De Compostelle au Tro Breiz Le pèlerinage de la vie Jean marche d
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De Compostelle au Tro Breiz Le pèlerinage de la vie Jean marche d
De Compostelle au Tro Breiz Le pèlerinage de la vie J, GAËLE DE LA BROSSE Cofondatrice et rédactrice en chef de Chemins d'étoiles, Paris. A dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur le voyage et publié: Tro Breiz, les chemins du Paradis (Presses de la Renaissance, 2006) 1. Jean marche d'un pas assuré. De loin, on ne distingue que sa maigre silhouette; mais à le voir ainsi cheminer, on le devine pèlerin: un long manteau habille son corps jusqu'aux pieds et un chapeau à larges bords dissimule en partie son visage. Sa panetière, ourlée de clochettes, est son unique bagage. Balançant fièrement son bourdon au rythme du joyeux tintement des grelots, il sourit. Et pour cause: il croit toucher au but. Devant lui se dressent les tours d'une forteresse dont les pierres resplendissent au soleil; elles sont vertes, couleur de l'espérance. C'est la cité sainte, la Jérusalem céleste - «la demeure de Dieu parmi les hommes» où, selon l'Apôtre, « la mort ne sera plus, et il n'y aura plus ni deuil ni cri de souffrance ni douleur» (Ap 21,3-4). «Allons, se félicite le pèlerin, le voyage n'a pas été long et je suis déjà arrivé! » L'homme est confiant; il s'étonne cependant de parvenir si vite à bon port. Une petite voix intérieure lui murmure qu'il n'a pas mérité son salut, que le moment n'est pas venu d'accéder à la béatitude éternelle. Aussi accueille-t-il sans maugréer les paroles de l'ange qui se tient sur le seuil, armé d'une grande lance: « Nul ne passe la porte de la cité sans en être digne. » Le pèlerin pressent que cette sentence est juste. La route s'ouvre tout juste à lui, et il lui faut encore marcher. « Ce que l'âme souhaite, le corps doit l'éprouver. Sur le chemin de la vie, tu dois montrer ta force et faire pèlerinage. La porte du royaume céleste est à ce prix. Laisse l'Esprit te conduire, et tiens tous tes sens en repos. ( ... ) Alors, je t'ouvrirai la porte de l'éternité. » Tel est le premier tableau du songe que fit, dans les années tourmentées du début du XIve siècle, le moine Guillaume de Digulleville, prieur de l'abbaye de Chaalis (Paule Amblard, Le pèlerinage de vie humaine. Le songe très chrétien de l’abbé Guillaume de Digulleville, Flammarion, 1998, pp. 16-19). La figure emblématique de son sympathique personnage a traversé les âges, et se rappelle aujourd'hui au marcheur qui a décidé de conduire son âme en pèlerinage. Le Chemin : une vocation ? Et ils sont de plus en plus nombreux, ces hommes et ces femmes qui brisent un beau jour leur rythme quotidien pour se lancer sur la route. Ils sillonnent en tous sens les chemins de Compostelle, redécouvrent ceux du Tro Breiz ou convergent vers le Mont-Saint-Michel. Ils vont - pensent-ils aux prémisses de leur pérégrination - s'accorder une pause, ouvrir une parenthèse; oublier leurs 1 Voir la note en fin de texte préoccupations matérielles; s'offrir des vacances sportives. En réalité, le voyage qu'ils s'apprêtent à faire va bouleverser leur vie. Si on les interroge, on constate en effet que leur décision n'est pas si spontanée qu'elle y paraît. Elle naît souvent d'un questionnement qui les taraude depuis longtemps, ou au contraire d'un choc qui a subitement changé le cours de leur existence - une faille qui s'est creusée, une blessure encore ouverte. Peut-on, d'ailleurs, parler de « décision»? Quelle qu'en soit la motivation, le départ se présente comme un « impératif catégorique»: celui qui entend l'appel du chemin n'a pas le choix de partir, ou de rester. Il doit se confronter au monde: c'est à ce prix qu'il gagnera le droit au repos et à la tranquillité. Laissant derrière lui ses certitudes, le pèlerin part donc pour l'aventure: poussé au-dehors, il s'avance vers le danger. Dès qu'il franchit le seuil de sa demeure, il s'expose au risque. Le risque de la contradiction qui engendre le doute; le risque du chemin, de la rencontre. En fermant sa porte à clé, il ouvre grand son cœur à l'inconnu. Il a certes emporté avec lui quelques balises rassurantes: un itinéraire décrivant le présumé « tracé historique », un guide pour trouver gîte et couvert, une carte qui indique les reliefs du terrain. Une montre, aussi - ce précieux métronome qui donne au temps une échelle humaine. Mais, peu à peu, ces vade-mecum révèlent leurs limites. Au fur et à mesure de sa progression, le marcheur se met à l'écoute du chemin. D'obstacles insurmontables, les massifs montagneux se transforment en passages privilégiés qui permettent à l'âme de s'élever; le franchissement des cours d'eau devient traversée vers des rivages plus amènes. Apprenant à lire la route, le pèlerin commence à écrire son cheminement. Attentif à déchiffrer les signes qui se présentent à lui, il feuillette, une à une, les pages de sa vie. Dès lors, son avancée est soumise à son discernement. Les caprices de la météorologie, les souffrances du corps, les doutes mêmes qui s'insinuent dans son esprit sont les acteurs ambivalents de sa destinée. Vécus dans la douleur, ils peuvent mener au découragement, et jusqu'à la révolte. Dans le tourbillon de l'épreuve, en effet, la tentation est forte de baisser les bras. « À quoi bon? », murmure le pèlerin qui courbe l'échine sous son fardeau. « Pourquoi toutes ces tribulations? », lui répond en écho l'infortuné dont l'existence est jalonnée d'embûches. Parfois, la vie est lourde à porter comme un sac trop chargé; le corps vacille, l'âme chancelle. Il faut alors marquer une pause, se délester. Savoir attendre, s'armer de patience et de courage - avec, pour règle d'or, de ne jamais faire demi-tour. Ne pas revenir sur ses pas. Ne pas regarder derrière soi. Toujours avancer (« ultreia »), envers et contre tout... pour ne pas reculer. Devant l'incompréhension, transformer la faiblesse du découragement et l'orgueil de la révolte en acceptation humble et confiante. Monter au sommet de la colline, gagner les hauteurs; adopter une perspective qui repousse l'horizon; prendre le recul qui relativise l'instant. Le temps des épreuves ne se conjugue pas au présent; il amalgame passé et futur, dans l'enchaînement des étapes. Comme dans un livre, dont les chapitres se complètent et s'éclairent mutuellement. Le chemin est ce « fil conducteur» qui relie les points de passage. Plus le pèlerin avance, plus son cheminement devient signifiant: peu à peu, le sens des événements se dévoile - à la fois signification et direction. S'éloignent alors les tempêtes du cœur et les bourrasques de l'âme qui s'amoncelaient à l'horizon de l'avenir. .. Mais la route n'est pas toujours sombre: elle est parfois riante, enjouée. Il y a, en effet, les moments heureux du voyage, où le pèlerin puise l'énergie pour repartir: la source d'eau vive qui étanche la soif, l'harmonie d'un paysage, la porte ouverte à l'étape. Dans ces instants privilégiés, le pèlerin fait l'expérience du bonheur. Comblé, il est tenté d'interrompre son voyage et de s'octroyer le repos. Une trouée s'opère dans le Ciel: son âme veut y grimper. Pourquoi donc repartir, quand la béatitude est là, à portée de main? Pourquoi s'acharner à marcher, encore et toujours, vers un but incertain? Illusion. Il est trop tôt pour faire de l'étape sa demeure. Trop tôt pour s'installer à nouveau. Ainsi, le pèlerin évitera de s'attarder pour ne pas recréer ses attaches. Au Moyen Âge, les hôpitaux réglementaient les séjours des pèlerins: celui de Sainte-Christine-du-Somport, par exemple, limitait la halte à trois jours. Dans la tradition japonaise, les « Règles du pèlerinage poétique» sont plus sévères encore: Bashô y conseille de «ne pas dormir deux nuits de suite dans la même auberge ». Le pèlerin qui a largué les amarres doit se garder de rallier le port: c'est en mer qu'il lui faut jeter l'ancre. Tout au long de son chemin de vie, il est nécessairement furtif - de passage. Un équilibre fragile Alors, où est le point d'équilibre? Le pèlerin oscille entre les extrêmes. Les miquelots, pèlerins du Mont-Saint-Michel, le savent, qui croisent sur leur chemin des représentations de l'Archange: sa balance est rarement à l'horizontale. L'homme qui marche est un pécheur en état de conversion permanente. Il ne connaît pas la tiédeur. Il tient en horreur la médiocrité. Il fuit l'assourdissement des villes qui dissout l'individualité dans une masse informe. Il préfère être seul, face à lui-même. Comme Abraham en exil, il a laissé derrière lui sa famille, ses amis et parfois son pays. Son bagage se réduit à l'essentiel: « Pour avoir, dit le pèlerin russe, j'ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c'est tout» (Récits d'un pèlerin russe, Baconnière/Seuil, 1978, p. 19.) Au Moyen Âge, le jacquet, pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, recevait le jour de son départ des attributs spécifiques: un bourdon, une besace et une calebasse, ainsi qu'une boîte à certificats et un chapelet. Ces insignes suffisaient à définir son voyage. Le bourdon, tout d'abord, «troisième pied du marcheur », était une arme contre les chiens et les loups - et, symboliquement, contre les pièges du démon. Dans la Chanson du Devoir des Pèlerins, il est, à l'égal de l'armure que le chrétien doit revêtir pour le combat spirituel, « Le bâton d'espérance / Ferré de charité / Revêtu de constance / D'amour et chasteté» (Camille Daux, Les chansons des pèlerins de Saint-Jacques, Forestié, 1899, p. 35.) La besace, ou panetière, possédait trois caractéristiques: sa confection en peau de bête incarnait la nécessaire mortification de la chair; son étroitesse symbolisait la confiance que le pèlerin devait mettre en son Créateur pour subsister; son ouverture permanente signifiait qu'il fallait toujours être prêt à donner et recevoir. En accueillant ces emblèmes des mains du prêtre qui le bénissait, le candidat au voyage devenait« pauper et peregrinus » ... Peregrinus: un « étranger ». Oui, mais au regard de qui? Le Breton qui accomplit son Tro Breiz ne quitte pas les limites de sa région. Il est pèlerin chez lui. Durant son périple, il croise ses amis, ses parents, ses voisins même. La boucle qu'il décrit autour de la Bretagne s'apparente d'ailleurs à un marquage du territoire; puis il revient à son point de départ: la cité épiscopale la plus proche de son domicile. Il faut donc donner un autre sens au terme « étranger »: l'individu qui accepte sa condition d'homo viator, de voyageur, se découvre en exil, héritier d'une promesse qu'il doit gagner à la force de ses pas. « Le pèlerin, dit saint Bernard, aspire à sa patrie. » Comme les Hébreux en marche vers la Terre promise, il est animé par le désir de retrouver le Paradis qu'il a jadis perdu. Le pays qu'il habite n'est pas le sien: il y est seulement en transit, le temps d'un voyage. Une nostalgie essentielle l'habite; il ne peut oublier ce Jardin qui fut conçu pour lui en Éden, et dont il garde au fond de son être le reflet. Une image fugitive qui, telle une île fantôme surgie des flots, tour à tour apparaît et disparaît; comme le mirage d'une «terre intérieure » (Jean Sulivan, Parole du passant, Albin Michel, 1991, p. 66. ) ballottée par les remous de l'âme. Son pèlerinage est une lente remontée vers cette Terre des origines - un patient retour aux sources. Il serait vain, dès lors, de chercher, pour avancer, une route toute tracée. Certes, le pèlerin ne s'aventure pas sur un terrain vierge. Il s'engage sur une voie esquissée par les « premiers de cordée », générations anonymes de « marcheurs de Dieu» en quête d'absolu. Au hasard du chemin, il rencontre des guides, qui lui sont d'un précieux secours. Mais il arrive que, à un carrefour, il choisisse la mauvaise direction, et qu'il se fourvoie. Qu'il se perde en forêt - dans la jungle de ses illusions. Il lui arrive aussi de quitter la grand-route pour se frayer un chemin; d'abandonner les sentiers balisés au risque de se perdre ou d'allonger le trajet ... Ces circonvolutions font partie intégrante du voyage. Tours et détours prolongent le dessin de la ligne droite. Les labyrinthes des églises le démontrent: alternant au rythme des courbes de l'itinéraire, le noir et le blanc se succèdent sur le damier de la vie. Le pèlerin mène son itinérance « à la manière de la rivière qui, si elle est méandre, n'en cherche pas moins pendant tout ce temps, et avec opiniâtreté, le plus court chemin qui mène à la mer » (Henry D. Thoreau, Cahiers de lHerne, 1994, p. 85 ). C'est pourquoi il n'y a pas, sur les voies de pèlerinage, d'itinéraire unique. Et les pèlerins qui, récemment encore, étaient à la recherche du moindre indice révélateur du« chemin historique », se laissent à présent séduire par les routes de traverse en récitant le célèbre poème espagnol d'Antonio Machado: « Marcheur, ce sont tes traces, Ce chemin, et rien de plus. Marcheur, il n'y a pas de chemin, Le chemin se construit en marchant. » Faut-il voir dans cette « désertion» des voies antiques une trahison envers la mémoire des ancêtres? Certes non. On y donnera, tout d'abord, une excuse pratique: sur de nombreux itinéraires, et spécialement sur les routes qui mènent à Compostelle, le bitume a recouvert les voies romaines qui constituaient le plus court trajet pour s'acheminer de ville en ville. Ensuite, une excuse historique: pour certains pèlerinages, les données actuelles ne suffisent pas à retrouver les traces de nos prédécesseurs. Sur le circuit du Tro Breiz, notamment, seuls deux points de passage (en plus des sept cités épiscopales) sont attestés. Mais ces obstacles n'entament pas la démarche du pèlerin: s'il met la main à la charrue, c'est pour tracer son propre sillon. Car, comme le dit l'adage populaire, « à chacun son chemin » .... L’arrivée: déception et sublimation On croit toujours arriver trop tôt. Le chemin était dur; il était long et pénible.Mais, finalement, on avait appris à l'aimer. On l'avait presque apprivoisé. Le sac ne pesait plus sur les épaules, et le confort luimême s'était fait oublier. Parvenu en haut du Monte deI Gozo (le « Mont de la Joie »), où l'on aperçoit pour la première fois la cité de l'apôtre saint Jacques, le pèlerin est soudain assailli d'une étrange mélancolie, car ce moment annonce la fin du voyage. La ville tant espérée est là, sous ses yeux, et il n'est plus certain de vouloir y arriver. Jean-Noël Gurgand, l'un des journalistes qui a contribué à faire revivre ce pèlerinage, envisage même de s'arrêter quelques kilomètres avant SaintJacques. Puis, au terme d'une bataille intérieure qu'il ne livre pas au lecteur, il confie à son journal ces mots laconiques: « J'irai, finalement, à Compostelle. Je suis un extrémiste raisonnable» (Priez pour nous à Compostelle [avec P. Barret], Hachette, 1978, p. 358 ). Si le pèlerinage est indissociable du chemin, il n'a de sens que s'il conduit vers un but. La question est de savoir si le pèlerin, après un ou deux mois de marche, est prêt à arriver. Prêt à interrompre sa transmutation, à faire éclore la chrysalide. Prêt à voir apparaître l'étoile au-dessus du compost. La poussière du chemin a étouffé son orgueil; l'eau de la pluie a emporté sa colère. Mais il lui reste tant à vivre; tant de personnes à découvrir et tant de choses à apprendre ... Du Jardin d'Éden à la Ville sainte, la route est si longue! Le pèlerin qui arrive vient tout juste d'entamer son cheminement; le sol qu'il a foulé en est seulement le terreau. Mais il a fait le premier pas, celui qui, d'après le proverbe, est le seul qui compte. Il s'est mis en route pour aller à la rencontre de quelqu'un, qu'il a tenté, au cours du voyage, de définir confusément. À la rencontre de lui-même, sans doute, qu'il côtoyait chaque jour sans connaître: « La vie de chaque homme, écrit Hermann Hesse, est un chemin vers soi-même, l'essai d'un chemin, l'esquisse d'un sentier. Personne n'est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun, cependant, tend à devenir, l'un dans l'obscurité, l'autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut» (Demain. Histoire de la jeunesse d'Émile Sinclair, Stock, 1974, p. 22). À la rencontre de l'autre, ensuite, qu'il croise en chemin et qui lui tend la main. Le compagnon qui brise la solitude en invitant au partage. I.:ami qui ouvre sa porte lorsqu'il fait froid et faim. I.:hôte qui chemine, lui aussi, à travers le passant qu'il accueille. Et puis, il y a ce troisième acteur du voyage, celui que le marcheur va - selon le terme consacré - « visiter ». Ce protagoniste restera invisible au regard du profane. Mais le pèlerin le rencontrera plusieurs fois. N'est-ce pas lui, d'ailleurs, qui l'a invité sur ce chemin? Tout au long de la marche, n'est-ce pas lui qui l'a relevé lorsqu'il trébuchait, et qui a lui a donné à manger et à boire? Au terme de la route, cet inconnu lui a fixé rendez-vous. Le pèlerin l'honorera, de tout son cœur, de toute son âme; et son corps, qui fut l'outil de sa progression, sera l'instrument de cette rencontre. Le jacquet, après avoir fait ses ablutions dans le ruisseau de Labacolla, met ses doigts dans l'empreinte laissée par des milliers d'autres mains, sous la statue de saint Jacques qui domine le portail de la Gloire; il pose son front contre le « santo de los croques» (le « saint des coups de tête »). Puis il se rend à l'autel où trône la statue de l'apôtre en majesté: il touche son bourdon, le revêt de son chapeau, et lui donne l'abrazo. À Fatima, le pèlerin suit à genoux le « chemin de Lucie» pour atteindre le lieu des apparitions. Au Monte San t'Angelo, il apporte une pierre, symbole du péché. Les rituels varient, mais un sens unique demeure: transfigurés par le corps « éprouvé », la matière est devenue sacrée et le temps s'est verticalisé. Au contact avec cet invisible incarné, le pèlerin se voit récompensé. En échange du carnet où il a fait apposer un tampon à chaque étape, il reçoit un diplôme élogieux garant de son avenir. Comme les prisonniers qui, autrefois, obtenaient leur libération en pérégrinant, il a mérité son passeport pour une glorieuse contrée où il sera, un jour, délivré de ses chaînes. Fils prodigue perdu puis retrouvé, mort et revenu à la vie, il est assuré de regagner bientôt sa patrie -la maison de son Père. *** Nous avons laissé notre pèlerin Jean devant une porte close, au seuil de son voyage. Il a depuis, lui aussi, expérimenté son chemin. Souvent impatient, il a sondé ses guides. Dame Raison lui a prodigué ses conseils: « Je ne peux te donner ce que tu dois apprendre. L'expérience ne se donne pas, elle germe en chacun, et grandit avec le temps. C'est par le cœur que tu connaîtras ce que les mots ne peuvent décrire. Ce n'est pas grâce à moi que tu connaîtras l'essence du mystère divin, car aucune raison ne peut expliquer l'ineffable. » Lorsqu'il se laissait aller au découragement, dame Pénitence lui a rappelé la loi exigeante du Pèlerinage de vie humaine: « Voyageur, je ne connais que ce chemin pour rejoindre la cité. Si tu choisis ma voie, c'est le travail et l'effort que tu connaîtras, car mon nom est labeur» (Op. cit., pp. 44 et 86 ). Fort de ces mises en garde, guidé par la belle Grâce de Dieu, le jeune homme a déjoué les ruses des ennemis qui en voulaient à son âme. Sous des atours aimables, ils se nommaient Oisiveté, Paresse, Orgueil, Flatterie, NonObéissance, Rébellion, Envie, Trahison, Détraction, Colère, Convoitise, Avarice, Mensonge, Luxure ou Tentation. Et il est parvenu, ainsi, au terme du voyage: la « porte étroite» s'entrouvre, invitant au Passage ... Sublime métamorphose. « Lecteur, toi qui lis ce livre, fais attention, à la fin de l'ouvrage tu ne seras plus le même », avertit l'abbé Guillaume de Digulleville. Telle est aussi la leçon du chemin. À son retour chez lui, le pèlerin pose son sac, remise son bourdon et suspend son chapeau. Il endossera sans tarder son costume pour redevenir, selon les apparences, un citadin comme les autres. Mais il n'en est rien.« Un voyage, dit-on, n'est accompli que quand on l'a fait trois fois: une fois avant le départ, une fois en chemin, une fois au retour» ( P. Barret et J.-N. Gurgand, op. cil., p. 360 ). En s'engageant sur cette voie initiatique, le marcheur n'a fait que « commencer»: pèlerin il fut, pèlerin il est... pèlerin il restera. La parenthèse qu'il a ouverte le jour où il a pris la route ne s'est pas refermée. Il se tient désormais en état de veille, prêt à un nouveau départ. Quand arrivera ce jour béni où s'achèvera son pèlerinage sur la Terre? Nul ne le sait. Pour celui qui traverse son existence en cheminant, la vie est interrogation, et le chemin est mystère. *** Note explicative concernant le Tro Breiz Le mot Tro Breiz est une appellation du 19ème siècle qui provient du breton Tro (tour) et Breiz (Bretagne). De la même façon que Breiz s'écrit aussi Breizh, Tro-Breiz peut aussi s'écrire Tro-Breizh. L'écriture «Tro-Breiz» est souvent utilisée à l'ouest de la Bretagne (Léon et Trégor). Ailleurs c'est plutôt l'écriture «Tro-Breizh» qui s'impose. En fait, la véritable appellation est «Pèlerinage des Sept-Saints de Bretagne». C'est l'appellation qu'on retrouve dans tous les textes du Moyen Âge. Au Moyen-âge, le tour de Bretagne ou Tro Breiz désignait le pèlerinage en l'honneur des Sept Saints Fondateurs de la Bretagne. Le pèlerin allait s'incliner sur les tombeaux des évêques fondateurs: Brieuc et Malo dans leur ville, Samson à Dol-de-Bretagne, Patern à Vannes, Corentin à Quimper, Pol Aurélien à Saint-Pol-de-Léon et Tugdual à Tréguier. Les anciens statuts du chapitre de la cathédrale de Rennes accordaient autant d'importance à ce pèlerinage qu'aux voyages de dévotion faits à Rome, Jérusalem ou Saint-Jacques de Compostelle Le Tro-Breiz historique se faisait en un mois ou plus. Il n'est guère facile aujourd'hui d'accomplir d'une traite les 600 kilomètres du périple. Le pèlerinage a été relancé en 1994 par l'association de type Loi 1901 « Les Chemins du Tro Breiz » qui oeuvre pour la renaissance du pèlerinage médiéval des Sept Saints Fondateurs de Bretagne. L'édition estivale, annuelle, mêle découverte du patrimoine, animations bretonnes, randonnée et spiritualité. Il faut maintenant sept années pour achever une boucle. Chaque année les marcheurs accomplissent une des sept étapes. La première boucle s'est terminée en août 2000. Après un périple au Pays de Galles en 2002, sur les traces des saints fondateurs, une deuxième boucle est partie de saint Pol de Léon en août 2003. Pour leur 4ème étape, les marcheurs ont relié St-Malo à Dolde-Bretagne entre le 31 juillet et le 5 août 2006. La 5ème étape les mènera de Dol de Bretagne à Vannes du 29 juillet au 4 Août 2007. *** La légende dit que tout Breton qui fait le Tro Breiz est certain de gagner le Paradis. Par contre, ceux qui ne le font pas de leur vivant devront le faire après leur mort en avançant chaque année de la longueur de leur cercueil ! Ce qui est certain c'est que le Tro-Breiz n'est pas une marche comme les autres, il se singularise par son tracé circulaire en sept étapes. Le pèlerin du Tro-Breiz, n’a pas un lieu à gagner, mais une boucle à boucler. En reliant les sept villes fondées par les saints qu’il est venu honorer, il encercle un territoire pour le sacraliser. Par ce geste pérégrine, il remonte le fil de l’histoire, tout en orientant de manière décisive sa propre aventure. A l’image de la pérégrination des moines fondateurs de la Bretagne, le Tro-Breiz est pour lui un cheminement en quête du Paradis. Au cours de la marche, certains choisiront de faire une pause dans une chapelle, d'autres vont s'assembler autour d'une croix de chemin. Pour d'autres encore, la paix intérieure qui s'installe au cours de la marche sera suffisante. Un morceau de Tro-Breiz, pour peu qu'il soit suffisamment long et qu'on ne passe pas son temps à courir, se transforme nécessairement en aventure spirituelle.