aller ce pendre,
pendant la première partie) et le poète Simonide (« la vie du tyran est enviable », ensemble de préjugés naïfs,
symbolise la doxa, simple faire-valoir du tyran qui se partage entre flatterie et naïveté, selon lui en gouvernant bien il
pourrait être aimé, populaire, par ex Simonide conseille à Hiéron de décerner lui-même prix et récompenses et de
laisser les punitions à ses ministres dans la seconde partie). Dialogue sur les avantages et les inconvénients de la
tyrannie selon son propre point de vue. Ce livre est « plein de bonnes et graves remontrances / enseignements » dit
LB : terme ambigu (selon les traductions) car soit discours d'avertissement, de recommandation adressé à un ami / soit
de reproche sans bienveillance. Hiéron tient paradoxalement lieu de Socrate qui ouvre les yeux car il considère que le
tyran a plus de maux, dont il fait la liste, que de plaisirs ; il avance des arguments solides et a toujours le dernier mot ;
il incarne une tyrannie éclairée et lucide. La leçon de Xenophon est que le tyran peut être plus sage que le sage poète
en avouant sa faiblesse et que le despote doit s'efforçer de gouverner comme un bon roi.
LB de même décrit la crainte permanente du tyran (ici à travers la périphrase « mauvais roi ») envers ses sujets et le
fait que le tyran est obligé de recourir à des mercenaires pour se protéger tant il est incertain de leur loyauté (déjà chez
X et chez Aristote III, 14, 7 : « ce sont les citoyens qui protègent les rois de leurs armes, alors que pour les tyrans c'est
un contingent étranger »).
# Mais X veut susciter la pitié pour les tyrans qui sont plus à plaindre qu'à envier (cf les 3 paradoxes socratiques
dans le Gorgias) plus que la honte chez les tyrans donc la visée diffère et la critique est bien moins violente que chez
LB, même si on peut comprendre le discours de Simonide comme ironique. LB semble croire que Hiéron et les tyrans
en général comme lui auraient pu devenir un bon roi après sa conversation avec Simonide : « je ne puis pas croire
qu'ils n'eussent reconnu leurs verrues ».
# Cependant on peut douter de l'efficacité d'une leçon de morale face au tyran dont les intérêts rendent vain tout
espoir de conversion ; on ne saurait éveiller la compassion d'un homme défini par sa cruauté. On peut seulement
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espérer l'obliger à regarder en lui en lui proposant une description de sa propre condition et ainsi le convaincre qu'il se
libérera lui-même en libérant ses sujets.
Et c'est à propos des tyranneaux surtout, placés entre le peuple et le tyran, que LB développera vraiment ce
thème de la misère du tyran. Le tyran aura changé de figure : il est méchant, rusé, cruel et par l'intermédiaire des
tyranneaux, les esclaves se sont retournés contre eux-même, le laissant hors de portée de la haine ; c'est pourquoi le
peuple ne se retournera plus contre le tyran mais contre les tyranneaux à la fin du texte. Xénophon tend un miroir au
tyran tandis que LB va tendre plutôt ce miroir aux tyranneaux.
CF Leo Strauss « De la tyrannie ». A COMPLETER.
NB & 20a = LB insiste sur un moyen mis en œuvre par les tyrans ou les « mauvais rois » pour leur propre
sécurité : l'emploi de mercenaires ; il propose une distinction, de ce fait, avec les « bons rois » de France qui soldent
des troupes étrangères afin d'épargner les sujets de leur propre pays (reformulé par l'allégation de Scipion). On
remarquera la concession faite aux bons rois de France, opposés aux mauvais rois, aux tyrans, puisque les uns
n'utilisent des mercenaires que pour épargner leurs soldats, donc le même phénomène est atténué par la bonté de
l'intention, tandis que les autres utilisent de mercenaires pour se protéger de leurs propres sujets (sur le modèle de
Scipion qui « aimait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis » ce qui revient à modifier l'échelle de
valeurs et à préférer le bien commun à la gloire militaire). Atténué cependant par le « plus encore autrefois
qu'aujourd'hui ».
* & 20b = Il lui faut des hommes sans valeur : l'abêtissement du « peuple » vise à éliminer la magnanimité : « il n'a
sous lui homme qui vaille » (LB ne précise pas le sens de la notion de valeur mais les exemples de corruption ne
manquent pas). Il se réfère au mot de Thrason le vaniteux dans l'Eunuque de Térence : « pour cela si brave vous êtes /
Que vous avez charge des bêtes » ; c'est un soldat qui décrit sa relation privilégiée au roi et incarne le parfait petit
tyranneau : « même le roi me remerciait bcp, de tout ce que je faisais … et tout le monde m'enviait » dit-il à Gnathon.
Ce favori du roi présente plusieurs traits des ambitieux critiqués ds le DSV : traitement d'exception qui le flatte ; il
partage avec le roi ses plaisirs ; le roi lui délègue des responsabilités car il a de la valeur à ses yeux ; il fait l'objet de
médisance et d'envie de la part des autres hommes du pouvoir qui gravitent autour du roi ; il n'est ni sage ni instruit
donc pas un homme « bien né ». Gnathon est entretenu par lui donc un favori de second rang ce qui donne déjà une
idée de la chaîne sociologique des tyranneaux traitée plus loin. En particulier il se dit envié par celui qu'il « avait
chargé des éléphants indiens », à qui Thrason dit : « STP, Straton, c'est parce que tu commandes à des bêtes que tu es si
violent ? » traduit ici « ce qui vous rend brave, c'est que vous avez en charge des bêtes ». Autrement dit il reproche au
maître des éléphants de profiter de sa situation de supériorité pour les maltraiter, mais l'argument peut se
retourner contre lui : il y a analogie multiple entre la relation éléphant/maître/ tyranneau / tyran. De plus, c'est parce
qu'on les considère sans valeur qu'ils sont asservis et non parce qu'ils sont réellement sans valeur (cf l'exemple des
éléphants déjà utilisé au & 12c comme preuve du désir inné de liberté). La bassesse morale est engendrée par la
tyrannie même si la tyrannie est facilitée par la bassesse morale.
La description des techniques de domination commence à proprement parler au &21.
* &21 : La ruse des tyrans pour abêtir leurs sujets : Les plaisirs « ludiques », les jeux et la dépravation comme
outils de la servitude Le &21 montre comment le tyran corrompt le peuple. Un cycle infernal s'enclenche : le tyran,
miné par la crainte de tous ceux qu'il persécute, s'efforce d'accroître sa puissance par toutes sortes de procédés
dégradants : ôter au peuple toute intelligence/ science en installant partout la corruption. Le fil directeur en sera une
prise de pouvoir plus subtile, plus invisible (« ils l'ont tous recherché secrètement ») qui passe par la recherche du
plaisir (« un fameux expédient pour assurer sa domination »), d'abord illustré par l'exemple de la Lydie et du jeu de
mot (ludus signifiant jeu en latin) : l'exemple est devenu si paradigmatique qu'il s'est inscrit dans la langue. Le &21
apporte l'exemple de Cyrus et des Lydiens avec une généralisation de cette corruption au « menu populaire » : le roi
Cyrus est le fondateur de l'Empire perse (VIème avt jc) réduit les Lydiens de la ville de Sardes à l'obéissance non par la
force mais par des mesures destinées à les rendre inoffensifs (interdiction de porter des armes, apprentissage du
commerce) conformément au conseil donné par Crésus pour éviter une complète destruction, mais LB insiste sur la
féminisation par les tavernes et les jeux. La véhémence du ton s’accentue : LB dénonce l’aveuglement populaire qui
confond faveur et maigre retour.
RQ : le Nous réapparaît pour inclure le lecteur dans l'ensemble des français « ce que nous appelons passe-temps, ils
l'appellent ludi » lequel reviendra au & 24 « nous ni nos ancêtres... ».
Les jeux deviennent donc un moyen universel du pouvoir pour faire oublier l'état de servitude. D'ailleurs, en
parlant des « Romains tyrans » (&21d), des « empereurs romains » (&21i), des « tyrans du temps passé » (&21m) ou
d'un tyran en particulier comme Cyrus, il parle en fait de « tous les tyrans » (ou « les tyrans » &22a) ou du moins,
corrige-t-il, de « la plupart » (&21).
CF Platon : « « en vérité celui qui est réellement tyran est réellement esclave, il vit dans un comble de flagornerie et
d'esclavage, et il est le flatteur des gens les plus méchants » Rep IX, 579 d-e. Platon décrit l'homme tyrannique comme
un être « ivre, amoureux et mélancolique », dominé par un désir qui emporte tout le reste. Double portrait moral et
politique du tyran éternel qu'on retrouve ici.
Les 5 techniques de domination seront :
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* Les plaisirs des sens (& 21 à 21h) qui se divise lui-même en :
- jeux, spectacles et divertissements de toutes sortes : &21 à 21c
- les festins et autres largesse &21d à 21f
- la question du culte du plaisir & 21 g-e 21h
* le pouvoirs des mots et des titres &21i et 21j
* le mystère &21k
* les croyances païennes et religieuses, la magie &21l à 23
* les symboles & 24 à 24b
* &24 c-d = conclusion de la digression / transition
* Les plaisirs des sens (& 21 à 21h) qui se divise lui-même en :
- jeux, spectacles et divertissements de toutes sortes : &21a-b-c
- les festins et autres largesse &21d à 21f
- la question du culte du plaisir & 21 g e 21h
- jeux, spectacles et divertissements de toutes sortes : &21a-b-c
- Le Problème du culte du plaisir : Les & qui suivent sont un catalogue des « apasts de la servitude » à tonalité
satirique par endroits. Le thème du plaisir est prépondérant dans le DSV qui critique les plaisirs vicieux touchant 3
catégories : le tyran (« se mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs » &9), le peuple
(« amusés d'un vain plaisir » &21a, « plaisirs de la bouche » &21d, « il est plaisir qu'il peut honnêtement recevoir »
&21g), et les ambitieux (« les compagnons de ses plaisirs » &25b, « ils se plaisent de son plaisir » &25b, espérant jouir
de quelque plaisir » &31a). A ce paradigme du plaisir malsain ou dépravé s'oppose celui du plaisir noble et
respectable qui est lui aussi de 3 espèces : le bonheur d'être libre « le bien ...lequel perdu tous les gens de bien doivent
estimer la vie déplaisante » &7c, « la liberté qui est toutefois un bien si grand et si plaisant » idem / le plaisir
intellectuel des lettres « «combien plaisamment, combien à son aise s'y égaiera la veine de notre Ronsard » &24a /
celui de l'histoire ancienne « je prends plaisir de ramentevoir » &15.
Dans le plaisir nous coïncidons avec nous-même dans une forme d'inconscience heureuse (surtout avec la
nourriture et la boisson qui indiquent le caractère immédiat, instantané du plaisir), nous nous laissons aller « au plaisir
de la bouche », sans apercevoir la solidarité de ce plaisir avec le fonctionnement de la tyrannie. Pour expliquer la
puissance, on reste dans des comportements empiriques mais il s'agit cette fois plus précisément d'indiquer quels
plaisirs immédiats ou futurs promet la tyrannie : c'est la démagogie du plaisir.
L'homme a naturellement tendance à durer dans ses affections : cette permanence des affects est l'immense faiblesse
par laquelle le tyran le tient et par où il se fait lui-même serf : il suffit de l'entretenir. Le tyran abolit l'extension
temporelle de la mémoire et la remplace par l'immédiateté de la jouissance partagée, qui nie le temps. Alors que la
mémoire médiatise le sujet par son propre passé, lui confère une épaisseur qui résiste à toute absorption dans les passetemps. L'oubli qu'apporte la répétition mécanique de la coutume s'oppose à la mémoire des bien nés. Enfin, il s'agit
d'une servitude invisible qui est la seule vraie servitude, celle de l'âme, qui ne peut être mise à jour que par le travail
de la raison.
Ces plaisirs reproduisent à chaque instant la profération magique du nom du tyran : un intérêt hypnotique, une
fascination qui conduit à effacer l'aliénation. Il s'agit de flatter les sens pour rendre la servitude plus agréable
(« pour endormir leurs sujets sous le joug »&21b) tant et si bien que les peuples sont « alléchés par la servitude à la
moindre plume qu'on leur passe devant la bouche ». Tous ces divertissements (énumération « théâtres, jeux, farces,
spectacles, gladiateurs, bêtes étranges, médailles, tableau ») sont comparés à des « drogues du même acabit » (&21b).
L'obsession du plaisir personnel atteste de la dimension incarnée et affective de l'homme. C'est l'instinct de survie
comme la fuite de la souffrance et la recherche du plaisir qui dominent l'homme avant qu'il ne cherche à dominer qui
que ce soit (se nourrir, se reproduire etc). Ces besoins et ces désirs semblent premiers (donc leurs contraintes et notre
servitude avec eux), beaucoup plus que le désir d'être libre. Ainsi l'antériorité du sensible sur l'intelligible
engendrerait celle de l'aliénation sur la liberté (cf Sartre : l'aliénation, la servitude est toujours première).
# Cette dimension manque au raisonnement de LB, la dimension matérielle de la vie quotidienne est passée sous
silence comme si l'homme devait devenir un esprit détaché de sa propre matérialité. C'est réduire la nature humaine à
sa part de spiritualité et nier son incarnation. C'est un esprit libre mais désincarné qu'il semble décrire. Il peut être
inspiré par le moralisme épicurien ou stoïcien qui hiérarchise les plaisirs comme bons ou mauvais, voire les
condamne comme obstacles à la recherche du bien quand il écrit : « amusés d'un vilain plaisir qui leur passait devant
leurs yeux » (&21d). Comme Sénèque il veut que l'homme lutte contre tout ce qui l'asservit : « Méditer la mort, c'est
méditer la liberté ; celui qui sait mourir ne sait plus être esclave » (De la brièveté de la vie). Dans les deux cas, il faut
éviter une passion pervertie et une praxis dévoyée, car la doxa confond le fait de se faire plaisir, de se faire du bien et
de faire le Bien : ils « trouvaient beaux ces passe-temps » (&21c). La comparaison aux enfants intervient alors pour
souligner l'absence de discernement entre le vrai et le faux, entre l'être et le paraître. Tout comme avec les animaux, ils
sont comparés que pour être aussitôt rangés en-dessous (« servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants »
&21c) dans la mesure où la contemplation des images ne leur apprend rien (alors que les enfants apprennent à lire),
ce qui rejoint la distinction entre icônes (prises comme signes d'autre chose) et idoles (prises comme fin en soi). Ainsi,
LB désigne des moyens de domination qui contaminent toute la société non en l'écrasant mais en procédant par
proximité : « de combien de petits moyens ils se servaient ». Le désir de divertissement se substitue au désir de
liberté, la soumission peut se provoquer et s'entretenir par la diversion spectaculaire.
Cf Les « passe-temps » sont des divertissements au sens pascalien. Il lui donne un sens métaphysique. A compléter.
Cf Société de consommation et de loisirs d'aujourd'hui où le jeu a aussi une fonction instrumentale.
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Cf LP : comment trouver des passe-temps aux femmes est un moyen de les garder sous contrôle, ce ne sont que des
leurres, indiqué par le lexique utilisé : « Trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses, les boissons
délicieuses ; persuade-leur de s'assembler souvent » (LP II). On force les femmes à des activités apparemment libres
mais pour occuper leur temps inutilement d'autant que Usbek est absent et qu'elles continuent à s'apprêter comme si il
était là, activité doublement vaine donc, qui n'a pour but que de s' « entretenir dans l'habitude de plaire » (LP 7). De
même chez Ibsen « s'occuper les mains » par le tricot ou la broderie, danser, chanter à Noël est esentiel pour
« absorber » les femmes vers leurs « devoirs sacrés ».
# Donc asservir ce n'est pas rendre malheureux si l'on rabat la notion de bonheur sur celle de plaisir, ni tuer le désir,
si l'on entend par là un sentiment de manque insatiable. On ne comprend pas ce qui motive cette critique : pourquoi
dénigrer ces pratiques si elles procurent des plaisirs et non des douleurs ? Cf la « servitude réglée, douce et
paisible » à laquelle les citoyens s'accoutument chez Tocqueville : même dans la démocratie américaine (1840) elle
peut être supportée pourvu que le citoyen puisse par ailleurs mener une vie heureuse et confortable dans le domaine
familial et professionnel. Cela répond là aussi à une logique paradoxale qui permet d'allier une forme de liberté
inconsciente et heureuse à une servilité acceptée et parfois même revendiquée. Tocqueville : les hommes peuvent être
juridiquement libres et moralement asservis ; il peut y avoir un « despotisme démocratique » qu'il fait reposer sur la
passion de l'égalité, dont la forme dévoyée est la tendance à la médiocrité, un état providence où les individus
transfèrent à la machine étatique leurs propres facultés : « ce pouvoir immense et tutélaire se charge seul d'assurer leur
jouissance et de veiller sur leur sort … pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir, il travaille volontiers à leur bonheur ».
Il peut y avoir aussi un despotisme bureaucratique, le gouvernement technocratique des pays industriels avancés, qui
repose sur un savoir technique donné pour scientifique : « L'administration bureaucratique signifie la domination en
vertu du savoir » car la bureaucratie es censée mettre en œuvre pour chaque problème la solution la meilleure, sa
compétence ne se discute pas, elle agit au nom de l'universel, d'une loi impersonnelle qui est la même pour tous, en
laissant de côté les intérêts particuliers, mais aussi l'adaptation à l'humain ; c'est un système « monocratique » selon
Weber car sa décision ne se discute pas.
Cf aussi les « délices de la passivité que parents et éducateurs, livres et mythes, femmes et hommes font miroiter aux
yeux de la petite fille » décrits par Simone de Beauvoir dans « Le deuxième sexe ». (texte dossier GF p. 229).
De plus, toute régression de la liberté y est déguisée sous le prétexte de l'intérêt individuel, ce qui est une conséquence
imprévue de l'individualisme libéral : cela risque d'entraîner un désengagement de la sphère civique et un repli sur la
vie privée qui permettrait à l'Etat de croître et d'obtenir la soumission de tous, sous couvert du bonheur de chacun :
« cet Etat ne brise pas les volontés mais il les amollit » ou « il ne détruit point, il empêche de naître » réduisant le
peuple à n'être qu'un « troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger ». Ainsi il existe
des formes insidieuses de despotisme, un mécanisme sournois qui retourne au détriment de la liberté des principes qui
semblaient lui être intimement liés (plaisir, bonheur, intérêt individuel).
Ainsi, le dernier degré de la tyrannie est atteint quand les dominés croient penser par eux-mêmes ou pour euxmêmes alors qu'ils pensent selon les désirs du tyran.
- les festins et autres largesse &21d à 21f
Ici c'est l'asservissement des corps qui permet l'asservissement des consciences. Les festins (romains) ou les
« plaisirs de bouche » viennent s'ajouter aux plaisirs de la vue et accentuent la dépendance du peuple en les
attachant à leur « écuellée de soupe ». Le besoin initial de manger se mue en désir insatiable, ce qui confirme la
confusion entre les bons et les mauvais plaisirs. Ainsi, le tyran parvient à éloigner les sujets d'eux-mêmes, à les
promener dans un monde où toutes les pratiques sont instituées pour susciter le mimétisme.
Ce sont autant de « drogueries » divertissantes : Cyrus a su dominer les Syriens par de « venimeuses douceurs » quand
il établit des « bordels, tavernes et jeux publics ». La nourriture, la boisson, les festins sollicitent les sujets de
l'extérieur et leur font oublier que le principe de leur mouvement n'est pas interne. Ils réduisent leur vie à une attente de
contentements immédiats. On assigne par avance des objets arbitraires au désir.
Ce sont des cas limites où l’on peut sans cesse basculer de la convivialité à la rivalité, ce que Mauss décrit à travers
le potlatch comme une « instabilité entre la fête et la guerre » ; ex : l'arrivée de l'or provenant d'Amérique augmente
les échanges commerciaux et le goût du luxe ; lors de l'entrevue du Drap d'or en 1520, organisée par les Français près
de Calais, François 1er et Henri VIII d'Angleterre rivalisent de faste pour montrer leur puissance. En effet « l'échangedon » a un caractère sacré, signifie un engagement vis-à-vis de l'autre, et comporte des règles car les biens échangés
ne sont pas inertes, ils reçoivent une réelle valeur symbolique où donner équivaut à « se » donner à l'autre d'où 3
impératifs qui en découlent : l'obligation de donner, de rendre généreusement et de recevoir. CF C'est ce qui avait déjà
été souligné par Rousseau pour qui la fête de village, loin d’être un moment de rassemblement, est un moyen de faire
naître et de nourrir la passion de la comparaison car « chacun voulut être regardé et l’estime publique eût un prix ».
* La question du culte du plaisir & 21 g - 21h : Cela illustre les contradictions du peuple par l’exemple. Notamment
sa réaction à la mort de Néron et de César : le peuple les honore et porte leur deuil en souvenir de leurs largesses ou
de leurs banquets ; LB célèbre discrètement ses assassins à cette occasion. Néron est comme chez Aristote assimilé à
« une bête sauvage » ( : « vouloir le gouvernement d'un homme c'est ajouter celui d'une bête sauvage car c'est ainsi
qu'est le désir, et la passion fait dévier les magistrats, même quand ils sont les meilleurs des hommes » III,16,5) et à un
« vilain monstre » : selon lui, ses qualités humaines cachent un monstre moral. Ni homme, ni bête, le tyran devient
une aberration de la nature qui utilise des apparences doucereuses pour rendre « sucrée la servitude du peuple
romain ». L'animalisation de l'homme relève d'une hybridation qui touche au monstrueux, au sens d'une difformité
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morale plus que physique : l'objection du nombre selon laquelle il ne peut exister une multitude de monstres puisque ce
dernier est extra-ordinaire (celui qu'on « montre » du doigt) ne tient plus sur le plan moral. Le monstre n'est pas celui
qui s'écarte d'une moyenne et qui serait en cela unique mais celui qui s'écarte de la norme ou de la loi morale. C'est
pourquoi des peuples entiers peuvent paraître monstrueux à LB (« quel monstre de vice »). CF LP : Zéphis parle de son
gardien eunuque comme d'un « monstre noir » en référence à son émasculation mais aussi aux excès de sa surveillance
intrusive ou quand Solim la min vengeresse de Usbek est traité « tigre » par Zachi et Roxane pour sa cruauté barbare.
Montesquieu parle des régimes despotiques et tyranniques comme de « gouvernements monstrueux » (EL) car contre
la nature de l'homme et du politique.
En résumé :
La tyrannie repose sur des instruments plus nombreux et plus pernicieux que la force ou la coutume : et ces
moyens sont en fait les êtres humains eux-mêmes, ce qui accentue la paradoxe d'une liberté apparente de réaliser
certains désirs et la servitude véritable puisque les humains deviennent des moyens au service d'autre chose.
Les jeux, les spectacles, les festins sont des appâts, symbolisant l'hypocrisie du tyran qui sous couvert de largesses
paternalistes n'aime pas vraiment son peuple mais s'adresse à ses bas instincts ; les hommes sont entretenus dans une
sottise profonde qui les éloigne des choses importantes et les distrait du réel ce qui les rend incapable de résister. Cf
« Du pain et des jeux » (« panem et circenses »), expression satirique de Juvénal, poète latin, associant la lourdeur et la
légèreté.
C'est une politique d'évergétisme (evergeteo = faire du bien) consistant pour les notables à faire profiter la collectivité
de leurs richesses (car pas d'impôts sur le revenu) : apparue dans le monde hellénistique, cette pratique sociale devient
une obligation morale pour les riches, et une obligation tout court pour toute entrée dans une magistrature importante :
le consul de Rome, l’édile d’une cité latine donnaient des jeux à l’occasion de leur entrée en charge, et il était de bon
ton de se montrer généreux en donnant plus que l’habitude. Les généreux notables pouvaient ajouter des bienfaits de
toutes sortes, banquets publics, spectacles gratuits, ou plus éclatant encore, financement d’édifices d’utilité publique,
thermes romains, théâtres, amphithéâtres, etc., portant pour l'éternité le nom et le titre du donateur, suivi d'une mention
modeste, D.S.P.F. (De Sua Pecunia Fecit, « Fait avec son financement »). Le tyran ou l'empereur (surtout Jules
César) devient un évergète dans le but de s'attirer la bienveillance de l'opinion populaire. Ce faux don est un vol
dissimulé car le tyran prend plus qu'il ne donne : on donne pour pouvoir mieux reprendre ensuite encore plus, et même
l'essentiel : la liberté.
CF Montesquieu : « Le prince qui récompense n'a que de l'argent à donner (…) Les plus mauvais empereurs romains
ont été ceux qui ont le plus donné ».
Les tyrans savent bien que la force seule ne peut maintenir leur pouvoir et qu'ils doivent travailler à le renforcer ; ils
tentent sans cesse de résoudre le problème de leur instabilité : « les tyrans même trouvaient bien étrange que les
hommes puissent endurer un homme qui leur fait du mal » ; et montrer au tyran la fragilité de sa position ne fera que
l'inciter à renforcer ses bases : le discours moral est donc impuissant sur la tyrannie. Le Hiéron propose l'itinéraire
d'une conversion morale faisant du tyran un bon roi, mais pour LB on ne peut atteindre cet objectif : non seulement il
est inefficace, mais en plus il se retourne contre ses propres intentions car même en conseillant au tyran d'être
généreux avec ses sujets et de se faire aimer d'eux, on engendre des techniques de domination plus subversives.
Cf Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts décrit ces inventions culturelles comme des moyens de
domination des uns par les autres et de travestissement de la tyrannie : ce sont des « guirlandes de fleurs sur les chaînes
de fer » (cf texte dossier GF p. 192).
Il n'y a pas seulement la sacralisation des plaisirs sensuels mais aussi la sacralisation de soi :
* Le pouvoirs des mots et des titres &21i et 21j : Ici c'est l'asservissement des consciences qui permet
l'asservissement des corps. Ce qui est déraisonnable est de prendre le titre de maître, pas seulement d'agir comme
un maître. Une autre forme de démagogie des empereurs a consisté à prendre le titre de Tribun du peuple ; le masque
derrière lequel se cachent les gouvernants pour abuser de la confiance de leurs sujets peut se loger dans un titre porteur
d'une légitimité ou d'une respectabilité feintes. Cela permet de dissimuler les débordements de l'exercice réel du
pouvoir et de lui accorder une caution politique ou morale, l'empire en succédant à la république romaine ne s'est pas
donné la peine de fonder de nouvelles institutions : les apparences de la démocratie ont perduré comme un décor
rassurant.
La simple énonciation du titre semble lui conférer de la puissance (« comme s'il suffisait d'en entendre le nom »).
Donc la véritable tyrannie s'exerce par le pouvoir des signes, ou des pseudo-signes privés de signification comme le
nom d'Un : il y a un phénomène de sacralisation de l'homme par le nom. Le mot « un » ici au singulier renvoie au
tyran qui se rêve comme un dieu, et met en évidence la relation verticale et pyramidale ; au pluriel, « les uns »
renvoient à ceux capables d'exister les uns pour les autres, relation horizontale de confiance et d'amitié. Très souvent
appelé « tyran » par LB, mais aussi « l'un » (&3), le « maître » (&2), le « roi » ou le « prince » (&27a et27b), le
« seigneur » (&14j). Il suffit au tyran de se déclarer dieu pour l'être d'où un pouvoir performatif du langage comme
c'est le cas de Dieu dans la Genèse. Il y a un pouvoir démesuré, ontologique et même logologique du langage : il
suffit de dire pour que cela soit) : nous croyons aux fantômes du langage (« le nom seul d'un ») et dotons les signes les
plus insignifiants d'un pouvoir occulte, ce qui fait ce que Montaigne appelait le « fondement mystique » de l'autorité.
En devenant une fin en soi, le langage devient le moyen de la tyrannie. Cf proximité du tyran et du sophiste. A
compléter. Cf Bourdieu : la maîtrise de la langue peut être un outil de domination : selon leurs catégories sociales les
individus peuvent plus ou moins respecter la norme du « bien parler ». Rappelons nous que les peuples d'Asie sont
condamnés à la soumission parce que leur langue selon LB ne disposerait pas d'un mot pour dire « non ». Inversement,
57
Ulysse manie si bien la langue qu'il parvient à faire croire que le contraire de « plusieurs » est « un seul » et non pas
« aucun » ...
La ruse des empereurs romains qui prennent le titre de « tribun du peuple » pour masquer la tyrannie trouve aussi son
écho « aujourd'hui » dans le mensonge de ceux qui font passer un mal au moyen de « joli propos sur le bien public et le
soulagement commun ».
- Les rois aujourd'hui font la même chose & 21j (idée reprise au & 24 ) : « Ils ne font pas beaucoup mieux ceux qui
ne font guère de mal ». Le langage flatteur ou bienveillant peut être une façade du pouvoir tyrannique, qui donne une
représentation erronée du réel et trompe son monde : on peut sembler ne pas faire de mal, voire faire du bien (au sens
d'être agréable « joli propos »), et se révéler injuste. Cf le pouvoir comme dissimulation selon Machiavel. A
compléter.
LB actualise l’exemple dans la 2 ème apostrophe à Longa (« tu connais bien, O Longa, les formules d'usage ») qui fait
allusion aux « formulaires » (les textes des ordonnances ou des édits royaux se référaient toujours au bien commun), ce
qui ferait du DSV un texte d’actualité et fait de l'impudence le signe de la bêtise.
L'usage du langage est donc ambivalent à son tour (« en user assez finement »), comme toute technique qui peut
devenir un moyen au service d'une fin bonne ou mauvaise : « le langage ne rend pas meilleur mais plus puissant »
Hobbes. LB renforce sa critique d'une rhétorique persuasive qui correspond à un mauvais usage du langage (lequel
semble contredire l'apologie de la parole du &11b qui réunissait les hommes au lieu de les tromper ou de les séparer).
Cf proximité entre politique et sophistique. A compléter.
* L'entretien du mystère & 21k (ex des rois d'Assyrie et de Mèdes): le tyran se cache pour ne pas laisser les autres
voir qu'il est réel ou banal ; le mystère s'achète par le silence car les mots trahissent et vulgarisent ; le héros doit se
rendre impénétrable sur l'étendue de ses capacités. La tonalité satirique réapparaît car ces impostures ne sont pas tant le
fait du tyran que du peuple « sot » ; LB critique à la fois la crédulité des peuples qui les ont adoptés mais aussi des
historiens qui ont colporté ces mensonges. La tyrannie multiplie donc les signes d'une origine surhumaine de son
pouvoir, s'entoure de secret pour stimuler le travail de l'imagination : il faut combler le vide donc on imagine ce que
l'on a envie de croire : « les gens aiment volontiers à s'imaginer ce qu'ils ne peuvent juger par la vue » ; ici
l'imagination devient l'auxiliaire du désir car elle permet de se représenter ce qui est absent ou inexistant, de lui
conférer une réalité virtuelle et de produire l'illusion d'une « quasi-possession » (Sartre).
Et, du côté du tyran, il faut savoir se faire désirer puisque le désir est sentiment de manque, il faut faire en sorte que
l'on manque à l'autre pour être désirable, l'être désiré est celui qui se donne comme absent. Enfin, on craint ou on
espère proportionnellement à ce que l'on ignore donc se faire absent est aussi un moyen de se faire respecter (ce qui se
vérifiera avec le système des tyranneaux, qui fait écran entre le peuple et le tyran). En somme, le culte de la
personnalité, autre forme de dénaturation de l'autorité par excès, rend plus grand que nature la personne divinisée
et développe une autorité spécifique dépourvue de la reconnaissance nécessaire puisque la reconnaissance se trouve
déjà présupposée au départ ; l'abîme qui sépare alors le chef des autres rend impossible l'acte de reconnaissance ou de
légitimation (un insecte ne juge pas un dieu).
Paradoxalement, l'absence renforce l'emprise du pouvoir en faisant disparaître le maître et en produisant l'illusion
d'être libre : « tous craignent sur la foi d'autrui un maître que personne n'a vu ». La source du pouvoir devient invisible
et l'imagination des sujets se charge de l'agrandir démesurément. Dans l'EL Montesquieu distinguera justement le
despote du monarque en cela que le monarque exhibe les marques de son pouvoir tandis que le pouvoir despotique
reste caché dans un univers clos (comme le sérail par ex). Comment obéir à un maître que l'on ne connaît pas (du fait
de la centralisation des pouvoirs) sinon comme à une image ou une légende ? Au principe de la servitude il y a un
charme dont l'origine historique est inconnue et qui est si puissant qu'il est capable de faire supporter la souffrance de
la domination ; il n'agit qu'au prix d'un renoncement à l'initiative. Si nous avons le sentiment de dépendre de lui, c'est
faute de voir que lui dépend de nous.
Donc soit le pouvoir reste invisible, pour la dérober au regard et nous laisser imaginer ce qu'il pourrait être, soit il se
pare des signes de la puissance, en donnant une image impressionnante du maître : la mise en scène du pouvoir peut
avoir pour fonction de mettre en avant une force réelle ou bien de susciter le respect par un faux pouvoir. Ce qui nous
impressionne n'est pas le pouvoir mais les signes dont il s'entoure, l'hermine des magistrats et la pompe de la cour.
Voltaire dans son article du Dictionnaire philosophique intitulé « Cérémonies, titres, prééminences » soulignera que
« plus un peuple est libre, moins il a de cérémonies, moins de titres fastueux, moins de démonstrations
d'anéantissement devant son supérieur ». La théâtralisation du pouvoir sert à rappeler à tout instant la soumission en
instituant dans la vie quotidienne des gestes et des attitudes serviles comme la révérence par ex.
Cf Pascal : Discours sur la grandeur « Cet habit, c'est une force ». A compléter.
CF Montesquieu satirise lui aussi la morgue des Grands (L CLVII)
CF Le pouvoir charismatique selon Weber : Max Weber nomme « pouvoir charismatique » le pouvoir par lequel le
tyran se fait passer pour un autre, afin d'asseoir son autorité. Le maître n'existe que par une croyance en la maîtrise
laquelle naît à son tour de son rayonnement par lequel il se hisse au-dessus des hommes ; c'est une transposition
politique de la vénération religieuse, ce qui procure une justification transcendante ; ce qui évite d'avoir un recours
permanent à la violence. Le chef charismatique n'est pas toujours despotique, mais tout tyran est charismatique pour
faire accepter la servitude prolongée. le charisme est un don qui fait penser que l'homme charismatique possède
quelque chose de plus, une supériorité indéfinissable, un « charme » (cf « charmés par le nom d'un ») ; le fondement de
l'autorité est alors irrationnel. Def du charisme = « la qualité extraordinaire d'un personnage qui est pour ainsi dire
doué de forces et de caractères surnaturels ou surhumains ou tout du moins en dehors de la vie quotidienne,
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inaccessible au commun des mortels ». On repère donc le charismatique davantage au regard des autres, à ses effets,
qu'à ses qualités. Ex de César qui tombe entre les mains de pirates et il devient bientôt leur maître, finit par les
commander… Ou Diogène le cynique qui fut vendu comme esclave et finit par diriger lui-même la maison du maître
qui l'avait acheté.
* Les croyances païennes et religieuses, la magie &21l à 23 :
Croire c'est adhérer à une opinion sans preuve empirique ou rationnelle, or toute religion repose sur une croyance
même si toute croyance n'est pas religieuse. Or il est possible de justifier un ordre politique fondé sur la domination en
le coupant de ses causes historiques, en le présentant comme existant de toute éternité et en faisant ainsi oublier
l'assujettissement arbitraire qui est à son origine. De plus, la référence à la transcendance permet de légitimer un
pouvoir en le faisant procéder verticalement d'une source divine. Le spirituel est alors dévoyé pour venir en renfort
du pouvoir temporel. Cf Perversion du religieux dans les LP : Rica rappelle que l'inégalité des sexes se fonde sur un
verset coranique (LP 38) ou Nora qui pense quitter le foyer se voit renvoyé à la religion comme seul guide (acte III).
Cf Saint Paul : « Soyez soumises à vos maris ».
LB fait allusion aux rituels qui entourent l'apparition des rois : en Egypte on se montre avec un chat (animal sacré),
avec une branche ou du feu sur la tête, comme par magie. L’étude des exemples conduit à un autre paradoxe : la
servitude est une aberration si incompréhensible qu’elle échappe aux tyrans eux-mêmes, qui pensent du coup devoir
garantir leur tyrannie par des moyens externes. Le tyran doit impressionner le peuple en « faisant son Jupiter » et en s
'attribuant des pouvoirs divins. Stratégie que le maître utilise pour fasciner les foules ; le tyran laisse croire qu'il
est d'une nature différente et supérieure de celle du peuple. Le tyran se pare des prestiges de l'Unique et s'égale à un
dieu : sa solitude est son pouvoir. CF Lebon : « Qui sait illusionner les foules est aisément leur maître ; qui tente de les
désillusionner est toujours leur victime » (Psychologie des foules, 1895). La foule est régie par des croyances
inconscientes et se caractérise par « l'adoration d'un être supposé supérieur » ; elle fétichise les mots et les images, les
dissocie de leur sens pour leur accorder une force incantatoire. Or, la fascination est opposée à la crainte en cela qu'elle
écarte toute velléité de libération.
D'ailleurs les rois de France se déclaraient de droit divin, c’est-à-dire représentants de Dieu sur terre. La
déshumanisation des hommes est l'auxiliaire de la volonté de puissance de celui qui se prend pour un surhomme : le
tyran se croit un dieu. Encore une fois, les hommes projettent sur un être imaginaire des qualités transcendantes et se
dessaisissent de leur grandeur pour la conférer à un autre : ce transfert de pouvoir est pour Marx l'origine de
l'idéologie : « la religion est l'opium du peuple » (elle fait préférer un bonheur illusoire dans l'au-delà à un bonheur
terrestre donc contribue à mieux accepter sa misère). Toutes ces techniques de dominations impriment la supériorité du
tyran dans l'esprit du peuple qui finit par percevoir le surnaturel comme habituel. Il est remarquable ici que
l'extraordinaire devienne une forme de croyance ordinaire par la force de la coutume.
CF Montesquieu : la vérité des imams tient à des fables puériles qui se parent des mystères de la langue pour mieux
dissimuler leur vacuité : le pape, maître en illusions, est « une vieille idole qu'on encense par habitude » (LP 29). Des
pratiques illusionnistes grotesques, et pourtant « ils le croient » (LP24).
Cf Pascal texte dossier GF p. 185 : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers et de
toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage … imprime dans leurs sujets le
respect et la terreur, parce qu'on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d'avec leurs suites, qu'on y voit
d'ordinaire conjointes ».
La spiritualité, en détournant l'homme de se servitude actuelle pour lui promettre un bonheur post mortem, en lui
enseignant la résignation, joue le jeu des oppresseurs ; et la doctrine de la rétribution selon laquelle notre salut éternel
dépend de nos mérites et souffrances terrestres, incite les croyant à supporter la tyrannie sans se plaindre.
Cf LP Histoire d'Anaïs poignardée par son mari, jouit dans l'éternité de la position des hommes d'ici-bas, ce qui fait
partie des fables rétributives.
D'ailleurs Montesquieu lui aussi dénonce le pouvoir des évêques et l'Inquisition (L29), insistant sur l'hypocrisie des
prêtres qui ne respectent pas leurs propres principes (L LVII) : « ces dervis font 3 vœux:d'obéissance, de pauvreté, de
chasteté. On dit que le premier est le mieux observé de tous ; quant au second, je te réponds qu'il ne l'est point ; je te
laisse à juger du 3ème ».
&21m = LB insiste sur la crédulité du peuple et sur la disproportion entre les « moyens mesquins » utilisés, « les
filets les plus mal tendus », et la force de la croyance suscitée ; cela rappelle la facilité avec laquelle on attrape les
animaux au & 21 a : « nul oiseau ne se prend mieux à la pipée, ni aucun poisson friand de ver, ne s'accroche plus
rapidement à l'hameçon, que tous les peuples ». Cf Louis XIV présenté comme un « magicien » : « S'il n'a qu'un
million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux ».
&22 : Il applique à l'ensemble des « peuples anciens » l'exemple des Epirotes, selon qui le gros doigts de Pyrrhus avait
le pouvoir de faire des miracles. Le roi de France, lui, guérissait ses sujets des écrouelles (maladie d'origine
tuberculeuse provoquant des fistules purulentes sur le cou)...
Cf La superstition comme soumission à la doxa et mauvais usage de la causalité selon Bayle : on interprète un
phénomène naturel comme un signe du surnaturel.
CF Montesquieu ironise sur les croyances et les pratiques religieuses, il évoque la bizarrerie des coutumes chrétiennes
comme celle des Chartreux qui ont fait voeu de silence : « on dit qu'ils se coupent la langue en entrant dans un couvent
et on souhaiterait fort que tous les autres dervis se retranchassent de même tout ce que leur profession leur rend inutile
(LP 32).
59
&22a : L'exemple de Vespasien qui accomplit des miracles est ironique car il rend la vue aux aveugles et aveugle les
autres, ceux qui croient en son pouvoir, en retour (« étaient bien plus aveugles que ceux qu'il guérissait »). Def = il
s’agit d’un fait extraordinaire qui semble déroger aux lois de la nature, les violer, et qui produit donc un certain
étonnement heureux : on a le regard comblé par l’improbable ou l’impossible. Le miracle vient rompre le cours naturel
des choses : il implique l’impossibilité d’expliquer un effet par des causes naturelles donc par la raison (présence des
effets mais absence de causes connues ou connaissables) : « C’est un effet qui excède la force naturelle des moyens
qu’on y emploie » (Pascal, P13). Et c’est parce qu’il introduit un changement dans l’ordre de la nature qu’il implique
une cause surnaturelle capable d’agir au-delà, et qu’il est interprété comme un signe de l’auteur des choses.
Le tyran se montre au milieu d'un apparat extraordinaire comme les rois d'Egypte avec leur chat ou leur feu sur la tête.
Tout cela contribue à faire croire à sa puissance magique ou divine et engendre, plus que de la soumission, une forme
de dévotion (=adoration c’est-à-dire autre forme de servitude volontaire que l'on peut consentir à un dieu mais pas à un
homme), un culte de l'être suprême qui rend toute appropriation de la liberté sacrilège. Pour que le tyran soit tout il faut
que l'homme ne soit rien « le tyran ôte tout à tous » &27. Il y a bien dénaturation du pouvoir politique (comme cela
sera dénoncé par Montesquieu) car le rapport gouvernants-gouvernés s'est dégradé au point de disparaître car les
gouvernés ne sont même des hommes et le tyran a perdu toute forme humaine. Les exemples avancés comporteront
tous un élément d'étrangeté : le recours aux « bêtes étranges », aux blasons pour la monarchie, ou encore « crapauds,
fleur de lys, l'ampoule et l'oriflamme ».
RQ = Même si le verbe « soumettre » et ses dérivés ne figurent pas dans l'oeuvre, l'idée de soumission est présente et
elle est prise en charge par 3 substantifs : obéissance (à la force, qui est écartée dès le départ car nécessaire et
extérieure / à la raison ou aux parents comme reconnaissance et respect donc peut être bonne), servitude (toujours
négative car d'un autre ordre, négation de la raison et de la nature) et dévotion. L'opposition entre obéissance et
servitude apparaît 4 fois : un homme neuf préférerait « obéir à la raison » que « servir à un homme seul » (&14) ; le
peuple abêti peut « non pas obéir mais servir » (&5) et le courtisan « non pas « obéir » au tyran mais « lui complaire »
(&26d). Cf La Bruyère « Caractères » : « qui est plus esclave qu'un courtisan assidu, si ce n'est un courtisan plus
assidu ? »
La dévotion serait la forme accomplie et absolue de la soumission car le tyran est érigé au rang de dieu et l'être est
saisi tout entier. La servitude résulte donc de la rencontre de deux désirs ou de deux formes du même désir : le désir
de dominer et le désir du sujet de le singer. C'est donc probablement parce qu'elle pourrait masquer le caractère
volontaire de la servitude que la notion de soumission est absente de l'oeuvre mais ici ce que LB entend par servitude
volontaire correspond bien à ce que nous avons défini comme soumission où l'individu est l'instigateur de son propre
asservissement.
CF LP : « je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu » se félicite la lettre 130 ; Usbek à propos des religions :
« Il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission ».
L'utilisation de la religion comme moyen du pouvoir politique est évoquée de manière tout aussi provocatrice : la
religion est ramenée au rang de simple moyen technique au service des passions humaines (« brandir devant eux
comme garde-corps ») et LB suggère même que la sacralité est un subterfuge et une usurpation du pouvoir divin. En
effet, toute religion repose sur des dogmes qui refusent d'être discutés et musellent la pensée donc à ce titre la religion
est un allié privilégié du pouvoir. De plus, les hommes qui dominent empruntent « quelque échantillon de la divinité
pour le soutien de leur méchante vie » en se hissant au niveau du divin : projection anthropomorphique qui veut
faire passer l'homme pour un dieu.
CF SPINOZA A COMPLETER
Si les hommes prennent des qualités à Dieu, le transfert a pu des produire aussi dans l'autre sens. De là à dire que les
hommes inventent Dieu, il n'y a qu'un pas que franchira Feuerbach : les hommes ne font que projeter sur Dieu des
qualités humaines.
L’exemple de Salmonée « qui se fit passer pour Jupiter » (fils d'Eole qui prétendit imiter le bruit du tonnerre et de la
foudre de Jupiter en faisant rouler sur des plaques de bronze un char d'où il lançait des torches enflammées) amène une
citation de 16 vers traduits de l’Enéide qui permet de lui assimiler les tyrans.
& 23 Les tyrans qui « ont abusé de la religion pour être méchants » seront au moins autant punis que Salmonée aux
Enfers, annonçant la « peine particulière » infligée aux tyrans à la fin du discours et le jugement dernier, comme ultime
menace contre la tyrannie. LB souligne par là que la religion n'est pas responsable du mauvais usage que l'on peut en
faire. Il dissocie, comme plus tard Voltaire, en réponse à « Spinoza », dans l’ « Epitre à l’auteur du livre des 3
imposteurs » (1769), le prophète et le créateur : « corrige le valet mais respecte le maître ».
* & 24 Les symboles :
Après s'être moqué des rois d'Egypte qui se montrent avec un chat ou du feu sur la tête, de Pyrrhus dont le gros orteil
guérissait les malades de la rate, de Vespasien qui redressait les boiteux, l'orateur aborde les pratiques similaires des
rois de France (« je ne sais quoi de tel »). Allusion quasi unique aux rois de France de l'époque, ironie sur leur
transcendance ; passage qui a fait couler beaucoup d'encre et qui révèle encore une certaine faiblesse argumentative. Ce
sont les deux derniers exemple contemporains qui invitent le lecteur à faire dialoguer le passé et le présent. Ils
recourent à des mercenaires et fondent leur pouvoir sur des emblèmes célébrés par les poètes de la Pleïade. Quel
rapport avec les français contemporains de LB ? Réponse partielle avec l’exemple des regalia : cela ne fait
qu’augmenter l’ambiguïté du propos de LB du fait de la dénégation (« je ne veux pas mécroire ») et de l’apologie
ironique des rois de France « et encore quand cela n’y serait pas ». L’apparence élogieuse est remise en cause.
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LB ose demander s'il y a une différence entre les prétendus miracles de Vespasien et la magie accordée par les rois de
France à la fleur de lys et l'oriflamme. 4 emblèmes de la monarchie française issues de la légende de Clovis (roi des
francs de 481 à 511) : crapauds, fleurs de lys, ampoule, oriflamme. Cf La sainte ampoule d'huile sacrée utilisée pour
l'onction de rois de France lors de leur sacre, la flamme d'or est la bannière des rois de France depuis Charlemagne.
Lors de la bataille de Tolbiac, un ange proposa à Clovis d'échanger les trois crapauds (symboles païens) qui ornaient
son bouclier contre trois fleurs de lys d'or. Ainsi, la fleur de lys devint l'emblème de la monarchie française jusqu'en
1830.
Il aurait pu justifier son loyalisme en considérant que la monarchie est de droit divin donc la foi en Dieu conférait aux
seuls rois français le pouvoir d'opérer des miracles comme Moïse, là où les païens emploient la magie. LB soutient
d'abord qu'il n'y a aucune raison de ne pas avoir foi en eux étant donné la bonté et la vaillance des rois de France,
comme une exception qui confirme la règle, ils ne font pas un mauvais usage de la religion. Il ne veut pas ruiner la
mythologie française qui repose sur des symboles aussi anciens (« quand cela ne serait pas vrai, pourtant ne voudrais-je
pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires» &24a). Il prend une série de précautions dont on ne sait si
elles s'adressent à la censure ou si elles sont sincères.
Mais la phrase témoigne de l'embarras de LB et un ironie à peine dissimulée : « je ne veux pas refuser de croire »/
« ayant toujours eu des rois si bons » / il semble pourtant qu'ils n'ont pas été faits comme les autres » ; c'est pour
mieux remettre en cause l'argument nationaliste selon lequel Dieu préfère la France et lui choisit des rois. Le doute sur
leur nature divine persiste d'autant que l'argument de l'habitude liée au temps se trouve immédiatement relié à celui de
la coutume comme cause de servitude donc rejeté : si on les croit divins par habitude et que l'habitude peut être source
d'aliénation, alors on ne doit pas y croire.
Une interprétation ironique est donc possible ; il pourrait critiquer non la monarchie en soi mais les dérives de
l'absolutisme. La tyrannie emploie les mêmes méthodes que la monarchie : le discours appuie la monarchie par des
arguments qui ont permis d'attaquer la tyrannie ; d'abord il s'agit d'un régime qu'on a jamais « mécru » donc auquel on
s'est habitué par la coutume et la tradition, qui sont précisément désignées comme suspectes alors qu'ici elles semblent
légitimer le pouvoir. De plus, la monarchie française a produit « les beaux contes du roi Clovis », de belles histoires qui
nourrissent la poésie, or les contes sont un des moyens utilisés par la tyrannie pour mystifier ses sujets. Et l'argument
de « la rime » (toucher à la monarchie « ferait grand tort à notre rime » ; « vous priver de ce beau jeu » &24a) semble
un peu léger ou convenu au milieu d'un discours aussi tranché. Le ton étonne aussi dans ce passage : il s'intègre à une
digression, ce qui relativise son importance, la rend négligeable (&24c) ; en plus, ce qui ouvre le paragraphe, loin d'être
un éloge, identifie tyrannie et monarchie : « les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel », ce qui revient à
comparer la fleur de lys au gros doigt de Pyrrhus. Donc, comme tout pouvoir, ce régime repose sur un régime de
croyances, sur la production de fictions.
* Les poètes courtisans & 24a à 24 c : L'apologie des rois de France est détournée en une célébration de la
nouvelle poésie française (« la rime ») : ce passage proche de la digression dévie de la structure logique mais il n'est
pas gratuit car il porte une idéologie politique, pas seulement littéraire.
LB annonce la Franciade de Ronsard qui saura faire usage des signes de la royauté depuis Clovis, à l'égal de Virgile
dans l'Eneide, dont il cite un vers : les regalia sont donc assimilés aux objets et superstitions des Grecs ; cette ironie est
confirmée par une nouvelle dénégation « certes je serai outrageux » et par la présentation de ce développement comme
une digression. Les poètes courtisans sont des enchanteurs au service de la monarchie. Argument faible car même
s'il sont bons poètes, LB fait planer sur Ronsard, Du Bellay, Baïf le soupçon d'être les auxiliaires dociles du pouvoir ;
ils participent à l'entreprise de mystification du roi par laquelle la force se mue en droit apparent. Mêmes si ils
produisent des œuvres admirables d'un point de vue littéraire et esthétique, même si il y a un élan de fierté nationale
(« notre poésie française ») les poèmes ne sont pas si innocents que cela. En soulignant leur beauté (« ces beaux contes
du roi Clovis »), leur génie, leur modernité pour l'époque (« font tant avancer notre langue »), il ne dit pas le reste et les
relèguent dans un artifice esthétique : « il fera merveille de l'oriflamme », « il ménagera notre Ampoule ». Et l'aveu
d'insolence est à peine voilé, sous la forme du déni : « je serais insolent de vouloir démentir nos livres » (je ne devrais
pas faire ce que je suis en train de faire)…
Allusion à la légende des anciles comme objets de vénération car symboles de Rome : 12 boucliers sacrés en forme de
8 gardés par des prêtres car Rome serait le plus puissant des Etats tant qu'on les garderait.
&24b = Allusion au mythe du panier d'Erichtone relaté par Apollodore ainsi que le mythe du temple d'Athéna qu'elle
produisit pour prouver que la cité lui appartenait.
* &24 c-d = conclusion de la digression / transition
Cela s'achève par une récapitulation : pour garantir le pouvoir, les tyrans utilisent la force (avec pour conséquence
l'obéissance) et la séduction (avec pour conséquence la dévotion). Or il faut désacraliser le pouvoir et le remettre à
hauteur d'homme car le pouvoir est sans transcendance réelle, il n'est qu'un transfert de forces.
Résumé : LB explore deux solutions : le pouvoir de la coutume qui est « naturel » à l'homme même si ses effets ne le
sont pas / la nature originelle qui distribue de manière inégale les talents de l'esprit, ce qui facilite la manipulation de
masse et ce qui rend la servilité de la masse compréhensible. Mais cette solution est insuffisante : elle ne rend pas
encore compte de ce qui est énigmatique, le fait que la servitude soit réellement objet de désir.
Cf Kant QL « il est donc difficile pour chaque individu e particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est
presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l'aimer et provisoirement il est tout à fait incapable de se
servir de sa propre intelligence, parce qu'on ne lui permet jamais d'en faire l'essai ».
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Il y a des techniques de domination mais l'accent est aussi mis sur le désir des dominés car l'efficacité de ses
mensonges s'appuient sur leur demande de tromperie : « toujours ainsi le peuple sot fait lui-même les mensonges
pour les croire ensuite » &22a. Cela met pour la première fois en évidence le rapport entre la servitude volontaire et
la représentation de quelque chose d'insituable dans le réel et qui comblerait le désir. En fait, la politique
commence lorsque l'imaginaire collabore avec la force, au moment où les praticiens de la violence découvrent qu'ils
peuvent tirer profit du désir des sujets pour asseoir leur domination. Le fondement de la légitimité trouve son
véritable lieu : l'imaginaire. La collusion entre le politique et le sacré est un instrument commun aux gouvernants et
aux gouvernés : elle met en œuvre une sorte de dynamique interne à la vie sociale qui ne cesse de reconstruire la
politique de l'imaginaire. Les sujets reprennent à leur compte les manœuvres idéologiques du pouvoir ; ils ne
demandent qu'à projeter la source de l'autorité au-delà de la société réelle.
Il décrit 5 moyens de domination qui non seulement sont des critères de la tyrannie mais qui, dans certains cas,
peuvent aussi avoir été utilisés par de bons rois : l'isolement des savants est un critère récurrent de la tyrannie, mais
les 3 autres (pour lesquels il prend l'exemple de la monarchie française), sont également utilisés par des bons rois : sont
donc ambigus les armées de mercenaires étrangers (« il y a bien eu de bons rois qui ont tu à leur solde des nattions
étrangères »), le prétexte du bien public (« « aujourd'hui ne font pas bcp mieux ceux qui ne font guère mal aucun ») et
les mystères qui entourent la personne du tyran, son origine miraculeuse ou héroïque (« nous ni nos ancêtres n'avons eu
jusques ici aucune occasion de l'avoir mécru ») ; on a donc des méthodes tyranniques qui ne trahissent pas toujours
un tyran et ne peuvent servir de critères absolus pour l'illégitimité du pouvoir. Ces méthodes peuvent ne révéler
aucune mauvaise intention comme lorsque Scipion l'Africain recrutait des mercenaires pour épargner la vie de ses
citoyens.
Ainsi, en opposition avec la tradition de l'époque, qui cherchait plutôt à décrire des actes qui semblaient tyranniques
mais qui ne le sont pas toujours, parce qu'ils peuvent servir une juste cause ou être exigés par l'urgence, LB opère un
renversement : il décrit des actes qui semblent légitimes (comme offrir du pain et des jeux, ce qui peut sembler
généreux et libéral) mais qui dissimulent des actes tyranniques. Ce qui intéresse LB, c'est qu'on puisse la prendre
pour ce qu'elle n'est pas, qu'elle puisse donner aux sujets des motifs de croire. Le secret de la tyrannie est d'arriver
à se faire passer pour l'intérêt apparent d'une moitié de la population. La tyrannie est vraiment là où elle se
dissimule. Ce n'est donc plus la seule méchanceté individuelle qui peut expliquer la tyrannie publique. Au contraire,
c'est la tyrannie généralisée qui va expliquer la violence privée.
TR : Ces outils de la servitude et de l'aliénation n'ont d'efficacité que sur le « menu et grossier peuple ». Les gens
du peuple font donc partie de ce que LB appelle « le menu et grossier peuple » : êtres oxymoriques car à la fois légers
et lourds, minces et épais, qui cumulent en eux les handicaps de la légèreté (l'inconscience, le confinement dans
l'instant présent, le manque de profondeur de vue) et de la lourdeur (la satisfaction des bas instincts, le manque de
finesse d'esprit). Car incapable de se souvenir et de prévoir, restant arrimé à l'instant présent, maintenu dans une sorte
d'achronie qui suspend toute possibilité d'évolution. Il faut souligner ici que LB n'attribue pas au mot peuple le sens
qu'il prendra à la révolution avec Marat par ex (surnommé l'ami du peuple), sa dignité civique et juridique ; il lui
attribue un sens péjoratif, le « gros populas », masse lourde et informe. Mais cela vaut pour les hommes grossiers,
qu'en est-il des hommes éclairés ?
Le dispositif des techniques de domination a ses limites ; s'il agit sur le « gros populas » il agit moins bien sur ceux
qui ont la tête bien faite, ce qui nous reconduit à un humanisme civique aristocratique, la coutume asservissante ayant
prise sur les uns et non sur les autres. On ne peut pas vraiment parler de servitude volontaire pour ceux qu'on opprime
par la force (insurmontable rapport de forces), ni pour ceux qui ignorent qu'ils sont opprimés (incurable maladie de
l'ignorance) mais seulement pour les tyranneaux: les soumissions coupables reviennent désormais aux courtisans,
qui vont représenter la forme la plus accomplie de la servitude volontaire. C'est une réflexion globale sur les
machines sociales et les techniques de pouvoir proposant une généalogie du politique au sein d'une enquête
sociologique (avant la lettre). Il y a deux stratégies distinctes : l'une qui vise le peuple grossier (« le menu et grossier
peuple » &24d) et qui tient à dénoncer la satisfaction immédiate des passions grossières, directes qui conduit à
« s'avachir mieux encore » (&19d) ; l'autre qui vise les courtisans ou les tyranneaux proches du pouvoir (ce que Du
Bellay appelait les « singes de cour ») avec la promesse de satisfaire des passions tristes, indirectes (ambition, avarice,
luxure) parce que des gens cultivés ne sauraient se suffire de plaisirs immédiats.
C’est donc un système pervers qui s'annonce ici, qui reposera sur l’avarice et la cruauté, donc où la possession des
autres reposera sur la dépossession de chacun. Le monde de la tyrannie est un monde sans conflits possibles car
toute relation se trouve dissoute dans l’uniformité du même et les rapports de domination traditionnels sont abolis au
profit d'un lien d’emprise où chacun trouve son intérêt tout en annulant l’altérité.
Cf La parabole du grand Inquisiteur, ch V Des frères Karamazov : Jésus est revenu sur terre pour voir de plus près
l'inquisition espagnole à Séville au XVIème et se trouve arrêté par le grand inquisiteur ; avant de le condamner au
bûcher il vient dans sa cellule lui expliquer que les humains ne sont pas tant attachés à l'amour et à la liberté et que ce
serait dangereux de leur faire croire cela car c'est au-dessus de leurs forces réelles, ils n'ont que des besoins plus
primaires. « Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont :
le miracle, le mystère, l'autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. »

la tentation de changer les roches en pains (le mystère) ;

la tentation de sauter dans le vide à partir du pinacle du Temple et de voir sa chute amortie par des anges (le
miracle) ;

la tentation de se proclamer « roi du Monde » (l'autorité).
62
Selon le Grand Inquisiteur, Jésus en repoussant ces tentations au nom de la liberté, refuse certes une solution de
facilité, mais dans le même temps montre qu'il surestime les capacités de la nature humaine. Pour le Grand Inquisiteur
et ceux qu'il nomme ses partisans la vérité décevante mais réaliste est que la grande majorité de l’humanité est tout
à fait incapable de vivre ces principes de liberté et d'amour. L’inquisiteur ne craint pas d'affirmer que Jésus, en les
poussant vers une impasse pratique, a condamné la très grande majorité des hommes à se retrouver en situation de
souffrance sinon de folie. Soit bien loin - dixit l'Inquisiteur - de la rédemption promise.
D) D'où vient l'oubli de liberté ? 3ème cause ou 6ème technique : La pyramide du pouvoir et de la terreur ou
l'argument fe la chaîne des gains, la dénaturation des gouvernants / des ambitieux
& 25 à 34
LB se tourne vers cette nouvelle partie de son auditoire (noblesse, clergé, bourgeoisie des villes, négociants,
parlementaires, professions libérales, autant de notables qui « gouvernent » les provinces) car ce n'est plus
l'intoxication des masses mais la complicité des élites qui est en jeu désormais ; donc vers une catégorie plus précise
alors que jusqu'ici il s'adressait à un destinataire indistinct. C'est un discours sur la tyrannie où il est de moins en moins
question du tyran. On ne peut éblouir les courtisans puissants et cultivés avec un chat sur la tête donc il ne suffit pas de
dispenser des plaisirs présents mais il faut encourager une projection dans le futur. Il ne s'agit plus d'un oubli mais
d'un espoir de gain calculé. Il ne s'agit plus de ceux qui servent volontiers parce qu'ils prennent leur servitude pour
naturelle et que le tyran les maintient dans l'oubli de leur condition naturelle : le désir de servir est désormais
l'envers du désir de domination.
Ce n'est plus l'asservissement du pauvre peuple qui pose problème mais l'asservissement du responsable politique, quel
que soit son grade et sa fonction, qui est en jeu désormais. Le mépris reviendra finalement se porter sur les
tyranneaux et les tyrans avec la reprise de la métaphore médicale(comme deux parties pourries ou infectées « cette
partie véreuse attire aussitôt la corruption initiale » & 25d) : l'expression « ces misérables » (& 32) condense à la fois
tout le mépris de LB et la petitesse de leur condition. Ce passage marque un tournant car il met fin au face à face
entre le tyran et le peuple ; la société révèle toute sa complexité ; de plus, cela permettra de renverser le pôle de la
servitude et de la liberté puisque la servitude caractérise désormais moins le peuple que les tyranneaux, le peuple
devenant plus libre relativement à eux. L'enquête étiologique se poursuit avec un nouveau type de cause de la
servitude. La première forme de servitude volontaire était la résignation passive du peuple qui a oublié sa liberté
naturelle, qui s'est habitué à la servitude et qui ne sait plus la voir comme telle car elle est devenue comme une seconde
nature ; la seconde, ici, est identifiée dans le soutien actif des tyranneaux à la tyrannie, dont la volonté naturelle de
liberté s'est retournée en puissance de soutien au tyran au point de « devenir le soutien et fondement de la
tyrannie »(&25). Même si le tyran éprouve sa solitude comme une transcendance, il y a toute une structure sociale de
la tyrannie qui est le « le ressort et le secret de la domination » (&25).
Il faut lui reconnaître le mérite de dénoncer un phénomène qui ne va cesser de croître jusqu'à la Cour de Louis XVI à
Versailles : c'est la Cour qui constitue un rempart autour du roi, qui lui donne son importance et le préserve, bien plus
que son armée ou son peuple ; le roi ne s'impose pas par la force, mais par la vanité de ses courtisans ; LB
appartient à la noblesse formée de bourgeois anoblis parce qu'ils ont exercé des charges, non de sang.
* La force armée est peu utile au tyran (force dissuasive) ... voire nuisible car se retournant contre lui & 25, 25a,
25b : LB commence par une réfutation de la doxa : les armes ne sont pas les appuis de la tyrannie (ce qui prolonge
l'argument initial : les hommes n'obéissent pas par crainte, mais retourné cette fois du point de vue du tyran). La force
armée qui est à son service protège une divinité tenaillée par la peur. Ironie de l'histoire : l'auteur est même ironique en
montrant que les armes peuvent se retourner contre le tyran et devenir un danger pour eux ; le tyran doit se garder de
tous ceux qui doivent le garder car il risque toujours d'être assassiné « par ses favoris » (« ceux qui ont été tués par
leurs archers mêmes » &25 ; on retrouvera le paradoxe au & 26 : « il est protégé par ceux dont il devrait se méfier »
mais à propos des tyranneaux cette fois). Une série d'exemples de règlement de comptes entre favoris et puissants sera
donnée plus loin : &29a, 29b. L'unique est virtuellement condamné à mort par l'ambition qu'il laisse s'installer sous lui.
On retrouve l'idée selon laquelle la force n'est pas un placement sûr, il ne s'agit pas de l'argument légitimiste qui
démontrerait que la force ne fait pas droit, mais de l'argument pragmatique selon lequel toute force est relative à la
force à laquelle elle s'oppose ; ainsi, non seulement la force est une garantie insuffisante du pouvoir, mais en plus elle
peut se retourner contre ce pouvoir et le détruire donc la force est à la fois faible et traître, on peut toujours trouver plus
fort que soi (cf Rousseau qui insistait sur les 2 arguments dans son texte sur « le droit du plus fort » CS). Il s'agit plutôt
d'une force de dissuasion qui possède une influence psychologique plus qu'elle ne produit un véritable effet physique
(« ils s'en servent plus pour l'étiquette et pour la menace que pour la confiance qu'ils y mettent »). LB ne cesse donc de
déplacer le pouvoir du quantitatif vers le qualitatif, du physique vers le psychologique. L'objection quantitative
(on n'accepte la servitude que par faiblesse numéraire face à plus fort ou plus nombreux que soi) perd de sa force
puisqu' ici c'est la majorité des sujets asservis et des tyranneaux, cette multitude de petits maîtres, qui est concernée,
visée par le discours moral de LB.
Cf contre Machiavel qui soutenait que la force de l’État repose sur l'armement du peuple.
* & 25b Le soutien des tyranneaux / courtisans : Le processus de fascination se reproduit donc à chaque
échelon de la société en descendant cette fois du haut vers le bas.
63
La thèse est mise en forme de maxime : « ce sont toujours 4 ou 5 qui maintiennent le tyran ».
A travers une série d'amplifications, il en présente les deux effets pervers :
- la multiplication des méchancetés du tyran à travers la méchanceté des tyranneaux (« les complices de ses
cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés ») qui sera développée plus loin aux & 26a,
26b.
- la démultiplication du réseau tyrannique (6, 600, 6000, 100000, millions : « ces 6 là ont 600 qui profitent sous eux, et
font de leurs 600, ce que les 6 font au tyran. Ces 600 en tiennent sous eux 6000 ») ; la tyrannie n'est plus logée en un
lieu, elle devient une structure réticulaire. Dans ce second emploi paradoxal du nombre, on voit comment l'Un se
démultiplie à l'infini en une pyramide de tyranneaux attirés par le pouvoir. L'auteur va tirer peu à peu, en partant
du tyran, le filet du pouvoir, filet qui à partir du tyran recouvre de ses mailles toutes la société : filet plutôt que corde
ou chaîne (« grande suite, s'amuser à dévider le filet, corde ») puisqu' est mise à jour une série d'embranchements ou de
nœuds, chaque maillon inférieur étant au service de celui qui surplombe (4,5 ou 6 puis 600 puis 6000, puis 100000) qui
conduisent à des millions de petits tyrans. CF Dans les LP il y a un ensemble très hiérarchisé qui sert Usbek aussi :
premiers eunuques, eunuques blancs puis noirs etc. De même, c'est ce qui fonde le sérail « ce reflux d'empire et d
soumission », où femmes et eunuques s'enchaînent mutuellement .
Cela semble indiquer que le réseau de la domination excède la fraction des gens bien nés faisant un mauvais usage de
leurs dons, donc englobe une partie du gros populas des villes : « il se trouve quasi autant de gens auxquels la tyrannie
semble profitable ». La tyrannie résout ainsi ses problèmes d'instabilité en déstabilisant la société tout entière
puisqu'elle éparpille et dissémine la force au lieu de la concentrer et de risquer de la rendre visible. Eparpillée, la
force trouve deux avantages : elle est démultipliée dans ses effets et invisible comme telle. La tyrannie est donc fondée
sur la dissémination de la domination où chacun est à la fois tyran et tyrannisé. C'est par strates successives que sous
un tyran le mal politique se répand. Cinq ou six ambitieux se font complices des crimes du despote, mais ces 6 en
contaminent bientôt 600 trop dociles ou trop intéressés, qui en contaminent à leur tour 600, flattés d'obtenir des
provinces, et le tyran finit ainsi par tenir tout le pays en servage. Le pouvoir du tyran ne dépend donc pas seulement de
son prestige ou du nombre de tyranneaux mais de l'inertie morale de tous ceux qui se laissent séduire. Ces complices
du régime servent le pouvoir « le visage riant et le coeur transi » & 32. La dernière méthode dénoncée constitue donc
le « ressort » et le « soutien » le plus « secret » est la chaîne des tyranneaux : le tyran ne réalise ses actions que par
des intermédiaires que l'auteur qualifie par des éléments du corps « les yeux, les mains, les pieds », tout ce qui
constitue son corps monstrueux, autant d'éléments qui excédaient le dispositif visible. LB adresse la responsabilité de
cette situation aux complices : la tyrannie est fondée sur la dissémination du pouvoir. Se démultipliant dans ses effets,
elle devient alors invisible. Le sens de la causalité est encore renversé : la tyrannie ne procède pas de la simple volonté
du tyran mais de la corruption de l'ensemble de la société.
CF Rousseau : la dépendance des hommes entre eux est aliénante bien plus que la dépendance aux choses : « la
dépendance des choses, l'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et 'engendre point de vices ; la dépendance
des hommes étant désordonnée les engendre tous et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement »
(Emile).
Conséquences finales =
- De ce fait, l'espoir de libération disparaît (souvenons nous qu'au début du DSV quelques hommes pouvaient selon
LB suffire à se libérer) car il est noyé par la prolifération exponentielle des courtisans. Cf Système totalitaire
# L'idée de chaîne comportant des maillons multiples confirme en même temps l'idée qu'il suffit qu'un maillon cède
pour que la chaîne n'asservisse plus et plus le maillon manquant est élevé plus le retrait est efficace.
- Rapport à son époque = La création des offices et l'augmentation du Sénat comme « soutiens de la tyrannie »
pourraient conférer son actualité au discours. Ainsi, encore une fois, LB renverse la doxa à une époque où fleurissent
les manuels du bon courtisan (comme Le Courtisan de Castiglione en 1528 ou l'abbaye de Thélème dans Gargantua de
Rabelais qui cherche à définir les qualités idéales indispensables au courtisan): il est forcément contaminé par les
tentations du pouvoir et ne peut qu'être méchant. Il rejoint en cela Machiavel qui met en garde le prince contre ses
propres courtisans. En revanche LB s'inspire ici d'Erasme qui critique déjà les cruautés et les folies commises par les
gouvernants tout en considérant que la soumission au bon prince est préférable à l'anarchie, il déclare la légitimité
d'une conspiration contre les princes. LB n'est pas le penseur d'une société sans Etat : il s'agit seulement de relativiser
le politique en montrant qu'un autre système de rapports est possible. D'ailleurs à l'époque le terme d’État est affecté
d'une certaine instabilité sémantique. Cf à relier à la création et à la vente de 550 nouveaux offices judiciaires en 1552
(si réécrit après cette date) et la croissance du pouvoir royal : « l'établissement de nouveaux états, élection d'offices,
non pas à bien prendre réformation de la justice mais nouveaux soutiens de la tyrannie ». Autant de notables qui
permettent au roi d'avoir les bras longs et servent de courroie de transmission au pouvoir royal. Ici le discours moral
sur les faux prestiges de la cour et sur la corruption morale des courtisans acquiert le statut de seul discours politique
possible.
- CF Foucault : il intervient dans toute relation ; « Omniprésence du pouvoir … parce qu'il se produit à chaque
instant en tout point ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre Le pouvoir est partout ». Ce qui était autrefois
enfermé dans des institutions (prison, caserne, hôpital, usine, école) est désormais « désenfermé » opérant un dressage
des corps et des conduites les plus quotidiennes et intimes. Il régit des domaines qu'on croit indépendants de lui comme
le savoir ou la sexualité. Il ne vient pas d'en haut mais d'en bas ; il ne se distribue pas selon une opposition binaire entre
dominants et dominés, le tyran et les tyrannisés, mais à travers des lieux permanents et innombrables de noyautage. On
pourrait donc rapprocher ces « appareils de production » du pouvoir selon Foucault des « soutiens de la tyrannie » de
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LB et qui parcourent l'ensemble du corps social (famille, groupes, institutions) ; il n'y a pas de dehors du pouvoir où le
pouvoir n'existerait pas. Cela rejoint la thèse de l'ennemi intérieur : le tyran c'est chacun de nous pour les autres, car
nous avons tous plus ou moins des « inférieurs » à qui nous pouvons commander. Parfois, cette présence insidieuse du
pouvoir peut de matérialiser dans une architecture comme l'architecture carcérale, ce qui témoigne du fait que la
maîtrise de l'espace peut être un instrument des processus de soumission. Ex : l'organisation panoptique de Jeremy
Bentham donne lieu à une surveillance généralisée , seuls les détenus sont visibles, les surveillants demeurent
invisibles. C'est aussi le cas du harem des LP : chacun y occupe un espace bien déterminé, les femmes selon leur rang
d'épouse ou les eunuques selon leur couleur de peau, et c'est un lieu transparent où rien ne doit échapper à Usbek et en
même temps le sérail est un lieu clos, dissimulé à tous les regards. CF « Big brother is watching you dans « 1984 »
d'Orwell. Le pouvoir est cet invisible qui voit tout et ne se laisse jamais voir.
CF Montesquieu dans EL donne une description de la structure du gouvernement du despotisme oriental :
même si son pouvoir est absolu, le despote le remet entre les mains d'un vizir qui devient despote lui-même et chaque
officier du vizir devient vizir à son tour ; donc la domination s'exerce à travers tous ces relais du pouvoir, autant qu'au
sommet. Dans les LP on retrouve cette délégation du pouvoir car les eunuques soumis à Usbek ont son accord pour
punir ses femmes : « Je te mets le fer à la main » (LP CLIII). Les esclaves les plus soumis peuvent donc devenir
bourreaux eux-mêmes.
- CF Systèmes totalitaires : C'est le principe secret des univers concentrationnaires. A COMPLETER.
* Contagion de la soumission (gradation) & 25c : La conclusion qu'il en tire est à nouveau paradoxale : « il se trouve
autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable » : non
seulement la tyrannie s'appuie sur la corruption du peuple qui trouve du plaisir à servir quand il bénéficie de largesses
apparentes (intérêts indirects de l' « agréable »), mais il existe un second proto-pouvoir qui lui tire des intérêts directs
(« profitable ») de la tyrannie. Il y a un véritable mimétisme entre les tyranneaux et le tyran même si ici le
conditionnement prend des formes moins spectaculaires. CF Montesquieu (LP C) exprime ce calque des structures
mentales sur les structures du pouvoir : l'emprise est le soubassement de tout empire : « L'âme du souverain est un
moule qui donne la forme à toutes les autres ».
Comparaison avec Jupiter tirée d'Homère L'Iliade: « Jupiter se vante s'il tire la chaîne, d'amener vers soi tous les
dieux » semble nous faire passer du filet à la chaîne (chaîne d'or utilisée par Jupiter pour comparer son pouvoir à celui
des autres dieux) mais le tyran n'est pas Jupiter car la puissance du tyran repose entièrement sur celle de ses favoris qui
à leur tour tirent leur force de ceux qui les servent et ainsi de suite à l'infini jusqu'aux dernières mailles du filet. La
« crue/expansion du sénat sous Jules » est un phénomène bien concret pour LB : l'arrivée des à Bordeaux des
magistrats de la cour des Aides supprimée à Périgueux, ce qui lui permit de rencontrer Montaigne, montre que le
pouvoir royal tend à se substituer partout aux juridictions locales et à homogénéiser les règles ; l'ordonnance de VillerCotterêts de 1539 fait du français la langue officielle des actes juridiques est un exemple de cet effort de centralisation.
Mais les parlements régionaux font des remontrances au roi, qui restent souvent lettre morte.
* Métaphore médicale & 25d : Une analogie médicale indique que la corruption attire les corrompus alors que dans
un état bien réglé ils ne pourraient pas agir. Image naturaliste du corps malade qui figure le peuple à jamais soumis
(&10) mais aussi le fonctionnement gangrenée de toute une société où les éléments les plus sains finissent par être
atteints par le mal (« cette partie véreuse attire aussitôt la corruption initiale » &25d). Le tyran vampirise son entourage
et par transsubstantiation élargit son propre corps à en absorbant la multitude (« mange-peuple » &33a). Analogie entre
le corps et la cité que l'on trouvait chez Hippocrate ou Aristote, où les sujets sont des membres. La tyrannie est une
pathologie sociale dont on doit faire l'autopsie ; LB se met au chevet du malade pour analyser ses symptômes ou
prépare la dissection d'un cadavre à la façon d'Amboise Paré.
* Comparaison aux voleurs et aux corsaires & 25 e : Les méfaits sont accentués par une comparaison avec les
pirates ciliciens. LB souligne leur organisation professionnelle dans le crime et la répartition des tâches ; mais il
s’agit plus par cette comparaison de rabaisser les tyrans que d’élever les pirates ; ils incarnent la violence brute et les
instincts primitifs et comme les animaux ils sont traversés par une tension (nature brute violente, non encore civilisée
ou non encore polluée, corrompue) car ils peuvent exercer une grande violence mais un prisonnier peut être mieux
traité par un pirate que par ses propres parents. Ils travaillent en bande organisée et sont donc des complices faciles
pour les tyrans ; le corsaire à la différence du pirate sert un état et est autorisé à piller (c'est pourquoi il fait alliance
avec des cités « dont les ports leurs servaient pour se mettre en sûreté » et à qui ils donnent une part de leur butin), ce
qui indique déjà la complicité et la ressemblance entre tyranneaux et malfaiteurs ; mais ces monstres sont encore
moins inhumains qu’un tyran car ils sont compagnons alors que le tyran ne connaît que la solitude de son seul caprice.
La tyrannie est donc une pathologie du lien social qui désocialise, isole, sépare. Ainsi chaque homme devient le
gardien et le garant silencieux d'une aliénation sociale de l'homme par l'homme. Il n'y a alors pas de désir de pouvoir
qui ne soit un abus de pouvoir, car il abuse de l'homme et le divise, sépare l'homme de l'homme. Dans cette tragédie de
la culture, les hommes abandonnés de Dieu peuvent « faire les coins du bois-même ».
Si la servitude est volontaire, la volonté de servir, elle, n'est pas libre, car elle est liée au désir qui se fixe sur le
détenteur du pouvoir ou plutôt sur son image. Le « nom seul d'un » est le nom que chacun aimerait se donner. Il y a
donc deux sortes de volonté, une bonne, activité dans l'émancipation (qui relève de la résolution « soyez résolus de ne
plus servir ») et une mauvaise qui consiste à produire son propre malheur, activité dans l'humiliation.
* Le tyran « asservit les sujets les uns au moyen des autres » (métaphore du coin) &26 : La dissémination du
65
pouvoir est fondée sur un réseau d'intérêts qui poussent les tyranneaux à obéir à ceux qui sont au-dessus d'eux : le
mot « profit » et ses dérivés reviennent à plusieurs reprises et expliquent le rejet volontaire de la liberté : « ces six ou
six cents qui profitent sous eux », « il se trouve enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable »
et la nature de ce profit est caractérisée par trois principaux vices des tyranneaux : l'avarice, l'ambition et la cruauté
« qu'ils mettent à part leur ambition et qu'ils se déchargent un peu de leur avarice » p. 164 / « ces 600 en tiennent sous
eux 6000, qu'ils ont élevés en état [promus] » p. 162-163.
Une récapitulation indique que le tyran asservit les sujets au moyen des autres et l'illustre par un adage : « Il fait les
coins du bois-même », autrement dit il utilise le bois pour casser du bois. Un seul est impuissant à imposer sa
domination sur la multitude (LB vise ici le mythe de la toute puissance d'un seul) donc la réalité de la puissance d'un
seul repose en fait sur une corruption de la multitude et le soutien des complices, une « chaîne d'or » que Spinoza
appellera une « aristocratie occulte » ; de même, LB met en évidence les liens occultes du pouvoir tyrannique. La
force de la tyrannie n'est pas la puissance du tyran mais le doublet « avarice et cruauté ». Ce qui la caractérise n'est pas
tant que le pouvoir soit dans les mains d'un seul mais la nature des liens sociaux. La métaphore de la pyramide indique
que tous sont à part égale tyrans et tyrannisés ; nous sommes tous des courtisans à un certain degré : certes seul le
courtisan authentique, proche du pouvoir, a un comportement mimétique ; mais à des degrés divers tous courtisent leur
supérieur et miment ce que d'autres ont voulu ; il y a autant de maîtres que de voisins. En chaque point la domination
subie et exercée se compensent, ce qui fait tenir l'édifice (c'est pour cela qu'il suffirait d'interrompre le circuit de la
force en un endroit pour qu'elle s'écroule). La fin du DSV fait donc apparaître des personnages nouveaux, qui donnent
à comprendre la complexité de la hiérarchie et de la structure sociale soutenant la tyrannie. Leur surgissement déplace
encore la ligne de partage entre servitude et liberté (qui n'est plus entre le tyran et le peuple, ni au sein du peuple, mais
au sein des courtisans). La pyramide hiérarchique s'adresse d'abord à ceux qui peuvent gravir les échelons à force de
rendre des services ; au sommet on trouve les 5-6 qui ont le talent de gouverner le méchants tout en manipulant le
tyran. Ils forment le premier cercle autour du tyran. Puis ils démultiplient leur cruauté et diffusent sous eux le poison
via les 600 puis les 1000. Les premiers sont des hommes de qualité qui se distinguent des brutaux valets exécutant les
basses œuvres. Ils « peuvent faire quelque entreprise » donc peuvent devenir pour le maître lui-même. A chaque
niveau la même dialectique du service et du danger se reproduit. L'entrée dans la pyramide coïncide avec la
commission d'un grand crime, forme individuelle du « malencontre », qui ruine pour toujours la réputation du courtisan
et la pyramide devient un engrenage.
C'est donc une société de terreur où chacun se défiant de tous peut à la fois être prédateur et victime potentielle de
tous ; il décrit déjà un espace politique marqué par l'angoisse permanente que nourrit l'incertitude, chacun pouvant à
tout moment être victime du désir arbitraire de l'autre. Il s’agit d’une économie de la rivalité généralisée où les
tyranneaux sont les doubles du tyran tout en devenant eux-mêmes esclaves. CF De même que les eunuques sont
les miroirs du maître et ses bras armés.
* Méchanceté et sottise de ceux qui servent & 26a : Ici la pyramide hiérarchique repose sur les vices de ceux qui
acceptent de servir en vue des gains qu'ils croient pouvoir tirer de leur service : LB les caractérise par leur « cupidité
et leur cruauté » dès le & 25b. Ils « sont contents d'endurer du mal pour en faire » : le désir de servir ceux qui sont audessus de nous naîtrait du désir de faire souffrir ceux qui sont au-dessous. Il faut prendre « méchanceté » au sens
étymologique de « déchu », entraîné vers le bas, ce sont « ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes ».
Ces tyranneaux n'exercent leur maîtrise qu'en échange de l'obéissance au tyran, ce qui montre l'opposition paradoxale
entre maîtrise et liberté. Ils ne reçoivent leur puissance que de celui à qui ils se soumettent, leur puissance,
n'augmente qu'à mesure de la servitude et de la dépossession de soi. Cette servitude est d'autant plus réelle qu'elle est
invisible et morale : elle relève de la corruption de l'âme. Il faut, tout en expliquant le désir de servir les grands, faire la
satire de ces derniers car la stratégie repose désormais sur le faux partage. On retrouvera la même énumération de
dépravation et de déprédations (dégradation) non du point de vue de ceux qui les subissent mais de ceux qui en
jouissent aux côtés du tyran. Il y a un rapport de complicité dans la mal, un complot en vue de jouir des bénéfices du
crime. Il faut donc ajouter/opposer à l'adhésion obtenue grâce au contentement passif du peuple, l'adhésion entre les
complices ; leur complicité ne vient pas de la passivité propre au peuple (« il ne protestait pas plus qu'une pierre, il ne
remuait pas plus qu'une souche & 21f) mais de leur activité mauvaise. LB commence donc ici à développer la thèse
selon laquelle la méchanceté des tyranneaux se retourne contre eux et fait toute la misère de leur condition. I l y a donc
une forme de sado-masochisme des tyranneaux (« des hommes sont contents d'endurer le mal pour pouvoir en
faire » &26a, « il faut qu'ils se brisent, qu'ils se tourmentent, qu'ils se tuent à travailler pour ses affaires » &26d). L'Un
immisce en chaque homme la tentation d'une division, une fissure, celui qui veut être sera tenté d'être par le truchement
du maître. La société divisée introduit paradoxalement dans chaque âme une mauvaise philautie (amour de soi,
complaisance vicieuse pour soi) qui sacrifiera le bien véritable à un plaisir immédiat. D'où l'idée que le ressort secret
de la domination sera le désir partagé par un grand nombre de dominer autrui et que la fiction du nom génère la
réalisation concrète d'un pouvoir organisé, s'appuyant sur des tyranneaux qui lui donnent une consistance
supplémentaire.
Précisons que les gains dont il est fait mention sont davantage des gains en pouvoir et en prestige qu’en richesse.
Chacun pense donc faire un calcul coût/avantage de sa servitude et finit par y trouver un intérêt suffisant. Le
« gain » en pouvoir est en réalité une illusion, car il repose sur la méconnaissance de son prix, qui est l’obéissance à
ceux qui sont au-dessus de soi. Il repose sur l’illusion d’un calcul rationnel opéré par les sujets : ils croient trouver un
intérêt à leur servitude à travers les gains que leur procure leur loyauté envers ceux dont ils dépendent et ceux qui
dépendent d’eux dans la conquête de profits. Or, comme l’explique l’auteur, plus on descend dans la chaîne, plus on se
rapproche du petit peuple, moins les gains sont importants. Les derniers, qui sont pourtant les plus nombreux, n’y
gagnent quasiment plus rien. Comment alors expliquer un calcul si peu rationnel où la perte du bien qui a le plus de
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valeur, la liberté, n’est compensée par aucun gain ? La solution nous paraît être la suivante : la liberté n’a justement
pour eux aucun prix, parce qu’ils sont habitués à la servitude et ont oublié ce qu’était leur nature véritable.
L’explication rationaliste par la chaîne des gains reposerait donc en vérité sur celle, plus fondamentale, de l’habitude...
* & 26b 3ème expression de stupeur (« saisi d'ébahissement ») : Le ton change, l'argumentation se retourne contre les
favoris et en fait une description satirique. Leur contradiction les pousse, par méchanceté et sottise, en servant la
tyrannie, à augmenter leur propre servitude. Devant cette contradiction interne et ce dédoublement de soi, LB exhorte
les complices du tyran à considérer leur propre état, à se regarder dans un miroir, à un travail d'introspection,
d'autant qu'on peut supposer qu'ils ont l'intelligence et le discernement pour le faire, eux (en écho à la tradition du
miroir tendu au tyran, déjà exploité au &20 et 20a, mais cette fois il est tendu aux tyranneaux) « qu'ils se regardent
eux-mêmes et qu'ils apprennent à se connaître ». Quand la servitude prend sa source dans l'ambition et l'avarice, il
devient possible de tenir un discours de la raison, et de chercher à montrer aux tyranneaux l'identité entre l'honnête et
l'utile, dénoncer l'inutilité de la malhonnêteté. Que faut-il voir ? Leur propre servitude, qui les relègue en -deçà de la
servitude de ceux qu'ils asservissent. A partir de là, LB va souligner progressivement la misère c’est-à-dire l'aliénation
des tyranneaux, gradation déjà présente dans le & (« s'éloigner davantage de sa liberté et embrasser la servitude »), ce
qui engendre le passage de la surprise à la pitié (« quelquefois j'éprouve de la pitié »), et qui se confirmera par la suite
(« condition misérable » au &26e).
* &26c Comparaison aux paysans et artisans qui engendre une relativisation de la liberté : Cela devient d'autant
plus complexe qu'ensuite il distingue ceux qui participent au réseau de la tyrannie et ceux qui ne font que la subir
(villageois, laboureurs, paysans, artisans qui « en sont quittes en faisant ce qu'on leur dit » et sont libres d'une certaine
manière), ce qui les rend « d'une certaine façon libres » comparés aux tyranneaux. Ce relativisme de la liberté ne
repose pas sur le ressenti ou la variété des points de vue comme c'est généralement le cas mais sur le type de liberté ou
de servitude : en apparence et de l'extérieur ils semblent moins libres, mais du point de vue de la liberté de conscience,
ils sont plus libres et peuvent avoir des « pensées de derrière » (« ceux qui sont ainsi malmenés sont toutefois, par
rapport à eux, chanceux »). La suite du discours va souligner la distance qui sépare le profit espéré et le malheur
réel du courtisan. Du coup, par un renversement dialectique, la victime est moins victime que le bourreau : comme
l'éléphant du début du texte qui donne son ivoire contre sa liberté (« savoir si pour le prix de ses défenses il en serait
quitte » &12c), elle en est « quitte » (« le laboureur et l'artisan même s'ils sont asservis en sont quittes en faisant ce
qu'on leur dit » c’est-à-dire qu'ils peuvent se contenter d'obéir en silence & 26d). La Bruyère : « L'esclave n'a qu'un
maître ; l'ambitieux en a autant que de gens utiles à sa fortune ».
RQ = D'abord, la servitude du peuple était décrite en termes très durs : « forçats, esclaves, malmenés » ; puis, par un
saisissant effet de renversement, il établit que non seulement cette servitude n'est rien comparée aux méchants à qui le
texte s'adresse maintenant, mais que cette servitude est une forme de liberté comparée à celle des tyranneaux (ils sont
même « fortunés »). C'est le même renversement moral que le méchant est appelé à effectuer dans l'autre sens, en
prenant conscience de sa propre servitude, alors qu'il croit à sa propre liberté. C'est donc un discours qui s'adresse à
l'intelligence des tyranneaux : il s'agit d'abord de déplacer les frontières entre servitude et liberté, la servitude des
maîtres est différente des autres, plus proche de son essence même, car intériorisée, alors que la servitude du peuple
courbé sous le joug du tyran apparaît comme liberté relativement à ceux qui sont plus esclaves qu'eux. Ici c'est
l'argument qualitatif de la lâcheté comme cause de la tyrannie qui ne tient plus, au sens où la lâcheté devient une
conséquence de la tyrannie : les gens du peuple deviennent lâches face aux tyranneaux car ils désirent moins de
contraintes, de sanctions, d'humiliations, mais ont contracté une sorte de passivité ; même s'ils haïssent le tyranneau,
ils n'osent rien entreprendre. LB a pour but ici de retourner l'opinion qui associe liberté et maîtrise ; en ce qui
concerne le tyranneaux, ils n'exercent leur maîtrise qu'en obéissant au tyran ; c'est parce qu'ils reçoivent leur puissance
du tyran auquel ils se soumettent et comme cette soumission est dépossession de soi, leur servitude augmente avec
leur puissance, paradoxalement. Les maîtres sont esclaves à leur tour, et même plus esclaves que leurs propres
esclaves (différence avec Hegel où le maître devient l'esclave de l'esclave, et l'esclave devient le maître du maître, on
reste au sein d'une seule et même relation, alors qu'ici le maître devient esclave d'un autre que l'esclave pour demeurer
le maître). Le degré de servitude n'est donc pas le même à tous les échelons de la pyramide : la servitude totale des
courtisans n'est pas de même nature que celle des paysans, qui, plus extérieure et plus lointaine, est à mi-chemin entre
l'obéissance (face à la contrainte des gouvernants) et la servitude (fournissant au tyran des moyens de le tyranniser).
Comparer les sujets du tyran (« le laboureur et l'artisan ») aux complices pour montrer que les seconds sont plus serfs
que les premiers (« aucunement libres »). est une tradition antiaulique (« aulique » =en rapport à la cour d'un
souverain) : les tyranneaux connaissent la condition la plus misérable qui soit.
CF Sénèque recommande aussi à Luculius de chercher des amis parmi ses propres domestiques et montre que tel
esclave est plus libre intérieurement que tel maître asservi par les passions : « l'un est esclave de plaisirs charnels,
l'autre de sa cupidité, un autre encore de son ambition, et tout le monde de l'espoir et de la crainte (…) Nulle servitude
n'est plus laide que la servitude volontaire ». Donc celui qui se soumet à ses propres passions est d'une laideur morale
infiniment plus grande que celui qui est victime d'une servitude objective et externe.
CF LP Lettre LXII de Zélis à Usbeck : « Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi : tu ne
saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons, ta jalousie,
tes chagrins sont autant de marques de ta dépendance ». Ou lettre 62 : « j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais
pas ; mon imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connaître le prix ». Il ne suffit pas d'enfermer et de contrôler
car il reste toujours une forme d'intériorité où un espace du mensonge, une « pensée de derrière » est possible, pour
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préserver son monde et la possibilité d'un retrait. De même que les artisans et paysans restent sur leur « quant à soi » et
n'en pensent pas moins, ce qui permet d'échapper au contrôle des tyranneaux, de même Roxane déclare : « Si tu
m'avais bien connue, tu y aurais trouvé [en moi] les violences de la haine » (LP 161). CF les mensonges de Nora qui
est un personnage à double fond, qui cache une identité plus complexe (même si ici les mensonges reviennent à une
incapacité à assumer ce que l'on est et à se soumettre à un certain ordre moral) ce qui fait dire à Rank : « Vous êtes pour
moi une énigme ». La dissimulation peut signifier qu'on a intégré le système de la honte, qu'il s'agisse des paysans ou
de Nora, mais en même temps cela prouve que l'on ne peut rien contre la transcendance de la conscience d'autrui, qui
échappe à toute possession. Le mensonge peut donc être considéré comme un acte de résistance, une façon de se
soustraire à la domination sur l'esprit.
* &26d Splendeurs et misères d'une vie de courtisan
car il ne suffit pas d'obéir, mais il faut « complaire », ce qui est une véritale aliénation intérieure de l'âme. La tyrannie
semble donc profitable à certains et le désir des élites est un désir agissant, s'appuyant sur une véritable identification.
LB retrouve ici le chemin de l'éloquence et finit par le blâme pathétique des courtisans dont la vie même est un
enfer. A la différence du vulgaire pour qui le maître est toujours un autre, le courtisan va imiter, singer le tyran et
vouloir devenir semblable à lui « être sous le grand tyran tyranneaux eux-mêmes » disait déjà le &25d, « qu'ils
délaissent leur goût pour le sien, qu'ils forcent leur tempérament » confirme le &26d. La dynamique des puissants est
liée à un désir de fusion et cela finit par consumer l'être qui veut se fondre en lui. La servitude de tous est liée au désir
de chacun de porter le nom d'Un devant l'autre, de s'identifier au tyran en se faisant le maître d'un autre. La réalité
sociale ne peut donc être comprise sans les processus psychiques identificatoires qui sont à son fondement. Ce nom
d'un que chacun voudrait porter cristallise trois choses : l'unité du corps social vécu comme réalité imaginaire d'un être
transcendant dans lequel les individus croient trouver la justification de leur existence ; l'unité de la personne du tyran
qui permettrait celle du corps social ; et enfin l'unité que chacun voudrait pour lui-même et qu'il croit reconnaître dans
celle du tyran. L’idée est que la servitude volontaire s’explique, bien plus que par l’habitude, par le « charme » que
produit, dans les esprits, le « nom d’Un », c’est-à-dire la fascination pour le pouvoir en tant qu’il incarne une unité
(fantasmatique) du corps social : « Son nom aimé devient celui auquel tous restent suspendus sous peine de n’être
rien » (Abensour).
La soumission à l'autre n'est donc que la contrepartie d'une quête de soi hors de soi : la servitude volontaire est un
narcissisme qui a besoin d'un chef pour exister ; attente d'un plaisir illusoire, une volonté du moindre effort de soi ;
servir, c'est agir sans vouloir agir par soi-même (« se dépouillent de leur naturel ») ; donc se libérer ce serait vouloir
agir par soi-même (d'où l'idée que le fait de désirer être libre y suffirait « vous pouvez vous en délivrer si vous
l'essayez, non pas de vous en délivrer, mais de le vouloir faire »).
Ainsi LB souligne la faiblesse des forts en montrant leurs angoisses cachées (« il faut qu'ils se brisent, qu'ils se
tourmentent, qu'ils se tuent à travailler pour ses affaires » … « qu'ils soient attentifs à leurs paroles, à sa voix, à ses
signes et à ses yeux ») : on ne doit pas envier leur vie infernale. Le tyran est faible parce qu'il est seul contre tous et
qu'il ne devient fort que parce que tous travaillent pour lui, il n'a que le pouvoir que lui donnent ses sujets. LB détruit
par là l'illusion d'une vie de plaisirs et de toute-puissance et du même coup la fascination qui servait de moteur à la
tyrannie. Il n' y a donc pas de sujet privilégié de la tyrannie, car chaque homme peut devenir à son échelle un sujet
tyrannisé par son désir, subissant et exerçant à la fois la domination. Le fantasme de l'Un n'est que seulement celui du
tyran mais celui de chaque homme qui devient le tyranneau d'un autre. D'où une pyramide sociale vermoulue où la
diversité disparaît et l'uniformisation se répand. Les « couards » et les « engourdis » deviennent majoritaires et les
« gens hardis » ou « avisés » sont isolés ou exclus. Il faut dire avec Freud que les peurs comme les fantasmes sont
l'expression d'une souffrance individuelle elle-même liée à la répression et au refoulement des désirs.
* &26e Question oratoire qui souligne la misère existentielle des tyranneaux qui croyant posséder le monde, ne
possèdent rien, pas même eux-mêmes (« alors qu'ils ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient eux-mêmes »&27). Dans la
tyrannie on distingue une forme inversée et pervertie de la bonne vie : non plus la complémentarité d'une puissance
qui donne et reçoit en échange, mais la concurrence d'une puissance qui veut prendre et d'un désir qui veut servir cette
dernière. Cf Mauss : De l'autre côté de la fraternité et de l'échange-don, il y a le cas où les biens sont non plus
complémentaires mais alternatifs c’est-à-dire que le bien de l'un exclut le bien de l'autre, ce qui ouvre à la rivalité. Le
tyran n'a « droit ni devoir aucun » : c'est donc l'absence de stabilité et de publicité des lois qui apparaît comme le vice
caractéristique du tyran. Le pouvoir est issu de l'arbitraire désir d'un seul et ce caractère privé du pouvoir l'empêche de
viser le bien commun.
* &27 Ils servent par avidité : La contradiction selon laquelle les tyranneaux sont plus serfs que les autres sujets
s'explique ici : « ils veulent servir pour avoir des biens, comme s'ils voulaient gagner quelque chose qui fut à eux ». La
satire repose sur la dénonciation de la cupidité : « ils n'aiment que les richesses ». Ce passage ouvertement
moraliste propose le portrait des ambitieux, dispositif spéculaire qui cherche à susciter la honte chez le lecteur.
CF Pufendorf considère la richesse est la principale source de servitude : « voici de quelle manière je conçois que la
servitude a été originellement établie. Lorsque le genre humain s'étant multiplié, on eut commencé à chercher tous les
jours quelque nouveau moyen d'augmenter les commodités de la vie, et d'amasser des richesses superflues » (Du droit
de la nature et des gens 1672). Ce qui sera confirmé par Rousseau : « le premier qui ayant enclos un terrain ... » est
responsable de l'institution imaginaire de la propriété privée même si contrairement à Rousseau, LB ne suppose pas
que toutes les sociétés sont corrompues et mauvaises. La naissance de la propriété, la multiplication des besoins et leur
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transformation en désir, le désir de reconnaissance d'autrui, tout cela marque l'apparition de la société corrompue :
« dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des
provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se
changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt
l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons » (IIDD). De la propriété naît l'inégalité selon la genèse de
la servitude proposée par Rousseau, laquelle se distribue pour les uns en domination (ceux qui possèdent plus), pour les
autres en soumission (ceux qui possèdent moins) : « Tous coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur
liberté. (…) Telle fut ou dut être l'origine de la société et des lois, qui fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de
l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable et, pour le profit de quelques ambitions, assujettirent
désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère ».
La force se cache aussi dans les sourires prudents, calculateurs, les faux-semblants (« ayant toujours le visage riant et
le coeur transi »). Ainsi, il règne un climat de défiance et d'insécurité où il n'est pas permis de se reposer sur la
jouissance de ses biens ou le commerce de ses amis. La servitude est elle-même une dénaturation plutôt que son effet
car le serf accorde une nature au tyran en lui abandonnant son corps, ses biens etc : « ce sont eux qui lui donnent la
force pour ôter tout à tous ».
En somme, le système de la tyrannie est inséparable d'une économie passionnelle qui favorise l'humiliation,
l'envie, le ressentiment, le désir de vengeance.
* &27a Or, il n'y a pas de propriété sûre possible sous le tyran, c'est le règne de l'avarice : Il apporte la preuve de
l'échec à venir de ceux-ci par le témoignage de l'histoire. Il y a des liens sociaux obscurs comme « avarice et cruauté »
qui participent à la tyrannie, ce qui prouve encore que la tyrannie n'est pas qu'un exercice solitaire du pouvoir mais un
monde où la nature nocive des liens sociaux engendre la servitude des sujets. L'avarice en est la source
fondamentale et s'articule à l'idée de propriété dans le monde tyrannique. LB utilise 3 arguments pur fustiger cette
avarice des tyranneaux : il est illusoire de croire qu'on peut acquérir quoi que ce soit sous le tyran car il veillera à les
dépouiller ; les biens qu'ils recherchent leur appartiennent déjà car ce sont eux qui les lui ont donné ; les biens qu'ils
pourraient acquérir en plus peuvent les mener à leur perte car faire envie au tyran.
Et en effet ici le bien du tyran est exclusif du bien de tout autre (« il n'y a aucun crime envers lui digne de mort que le
dequoi » (bien inséparable de personne). Or, la tyrannie correspond à la disparition de l'univers de l'échange-don
tout autant que l'échange don était le ressort de la liberté : l'avarice (rivalité autour des biens) et l'ambition (volonté
de domination et non d'alliance) lui suffisent, ce qui appauvrit tout le monde. La richesse appauvrit, paradoxalement,
car elle engendre la ruine des parts, des personnes, et la destruction de toute relation de filiation même (« les peuples
n'ont plus ni bien, ni parents, femmes, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux »), tout vole en éclat (« champs,
maisons, meubles anciens et paternels, biens, familles, vies, filles, enfants, peine » etc). De plus, les biens d'autrui
n'engagent pas les biens de chacun, ce qui explique qu'il n'y ait plus aucune vaillance au combat. L'univers tyrannique
repose donc sur la négation du caractère commun et partageable de la richesse.
Il y a 3 thèses principales sur la question de la propriété dans la tyrannie :
* dans la tyrannie tout est à un, rien n'est commun, donc il n'y a pas de république proprement dite comme signalé au
début du DSV : « il est malaisé de croire qu'il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à un ». Cf Annulation
de la frontière privé/public chez Arendt : ce qui était à tous est à un seul et ce qui est à chacun devient visible de tous.
* Si rien n'est commun, rien n'est propre, la tyrannie détruit le commun en annulant le propre, puisque tout
appartient au tyran et que le rapport aux richesses ne peut se penser que sur le mode du « butin », de la « rapine », des
voleurs. A tel point que nul ne s'appartient soi-même ; la domination est intériorisée et provoque la disparition de
l'individu : les tyranneaux ne sont plus rien si ce n'est les pantomimes du prince : il faut qu'ils n'aient « ni oeil, ni pied,
ni main » (&26d). Ils n'ont rien, ni leurs biens, ni eux-mêmes. Tout est à un seul et rien n'est commun (les pouvoirs et
le biens sont concentrés dans les mains d'un seul), mais si rien n'est commun alors rien n'est propre c’est-à-dire que
personne ne partage rien et chacun se trouve dépossédé de ses biens propres, puisque ce que l'on possède peut être
perdu à tout moment et ne nous appartient pas vraiment ; de même, le tyran n'est pas le légitime propriétaire de ce qu'il
a puisqu'il l'a usurpé aux autres ; personne ne possède donc vraiment quoi que ce soit et personne ne s'appartient
(les sujets « ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient à eux-mêmes »), même si les richesses et les biens permettent de
pérenniser la tyrannie.
* Ce sont les richesses ou les biens qui entretiennent la tyrannie, l'avarice qui asservit les sujets car elle reste le seul
rapport possible aux biens. On peut supposer que les sujets échangent leur liberté contre des biens matériels ; en ce
sens l'avarice et la cupidité sont l'origine première de la servitude. Le tyran n'a qu'à tirer parti des passions de ses sujets
et son art se limite à leur manipulation. Mais l'avarice n'est pas première dans la condition humaine, même si elle est
première dans la servitude : il ne s'agit pas d'une corruption originelle de la nature humaine (cf 5ème péché capital
selon St Thomas d'Aquin au 13ème = tendance à s'attacher de façon compulsive aux richesses matérielles, jusqu'à les
idolâtrer). Elle résulte du fait que rien n'est partageable sous la tyrannie. En ce sens, ce n'est pas l'avarice qui
engendre la servitude mais la servitude qui engendre l'avarice ; c'est un pli que prend progressivement la nature
humaine sous l'influence de la tyrannie. Il faut préciser ici que l'avarice n'est pas seulement le désir de richesse, mais
aussi un mauvais usage des biens, le vol ou le refus de donner.
L'avarice n'est donc pas une injustice parmi d'autres, mais l'injustice même, elle met donc en péril la justice (si on la
définit comme Cicéron : « que l'on ne nuise à personne … qu'on se serve des biens communs comme de biens
communs et des biens personnels comme de biens propres ». C'est pourquoi dans le texte elle prend des formes
multiples, allant du simple fait de ne pas donner ou partager, jusqu'au vol et à l'usurpation. Elle dénature donc les vrais
liens sociaux. Son origine est donc bcp plus politique que morale. La tyrannie est le règne où chacun se voit dépossédé
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de son bien propre (matériels, enfants, soi-même) donc l'avarice est à la fois l'expression de la servitude (sous l'effet
de l'avarice du tyran) et le rouage par lequel la servitude peut s'intérioriser comme volonté de servir (pour préserver
ses biens), donc à la fois effet et cause de la servitude.
Conséquence finale = La critique du pouvoir porte ainsi sur les causes : la complicité entre dominants et dominés / les
conséquences : l'appropriation du corps des dominés par les dominants : le corps du pouvoir, de l'état, du tyran est
un corps d'emprunt et d'appropriation, c'est une sorte d'incorporation ; comme individu le tyran ne possède qu'un seul
corps, deux mains, deux yeux etc. mais en tant qu'il détient le pouvoir il en possède un nombre infini ; il jouit d'autant
de corps, d'yeux, de mains, qu'il y a d'individus qui lui en prêtent. Le tyran ne les possède pas comme il possède son
propre corps et il ne veut même pas faire de ces corps des biens propres comme dans la logique du maître et de
l'esclave ; il s'agit d'une autre tragédie : c'est le tyran lui-même qui s'incorpore dans ou s'incarne dans le corps propre de
chaque individu. C'est la bouche de l'homme qui devient la bouche du tyran, la main, sa main, l'oreille, son oreille,
c'est donc le corps de l'homme qui tyrannise son propre corps. L'extrême tyrannie du tyran c'est de produire le
désir d'auto-aliénation des corps, c'est exactement « être complice du meurtrier qui vous tue ». Le tyran tyrannise sans
force ni loi, c'est un pouvoir qui ne dépend ni d'une autorité militaire, ni d'un ordre judiciaire ; c'est le désir lui-même
qui marque le corps de sa loi, qui l'aliène de l'intérieur. Le corps du peuple se tyrannise lui-même, ses yeux
surveillant ses yeux, ses oreilles surveillant ses oreilles, il s'auto-mutile et devient son propre bourreau « c'est le peuple
qui s'asservit, qui se coupe la gorge ». Son corps est un corps livré « devant le boucher », un corps engraissé pour faire
envie au tyran ; pour fonder l'autorité du pouvoir, il faut offrir son corps engraissé à la jouissance du boucher, un corps
rempli de la nourriture de l'âme ; le tyran-bourreau-boucher veut s'offrir un corps de culture rempli de mauvaises
habitudes et prêt à servir (« viennent se présenter comme devant le boucher pour s'y offrir ainsi pleins et refaits et lui
faire envie » &27).
Description d'un accroissement de servitude et d'une véritable logique de l'incorporation (« il ne faut pas seulement
qu'ils fassent ce qu'il dit mais qu'ils pensent ce qu'il veut »), qui rend l'imposture indiscernable c’est-à-dire que plus le
tyran est puissant, plus il est absent, insaisissable. La figure du tyran est un lieu-frontière, un tiers absent entre le
corps et la puissance, mais un lieu dont l'absence se marque dans le corps comme un désir de puissance. D'où la
nécessité pour le tyran d'identifier ses volontés aux pensées mêmes du peuple. Le peuple doit non seulement savoir
ce que veut le tyran mais aussi anticiper ses pensées avant qu'il ne les exprime, les « prévenir ». Le peuple doit penser
à la place du tyran c’est-à-dire au lieu de le laisser parler et depuis le lieu où il parle.
C'est toute l'histoire du corps politique de l’État moderne qui se joue ici, la constitution d'un nouveau corps politique
du pouvoir qui s'érige sur le corps des individus ; en modernité du coup l'individu sera lui-même la cause des
conséquences malheureuses de son propre asservissement.
* & 27b : Il y a plus de perdants que de gagnants : Ce désir de pouvoir se retourne contre lui-même puisqu'on est
anéanti autant/aussitôt qu'on est élevé : il y a un accroissement proportionnel entre l'ambition et la destruction :
« ayant gagné ...à la fin par ceux-là même ont été anéantis » (déjà au & 27a) ; « s'étant enrichis sous ombre de sa
faveur, ils l'ont enrichi de leurs dépouilles ». LB insiste donc sur e contraste entre les avantages apparents et les
inconvénients réels. Le désir perverti du tyran contamine toute la cité donc chacun des sujets apparaît comme
tyranneau non seulement des autres mais de lui-même ; chacun est susceptible de se laisser flatter et devient à son
échelle un petit maître puis victime à son tour de celui qu'il servait ; l'autoritaire (celui qui aimerait être doté d'autorité
mais n'y parvient pas) se sent trop petit tyrannise ses proches afin de se grandir. C'est la position intermédiaire des
tyranneaux qui contribue à cette contradiction permanente : serviteurs du tyrans et maîtres du peuple à la fois, ils sont
pris en étau entre un faux attachement et une fausse domination, ils ont deux fois torts. Le principe ultime de ce
pouvoir est donc à trouver dans le rapport à soi ou plutôt l'absence de rapport. Comme si le mystère de la servitude
renvoyait au mystère de la subjectivité. Il n'y a pas de sujet privilégié de la tyrannie, comprise comme rapport de
domination : chacun court le risque d'être tyran, c’est-à-dire exerce et subit une domination homothétique à ce dernier,
tyran de lui-même et des autres, tyrannisé par lui-même et par les autres.
* &28-28a Même chez les gens de biens, le pouvoir tyrannique est corrupteur : tous ces & du 28 au 29b,
accumulent des exemples romains qui montrent la probabilité de ce même échec pour les hommes de bien (&28)
comme pour les autres (&29). L'auteur change à nouveau d'interlocuteur et se tourne vers les responsables politiques ;
il cherche à impliquer le lecteur qui s'estimerait protégé sous prétexte d'honnêteté. L'amour du tyran est un leurre
auquel certains hommes vertueux ont pu se laisser prendre : « les gens de bien n'y sauraient durer » et ne peuvent
échapper au « mal commun ». Exemples de Sénèque, Burrhus, Thraséas. Autrement dit, même la vertu ne résiste au
pouvoir corrupteur de la tyrannie car soit ils deviennent eux-mêmes corrompus, soit ils en sont victimes. Il n'y a pas
d'échappatoire : on est soit bourreau, soit victime dans ce système. LB introduit ici la question de l'amitié et de son
incompatibilité avec la tyrannie, qui sera développée au & 30 : « quelle amitié peut-on espérer de celui qui a le coeur
tellement dur qu'il hait son royaume ? » (avec un nouvel amalgame tyrannie / monarchie). L'amour de soi et l'amour de
l'autre sont étroitement imbriqués, ce qui confirme la dimension psychologique et subjective du rapport à l'autre,
commandé par le rapport à soi « il ne sait pas même s'aimer lui-même ».
Cf Platon dans le Gorgias / Socrate distingue pouvoir sur soi et pouvoir sur autrui. A compléter.
* &29-29a Les méchants a fortiori ne s'en sortent pas mieux : le sort des méchants ou des favoris n'est pas plus
enviable ; il s'agit ici de la réciproque du théorème selon lequel les tyrans sont détruits par leurs proches, leurs gardes
ou leurs favoris (traité au & 25, 25 a et 26) ; ici ce sont les tyrans qui détruisent leurs proches. Néron malgré son
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amour pour Poppée, finit selon l'auteur par l'empoisonner à cause de son ambition, mais fait tuer son demi-frère puis
empoisonne aussi sa mère Agrippine, qui elle-même pour mettre son fils au pouvoir avait tué son mari Claude, lequel
avait tué sa première femme à cause de ses aventures adultères (Cf Britannicus de Racine extrait dossier GF p. 210211 : « las de se faire aimer il veut se faire craindre »)
L'exemple de Caligula au & suivant le confirme, lui qui en voyant le cou de sa femme aurait dit « ce beau cou sera
aussitôt coupé si j'en donne l'ordre », avec un plaisir sadique. L'exemple devient énigme car cite le mot de Caligula
chez Suétone : « assez commun est le beau mot de cet autre... [LB renvoie à la mémoire livresque du lecteur]. Cela
prouve que même l'amour conjugal ou filial ne résiste par à la corruption destructrice de la tyrannie, mais aussi
que le tyran est un déséquilibré.
CF Caligula de Camus : il demande qu'on aille lui chercher la lune. A compléter.
* &29b Nombre de tyrans sont victimes de leurs favoris : des exemples du théorème inverse sont donnés : La
seule précaution que puissent prendre les favoris consiste donc à anticiper la menace en tuant le tyran : « voilà
pourquoi les tyrans anciens étaient souvent tués par les plus proches de leurs favoris », ce qui revient à expliquer voire
à justifier le tyrannicide : le mal engendre le mal. Domitien fut tué par Stephanos, son favori, l'empereur Commode,
fils de Marc Aurèle et dernier de la dynastie des Antonins, tué sur ordre de sa maîtresse Marcia, sa meilleur amie, en
192 après qu'elle ait découvert son propre nom sur une liste de condamnés à mort ; Antoinin ou Caracalla fit égorger
son propre frère pour prendre sa place à Rome et faire régner la terreur, pour finir lui-même assassiné par un simple
soldat payé à cette fin. Ainsi la boucle est bouclée avec ce dernier exemple, qui cumule le meurtre des autres et de soimême, celui qui tue se faisant lui-même tuer.
LB pose ainsi le problème de l'intelligence du mal, ou plutôt de l'intelligence au service du mal, c’est-à-dire que le
peu d'intelligence des tyrans ou des tyranneaux concentre toutes ses facultés à trouver des moyens de faire le mal
autour de lui : « lorsqu'il s'agit d'user de cruauté, ils ont beau avoir peu d'esprit, celui-ci finit par s'éveiller ». NB Un
psychologue américains chargé de les surveiller pour éviter tout suicide, G.M. Gilbert, aurait calculé le QI des 21
accusés du procès de Nuremberg et la moyenne était de 124).
* & 30 Le tyran n'aime pas et n'est pas aimé / éloge de l'amitié : L'idée de ces derniers & est résumée par la
formule « le tyran n'est jamais aimé ni n'aime ». Cela donne lieu à la célébration de la véritable amitié qui ne lie que les
gens de bien par opposition à la société des méchants. Encore un théorème et sa réciproque. Drame de la solitude du
tyran : son destin lui interdit d'aimer ou d'être aimé.
CF De même une affection véritable n'est plus possible car elle demande une confiance qui n'existe pas dans une
situation d'asservissement que ce soit chez Montesquieu (Roxane fustige dans sa dernière lettre le contrôle total
qu'Usbeck entend avoir sur ses femmes, ne permettant que la tromperie ; ses démonstrations de vertus étaient donc
bien des refus (lettre 26) car elle considère son époux comme son ennemi intérieur.
Les caractéristiques de l'amitié
- Egalité = L'amitié repose sur l'égalité et la réciprocité alors que la relation au tyran est toujours asymétrique.
Alors que chez Aristote l'amitié se trouve soumise à des conditions de réciprocité et se règle sur l'inégalité naturelle des
individus, rappelons que pour LB la fraternité est garantie par le fait que les uns ont « puissance de donner, les autres
de recevoir » ; c'est paradoxalement l'inégalité qui permet le passage d'une identité abstraite à une communauté définie
comme « fraternelle affection » (cf & 11a). Seule éloge sans équivoque de tout le texte, qui met en jeu la notion de
reconnaissance mutuelle et d'identification quel que soit le type d'amitié ; LB présente comme évidente cette identité
conduisant à la réciprocité et propose une équivalence entre frères et compagnons. LB oppose donc à l'avarice la
« fraternelle affection » ; elle repose sur la similitude et non sur l’identité. Elle n’annule pas le conflit mais le rend
possible ; elle ne comprend pas une identité qui ferait disparaître toute différence. LB rompt ainsi avec toute
métaphysique scalaire c’est-à-dire toute échelle de l'amitié coïncidant avec un ordre objectif des biens : la
« fraternelle affection » ne se soumet à aucun ordre ou hiérarchisation des vertus ou des mérites ; il la sépare aussi de la
justice définie comme ordre des mérites ou devoirs selon une justice morale. C'est une fraternité entre égaux qui ne
légitime aucune hiérarchie sociale. L'amitié est la norme fondamentale naturelle et dérive de ce que sont les êtres
eux-mêmes, les hommes comme les bêtes. Si il y a une inégalité, cela ne justifie en rien l'inégalité instituée, au
contraire elle permet de dépasser le caractère abstrait d'une identité de nature et fonde une véritable fraternité entre les
hommes qui ont besoin de s'entraider du fait même de ces inégalités. L'amitié est donc une bienfaisance qui rééquilibre
les inégalités et grâce à laquelle les plus avantagés viennent en aide aux plus démunis (« équité … qui ne veut jamais
boiter mais aller d'un pied égal » &31). C'est un mouvement d'égalisation (« mutuelle estime ») ou comme dit Mauss
« l'art de s'opposer sans se massacrer et de donner sans se sacrifier les uns aux autres ». L'amitié chez LB est un moyen
de rééquilibrer les inégalités, une bienfaisance où les plus avantagés viennent en aide à ceux qui en ont besoin, comme
chez Cicéron : « Il est essentiel en amitié de se mettre au niveau d'un inférieur » (Laelius). Il y a un devoir de partage
qui restaure l'égalité et en retour les plus faibles ne doivent pas jalouser les autres : au devoir de donner correspond le
devoir d'accepter. Ce n'est pas une relation entre individus (déjà) égaux mais un mouvement d'égalisation grâce aux
bienfaits réciproques. Enfin, chez les amis, les plus forts portent secours et assistance aux plus faibles.
- Constance /Confiance durable = l'amitié est un sentiment qui s'inscrit dans le temps, seul capable de produire de
la confiance et une relation durable ; l'amitié est capable de créer cette assurance où se loge la véritable liberté ; elle
seule peut compenser l'absence d' « une petite fenêtre » ouverte sur le coeur. Or l'action du tyran est imprévisible et
arbitraire (« on ne se peut jamais assurer qu'il soit bon » p. 131, il y a peu d'assurance en la faveur d'un mauvais
maître » p. 167, « ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran » p. 169, « aux aguets pour épier ses volontés »
capricieuses & 26d, « autant de facilité pour les élever que d'inconstance pour les abattre » & 27a, « ne sauraient
71
durer » &28, « ne durèrent pas longtemps » &29, « du tyran les favoris n'en peuvent jamais en avoir aucune
assurance » &31). Le tyran et ses complices sont en effet imprévisibles et inconstants et c'est la perplexité induite par
cette inconstance qui est contagieuse et désorganisatrice : on a là non pas une coutume, une absence de servir, mais au
contraire une situation instable où tout est possible ; on ne peut se fier à rien ; le doute est constant sur les intentions de
l'autre, la défiance à l'égard de l'autre est intériorisée, permanente. Doute pathologique qui porte sur l'affect : le
malencontre n'est pas tant un événement qu'une expérience d'anéantissement qui a lieu lorsque l'amour n'est pas
partagé et que le désir n'est pas réfléchi par le visage de l'autre : sorte de masochisme où la souffrance, la punition est
recherchée pour restaurer le sentiment de soi et démentir ainsi l'expérience antérieure de disqualification.
- Désintérêt = Elle ne saurait reposer non plus sur le seul intérêt car celui-ci pouvant changer du jour au lendemain,
étant volatile et variable, il serait incapable de fournir la stabilité attendue. A la fin, l'amitié n'est plus décrite comme un
mouvement naturel que nous avons tous les uns pur les autres mais « un nom sacré », « une chose sainte » avec un ton
plus soutenu, le summum de la relation de qualité, vertueuse, morale. Ce n'est pas une simple association d'individus
pour accroître leur force (« complices ») comme les pirates capables de s'assembler dans un but commun, mais le
sentiment d'une semblable dignité. Cela rejoint le propos de Platon (Lettre IX) : « nous ne sommes pas nés seulement
pour nous, une part de notre existence est revendiquée par la patrie, une part par nos amis ». Or le tyran et les
tyranneaux sont mus par une ambition personnelle et le goût du pouvoir (« qu'ils mettent un instant de côté leur
ambition … leur cupidité » &26c, « ils veulent servir pour avoir des biens » &27). LB distingue les « bienfaits » de la
« vie vertueuse », ce qui annonce la distinction entre complot et compagnie.
- Une amitié politique = En effet, la sphère de l'individu ne peut être analysée qu'à partir de ses rapports sociaux et le
texte suit progressivement ce processus d'organisation sociale car l'enjeu est de reconnaître les liens politiques
authentiques : quelle amitié on peut espérer ou retrouver. LB donne un sens plus universaliste à l'amitié comme
vertu politique non pas exceptionnelle mais fondatrice et nécessaire du lien social, pas seulement la rencontre
entre deux individus qui s'attachent l'un à l'autre. Une république est avant tout une communauté politique. La
compagnie est l'unique contrepoids à la tyrannie, le modèle d'une coopération sans concurrence, bref le lien civique par
excellence.
Pbl : néanmoins l'opposition entre amitié comme possibilité toujours ouverte et tyrannie comme modèle politique
universel pose la question de la transposition à l'échelle publique des sentiments et vertus privés, sans le résoudre. LB
donne au mot amitié un sens plus universel et fraternel (« tous les hommes tant qu'ils ont quelque chose d'homme »
&14a ou « tous ceux qui ont le sens commun ou sans plus la face d'homme » &26e qui montrent l'universalité de la
nature humaine) à distinguer de l'amitié chez Montaigne qui est un attachement exclusif et exceptionnel, une affinité
élective, où l'on se donne totalement à l'autre (« chacun se donne si entier à son ami qu'il ne lui reste rien à départir
ailleurs »), fusion totale entre deux individus car « il faut tant de rencontres à la bâtir que c'est bcp si la fortune y arrive
une fois en trois siècles ». Ce que LB entend par « amitié » correspondrait plutôt aux « amitiés ordinaires ou
communes » décrites par Montaigne, c'est un espace d'échanges sociaux proche de la philanthropie.
CF LP : 2 troglodytes animés d'une bonté naturelle parviennent à détourner la méchanceté de leurs compatriotes et à
ramener la société à la vertu et au travail : « il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de
l'humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ...ils menaient une vie heureuse et tranquille » (XII).
Récapitulatif = l'amitié est évoquée à trois reprises dans le DSV, du plus particuleir au plus universel :
* on peut dans des circonstances difficiles confier le pouvoir à un homme dont on apprécie la vertu car c'est le propre
de l'amitié que de mettre ainsi son ami en valeur ; cas singulier où l'amitié peut conduire, être le moyen involontaire de
faire du mal car ce pouvoir risque de le corrompre. (&4)
* l'amitié est une des visées de la nature qui nous a faits de même forme mais avec des dons différents (identiques en
apparence mais inégaux en réalité) justement pour provoquer en nous une affection fraternelle (&11a), c'est un
compagnonnage « naturel » (d'ailleurs Epicure classait la philia dans les désirs naturels et nécessaires). Mais seuls les
« bien nés » semblent s'en souvenir et sont vraiment unis comme le veut la nature, de manière désintéressée. Le reste
des gens a tout oublié. Donc amitié particulière réservée à un groupuscule.
* éloge fervent de l'amitié par opposition à la tyrannie, qui la rend impossible ou tout du moins en est incapable.
(&30) ; c'est alors seulement, au bout de cette gradation, qu'elle devient un modèle voire un remède politique plus
universalisable.
Amitié individuelle
= attachement exclusif et rare entre deux personnes
72
« nom sacré, chose sainte »
« mutuelle estime » « entre gens de bien » LB & 30
« parce que c'était lui, parce que c'était moi »
Montaigne
Fraternité &30 =Amitié fraternelle =
Compagnie (sens fort chez LB)
= lien affectif et moral durable qui unit tous les membres de la
famille humaine, solidarité et unité du « nous », préférence en
l'union des forces, fondé sur la vertu
Complicité (de malfaiteurs) / Complot =
participation à un délit ou un crime (infraction à la loi morale ou
juridique plus ou moins grave), fondé sur l'intérêt
Compagnie (sens faible) = companio (lat. celui avec lequel on
partage son pain)
présence auprès de qqun / compagnon = celui avec lequel je
partage des biens extérieurs
Tyrannie =
absence de lien égalitaire et durable, aucune relation de confiance
« Notre nature est ainsi faite que les communs devoirs
de l'amitié emportent une bonne partie de notre vie
&4
« La nature nous a tous faits de même forme afin que
nous nous reconnaissions comme compagnons ou
plutôt comme frères » & 11a
« non pas tous unis mais tous uns » & 11b
« bonne vie, bon naturel, foi, constance »
« Entre les méchants, quand ils s'assemblent, c'est un
complot, non pas une compagnie. Ils ne s'entr'aiment
pas, mais ils s'entre-craignent, ils ne sont pas amis, mais
ils sont complices » & 30
« bienfaits, cruauté, déloyauté, injustice »
« Le tyran n'est jamais aimé ni n'aime quiconque » &
30
« n'ayant point de compagnon il est déjà au-delà des
bornes de l'amitié » & 31
« N'avoir aucun compagnon mais être de tous le
maître » & 31
* fin & 30 + & 31 Complot et non compagnon ou la société entre méchants : La métaphore des voleurs est
réutilisée : elle servait au &25e à comparer les tyranneaux à des pirates ou des corsaires (« ainsi font les grands voleurs
et les fameux corsaires »), elle sert ici à décrire une solitude sociale. A la corruption morale (compromissions,
complaisance forcée, flatterie servile) s'ajoute la solitude morale : la compagnie des maîtres est un complot, leur
amitié n'est qu'une complicité.
Il faut en effet distinguer : amitié, fraternité, compagnie et complicité (gradation qui est une dégradation du lien
social). La fraternité ne suppose pas seulement un partage des biens de ce monde mais une mise en commun de nos
pensées naïves, une communion autour des mêmes valeurs. Cette ethique de la fraternité soumet chacun à des
obligations réciproques afin de nous rendre tous « uns » (il insiste sur l'idée d'une communion absolue) et non pas
seulement « unis » (cf chez les stoïciens la société est décrite comme une série de simples associations), d'où l'égalité
et la confiance qui les unit. Càd qu'ils ne sont pas seulement unis par un pouvoir qui s'exerce sur eux de l'extérieur mais
ils procèdent d'une même unité, d'un même « moule ». C'est donc parce qu'ils sont réciproquement subordonnés à
des valeurs inscrites dans leur nature qu'ils sont indépendants du pouvoir tyrannique.
Compagnie/on = présence auprès de qqun / celui avec lequel je partage des biens extérieurs mais le concept est assez
extensible dans le DSV pour comprendre à la fois l'entraide des compagnons d'armes « qui s'attendent à avoir tous leur
part au mal de la défaite au bien de la victoire » comme la mise en commun des plaisirs de réjouissances. Complicité
(de malfaiteurs) = participation à un délit ou un crime (infraction à la loi morale ou juridique plus ou moins grave) ;
s'ils s'asservissent c'est qu'ils espèrent partager le butin comme des complices. La complicité des brigands se traduit par
une division du travail (« les uns discourent le pays, les autres chevalent les voyageurs etc. »), donc dans ce cas les
relations de sujétion entre chefs et valets ne détruit pas totalement la relation de confiance au moment du partage du
butin.
Or, quand ils sont assujettis à un tyran, ils n'ont même pas accès à la confiance d'une bande de voleurs. Donc ils
participent à la forme la plus dégradée du lien social car ils ne peuvent participer au pillage qu'en se soumettant
mutuellement les uns aux autres, qu'en se faisant du mal entre eux : « des hommes sont contents d'endurer du mal pour
en faire non pas à celui qui leur en fait mais à ceux qui endurent comme eux et qui n'en peuvent mais ». On fait endurer
à d'autres le mal que l'on subit. En particulier, le point névralgique de cette chaîne de la servitude est constituée de
quelques hommes de mains « les 4 ou 5 qui maintiennent le tyran », qui deviennent des compagnons de plaisir pour le
tyran et les complices de ses cruautés, mais ils ne parviennent pas à établir la moindre relation de confiance avec lui car
il ne peut leur prodiguer « un amour assuré parce qu'étant au-dessus de tous, et n'ayant point de compagnon il est déjà
au-delà des bornes de l'amitié ». D'ailleurs tout l'art du tyran sera d'empêcher les individus qui ont gardé cette
« dévotion à la franchise » de se rencontrer et de partager des choses, rendre cette communion fraternelle impossible.
La chaîne de la servitude ne peut donc accueillir aucune forme de compagnie complice c’est-à-dire de confiance
partagée. L'amitié est toujours décrite négativement comme l'envers du gouvernement tyrannique ; il y a plus de
formules négatives que positives : « le tyran n'est jamais aimé ni n'aime », « l'amitié ne se met jamais qu'entre des gens
de bien », « il ne peut y avoir amitié là où il y a cruauté » (&30). Dans ce cas (amitié vertueuse) il y a volonté
d'appartenir à l'autre, de se diminuer en faveur de l'autre (à ce titre on pourrait considérer comme Platon que l'amitié ou
l'amour est une soumission volontairement acceptée mais vertueuse) ; on pourrait ainsi détruire une servitude
volontaire perverse par une servitude volontaire vertueuse ; alors que la tyrannie marque la volonté de
dominer (souligné par l'expression « si vous étiez à lui » d'Indarne &15b); et les petits cadeaux qui se font avec le
73
« grand roi des Persans » cache un désir d'assujettir son prochain (&15).
C'est pratiquement la première fois par contre que LB donne une définition claire de la tyrannie même si implicite, en
écho avec le reproche du début : « ce gouvernement où tout appartient à un seul » ; ici il précise que ce n'est pas
seulement qu'un seul gouverne mais le fait que chez lui ce soit son seul désir qui gouverne ; c'est la volonté
arbitraire ou le désir du tyran qui le gouverne et qui gouverne les autres (cf Platon et la tripartition de l'âme comme
modèle politique) : « il a fait loi de considérer sa volonté comme faisant foi » et c'est pourquoi il n'a « ni droit ni
devoir qui le contraignent ». Il y a ici une nette opposition entre la loi qui relèverait de la raison (proximité
phonétique : nomos/nous) et l'action qui se psychologise en mimant l'inconstance du désir (cf Calliclès). A compléter.
* & 31a Fable de la Fontaine : L'apologue (discours narratif qui vise un effet didactique) révèle la contradiction des
favoris qui continuent à fréquenter le tyran en dépit de cette menace (« voyant le danger si présent personne ne veuille
se faire sage ». Le renard, le vrai rusé, ne s'approche pas du maître car dans l'orbite d'un tyran il n'y a pas de salut pour
l'homme vertueux. Fable d'Esope « Le lion vieilli et le renard » reprise par Horace et Platon puis La Fontaine : « Le
lion malade et le renard » (cf texte dossier GF p200) : « Ca va mal, répondit le lion qui lui demandait pourquoi il
n'entrait pas – je l'aurais fait sans doute rétorqua le renard si je ne voyais bcp de traces à l'entrée mais aucune à la
sortie. De même à certains indices les hommes sensés prévoient le danger et l'évitent » (Esope). Ainsi, il faut être plus
rusé que la ruse du tyran : les tyranneaux calculent les avantages qu'ils peuvent espérer de leur soumission au
tyran comme si cela pouvait compenser le sacrifice de leur liberté mais il faut déconstruire cette illusion en
montrant que cette prétendue bienveillance, ces prétendues bonnes intentions cachent une profonde cruauté.
CF LP 76 : « le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de la sujétion ? » (Usbek): les
eunuques qui ont perdu une part de leur intégrité physique enfermés dans le sérail jouissent également du bonheur de
partager une parcelle des biens et du pouvoir de leur maître. Il y a une disposition humaine à lier pouvoir et fortune (ex
des esclaves romaisn devenus riches LP 116).
* & 32 Métaphore du papillon : le papillon brûlé par le feu dont il s'est approché de trop près comme le baiser
devient une brûlure pour le Satyre. Les courtisans sont eux -mêmes ébahis par le tyran : l'ébahissement est mis en
scène, ce qui implique que le tyran produit de la stupeur et que celui qui demeure dans l'éblouissement est voué à une
vie misérable, hypnotique « face aux rayons de la braveté/ de sa splendeur ». La lumière se transforme en feu qui brûle,
confirmant le mensonge des apparences et les risques liés à l'ambition, insistant encore une fois sur le contraste entre
les plaisirs attendus et les souffrances réelles. La tyrannie est un miroir aux alouettes, un mirage qui ne tient pas ses
promesses.
* & 32a Péril même avec le successeur : Les favoris n'échappent pas au malheur car même s'ils en réchappent « ils
ne se sauvent jamais du roi qui vient après » (nouvelle allusion à la tyrannie de la monarchie). LB annonce le châtiment
inévitable des « mignons » victimes du tyran ou de son successeur, qu'il soit bon ou mauvais roi. Récapitulatif = Les
favoris seront punis selon 3 modalités et échéances : malheur des favoris dans leur relation au tyran en une série de
contradictions (&32b), malheur des favoris de leur vivant dans leur relation au peuple (qui leur reprocheront leur
cruauté et leur corruption &33a), et malheur du favori « mange-peuple » après sa mort sous la forme d'une damnation
de la mémoire (&33a). La place du courtisan n'est donc pas enviable.
* & 32b Misère de la vie courtisane : La vie n'est alors que tactique : au confort supposé des organes du pouvoir
LB oppose une vie de « martyr ».
CF Cicéron : « Peut-il y avoir pour quiconque un avantage dans l'angoisse, l'inquiétude, la peur, qui ne cesse ni jour ni
nuit, dans une vie pleine d'embûches et de dangers ? » (De Officiis). CF Aristote (V,11, &15 et 16) expose les 3 buts de
la tyrannie : entretenir une tournure d'esprit mesquine, faire en sorte que les citoyens se méfient les uns des autres et les
rendre incapables de la moindre entreprise, qui sont en fait 3 manières d'éviter les complots.
Ce que reprend LB avec « avoir toujours l'oeil au guet … pour aviser qui le trahit ». « sourire à chacun et néanmoins se
méfier de tous ». Constat sadique et ironique de LB de voir que ces prétendus privilèges apparents se transforment en
misère véritable : « ce grand tourment » , « leur misérable vie ».
* & 33 -33a-33b. Enumération pathétique des reproches : les mange-peuples sont maudits, détestés vivants ou
morts
Les coupables sont clairement identifiés, non seulement par l'auteur mais aussi par le peuple : « jusqu'aux laboureurs
savent leurs noms, déchiffrent leurs vices » ; à la liberté relative, LB ajoute le discernement du bien et du mal pour le
peuple désormais opposable aux tyranneaux. Les paysans et les artisans (le peuple) apparaissent désormais comme
ceux qui sont vraiment libres et les mots employés au début pour dénoncer la folie du peuple sont désormais employés
à propos des puissants qui s'aliènent en s'approchant du tyran. C'est la chaîne des maîtres, paradoxalement, qui permet
de sonder au mieux les profondeurs de la servitude. La propriété, les biens qu'ils croient posséder leur dissimule qu'ils
ont perdu la libre disposition de leurs pensées.Il vise plutôt à disqualifier les favoris ou les mignons (nom trompeur)
que le tyran lui-même : l'investissement du désir dans la personne du tyran est d'autant plus fort et durable que le
mécontentement et les protestations s'adressent toujours à ses représentants sans jamais l'atteindre. Plus la violence
étatique est brutale plus la haine se concentre sur les membres de l'appareil d’État mais aussi se trouve renforcé le
fantasme du caractère surnaturel du tyran.
Métaphore de la dévoration qui assimile l'état à un organisme physique ou un ogre cannibale (création lexicale de LB
74
« mange-peuples » inspirée de l'Iliade d'Homère : demoboros = dévorateur de peuple pour qualifier des rois, repris
par Erasme et reformulé par Ronsard comme « mange-sujet » : « C'est Childéric (roi des francs au 5ème ap jc), indigne
d'être roi / mange-sujet tout rouillé d'avarice / Cruel tyran serviteur de tout vice / lequel d'impôts son peuple détruira /
Ses citoyens en exil bannira / Affamé d'or et par armes contraires / Voudra ravir la terre de ses frères / N'aimant
personne et de personne aimé » livre IV, Franciade) et qui vient couronner une chaîne de références pour désigner le
tyran et ses tyranneaux. Sorte de divinité païenne qui réclame le sacrifice du sang (déjà dans « vous nourrissez vos
enfants pour … »). Elle vient prolonger celle de la bestialisation comme en atteste la comparaison à des bêtes sauvages
(« les ont en horreur plus étrange que des bêtes sauvages »). Elle associe le cannibalisme (de même que Montaigne
avait parlé d'un cannibalisme métaphorique de la société de la vieille Europe en comparaison du cannibalisme des
tribus d'Amérique) et le gigantisme monstrueux ce qui dynamise la rhétorique du blâme. Mais les méfaits des mange
peuples se retourneront contre leurs auteurs, eux-mêmes implicitement dévorés par ceux qu'ils dévoraient dans une
logique vengeresse puisqu'ils auront (gradation) : « été noirci de l'encre de mille plumes, leur réputation déchirée dans
mille livres et les os mêmes, pour ainsi dire, traînés par la postérité » (à peine atténuée par modélisation « pour ainsi
dire ») ; cela suggère l'image d'un cadavre déchiqueté par des charognards (« aurait une pièce de leur corps », « les os
traînés pour la postérité »).
RQ : dans les systèmes totalitaires, au moment de la désillusion et de l'échec, peu reprocheront la tromperie au tyran ou
au parti mais beaucoup auront la nostalgie du rêve...
Le discours s'achève donc par une condamnation générale des dominants, affirmant comme au début que ce
n'est pas le tyran qui est au principe de la servitude. La division du pouvoir tient à celle des dominants et des
dominés. C'est donc par strates successives que le mal politique contamine l'ensemble de la société.
Résumé 1: la servitude est devenue vraiment volontaire en chaque maille du filet qui à partir du tyran s'étend sur toute
la société ; un ressort caché, un fondement invisible, est mis en lumière, sans doute parce que LB a sous les yeux des
rois qui ont le bras de plus en plus long. La domination divise finalement la société en deux parties presque
équivalentes : ceux qui servent pour dominer et qui reçoivent le nom de « favoris » (&9/25B/30/34), « complices »
(&15/27/29B/31/32A), « ambitieux » (&18F) ou « tyranneaux » &25D (élite naturelle + dans les villes ceux qui tirent
partie du réseau : la tyrannie vient donc des villes, pas des campagnes) ; ceux qui acceptent la tyrannie sans la vouloir
avec ceux qui refusent de jouer le jeu du pouvoir. Le rôle du « naturel » de la coutume n'est plus aussi
déterminant ; sont plus décisifs les nouveaux rapports de pouvoir qui sollicitent en chacun le désir d'être le maître.
Syllogisme 3 :
Les hommes ne doivent pas accepter la tyrannie
Or le ressort secret de la tyrannie est l'ensemble des hommes qui la soutiennent par ambition (&25-27)
Donc les hommes ne doivent pas soutenir la tyrannie par ambition (&27a-33a)
Il incite à une certaine action (absence d'action) et dissuade d'une autre (tyrannicide) tout à la fois.
Résumé 2: Il y a 4 strates de la tyrannie : la première, psychologique et anthropologique, consiste dans le
contentement bestial, immédiat, première forme de renoncement à soi. La deuxième concerne la relation de fascination
avec l'objet sacralisé, appréhension immédiate des choses. Le troisième lieu de servitude est la pseudo relation à autrui,
qui est tantôt l'auxiliaire de mes désirs quand il est mon complice, tantôt une menace lorsque nos désirs sont
incompatibles. Enfin, la dernière strate correspond au sommet de la pyramide, origine voilée de tout le reste. Car c'est
le tyran qui sous le coup de son propre désir produit la pyramide et met en mouvement le désir des autres en
réglant l'intensité, la destination. La pyramide, vue du ciel, a la densité d'un point, car tout s'imprime en tous, tout se
tient, il y a solidarité des parties. C'est une pyramide de désirs : désir de plaisir sensuel, désir de croire (les techniques
de domination), désir de pouvoir et d'avoir (tyranneaux), désir de son propre désir (tyran). C'est une servitude où
chacun trouve son compte. Cf MP : « il faut des gens pour qui vivre et travailler » (Kristine).
* Péroraison déceptive & 34 : Guère d'éloquence : on pourrait croire qu'elle a été écrite d'une autre main… (mais les
fins sont souvent ratées dans les déclamations de l'époque). Le manque de netteté du propos est probablement
volontaire même si il n'y a pas grand-chose à démontrer ou de quoi nous convaincre (certains trouvent cette conclusion
décevante, voire inepte) ; les transitions brutales visent à réveiller le lecteur. On reste sur sa faim car c'est une simple
injonction à ne pas servir le tyran et une invocation de Dieu comme étant contraire à la tyrannie : il crée un
rapport antithétique entre Dieu et la tyrannie. Exhortation impliquant le locuteur et le destinataire en une action de
grâce : « apprendre à bien faire », en vue de laquelle l'auteur avance trois mobiles : l'honneur, l'amour de la vertu,
l'amour de Dieu. Au moment où l'intention de « prêche » a été écartée (même si le mot est utilisé &10 et 21g), le texte
révèle sa portée dissuasive. Le discours se fait passer pour théorique jusqu'à un retournement final, plus moralisateur.
Invocation divine : déjà à la fin du &33a LB fait état d'une justice post mortem (« après » répété plusieurs fois) : le
dernier plaisir que le texte procure au lecteur est l'anticipation d'une vengeance : les reproches bienveillants basculent
dans la condamnation sans appel. Après nous avoir montré que la vie des courtisans est enfer ici-bas et non ailleurs
(comme dans la phrase de Sartre « l'enfer c'est les autres ! »), LB veut nous montrer que l'enfer les attend dans l'audelà. Virgile avait déjà décrit à travers le regard d'Enée l'enfer qui attendait les tyrans qui ont franchi « le seuil du
75
crime » : « on entend sortir de là des gémissements, des coups de fouets terribles, puis le bruit strident du fer et des
traînements de chaînes » (même Salmonée en fait partie, dossier GF p. 189). De même dans le mythe d'Er Socrate
dresse la liste des malheurs réservés au tyran (Rep X).
La péroraison acquiert une connotation religieuse (déjà avant « maudissons », « oraisons », « voeux », mais
ici :« levons les yeux vers le ciel », « pour l'amour et l'honneur de Dieu tout puissant ») et se fait comminatoire
(menaçante / mesure faisant pression sur un débiteur) en exprimant la certitude du châtiment éternel des tyrans et de
leurs complices. Dieu est ici représenté sous le signe de la toute-puissance et de l'omniscience (« assuré témoin de nos
faits ») ; il est dieu de justice (« juste juge »), de bonté (« tout libéral et débonnaire »), et de colère (qui doit pousser à
l'action, qui a ici une orientation pragmatique). Le mot Dieu apparaît aux & 20, 25d, 32b, 34 puis en tant qu'entité dont
la nature est le ministre aux & 11ab et 24. On peut supposer que la critique des pratiques religieuses douteuses se
faisait plus haut &22-23 au nom d'une foi plus authentique. Le christianisme est une religion affranchissante donc
devrait être favorable à tout progrès et se servir de lui pour asseoir la tyrannie est contradictoire : « il n'est rien de plus
contraire à Dieu tout libéral et débonnaire que la tyrannie ».
CF Socrate dans le Gorgias « tu ressentiras là-bas ce que je ressens ici » ; cf Dante dans la « Divine comédie » (1472)
place les hommes violents, les tyrans au plus profond des lieux, dans le 9ème cercle. Cela permet d'unir dans la
punition infernale tous ceux qui contribuent à la servitude, ce qui doit éveiller la peur chez le lecteur. Tableau
pathétique et persuasif qui rappelle les nombreuses représentations picturales de l'Enfer à son époque. Cf BOSCH.
CF Bayle qui dénonce la perversion d'une religion mise au service de nos passions : rien ne justifie l'intolérance et la
violence, qui est contraire à la nature divine. A compléter
# LB remet la punition entre les mains de Dieu, donc son discours jusqu'ici assez laïc (observant les rapports de forces
entre les hommes sans faire intervenir la justice divine) nous recommande finalement de nous reposer sur la punition
divine pour sanctionner les méchants, mais non seulement la sanction est seulement possible, virtuelle, mais en plus
cela ne supprime pas la domination subie donc ce n'est pas une solution politique, c'est un faux remède. La
régénérescence politique dépend quand même plus de l'initiative humaine que de Dieu : elle suppose une résolution qui
ne requiert aucune médiation surnaturelle. Il ne veut pas tant donner à Dieu un rôle quelconque dans la libération que
repousser l'augustinisme réformé de Luther (Le serf arbitre).
Invocation morale : « Apprenons à bien faire » L'objet véritable du discours est donc plutôt dans le « bien faire »
auquel « nous » sommes invités mais qui ne peut souhaiter apprendre « à bien faire » ? Le « nous » relance la question
du destinataire qui peut recouper la classe des magistrats et de tous ceux qui s'intéressent à la vie de la cité. Mais la
visée est plus morale que politique. L'homme peut se résoudre à se délivrer de son désir du pouvoir : c'est l'ultime
possibilité de l'homme : se résoudre à ne plus céder à son propre désir. Cela semble confirmer que la coutume est un
instrument éthique central, dont il existe un bon et un mauvais usage : elle peut contribuer à entretenir le bon naturel de
l'homme et le rediriger dans le droit chemin. La véritable résistance consiste à désirer ne plus désirer servir, passer
d'une servitude volontaire à une résistance volontaire. Opération quasi-révolutionnaire qui ruine le pouvoir par la
stratégie même du pouvoir : installer un sabot dans la machine ou un virus dans le programme, détruisant les
fondements du colosse. Comme un médecin stratège qui produirait au coeur du mal un processus d'autodestruction,
d'autoconsommation : « n'ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et et vient sans force aucune ». Dès
lors que le pouvoir vient de l'homme, il n'y a de liberté qu'en résistant au pouvoir de son propre désir. Le désir
devient le nouveau champ de bataille des formes du pouvoir. L'homme doit faire du désir son seul et unique lieu de
pouvoir. Organiser une politique du corps résistant. Les individus englués dans la souffrance sociale perdent toutes
valeurs de justice et de liberté, ce qui conduit à une pathologie sociale, de même que LB associe la perte de liberté et
la fausseté des biens dont on jouit. Il faudrait donc induire une réaction de rejet en faisant apparaître cette situation
comme intolérable, en défaisant nos identifications spontanées au monde, en sapant toutes les euphémisations de notre
servitude, en cherchant à dépeindre notre existence sous la forme la plus honteuse. CF Marx : « il faut rendre
l'oppression réelle encore plus oppressive, en lui ajoutant la conscience de l'oppression, rendre la honte plus honteuse
encore, en la divulguant » (Critique de la philo hegelienne du droit).
CF Solution politique de Platon : réformer les âmes par la philosophie.
Un discours sans destinataire ? Une énonciation flottante.
L'injonction finale pourrait s'adresser à ceux qui ne se trouvent pas encore pris dans l'engrenage fatal du pouvoir mais
qui pourraient être tentés de s'en approcher. Ceux qui cultivent leurs talents naturels doivent choisir entre l'honneur
véritable et l'ambition qui conduit à servir le tyran, mais cela ne peut concerner les paysans ou artisans qui préfèrent
leur sécurité à la liberté.
Cf Machiavel : « on trouve alors que qquns mais en petit nombre le désirent pour commander ; tandis que tous les
autres, qui sont bien plus nombreux, ne désirent être libres que pour vivre en sécurité » DTL II, 16.
Le discours est adressé à des « amis » car il est vain de s'adresser à des interlocuteurs qui ne sauraient entendre.
Exhortation dernière à renoncer aux biens et à la puissance. Sans jamais prononcer le mot de « peuple libre ». Silence à
opposer au nom d'Un.
On a pu croire qu'il s'agissait d'un livre faisant miroir au Prince de Machiavel donc s'adressant lui-même au prince
présent ; l'orateur semble persuadé de la vanité de son entreprise donc soit il écrit pour le prince sans espérer réformer
sa manière de gouverner soit il écrit pour les « mieux nés » qui pourraient être tentés de servir le prince (Longa?). C'est
le discours d'un homme bien né adressé à d'autres bien nés comme dans une petite république de Platon. Dans tous les
cas il appelle à une conversion morale et c'est une invitation à faire compagnie.
76
Enfin, une voix non située comme celle de LB ici permet au mieux de se placer dans une situation de hauteur.
CONCLUSION GENERALE : Les leçons du DSV
Leçon N°1 : Une redéfinition de la servitude
La domination n'est pas réduite à une forme d'exercice illégitime du pouvoir politique mais elle est considérée
comme un processus social impliquant la formation d'habitudes, la construction d'intérêts sociaux et de relations de
pouvoir ; la force ne suffit pas pour faire la tyrannie, sinon elle ne durerait pas ; il faut donc qu'elle se change en droit
apparent et que la conquête devienne acceptation. Le calcul d'intérêts qui préside à l'assentiment politique est de
deux ordres : la sécurité, la tranquillité d'une part, et le plaisir ou la richesse d'autre part, qui tous témoignent de la
nature affective de l'être humain (fuir la souffrance et rechercher soit l'absence de souffrance soit le supplément de
plaisir). Si bien que, puisque tout le monde est plus ou moins asservi, tout le monde est plus ou moins le tyran de qqun
(le tyran des tyranneaux, les tyranneaux du peuple) ; seuls les hommes bien nés semblent y échapper mais de
l'intérieur, depuis le sanctuaire de leur vie intérieure, car ils peuvent être à leur tour isolés ou maltraités.
LB est le premier à faire de la domination l'objet d'une théorie sociale. L'originalité de son approche vient aussi du
fait que la servitude volontaire ne se réduit pas à une soumission volontaire ; c'est un consentement paradoxal qui
entretient un lien ambigu avec la notion de volonté car consentir n'est pas encore vouloir positivement (au sens de
désirer être libre) mais plutôt n'avoir pas voulu ne pas vouloir (osé ne pas accepter, osé résister). En somme, le DSV
réfute les deux principales dimensions de la soumission : la défaite (face à une force extérieur, alors qu'ils 'agit
d'une défaite intérieure) et la passivité (la servitude est un désir actif de croire, de pouvoir, d'avoir).
Ce consentement à la servitude a eu 3 causes : la première (sa substance anthropologique), non la force physique
mais la force de l'habitude, première cause qui installe la servitude sous les 3 bannières de l'évidence, de la nécessité
et de l'éternité (comme si ce qui a été devait être toujours) ; elle est à son tour insuffisante car le tyran ne peut se
contenter d'un consentement négatif et indirect. Il doit obtenir l'adhésion de ses sujets donc la dénaturation les rend
aussi vulnérables aux croyances illusoires, au mensonge et à la tromperie, aux fausses compensations matérielles et
symboliques (2ème cause, sa substance idéologique). Cela ne relève plus seulement de l'absence de volonté mais de
la volonté de faux plaisirs, de faux biens ; la servitude devient alors positivement volontaire. Mais cette explication
devient à son tour insuffisante car elle ne vaut que pour la masse : il faut donc y ajouter (3ème cause, sa substance
sociale, un vaste système de délégation des pouvoirs) la pyramide du pouvoir qui permet à tous ceux qui se
trouvent en dessous du tyran de tirer profit de la tyrannie (d'ailleurs la cible se déplace sur le lecteur ici car il
occupe probablement une place dans la pyramide, ne serait-ce parce qu'il est à même de lire). Alors qu'au début du
texte la tyrannie est un phénomène sans substance sociale (une simple suspension du vouloir suffirait à le dissoudre), à
la fin cela devient un phénomène socio-politique à part entière donnant à chacun la satisfaction d'exercer une
part du pouvoir tyrannique et de jouir de ses bénéfices primaires ou secondaires. Ce renversement s'accompagne
d'un autre, c’est-à-dire que ce sont les agents du pouvoir qui « embrassent la servitude », les paysans etc « en sont
quittes » dont sont paradoxalement plus libres qu'eux.
Il s'agit donc de démystifier la domination à double titre : en montrant que ceux qui paraissent les plus
puissants sont les plus aliénés / en montrant les ressorts invisibles du pouvoir et donc de proposer par là un
modèle de critique sociale original. LB rend visible l'invisible ressort de la servitude : non seulement l'habitude ou
l'histoire qui se chargent de naturaliser ou de faire oublier la tyrannie mais aussi le plus invisible des invisibles, le désir
de servir par intérêt. Le filet de l'intérêt soude en une chaîne interrompue tous les membres d'une société du sommet à
la base (« les faveurs et les sous-faveurs, les gains et les regains qu'on a avec les tyrans ». Or, c'est un filet où l'on se
prend soi-même car on est enchaîné aux autres qui sont les instruments de la réussite : « L'intérêt est le plus grand
monarque de la terre » Montesquieu LP CVI). Les moyens de la tyrannie sont bien connus des tyrans mais ils sont
méconnus du peuple qui refuse d'y croire ; ce qui était ésotérique devient donc ici exotérique, ce qui contribue
comme chez Machiavel à une désacralisation, à une laïcisation du pouvoir mais aussi à sa publicité : le pouvoir
politique est comme dépouillé de ses secrets et mirages, ce qui permet à chacun de réfléchir à sa propre relation au
pouvoir. Il y a là les germes d'une pensée de l'aliénation.
Leçon N°2 : Une synthèse entre désir de servitude et absence de désir de liberté
La question reste cependant entière : est-ce plutôt la force involontaire de l'habitude (force d'inertie sans désir
véritable si ce n'est de persévérer dans son être) ou le désir de pouvoir des hommes (force tout à la fois créatrice
et destructrice qui nous fait courir après le pouvoir) qui les rend serviles ? Cela revient à se demander quelle est la
77
part de responsabilité de chacun dans la construction d'un pouvoir tyrannique si c'est parce qu'il vit dans une société
aliénante qui le détermine à devenir servile ou bien si c'est parce qu'il a une manière d'interagir avec les autres qui est
toujours déjà violente. Qu’est-ce qui différencie la servitude volontaire originelle de la domination légitime théorisée
par Max Weber, de l’exploitation chez Karl Marx et Friedrich Engels, de l’assujettissement pensé par Louis Althusser
ou de la violence symbolique de Pierre Bourdieu ? Toutes ces théories partagent l’idée que les dominés sont
complices de leur domination.
Il existe deux conceptions divergentes de la domination aujourd'hui :
1) Weber définit la domination à partir de l'interaction sociale c’est-à-dire comme capacité de certains partenaires
d'interaction de se faire obéir en vertu de la docilité des autres : « domination signifie la forte probabilité de trouver
des personnes déterminées prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé » (Economie et société). Dans ce cas on se
penche plutôt sur les interactions entre individus, qui peuvent fluctuer, ce qui permet de décrire la relation
dominant/dominé, sachant que pour qu'il y ait un dominant il faut qu'il y ait un dominé qui accepte de l'être, mais
que les lignes peuvent bouger (intérêt descriptif de cette théorie au niveau microsocial). Il y a domination dès qu'un
rapport de pouvoir s'est stabilisé.
Ce sera aussi le cas chez Foucault qui définit la domination comme une stabilisation de rapports de pouvoir entre
individus, il définit les « rapports de domination » comme des situations où « les rapports de pouvoir, au lieu d'être
mobiles et de permettre aux différents partenaires une stratégie qui les modifie, se trouvent bloqués et figés ».
Weber distingue la domination du pouvoir : le pouvoir ou la puissance est la capacité de faire triompher sa volonté,
ce qui reste trop vague donc « un concept sociologiquement amorphe » qui ne désigne aucune relation sociale
spécifique. Il faut réserver le concept de domination à un phénomène mieux défini : une relation qui fait intervenir
un ordre (un commandement) et une docilité ; on parle donc de domination dès qu'une relation sociale entre deux
individus ou au sein d'un groupe est structurée par une disposition à obéir (docilité). Celle-ci est conçue en effet
comme le fait de reconnaître un maître (Herr) et par conséquent de lui obéir. En ceci la domination (Herrschaft) se
distingue de la simple puissance (Macht), qui n’est que la chance qu’a un individu de se faire obéir par un autre, sans
référence au fait essentiel que celui qui obéit reconnaît et accepte cette relation de pouvoir. Une pluralité de facteurs
de consentement existent : c'est d'abord une « disposition acquise » selon Weber, donc il fonde la docilité sur
l'habitude donc il y a bien un phénomène d'intériorisation des rapports sociaux de domination mais il faut aussi « un
minimum de volonté d'obéir ». Laquelle suppose à son tour : un intérêt (matériel, affectif, moral ou religieux) et une
légitimation (rationnelle fondée sur des règlements, traditionnelle ou charismatique).
On a donc une définition de la servitude par le consentement volontaire ce qui recoupe LB : habitude (la coutume
et ses effets de naturalisation), intérêt (à obtenir des compensations « qui sucrent la servitude », matériellement avec
« des bordels, des tavernes, des jeux publics » ou spirituellement, les tyrans empruntant « quelques échantillons de
divinité pour le maintien de leur méchante vie »), légitimation charismatique (nécessité de produire de la dévotion et de
la fascination « enchantés et charmés par le nom d'un seul »). Tout comme chez LB les 3 facteurs se complètent les
uns les autres : pour éviter la violence qui briserait les habitudes acquises, il faut mettre en place des situations où l'on
a un intérêt à obéir, puis renforcer cet intérêt par toutes sortes de légitimations. On aurait tort de répondre hâtivement
qu’elle fonctionne de trois manières, qui reprendraient les trois célèbres types de domination : traditionnelle,
charismatique et légale-rationnelle. En effet, conformément à l’épistémologie wébérienne, ces trois concepts sont des
idéaux-types, autrement dit des concepts analytiques, des formes pures qu’on ne retrouve jamais à l’état brut
dans l’histoire. Le sociologue explique donc la domination réelle comme un mélange de ces trois types au sein des
motivations psychologiques des acteurs, qu’il s’agit précisément de comprendre. Ainsi la contrainte absolue n'existe
pas vraiment et peut être acceptée ou refusée selon différents degrés : « il n'est pas jusqu'à la condition
d'assujettissement qui puisse être acceptée et (dans certaines limites) annulée. La contrainte absolue n'existe que
pour les esclaves ». De même chez LB différents facteurs peuvent renforcer le consentement mais aussi perdre en
efficacité selon les situations. L’habitude pourrait à première vue correspondre à la domination traditionnelle, la
ruse du tyran manipulant la foule à la domination charismatique, et la chaîne des gains, explication très
rationaliste, à la domination rationnelle.
# Par contre Weber présuppose que les acteurs puissent, s’ils en avaient le loisir et l’envie, donner eux-mêmes les
raisons qui les ont poussés à agir. Ils témoigneraient donc dans ce premier cas d’une volonté de suivre la tradition. Or,
c’est précisément ce que refuse de penser La Boétie, qui insiste sur le fait que l’état de servilité ne peut en aucun cas
être remis en cause par les individus qui sont nés dans cette situation. Ils ont oublié leur nature d’êtres libres. Il
semble donc qu’aucun retour réflexif ne soit possible dans leur cas. la violence y trouve une place
secondaire puisque s'il y a domination c'est parce qu'il y a consentement tacite : il souligne que le propre de la
domination est de pouvoir s'exercer sans violence mais on peut penser avec Marx que les rapports de domination tirent
leur origine d'une violence sociale imposée à certains groupes et avec Bourdieu que la domination sociale est une
continuation de la violence par d'autres moyens, même de manière symbolique. Autre limite : la justification ou la
légitimation du pouvoir n'est pas toujours un acte libre et conscient, elle procède plutôt d'une adaptation pratique aux
rapports de domination (habitus de Bourdieu). Là c'est LB qui complétait par avance Weber par Bourdieu donc il
anticipe déjà la synthèse entre les deux. Dernière limite : l'absence de prise en compte des facteurs psychiques de la
domination, les affects du pouvoir : l'absence de sensibilisation du peuple à sa propre servitude serait une forme de
déni mais aussi d'un plaisir de dominer / d'être dominé.
2) Comme rapport social / Bourdieu : Critique du concept de servitude volontaire ; en cela la soumission à la
domination « n'a rien d'une servitude volontaire et cette complicité n'est pas accordée par un acte conscient et
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délibéré ; elle est elle-même l'effet d'un pouvoir qui s'est inscrit durablement dans le corps des dominés sous la forme
de schèmes de perception et de disposition (à respecter, à admirer, à aimer, etc.) c’est-à-dire de croyances qui rendent
sensibles à certaines manifestations symboliques telles que les représentations publiques du pouvoir » (Méditations
pascaliennes). La violence symbolique désigne le phénomène qui consiste à présenter comme neutre ce qui est le
produit d'un rapport de forces (par ex être forcé de perdre son accent béarnais quand il est entré à l'ENS) : « La
violence symbolique est, pour parler aussi simplement que possible, cette forme de violence qui s’exerce sur un agent
social avec sa complicité » (Bourdieu). La complicité dont font preuve les dominés n’est ni un déterminisme imposé de
l’extérieur, puisque justement ils y jouent une part, ni non plus un acte délibéré, au sens où il serait le fruit d’une
délibération intérieure. Le monde est perçu et compris selon des catégories, des concepts, et surtout des schémas (par
exemple les relations haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir) imposés par l’ordre social et incorporés par les agents.
Ces structures cognitives sont le reflet des structures objectives du monde, et par conséquent la domination
inhérente aux relations sociales est acceptée comme parfaitement naturelle, comme un état normal du monde.
Le résultat de ce processus d’intériorisation a pour nom l’habitus. Au moment d’agir, cet ensemble de dispositions
acquises modèle, façonne, oriente, sous certaines conditions, les croyances et les actes de l’agent On retrouve cette
idée chez Marx (expliquer pourquoi l'ouvrier se soumet ou non à la discipline de fabrique industrielle) et les courants
féministes (expliquer comment les hommes et les femmes font l'expérience de la domination) : on définit la
domination à partir des rapports entre groupes sociaux et du fait que certains d'entre eux sont parvenus à
modeler les institutions et les hiérarchies symboliques selon leurs intérêts (bourgeoisie/prolétariat,
hommes/femmes). Dans ce cas, les individus dominés ne sont pas vraiment responsables de la situation qu'ils
subissent même si ce sont eux qui reproduisent ces schémas : « les dominés tels que la domination les a faits
peuvent contribuer à leur propre domination ». Il faut donc remonter aux causes (intérêt explicatif de cette
théorie au niveau macrosocial) comme une inégalité structurelle qu'il n'ont pas choisie et qu'ils reproduisent à
travers des habitus (disposition à réagir d'une certaine manière) qui se déposent dans la manière de parler, les attitudes
corporelles etc d'où une « relation sociale somatisée ».cf texte dossier GF p. 227. « Les dominés appliquent des
catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant apparaître comme
naturelles ».
LB va même ajouter Marx à Bourdieu en soulignant à quel point la dissimulation peut produire une mystification ;
il y a production d'illusions mystificatrices (comme notre fétichisme à l'égard des marchandises). De même chez LB la
participation à la pyramide du pouvoir produit une illusion structurelle sur la nature de la domination.
Donc LB propose déjà par avance comme une synthèse visionnaire entre Weber (les dominés sont dominés parce
qu'ils le veulent bien) et Bourdieu (le dominés sont déterminés par des habitudes et une structure sociale qui les
trompe et les écrase).
Leçon N°3 : Une moralisation de la politique qui annonce l'état moderne
Ainsi il y a une étroite imbrication entre morale et politique c’est-à-dire que la politique devrait être inspirée par une
certaine éthique. La liberté dont LB se fait le défenseur n'est pas un manifeste républicain anti-Machiavel : c'est plus
une morale politique basée sur trois principes : le respect de la loi (pas d'anarchisme)/ le contrat (pour la recherche
du bien commun)/ la raison-liberté (liberté de la raison et rationalité de la liberté). Car contrairement à ce qu'on
pourrait croire il ne fait pas l'apologie du tyrannicide ni à la rébellion qui sont traditionnellement les deux formes de
révolution,dans le cas de l'usurpation de pouvoir ; à la différence des auteurs antiques ou des monarchomaques
protestants (Sénèque « Ce n'est pas un homicide de tuer un tyran »), car cela consisterait à utiliser la force contre la
force, cela relèverait d'une vengeance qui est infra-juridique et conserve en soi une part de démesure (« il n'est pas
nécessaire de combattre »&7a, « je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez »&9) ; de plus, comme le tyran se
repose sur une pyramides d'ambitieux prêts à prendre sa place, ce serait l'occasion d'une nouvelle tyrannie ; et il ne
trouve pas dans le fait, encore moins le fait de la violence, une justification du droit ; le droit reste un sanctuaire de la
morale ; il est donc hostile à toute révolte armée et reste fidèle à sa devise d'étudiant : Pax et Lex. Il dit aussi « la loi et
la raison » & 14j mais une autre version écrit « la loi et le roi ». La réforme doit être effectuée selon les seules voies du
droit. Cf Aristote : « la loi est une raison sans désir » / proximité étymologique entre raison et loi (nous/ nomos) déjà
chez Platon.
En cela il influe malgré tout sur la philosophie politique moderne car il prélude aux théories contractualistes du
pouvoir : sans le soutien des autres, il serait seul, abandonné de tous et ne pourrait plus rien. Donc la liberté du peuple
est à chercher dans le lien qui le lie au prince. Car le détenteur du pouvoir a besoin de l'investiture et du soutien
populaires et la liberté apparaît déjà en filigrane comme le principe de l'autorité politique. « Il ne faut pas lui ôter
rien mais lui donner rien »&7a : c'est le peuple lui-même qui fait sa servitude et donc sa liberté car il fait et défait le
tyran ; défaire le tyran n'est pas le tuer, car ce serait le transformer en martyr ou en héros, mais refuser de le servir ; la
résistance passive restaure la valeur du politique. Savoir dire non c'est éprouver sa liberté ; la force du refus permet
la reconquête de soi.
Il a donc l'intuition du rôle du peuple dans l'état moderne ; il faudrait un pacte de gouvernement qui n'est ni un
pacte d'association, ni un pacte de sujétion, ce qui ne se rattache à aucune expérience politique et s'inscrit dans un halo
d'idéalisme (comme le montre l'évocation de la « liberté selon la République de Platon »&21d). Il dénonce seulement
les excès de la monarchie et la mauvaise foi des princes, plutôt que de plaider pour la démocratie qui est perçue à
l'époque en termes péjoratifs. Il veut montrer la réciprocité des droits et devoirs = que le monarque n'a pas que des
droits mais aussi des devoirs envers le peuple : et réciproquement, les sujets n'ont pas seulement le devoir d'obéir au
prince mais le droit de le juger. L'idée sera le principe du droit d'opposition du peuple. Les devoirs du sujet se
transforment : ils sont moins dans l'allégeance au prince que dans l'obligation d'empêcher toute atteinte au droit
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naturel de liberté. Devoir et droit (de résistance) se médiatisent réciproquement. Ce qui prépare déjà l'éveil de la
conscience de rationalité nécessaire à l'affranchissement des peuples. Il faut préparer l'institution du peuple et non plus
celle du prince. Le but étant de conduire ensuite le peuple à la citoyenneté. Le temps féodal est mort (pouvoir
horizontal et non plus vertical) mais il faut empêcher le temps des révolutions. Les relations gouvernants-gouvernés
sont en train de devenir les relations souveraineté / citoyenneté. LB est l'un des « porteurs de torches qui éclairent les
routes de l'avenir » selon Hauser. LB a eu le mérite d'inaugurer l'intelligibilité de transparence dont la liberté des
peuples est la plus haute conquête. Il n'a rien de révolutionnaire mais il est le premier des Modernes.
Leçon N°4 = Un nouveau naturalisme politique
Le devoir qu'a l'homme de préserver son droit naturel à la liberté est l'index de la vérité d'homme, résumé par la
formule : « Nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais avec affectation de la défendre »
&12. Il faut que notre condition soit conforme à notre nature. L'homme est le seul maître d'oeuvre du monde
politique : il est responsable de son sommeil dogmatique mais aussi du même coup de son réveil. L'homme s'avance
au-devant de la scène politique vers l'affirmation de sa conscience de soi. La finalité heuristique du texte est de nous
rappeler que la liberté ne doit jamais nous être seulement temporairement concédée car elle définit notre nature .
Il y a un nouveau naturalisme politique, c’est-à-dire une théorie politique se fondant sur une certaine conception de
la nature, qui n'est ni celui de St Augustin (la servitude justifiée par la nature pécheresse de l'homme) ni celui d'Aristote
(la servitude justifiée par une inégalité naturelle entre les hommes) : il s'agit d'un naturalisme qui ne se réfère pas à
Dieu / qui ne déduit pas de l'inégalité la justification de la servitude mais la fraternité / et enfin, pour s'opposer aux
deux en même temps, qui définit la liberté comme naturelle et la servitude comme anti-naturelle. De plus, ce
nouveau naturalisme politique n'est pas à l'origine d'un discours juridique ou moral sur les différentes formes de
gouvernement mais d'un discours thérapeutique sur le corps social lui-même. La distinction entre gouvernements
despotiques et politiques se trouve ainsi déplacée entre deux types de liens : les liens tyranniques, caractérisés par
l'avarice / les liens authentiquement politiques, qui seuls constituent une vraie communauté, caractérisés par
l'amitié universelle ; ce sont deux figures antithétiques du rapport à soi et à autrui dont procèdent deux univers
politiques. On échappe ainsi à l'opposition caricaturale entre la société libre et un Etat oppresseur.
Cela passe par les clartés de la raison : LB annonce les Lumières, qui seules peuvent nous affranchir du dogmatisme
justifiant la servitude et qui consommeront la rupture. L'affranchissement est donc d'abord œuvre de connaissance ; le
savoir restitue l'homme en sa droiture, comme une restauration ontologique. Même si la populace est trop lourde
pour qu'il soit vraiment possible de l'éduquer. L'institution du peuple doit chercher une alliée dans la diplomatie qui est
le privilège d'une aristocratie d'hommes raisonnables, qui comprennent la vertu du juste milieu.
MAIS des leçons contradictoire / un discours émaillé de contradictions
- Le problème de la responsabilité = C'est une tyrannie généralisée où tous sont plus ou moins responsables
(voulue) /alors qu'on constate également une opposition entre maîtres et esclaves et une situation d'oppression (subie).
cf débat Weber/Bourdieu : la synthèse pourrait passer pour une tentative de synthèse avortée c’est-à-dire que LB ne
parvient pas à définir la responsabilité exacte des uns et des autres, notamment au niveau du peuple, qui est à la fois
sot, naïf, trompé en permanence et moins corrompu que ceux qui le gouvernent). Cela rejoint l'absence de choix
apparent entre deux causes de servitude : la « nourriture » de la coutume dont on hérite involontairement / les
mauvaises passions exploitées par la pyramide du pouvoir, « ressort secret » de la domination dont on est responsable.
- Le problème du désir de liberté = Il y a une disparition, un effacement entier du désir de liberté chez les hommes
serviles, y compris les gouvernants / mais une persistance indéfinie chez certains qui sont « bien nés » ; et nouveau
paradoxe : les mieux nés sont décrits comme pouvant à la fois résister et ne pas résister au tyran:ils sont les seuls qui
peuvent sentir la liberté en ne l'ayant jamais connue / ils dépendent quand même de la bonne volonté du tyran pour
pouvoir l'exercer et peuvent être vaincus malgré tout. Cela rejoint le problème d'un aveuglement irrémédiable, peutêtre irréversible du peuple et des tyranneaux (confirmant l'absence ou l'étouffement du désir de liberté) qui contraste
avec la possibilité d'un refus qui ne coûterait rien (confirmant la simplicité et la facilité d'une manifestation de la
liberté).
- Le problème de la naturalité de la nature invoquée = LB ne cesse de se contredire reliant tantôt la liberté à une
nature originelle, première, animale, qui aurait précédé toute corruption sociale / tantôt une forme de liberté propre à
l'homme, et en particulier aux hommes bien éduquée, ce qui suppose une transformation de la nature par la culture,
l'acquisition de capacités de réflexion et de savoirs. Cette hésitation permanente entre la nature en l'homme et la
nature de l'homme (comme chez Rousseau, même si c'est plus assumé chez lui) crée un flou sémantique dont le seul
avantage est de permettre le naturalisme politique traité plus haut c’est-à-dire d'ancrer la vie politique dans une morale
qui est elle-même issue d'une conception rationnelle et raisonnable de la nature, laquelle n'est rien d'autre que
l'expression de la civilisation humaine.
- Le problème de la place des femmes = le DSV se veut impersonnel et abstrait, tant dans la description qu tyran que
de celle du peuple, ce qui permet de donner un vision universelle de la condition humaine ; mais la femme semble être
l'impensé du DSV. La part du féminin semble se limiter à une fonction sexuelle (« vous nourrissez vos filles afin qu'il
ait de quoi soûler la luxure », qu'il s'agisse du maître à satisfaire ou des « bordeaux » que le tyran fait ouvrir pour
divertir le peuple. Elle ne semble pas non plus présente dans le filet de la tyrannie motivé par l'intérêt (pas de
« tyrannettes »). Néanmoins, elle réapparaît en filigrane derrière la figure de « l'hommeau, lâche et efféminé, le plus
lâche et femelin de la nation » : LB souligne la passivité en recourant à la figure féminine : le terme « effeminer » ne
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renvoie plus à la perte de virilité mais à l'instrumentalisation par le tyran (« tous les tyrans n'ont pas ainsi déclaré qu'ils
voulaient efféminer leurs gens). Ou pire quand il est « tout empêché de servir vilement à la moindre femelette ». Cf
efféminé signifie « idolâtre » au XVIème (homme corrompu et consacré en l'honneur de quelque idole). Le comble est
atteint quand un tyran est asservi à une femme. Hercule (soumis aux caprices d'Omphale et travaillant à son service à
son rouet) et Samson ( Dalila le trahit en le privant de la force de ses cheveux) évoquent d'ailleurs des exemples
antiques de soumission d'un homme puissant à une femme ; aux pieds d'une femme qu'ils désirent, ils perdent toute
indépendance d'où une servitude encore plus volontaire. La femme évoque donc la tentation de la servitude, comme
dans la Genèse, en en révélant les « appâts ».
- Le problème des solutions politiques = Une injonction permanente à la libération mais nulle solution pour
sortir de l'enfer de la servitude : à part quelques recommandations éparses, c'est un discours sans doctrine ;
discours d'indignation morale sans préconisation politique (il émet des sentences c’est-à-dire ds jugements tranchés qui
ne sont pas encore des maximes morales, donnant des règles de morale) ; LB ne résout rien, le DSV fonctionne comme
un enchaînement de questions ; LB ne propose pas même une définition de ce que pourrait être une société juste ;
pas d'équivalent du CS de Rousseau ; pas d'utopie qui présente le visage inversé de l'Angleterre ; pas de république des
amis constituée en système politique (même s'il fait allusion à une société des amis à 2 reprises) : « le moyen de n'avoir
ni un seul maître ni plusieurs, LB ne le donne pas ! » s'écriait Leroux, un commentateur. Il n'est pas démocrate puisqu'il
condamne le peuple ; ni antimonarchiste puisqu'il déconseille toute action violente envers le tyran. Il se limite à
souligner un triple paradoxe c’est-à-dire un constat de fait (la multitude devrait l'emporter sur l'un) et deux
renversements : des causes et des conséquences (la servitude est une conséquence et non une cause, choisie et non
subie) / des forces et des faiblesses (ceux qui tyrannisent sont plus faibles que ceux qui sont tyrannisés).
# C'est d'ailleurs parce qu'il ne dit rien de précis en ce domaine que le texte possède cette actualité trans-historique.
# Il reste toujours l'espoir que trouve un écho le premier appel : « soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres ».
Cf à compléter par la lecture du Mémoire touchant l'édit de janvier 1562 ou Mémoire sur la pacification
(attribué sans preuve à LB, découvert en 1917) : montre l'unité du peuple et les conséquences catastrophiques de sa
division ; examine 3 hypothèses pour éteindre les querelles religieuse : « c'est, ou de maintenir seulement l'ancienne
doctrine en la religion, ou d'introduire du tout la nouvelle, ou de les entretenir toutes les deux sous le soin et conduite
des magistrats. Il retient surtout la première, la plus orthodoxe en apparence, car il lui semble impossible d'imposer une
religion nouvelle minoritaire à un royaume catholique de longue date ; il réfute aussi la 3ème car on ne peut qu'en
attendre une « ruine entière ». Mais la suite est plus moderne : « qu'on réforme tellement celle-là qu'elle soit en
apparence toute nouvelle et en mœurs tout autre … on s'accorde aux protestants pour les ranger tous en un troupeau ».
Il s'agit donc de refuser la religion réformée et d'imposer la religion catholique en la réformant. L'idée principale reste
que c'est l'unité du royaume qui est primordiale face aux menaces extérieures. Il suggère que les religions polythéistes
sont plus tolérantes du fait de la relativisation du pouvoir de chaque dieu et que la religion monothéiste coupe la nation
en deux, deux absolus ne pouvant coexister : « la race de leurs dieux ne refusaient point compagnie ». Il suggère
également de confier le châtiment de ceux qui troublent l’État non à ceux qui gouvernent les provinces mais aux
parlements pour qu'ils soient « punis par vraie et naturelle justice ».
Conséquence finale = y aurait-il une maladresse de la mise en scène qui serait une mise en scène de la maladresse ?
Le DSV donne le spectacle d'un orateur qui semble ne pas trop savoir à qui s'adresser ; il cherche à rendre visible aux
autres la domination qu'ils ne voient pas mais le discours d'alerte est aussi un discours de désarroi. Comme
l'homme sorti de la caverne qui revient mais ne parvient pas à convaincre les autres de ce qu'il a vu, seulement ceux qui
comme lui ont échappé aux chaînes de l'esclavage. Le désir d'agir est réorienté vers la sphère de la pensée : avant
d'éliminer le maître il faut d'abord savoir pourquoi il est à cette place et ce que l'on veut mettre à sa place, de penser la
place du maître ; il faut dire que l'imprimerie (Gutenberg XIVème) et la large diffusion des savoirs permet d'agir sur la
conscience des élites donc il n'a fait qu'ouvrir la boîte de Pandore ; il ne suffit pas pour se défaire du maître de se
défaire de la place du maître (« remuer la couronne ») car le problème est tout autant psychologique que politique.
C'est un discours politique sans visée politique de reconquête du pouvoir puisque chacun est renvoyé à soimême ; c'est une rhétorique non pas agonistique (agonia= combat), qui cherche à provoquer le conflit, mais méditative,
qui cherche à faire penser, plutôt qu'à dire ce qu'il faut penser, à signaler, comme une rhétorique de la signalisation.
La réforme doit d'abord être morale et philosophique. Il y a dans le DSV un creux, un espace en attente, une place vide,
celle de l'ami qui croit à la possibilité de l'amitié entre les hommes, d'une sphère d'échange sans domination. La lacune
aménagée pourrait être comblée par le lecteur qui s'il veut une réponse doit la déduire de lui-même, doit faire violence
au texte pour considérer ce passage comme sérieux et celui-là comme plus ironique. Le lecteur qui jusqu'ici est guidé
par le raisonnent se trouve brutalement abandonné à lui-même et tenté de combler ce vide de lui-même. Il n'y a pas
d'interprétation unique, pas de certitude qu'il voudrait imposer à autrui c’est-à-dire lui faire exercer une domination
dont il est en train de décrire les effets pervers. Rétablir le texte dans sa complexité revient à rétablir le lecteur dans sa
liberté. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un jeu futile, comme en témoigne Montaigne, par une sorte de réponse
anticipée à Ste Beuve : « je ne fais nul doute qu'il ne crût ce qu'il écrivait, car il était assez consciencieux pour ne
mentir pas même en jouant ». On peut croire à l'existence universelle de la servitude volontaire et croire aussi à la
possibilité de s'en affranchir, tout en ne prêchant rien. Tout se passe comme si LB était devant un tribunal à la place
d'un témoin qui chercherait à répondre aux questions du juge mais sans prendre vraiment parti, toujours prêt à dire « ce
n'est pas ce que j'ai voulu dire ».
TR : Finalement, si le danger consiste dans l'habitude de la tyrannie qui finit par nous aveugler sur nos propres
chaînes, la libération exige une vigilance accrue, un doute permanent, pour garder en mémoire le souvenir de la
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liberté et reconnaître les signes de la tyrannie. Le postulat d'une tyrannie universelle « qui se fait en tout pays, par tous
les hommes, tous les jours » est le meilleur moyen d'engendrer ce doute universel. On ne peut sortir du cercle de
l'illusion (pour se libérer il faut déjà reconnaître l'illusion comme telle or le propre de l'illusion est de ne pas se
reconnaître comme telle, donc soit je suis illusionné mais je ne peux pas savoir que je le suis, soit je le sais mais alors
c'est que je suis déjà sorti de l'illusion d'où l'idée que le texte soit perçu comme un « Reveille-matin ») qu'en traquant
en permanence les signes de la tyrannie. Reste à savoir, si la raison est le principal remède, ce qui peut transformer la
semence en germe et le germe en action. La seule/ principale liberté à acquérir est, semble-t-il, celle de l'autonomie et
de la clairvoyance de la pensée résumé par la formule : « je pense bien et ne suis pas trompé » (&34).
LB a le mérite d'avoir accompli une révolution copernicienne qui pose le sujet pensant en maître du tyran. La
« liberté volontaire » (pléonasme de Montaigne qui retourne l'oxymore de LB) est peut-être cette négativité dont
l'exercice appartient à chacun ; l'écriture et la lecture du livre, du seul fait qu'ils décrivent la servitude, sont déjà des
moyens de s'en extraire, il y a dans le DSV comme une éthique de la négativité et comme un pouvoir performatif
de l'écriture. Il y a une fonction protreptique du texte, c’est-à-dire propice à l'exercice de la pensée, et donc
forcément décevant car quand on croit être arrivé quelque part, il faut tout recommencer par soi-même... Pour guérir
l'esprit de servitude, il faut apprendre à penser bien et librement, libérer les esprits plus que les corps, vaincre la
soumission plus que la servitude. Foucault définissait justement l'attitude critique comme « l'art de l'inservitude
volontaire » (Qu'est ce que la critique ? 1990)...
CF LP : dernière lettre que Roxane envoie de son sérail à Usbeck : « J'ai pu vivre dans le servitude mais j'ai toujours
été libre ; j'ai réformé tes lois sur celles de la Nature et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance » (161). « Il
me semble, Usbeck, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nousmêmes » (LP XIX).
CF : La transformation finale de Nora qui lui permet de se détacher du jugement de son mari se conçoit comme une
autonomisation de la pensée suite à un désaccord irréconciliable sur la nature de son sacrifice. Il revient à chacun de
« faire sa propre éducation » III)
Dans ce cas, le meilleur moyen de sortir de l'illusion tyrannique n'est-il pas d'en prendre conscience et, pour ce faire,
d'en proposer un portrait de l'extérieur, à travers le regard d'un autre ? Cf Montesquieu...
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