Recueil Dalloz 2007 p. 1578 Appartenance des fruits
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Recueil Dalloz 2007 p. 1578 Appartenance des fruits
Recueil Dalloz 2007 p. 1578 Appartenance des fruits et revenus des biens propres à la communauté : l'ambiguïté est levée ! Marc Nicod, Professeur à l'Université de Toulouse I 1 - Cette décision, qui a l'étoffe d'un arrêt de principe, était attendue depuis plus de vingt ans. Elle constitue l'épilogue d'une des plus fameuses controverses doctrinales du droit des régimes matrimoniaux (1). « Les fruits et revenus des biens propres, explique-t-elle, ont le caractère de biens communs ». Voilà un principe de répartition des richesses dans le régime de la communauté réduite aux acquêts, qui était certes couramment admis et enseigné, mais dont on était bien en peine, jusqu'à présent, d'indiquer le fondement légal ou prétorien. A l'appui de cette solution favorable à la communauté, et dictée par le bon sens, c'est l'arrêt rapporté, du 20 février 2007, qu'il convient désormais de citer et de retenir. I - Les réformes successives de 1965 et de 1985 2 - Sous l'empire du Code de 1804, la nature commune des fruits et revenus des biens propres dans le régime de la communauté légale ne souffrait aucune discussion. L'ancien article 1401 du code civil prévoyait que « la communauté se compose activement... de tous les fruits, revenus, intérêts et arrérages... provenant des biens qui appartenaient aux époux lors de la célébration ou de ceux qui leur sont échus pendant le mariage, à quelque titre que ce soit ». De plus, l'ancien article 1403 reconnaissait à la communauté un droit d'usufruit sur les biens personnels de chacun des époux (2). Les difficultés ne sont apparues qu'avec la loi du 13 juillet 1965, qui a substitué à la communauté de meubles et acquêts une simple communauté d'acquêts et qui, surtout, a voulu assurer à la femme mariée la jouissance de ses propres. Les rédacteurs de la loi de 1965 ont visiblement été embarrassés par la question de l'attribution des fruits ; les textes qu'ils ont rédigés, et qui figurent toujours dans le code civil, pèchent par leur imprécision, voire leur contradiction. D'un côté, on trouve les articles 1401 et 1403, alinéa 2 : le premier intègre à la communauté les acquêts réalisés par les époux « et provenant... des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres » ; le second, plus énigmatique, n'y admet que les « fruits perçus et non consommés ». De l'autre, les articles 1403, alinéa 1er, et 1428 affirment, cette fois de concert, que chaque époux conserve « la pleine propriété » et « la jouissance de ses propres ». Les auteurs se sont profondément divisés sur l'articulation de ces deux séries de propositions. Si l'on cherche absolument à les concilier, le plus raisonnable est sans doute de conclure que les revenus des biens propres ont pour titulaires les époux, mais pour bénéficiaire la communauté (3). La lettre des textes de 1965 n'en suscite pas moins la perplexité, car on ne comprend guère pourquoi la qualification de ces revenus devrait dépendre de leur perception ou de leur économie. 3 - Bien que la loi du 23 décembre 1985, « relative à l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux... », n'ait pas directement redessiné la répartition entre les biens propres et les biens communs, elle a incontestablement modifié les termes du débat. Passant outre aux finesses textuelles de la loi de 1965, le législateur de 1985 a pris le parti de considérer, en toutes circonstances, les revenus de biens propres comme des biens communs. Cette position radicale s'est notamment illustrée lors de la réécriture des articles 1411, alinéa 1er (dettes personnelles), et 1415 (cautionnement et emprunt), qui évoquent désormais « les biens propres et les revenus » - conjonction qui n'a de sens que dans la mesure où les revenus des propres ne sont pas eux-mêmes des biens propres. Au-delà de sa vertu simplificatrice, la solution a le mérite d'une parfaite conformité avec la force d'attraction inhérente à l'idée de communauté. La caisse commune des époux a pour finalité naturelle de s'enrichir ; or l'enrichissement passe par la prise en compte de tous les revenus, quelle qu'en soit la source. II - Le message ambigu de l'arrêt Authier 4 - Après les directives nouvelles données par la loi de 1985, la doctrine dominante espérait que la Cour régulatrice viendrait rapidement clarifier les règles du jeu ; plus précisément, qu'elle mettrait en sommeil les dispositions obsolètes de la loi de 1965. Mais son intervention s'est fait attendre, et lorsqu'elle a eu lieu, en 1992, elle n'a pas pleinement convaincu. Par un arrêt de principe du 31 mars 1992, la Cour de cassation a jugé que la communauté n'avait pas droit à récompense pour le paiement des intérêts d'un emprunt contracté par un époux afin de financer l'acquisition d'un immeuble propre. Selon la première Chambre civile, « la communauté, à laquelle sont affectés les fruits et les revenus des biens propres, doit supporter les dettes qui sont la charge de la jouissance de ces biens ; que dès lors leur paiement ne donne pas droit à récompense au profit de la communauté lorsqu'il a été fait avec des fonds communs ; qu'il s'ensuit que l'époux qui aurait acquitté une telle dette avec des fonds propres, dispose d'une récompense contre la communauté » (4). Indépendamment de la solution elle-même (l'exclusion des intérêts de l'emprunt), l'incise, « à laquelle sont affectés les fruits et les revenus des biens propres », a fait beaucoup pour la célébrité de l'arrêt Authier (5). Dans l'attendu, cette formule n'apparaît pourtant que comme le point d'appui de la règle prétorienne, sa justification : c'est parce que les revenus des biens propres sont affectés à la communauté que celle-ci doit corrélativement supporter les charges usufructuaires (6). 5 - Avec l'arrêt Authier, la Cour de cassation n'a pas ouvertement indiqué que les revenus des biens propres étaient des acquêts ; elle s'est contentée d'affirmer - ce qui est tout de même assez différent - leur affectation à la communauté. Il ne s'agit, au mieux, que de la confirmation d'une direction déjà annoncée par la législation et entrevue dans quelques décisions antérieures (7) : les revenus des biens propres ont une destination communautaire (8). Rien n'est dit, en revanche, alors que c'était le coeur du conflit doctrinal, du sort originel de ces revenus. A lire l'arrêt, on reste dans l'ignorance de leur nature avant qu'ils soient perçus ou économisés. La référence à « l'affectation » a été particulièrement perturbatrice ; elle a donné lieu, en doctrine, à des interprétations divergentes. Sans doute témoigne-t-elle de la fidélité de la Haute juridiction à la lettre de l'article 1403, alinéa 2, du code civil, qui limite l'emprise de la masse commune aux seuls fruits perçus. Néanmoins, la majorité des auteurs, désireux de voir l'esprit de 1985 l'emporter, ont estimé que la Cour régulatrice admettait désormais les revenus de biens propres au nombre des acquêts de source. Pour parvenir à ce résultat, il fallait, à tout le moins, considérer l'arrêt dans son entier, notamment dans ses conséquences pratiques, et... faire preuve d'un certain effort d'imagination (9). III - La clarification opérée par l'arrêt du 20 février 2007 6 - A l'origine de la décision de 2007, on retrouve, comme à l'ordinaire, un débat liquidatif de l'après-divorce ; l'originalité de l'espèce tient au fait que les ex-époux s'étaient mariés, en 1954, sous le régime conventionnel de la communauté réduite aux acquêts. L'ex-mari réclamait une récompense au profit de la masse commune, au motif qu'une partie de la construction réalisée par son ex-femme sur un terrain qui lui était propre avait été financée au moyen d'acquêts. Pour justifier son refus, la Cour d'appel de Nîmes avançait, entre autres, que cette maison ayant été « louée pendant environ vingt ans, les loyers... ont largement suffi au financement du solde du coût de la construction » (Nîmes, 19 avr. 2005). La critique de cette argumentation était aisée, puisque la Cour de cassation décide, depuis un important arrêt de 1982 (l'arrêt Oxusoff), que « si, en vertu de l'article 1403 » du code civil, la communauté « n'a pas droit aux fruits consommés sans fraude, on ne doit pas considérer comme consommés les revenus employés à l'amélioration d'un bien propre ». Elle en déduit que, lorsque « les loyers des immeubles propres au mari, perçus pendant le mariage, avaient été utilisés pour la construction d'une maison sur un terrain propre, ... cette utilisation donnait lieu à récompense au profit de la communauté » (10). 7 - C'est naturellement sur ce point de droit que se sont concentrées les attaques du pourvoi qui invoquait les articles 1401, 1403 et 1437 du code civil (rédaction de 1965). Dès lors, on aurait pu craindre, dans la motivation de la cassation, une simple réplique de l'arrêt Oxusoff, sans prise de position sur la nature des fruits et revenus des biens propres. Mais, cette fois, la première Chambre civile n'a pas repoussé la difficulté ; elle a abordé de front la question préalable de la qualification des loyers. Rendu sous le visa de l'ancien article 1498, aliéna 2, du code civil (version de 1804), l'arrêt de censure expose : « Attendu que les fruits et revenus des biens propres ont le caractère de biens communs ; que, dès lors, donne droit à récompense au profit de la communauté l'emploi des revenus d'un bien propre à son amélioration ». On doit savoir gré à la Juridiction régulatrice d'avoir, de son propre mouvement, pris clairement parti en faveur de la thèse communautaire. Il est maintenant établi en jurisprudence, dans le droit fil des principes qui ont guidé le législateur de 1985, que les revenus des biens propres appartiennent à la communauté, sans qu'il y ait à considérer leur perception ou leur économie (11). 8 - En présence d'époux qui s'étaient unis avant le 1er février 1966 sous le régime conventionnel de la communauté réduite aux acquêts, la Cour de cassation a fait application, conformément aux règles du droit transitoire, de « l'article 1498, aliéna 2, du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 65-570 du 13 juillet 1965 ». Ce visa n'a nullement pour conséquence d'amoindrir la portée du principe posé (12). L'enseignement de l'arrêt du 20 février 2007 est parfaitement transposable en droit positif. En effet, la situation juridique des ex-époux à l'origine du contentieux ne diffère guère de celle qui a cours, aujourd'hui, sous le régime légal. D'une part, il faut rappeler que l'ancien article 1498, alinéa 2, disposait : « le partage se borne aux acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de l'industrie commune que des économies faites sur les fruits et revenus des biens des deux époux » ; on reconnaît ici les racines de l'actuel article 1401 du code civil. D'autre part, l'usufruit de la communauté sur les propres a été supprimé à compter du 1er février 1966 pour tous les époux, y compris pour ceux qui avaient antérieurement adopté un régime conventionnel (art. 11, al. 2, de la loi du 13 juill. 1965, modifié par la loi n° 65-995 du 26 nov. 1965). 9 - Ne sachant comment se défaire des limitations apportées par la loi de 1965 à la vocation naturelle de la communauté à accueillir tous les revenus, la Cour de cassation a longtemps mené une politique de petits pas. Elle avait sans doute besoin « de donner du temps au temps », de laisser vieillir des textes qu'elle jugeait dépassés (spécialement l'art. 1403, al. 2, C. civil), mais dont elle n'osait pas encore se libérer. Avec l'arrêt de février 2007, la première Chambre civile vient de franchir le Rubicon : « Le sort en est jeté ». Mots clés : COMMUNAUTE ENTRE EPOUX * Communauté légale * Communauté réduite aux acquêts * Bien propre * Fruit et revenu * Bien commun (1) Sur les diverses thèses en présence, Flour et Champenois, Les régimes matrimoniaux, 2e éd., Armand Colin, 2001, n° 264 s. (2) L'ancien art. 1428 en tirait pour conséquence : « Le mari a l'administration de tous les biens personnels de la femme ». (3) Morin, Qui, de la communauté ou des époux, doit supporter les charges usufructuaires des biens propres ?, Mélanges Colomer, Litec, 1993, p. 259 s., spéc. n° 6 ; Defrénois 1993, art. 35538. (4) Civ. 1re, 31 mars 1992, Bull. civ. I, n° 96 ; D. 1992. IR. 137 ; RTD civ. 1993.401, obs. Lucet et Vareille ; GAJC, 11e éd., Dalloz, 2000, p. 441GACIV1120000074 ; Defrénois 1992, art35348, obs. G. Champenois ; JCP 1993, II, 22003, note J.-F. Pillebout ; JCP N 1993, n°21, obs. A. Tisserand ;. (5) Rapidement élevé au rang d'un des Grands arrêts de la jurisprudence civile, préc. p. 441. (6) En dépit des vives critiques dont elle a fait l'objet, la formule de l'arrêt Authier a été réitérée, dans des circonstances semblables, à au moins deux reprises : Civ. 1re, 26 janv. 1994, n° 92-10.029 ; 24 oct. 2000, D. 2001. Somm. 2936, obs. Nicod ; RTD civ. 2001. 650, obs. Vareille ; Dr. fam. 2000, n° 145, note Beignier. (7) Spécialement, Civ. 1re, 6 juill. 1982, Oxusoff, Bull. civ. I, n° 249 ; D. 1982. IR. 424 ; Defrénois 1982, art. 32972, obs. Champenois. (8) V. égal., Civ. 1re, 4 janv. 1995, Bull. civ. I, n° 4 ; D. 1995. Somm. 328, obs. Grimaldi ; RTD civ. 1996. 932, obs. Zenati ; ibid. 972, obs. Vareille ; Defrénois 1996, art. 36358, p. 818, obs. Champenois ; JCP 1995. I. 3869, obs. Simler. Dans cette décision, la Cour de cassation indique que les revenus d'une exploitation agricole propre « tombaient en communauté ». (9) Selon la très jolie formule de Bernard Vareille, « la première Chambre civile se contente de suggérer ce qu'on se plaît à entrevoir, sans pour autant dévoiler ce que l'on eût aimé contempler, et en laissant à notre imagination le soin voluptueux de faire le reste... », RTD civ. 2001, obs. préc. (10) Civ. 1re, 6 juill. 1982, Oxusoff, préc. (11) L'arrêt de 2007 ne fait plus aucune référence à ces conditions introduites par la loi de 1965 et qui demeurent dans le code civil. (12) V. sous le même visa, Civ. 1re, 4 janv. 1995, préc. Recueil Dalloz © Editions Dalloz 2009