De Compostelle au Tro Breiz Le pèlerinage de la vie Jean marche d

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De Compostelle au Tro Breiz Le pèlerinage de la vie Jean marche d
De Compostelle au Tro Breiz
Le pèlerinage de la vie
J, GAËLE DE LA BROSSE
Cofondatrice et rédactrice en chef de Chemins
d'étoiles, Paris. A dirigé plusieurs ouvrages
collectifs sur le voyage et publié:
Tro Breiz, les chemins du Paradis
(Presses de la Renaissance, 2006) 1.
Jean marche d'un pas assuré. De loin, on ne distingue que sa maigre
silhouette; mais à le voir ainsi cheminer, on le devine pèlerin: un long
manteau habille son corps jusqu'aux pieds et un chapeau à larges bords
dissimule en partie son visage. Sa panetière, ourlée de clochettes, est son
unique bagage. Balançant fièrement son bourdon au rythme du joyeux
tintement des grelots, il sourit. Et pour cause: il croit toucher au but.
Devant lui se dressent les tours d'une forteresse dont les pierres
resplendissent au soleil; elles sont vertes, couleur de l'espérance. C'est la
cité sainte, la Jérusalem céleste - «la demeure de Dieu parmi les hommes»
où, selon l'Apôtre, « la mort ne sera plus, et il n'y aura plus ni deuil ni cri
de souffrance ni douleur» (Ap 21,3-4).
«Allons, se félicite le pèlerin, le voyage n'a pas été long et je suis déjà
arrivé! » L'homme est confiant; il s'étonne cependant de parvenir si vite à
bon port. Une petite voix intérieure lui murmure qu'il n'a pas mérité son
salut, que le moment n'est pas venu d'accéder à la béatitude
éternelle. Aussi accueille-t-il sans maugréer les paroles de
l'ange qui se tient sur le seuil, armé d'une grande lance: «
Nul ne passe la porte de la cité sans en être digne. » Le
pèlerin pressent que cette sentence est juste. La route
s'ouvre tout juste à lui, et il lui faut encore marcher. « Ce
que l'âme souhaite, le corps doit l'éprouver. Sur le chemin de
la vie, tu dois montrer ta force et faire pèlerinage. La porte du royaume
céleste est à ce prix. Laisse l'Esprit te conduire, et tiens tous tes sens en
repos. ( ... ) Alors, je t'ouvrirai la porte de l'éternité. »
Tel est le premier tableau du songe que fit, dans les années tourmentées du
début du XIve siècle, le moine Guillaume de Digulleville, prieur de l'abbaye de
Chaalis (Paule Amblard, Le pèlerinage de vie humaine. Le songe très chrétien de l’abbé
Guillaume de Digulleville, Flammarion, 1998, pp. 16-19). La figure emblématique de
son sympathique personnage a traversé les âges, et se rappelle aujourd'hui au
marcheur qui a décidé de conduire son âme en pèlerinage.
Le Chemin : une vocation ?
Et ils sont de plus en plus nombreux, ces hommes et ces femmes qui brisent
un beau jour leur rythme quotidien pour se lancer sur la route. Ils sillonnent
en tous sens les chemins de Compostelle, redécouvrent ceux du Tro Breiz ou
convergent vers le Mont-Saint-Michel. Ils vont - pensent-ils aux prémisses de
leur pérégrination - s'accorder une pause, ouvrir une parenthèse; oublier leurs
1
Voir la note en fin de texte
préoccupations matérielles; s'offrir des vacances sportives. En réalité, le
voyage qu'ils s'apprêtent à faire va bouleverser leur vie.
Si on les interroge, on constate en effet que leur décision n'est pas si
spontanée qu'elle y paraît. Elle naît souvent d'un questionnement qui les
taraude depuis longtemps, ou au contraire d'un choc qui a subitement changé
le cours de leur existence - une faille qui s'est creusée, une blessure encore
ouverte. Peut-on, d'ailleurs, parler de « décision»? Quelle qu'en soit la
motivation, le départ se présente comme un « impératif catégorique»: celui
qui entend l'appel du chemin n'a pas le choix de partir, ou de rester. Il doit se
confronter au monde: c'est à ce prix qu'il gagnera le droit au repos et à la
tranquillité. Laissant derrière lui ses certitudes, le pèlerin part donc pour
l'aventure: poussé au-dehors, il s'avance vers le danger. Dès qu'il franchit le
seuil de sa demeure, il s'expose au risque. Le risque de la contradiction qui
engendre le doute; le risque du chemin, de la rencontre. En fermant sa porte à
clé, il ouvre grand son cœur à l'inconnu.
Il a certes emporté avec lui quelques balises rassurantes: un itinéraire
décrivant le présumé « tracé historique », un guide pour trouver gîte et
couvert, une carte qui indique les reliefs du
terrain. Une montre, aussi - ce précieux
métronome qui donne au temps une
échelle humaine. Mais, peu à peu, ces
vade-mecum révèlent leurs limites. Au fur
et à mesure de sa progression, le
marcheur se met à l'écoute du chemin.
D'obstacles insurmontables, les massifs
montagneux se transforment en passages
privilégiés qui permettent à l'âme de
s'élever; le franchissement des cours d'eau
devient traversée vers des rivages plus
amènes. Apprenant à lire la route, le
pèlerin
commence
à
écrire
son
cheminement. Attentif à déchiffrer les
signes qui se présentent à lui, il feuillette,
une à une, les pages de sa vie.
Dès lors, son avancée est soumise à son
discernement.
Les
caprices
de
la
météorologie, les souffrances du corps, les doutes mêmes qui s'insinuent dans
son esprit sont les acteurs ambivalents de sa destinée. Vécus dans la douleur,
ils peuvent mener au découragement, et jusqu'à la révolte. Dans le tourbillon
de l'épreuve, en effet, la tentation est forte de baisser les bras. « À quoi bon?
», murmure le pèlerin qui courbe l'échine sous son fardeau. « Pourquoi toutes
ces tribulations? », lui répond en écho l'infortuné dont l'existence est jalonnée
d'embûches. Parfois, la vie est lourde à porter comme un sac trop chargé; le
corps vacille, l'âme chancelle. Il faut alors marquer une pause, se délester.
Savoir attendre, s'armer de patience et de courage - avec, pour règle d'or, de
ne jamais faire demi-tour. Ne pas revenir sur ses pas. Ne pas regarder
derrière soi. Toujours avancer (« ultreia »), envers et contre tout... pour ne
pas reculer. Devant l'incompréhension, transformer la faiblesse du
découragement et l'orgueil de la révolte en acceptation humble et confiante.
Monter au sommet de la colline, gagner les hauteurs; adopter une perspective
qui repousse l'horizon; prendre le recul qui relativise l'instant. Le temps des
épreuves ne se conjugue pas au présent; il amalgame passé et futur, dans
l'enchaînement des étapes. Comme dans un livre, dont les chapitres se
complètent et s'éclairent mutuellement. Le chemin est ce « fil conducteur» qui
relie les points de passage. Plus le pèlerin avance, plus son cheminement
devient signifiant: peu à peu, le sens des événements se dévoile - à la fois
signification et direction. S'éloignent alors les tempêtes du cœur et les
bourrasques de l'âme qui s'amoncelaient à l'horizon de l'avenir. ..
Mais la route n'est pas toujours sombre: elle est parfois riante, enjouée. Il y a,
en effet, les moments heureux du voyage, où le pèlerin puise l'énergie pour
repartir: la source d'eau vive qui étanche la soif, l'harmonie d'un paysage, la
porte ouverte à l'étape. Dans ces instants privilégiés, le pèlerin fait
l'expérience du bonheur. Comblé, il est tenté d'interrompre son voyage et de
s'octroyer le repos. Une trouée s'opère dans le Ciel: son âme veut y grimper.
Pourquoi donc repartir, quand la béatitude est là, à portée de main? Pourquoi
s'acharner à marcher, encore et toujours, vers un but incertain? Illusion. Il est
trop tôt pour faire de l'étape sa demeure. Trop tôt pour s'installer à nouveau.
Ainsi, le pèlerin évitera de s'attarder pour ne pas recréer ses attaches. Au
Moyen Âge, les hôpitaux réglementaient les séjours des pèlerins: celui de
Sainte-Christine-du-Somport, par exemple, limitait la halte à trois jours. Dans
la tradition japonaise, les « Règles du
pèlerinage poétique» sont plus sévères
encore: Bashô y conseille de «ne pas
dormir deux nuits de suite dans la même
auberge ». Le pèlerin qui a largué les
amarres doit se garder de rallier le port:
c'est en mer qu'il lui faut jeter l'ancre.
Tout au long de son chemin de vie, il est
nécessairement furtif - de passage.
Un équilibre fragile
Alors, où est le point d'équilibre? Le
pèlerin oscille entre les extrêmes. Les
miquelots, pèlerins du Mont-Saint-Michel,
le savent, qui croisent sur leur chemin des
représentations de l'Archange: sa balance
est rarement à l'horizontale. L'homme qui marche est un pécheur en état de
conversion permanente. Il ne connaît pas la tiédeur. Il tient en horreur la
médiocrité. Il fuit l'assourdissement des villes qui dissout l'individualité dans
une masse informe. Il préfère être seul, face à lui-même. Comme Abraham en
exil, il a laissé derrière lui sa famille, ses amis et parfois son pays. Son bagage
se réduit à l'essentiel: « Pour avoir, dit le pèlerin russe, j'ai sur le dos un sac
avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c'est tout» (Récits d'un pèlerin
russe, Baconnière/Seuil, 1978, p. 19.)
Au Moyen Âge, le jacquet, pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, recevait le
jour de son départ des attributs spécifiques: un bourdon, une besace et une
calebasse, ainsi qu'une boîte à certificats et un chapelet. Ces insignes
suffisaient à définir son voyage. Le bourdon, tout d'abord, «troisième pied du
marcheur », était une arme contre les chiens et les loups - et,
symboliquement, contre les pièges du démon. Dans la Chanson du Devoir des
Pèlerins, il est, à l'égal de l'armure que le chrétien doit revêtir pour le combat
spirituel, « Le bâton d'espérance / Ferré de charité / Revêtu de constance /
D'amour et chasteté» (Camille Daux, Les chansons des pèlerins de Saint-Jacques, Forestié,
1899, p. 35.)
La besace, ou panetière, possédait trois caractéristiques: sa confection en
peau de bête incarnait la nécessaire mortification de la chair; son étroitesse
symbolisait la confiance que le pèlerin devait mettre en son Créateur pour
subsister; son ouverture permanente signifiait qu'il fallait toujours être prêt à
donner et recevoir. En accueillant ces emblèmes des mains du prêtre qui le
bénissait, le candidat au voyage devenait« pauper et peregrinus » ...
Peregrinus: un « étranger ». Oui, mais au regard de qui? Le Breton qui
accomplit son Tro Breiz ne quitte pas les limites de sa région. Il est pèlerin
chez lui. Durant son périple, il croise ses amis, ses parents, ses voisins même.
La boucle qu'il décrit autour de la Bretagne s'apparente d'ailleurs à un
marquage du territoire; puis il revient à son point de départ: la cité épiscopale
la plus proche de son domicile. Il faut donc donner un autre sens au terme «
étranger »: l'individu qui accepte sa condition d'homo viator, de voyageur, se
découvre en exil, héritier d'une promesse qu'il doit gagner à la force de ses
pas. « Le pèlerin, dit saint Bernard, aspire à sa patrie. » Comme les Hébreux
en marche vers la Terre promise, il est animé par le désir de retrouver le
Paradis qu'il a jadis perdu.
Le pays qu'il habite n'est
pas le sien: il y est
seulement en transit, le
temps d'un voyage. Une
nostalgie
essentielle
l'habite; il ne peut oublier
ce Jardin qui fut conçu
pour lui en Éden, et dont il
garde au fond de son être
le
reflet.
Une
image
fugitive qui, telle une île
fantôme surgie des flots,
tour à tour apparaît et
disparaît; comme le mirage
d'une «terre intérieure »
(Jean Sulivan, Parole du passant,
Albin Michel, 1991, p. 66. ) ballottée par les remous de l'âme.
Son pèlerinage est une lente remontée vers cette Terre des origines - un
patient retour aux sources. Il serait vain, dès lors, de chercher, pour avancer,
une route toute tracée. Certes, le pèlerin ne s'aventure pas sur un terrain
vierge. Il s'engage sur une voie esquissée par les « premiers de cordée »,
générations anonymes de « marcheurs de Dieu» en quête d'absolu. Au hasard
du chemin, il rencontre des guides, qui lui sont d'un précieux secours. Mais il
arrive que, à un carrefour, il choisisse la mauvaise direction, et qu'il se
fourvoie. Qu'il se perde en forêt - dans la jungle de ses illusions. Il lui arrive
aussi de quitter la grand-route pour se frayer un chemin; d'abandonner les
sentiers balisés au risque de se perdre ou d'allonger le trajet ... Ces
circonvolutions font partie intégrante du voyage. Tours et détours prolongent
le dessin de la ligne droite. Les labyrinthes des églises le démontrent:
alternant au rythme des courbes de l'itinéraire, le noir et le blanc se succèdent
sur le damier de la vie. Le pèlerin mène son itinérance « à la manière de la
rivière qui, si elle est méandre, n'en cherche pas moins pendant tout ce
temps, et avec opiniâtreté, le plus court chemin qui mène à la mer » (Henry D.
Thoreau, Cahiers de lHerne, 1994, p. 85
).
C'est pourquoi il n'y a pas, sur les voies de pèlerinage, d'itinéraire unique. Et
les pèlerins qui, récemment encore, étaient à la recherche du moindre indice
révélateur du« chemin historique », se laissent à présent séduire par les
routes de traverse en récitant le célèbre poème espagnol d'Antonio Machado:
« Marcheur, ce sont tes traces,
Ce chemin, et rien de plus.
Marcheur, il n'y a pas de chemin,
Le chemin se construit en marchant. »
Faut-il voir dans cette « désertion» des voies antiques une trahison envers la
mémoire des ancêtres? Certes non. On y donnera, tout d'abord, une excuse
pratique: sur de nombreux itinéraires, et spécialement sur les routes qui
mènent à Compostelle, le bitume a recouvert les voies romaines qui
constituaient le plus court trajet pour s'acheminer de ville en ville. Ensuite,
une excuse historique: pour certains pèlerinages, les données actuelles ne
suffisent pas à retrouver les traces de nos prédécesseurs. Sur le circuit du Tro
Breiz, notamment, seuls deux points de passage (en plus des sept cités
épiscopales) sont attestés. Mais ces obstacles n'entament pas la démarche du
pèlerin: s'il met la main à la charrue, c'est pour tracer son propre sillon. Car,
comme le dit l'adage populaire, « à chacun son chemin » ....
L’arrivée: déception et sublimation
On croit toujours arriver trop tôt. Le chemin était dur; il était long et
pénible.Mais, finalement, on avait
appris à l'aimer. On l'avait presque
apprivoisé. Le sac ne pesait plus
sur les épaules, et le confort luimême s'était fait oublier. Parvenu
en haut du Monte deI Gozo (le «
Mont de la Joie »), où l'on aperçoit
pour la première fois la cité de
l'apôtre saint Jacques, le pèlerin
est soudain assailli d'une étrange
mélancolie,
car
ce
moment
annonce la fin du voyage. La ville
tant espérée est là, sous ses yeux,
et il n'est plus certain de vouloir y
arriver. Jean-Noël Gurgand, l'un des journalistes qui a contribué à faire revivre
ce pèlerinage, envisage même de s'arrêter quelques kilomètres avant SaintJacques. Puis, au terme d'une bataille intérieure qu'il ne livre pas au lecteur, il
confie à son journal ces mots laconiques: « J'irai, finalement, à Compostelle.
Je suis un extrémiste raisonnable» (Priez pour nous à Compostelle [avec P.
Barret], Hachette, 1978, p. 358 ). Si le pèlerinage est indissociable du
chemin, il n'a de sens que s'il conduit vers un but. La question est de savoir si
le pèlerin, après un ou deux mois de marche, est prêt à arriver. Prêt à
interrompre sa transmutation, à faire éclore la chrysalide. Prêt à voir
apparaître l'étoile au-dessus du compost. La poussière du chemin a étouffé
son orgueil; l'eau de la pluie a emporté sa colère. Mais il lui reste tant à vivre;
tant de personnes à découvrir et tant de choses à apprendre ... Du Jardin
d'Éden à la Ville sainte, la route est si longue!
Le pèlerin qui arrive vient tout juste d'entamer son cheminement; le sol qu'il a
foulé en est seulement le terreau. Mais il a fait le premier pas, celui qui,
d'après le proverbe, est le seul qui compte. Il s'est mis en route pour aller à la
rencontre de quelqu'un, qu'il a tenté, au cours du voyage, de définir
confusément. À la rencontre de lui-même, sans doute, qu'il côtoyait chaque
jour sans connaître: « La vie de chaque homme, écrit Hermann Hesse, est un
chemin vers soi-même, l'essai d'un chemin, l'esquisse d'un sentier. Personne
n'est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun, cependant, tend à
devenir, l'un dans l'obscurité, l'autre dans plus de lumière, chacun comme il le
peut» (Demain. Histoire de la jeunesse d'Émile Sinclair, Stock, 1974, p. 22). À
la rencontre de l'autre, ensuite, qu'il croise en chemin et qui lui tend la main.
Le compagnon qui brise la solitude en invitant au partage. I.:ami qui ouvre sa
porte lorsqu'il fait froid et faim. I.:hôte qui chemine, lui aussi, à travers le
passant qu'il accueille.
Et puis, il y a ce troisième acteur du voyage, celui que le marcheur va - selon
le terme consacré - « visiter ». Ce protagoniste restera invisible au regard du
profane. Mais le pèlerin le rencontrera plusieurs fois. N'est-ce pas lui,
d'ailleurs, qui l'a invité sur ce chemin? Tout au long de la marche, n'est-ce pas
lui qui l'a relevé lorsqu'il trébuchait, et qui a lui a donné à manger et à boire?
Au terme de la route, cet inconnu lui a fixé rendez-vous. Le pèlerin l'honorera,
de tout son cœur, de toute son
âme; et son corps, qui fut l'outil
de
sa
progression,
sera
l'instrument de cette rencontre.
Le jacquet, après avoir fait ses
ablutions dans le ruisseau de
Labacolla, met ses doigts dans
l'empreinte laissée par des
milliers d'autres mains, sous la
statue de saint Jacques qui
domine le portail de la Gloire; il
pose son front contre le « santo
de los croques» (le « saint des
coups de tête »). Puis il se rend
à l'autel où trône la statue de
l'apôtre en majesté: il touche son bourdon, le revêt de son chapeau, et lui
donne l'abrazo. À Fatima, le pèlerin suit à genoux le « chemin de Lucie» pour
atteindre le lieu des apparitions. Au Monte San t'Angelo, il apporte une pierre,
symbole du péché. Les rituels varient, mais un sens unique demeure:
transfigurés par le corps « éprouvé », la matière est devenue sacrée et le
temps s'est verticalisé. Au contact avec cet invisible incarné, le pèlerin se voit
récompensé. En échange du carnet où il a fait apposer un tampon à chaque
étape, il reçoit un diplôme élogieux garant de son avenir. Comme les
prisonniers qui, autrefois, obtenaient leur libération en pérégrinant, il a mérité
son passeport pour une glorieuse contrée où il sera, un jour, délivré de ses
chaînes. Fils prodigue perdu puis retrouvé, mort et revenu à la vie, il est
assuré de regagner bientôt sa patrie -la maison de son Père.
***
Nous avons laissé notre pèlerin Jean devant une porte close, au seuil de son
voyage. Il a depuis, lui aussi, expérimenté son chemin. Souvent impatient, il a
sondé ses guides. Dame Raison lui a prodigué ses conseils: « Je ne peux te
donner ce que tu dois apprendre. L'expérience ne se donne pas, elle germe en
chacun, et grandit avec le temps. C'est par le cœur que tu connaîtras ce que
les mots ne peuvent décrire. Ce n'est pas grâce à moi que tu connaîtras
l'essence du mystère divin, car aucune raison ne peut expliquer l'ineffable. »
Lorsqu'il se laissait aller au découragement, dame Pénitence lui a rappelé la loi
exigeante du Pèlerinage de vie humaine: « Voyageur, je ne connais que ce
chemin pour rejoindre la cité. Si tu choisis ma voie, c'est le travail et l'effort
que tu connaîtras, car mon nom est labeur» (Op. cit., pp. 44 et 86 ).
Fort de ces mises en garde, guidé par la belle Grâce de Dieu, le jeune homme
a déjoué les ruses des ennemis qui en voulaient à son âme. Sous des atours
aimables, ils se nommaient Oisiveté, Paresse, Orgueil, Flatterie, NonObéissance, Rébellion, Envie, Trahison, Détraction, Colère, Convoitise,
Avarice, Mensonge, Luxure ou Tentation. Et il est parvenu, ainsi, au terme du
voyage: la « porte étroite» s'entrouvre, invitant au Passage ...
Sublime
métamorphose.
«
Lecteur, toi qui lis ce livre, fais
attention, à la fin de l'ouvrage tu
ne seras plus le même », avertit
l'abbé Guillaume de Digulleville.
Telle est aussi la leçon du chemin.
À son retour chez lui, le pèlerin
pose son sac, remise son bourdon
et suspend son chapeau. Il
endossera
sans
tarder
son
costume pour redevenir, selon les
apparences, un citadin comme les
autres. Mais il n'en est rien.« Un
voyage, dit-on, n'est accompli
que quand on l'a fait trois fois:
une fois avant le départ, une fois en chemin, une fois au retour» ( P. Barret et
J.-N. Gurgand, op. cil., p. 360 ). En s'engageant sur cette voie initiatique, le
marcheur n'a fait que « commencer»: pèlerin il fut, pèlerin il est... pèlerin il
restera. La parenthèse qu'il a ouverte le jour où il a pris la route ne s'est pas
refermée. Il se tient désormais en état de veille, prêt à un nouveau départ.
Quand arrivera ce jour béni où s'achèvera son pèlerinage sur la Terre? Nul ne
le sait. Pour celui qui traverse son existence en cheminant, la vie est
interrogation, et le chemin est mystère.
***
Note explicative concernant le Tro Breiz
Le mot Tro Breiz est une appellation du 19ème siècle qui provient du breton
Tro (tour) et Breiz (Bretagne).
De la même façon que Breiz s'écrit aussi Breizh, Tro-Breiz peut aussi s'écrire
Tro-Breizh. L'écriture «Tro-Breiz» est souvent utilisée à l'ouest de la Bretagne
(Léon et Trégor). Ailleurs c'est plutôt l'écriture «Tro-Breizh» qui s'impose. En
fait, la véritable appellation est «Pèlerinage des Sept-Saints de Bretagne».
C'est l'appellation qu'on retrouve dans tous les textes du Moyen Âge.
Au Moyen-âge, le tour de Bretagne ou Tro Breiz désignait le pèlerinage en
l'honneur des Sept Saints Fondateurs de la Bretagne. Le pèlerin allait s'incliner
sur les tombeaux des évêques fondateurs: Brieuc et Malo dans leur ville,
Samson à Dol-de-Bretagne, Patern à Vannes, Corentin à Quimper, Pol Aurélien
à Saint-Pol-de-Léon et Tugdual à Tréguier.
Les anciens statuts du chapitre de la cathédrale de Rennes accordaient autant
d'importance à ce pèlerinage qu'aux voyages de dévotion faits à Rome,
Jérusalem ou Saint-Jacques de Compostelle
Le Tro-Breiz historique se faisait en un mois ou plus. Il n'est guère facile
aujourd'hui d'accomplir d'une traite les 600 kilomètres du périple.
Le pèlerinage a été relancé en 1994
par l'association de type Loi 1901 «
Les Chemins du Tro Breiz » qui
oeuvre pour la renaissance du
pèlerinage médiéval des Sept Saints
Fondateurs de Bretagne.
L'édition estivale, annuelle, mêle
découverte
du
patrimoine,
animations bretonnes, randonnée et
spiritualité.
Il faut maintenant sept années pour
achever une boucle.
Chaque
année
les
marcheurs
accomplissent une des sept étapes.
La première boucle s'est terminée
en août 2000. Après un périple au
Pays de Galles en 2002, sur les
traces des saints fondateurs, une
deuxième boucle est partie de saint
Pol de Léon en août 2003.
Pour
leur
4ème
étape,
les
marcheurs ont relié St-Malo à Dolde-Bretagne entre le 31 juillet et le 5 août 2006.
La 5ème étape les mènera de Dol de Bretagne à Vannes du 29 juillet au 4
Août 2007.
***
La légende dit que tout Breton qui fait le Tro Breiz est certain de gagner le
Paradis.
Par contre, ceux qui ne le font pas de leur vivant devront le faire après leur
mort en avançant chaque année de la longueur de leur cercueil !
Ce qui est certain c'est que le Tro-Breiz n'est pas une marche comme les
autres, il se singularise par son tracé circulaire en sept étapes. Le pèlerin du
Tro-Breiz, n’a pas un lieu à gagner, mais une boucle à boucler. En reliant
les sept villes fondées par les saints qu’il est venu honorer, il encercle un
territoire pour le sacraliser. Par ce geste pérégrine, il remonte le fil de
l’histoire, tout en orientant de manière décisive sa propre aventure. A l’image
de la pérégrination des moines fondateurs de la Bretagne, le Tro-Breiz est
pour lui un cheminement en quête du Paradis.
Au cours de la marche, certains choisiront de faire une pause dans une
chapelle, d'autres vont s'assembler autour d'une croix de chemin. Pour
d'autres encore, la paix intérieure qui s'installe au cours de la marche sera
suffisante. Un morceau de Tro-Breiz, pour peu qu'il soit suffisamment long et
qu'on ne passe pas son temps à courir, se transforme nécessairement en
aventure spirituelle.

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