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Editions Hatier 1. La découverte de ma liberté1 A. “ Nul être matériel n'est actif par lui-même ” La première phrase du texte est une affirmation très forte : la conjonction “ et ” vient remplacer la conjonction “ mais ”, ce qui accentue l'opposition. Le constat semble indiscutable, on ne peut en “ disputer ” : je découvre en moi une activité foncière. L'être matériel ne peut être “ actif par lui-même ”, ce qui revient à dire qu'il est par essence passif. Il est toujours le résultat d'une action étrangère, c'est-à-dire extérieure. L'être matériel est pris dans un mécanisme d'action et de réaction (pensons par exemple au mouvement des corps dans l'espace) : en ce qui le concerne, toute action apparente est déjà réaction : elle est toujours l'effet d'un mouvement antérieur. Par mon corps, j'appartiens à ce mécanisme : les autres corps agissent sur moi, je peux agir sur eux. La matérialité de mon corps me rend dépendant des influences mécaniques extérieures à moi. Mais ce sont d'abord mes sens qui me livrent à un monde qui m'est étranger : ils offrent une prise à toutes les déterminations extérieures que Rousseau range sous le nom de passions. La passion est le résultat de ce qui ne dépend pas de moi : elle est la conséquence de toutes les influences physiques ou physiologiques, de toutes les images du monde extérieur qui s'impriment en moi et qui entraînent mon désir. On peut parler d'un déterminisme du monde extérieur à mon égard. Le monde extérieur agit sur moi ; je peux agir sur lui : il y a une “ action réciproque ”, dont je ne peux douter. Mais tant que je n'ai pas prouvé l'indépendance de ma volonté, rien ne me garantit que mon action soit plus qu'une réaction. Puis-je douter de l'indépendance de ma volonté par rapport au monde qui m'entoure ? B. Sentiment et raison La réponse de Rousseau est négative. Je possède une indéniable activité dont je suis l'origine : c'est en cela que consiste ma liberté. Une définition de la liberté sous-tend l'argumentation de Rousseau : être libre signifie être au principe de son action, c'est-à-dire en être l'origine et la seule cause. Mon mouvement est réellement libre quand mon action est première. C'est ce que signifie être “ actif par soi-même ”. Je suis libre quand je suis capable d'accomplir une action déterminée uniquement par ma volonté propre. L'existence de cette volonté libre relève d'une intime conviction. En effet, la découverte de cette liberté relève du “ sentiment ”, c'est-à-dire d'une voix qui n'est autre que la voix de la raison. On peut dire que Rousseau oppose ici l'ordre démonstratif et l'ordre intuitif : c'est “ un sentiment qui me parle ”. La conviction n'est pas emportée par la force du raisonnement, mais par la force du sentiment. Cette force est plus importante que toutes les arguties démonstratives : les raisonnements qui visent à nier l'existence de la liberté ont beau être tenables (ou “ valides ”), jamais la force des raisons ne viendra à bout de ce sentiment de liberté. On peut dire que ce texte a une résonance cartésienne ; rappelons-nous cette phrase des Principes de la philosophie (I, 39) : “ La liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons. ” Toutefois, il importe de bien caractériser cette expérience de la liberté, sans quoi elle risque d'apparaître vaine face à l'objection que nous allons formuler. 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. 2. L'expérience de la liberté A. Peut-on expérimenter sa liberté ? En effet, on pourrait objecter à Rousseau qu'il ne suffit pas d'être certain contre toutes les raisons pour être dans le vrai. La certitude - ou conviction intime - n'est pas un critère suffisant de vérité ; en elles-mêmes, toutes les certitudes se valent, et celui qui est dans l'erreur est tout aussi certain que celui qui est dans le vrai. À propos de l'expérience de la liberté de la volonté, on pourrait formuler le problème de la manière suivante : suffit-il d'avoir le sentiment (la certitude) d'être à l'origine de son action, pour que ce sentiment soit la preuve de l'autonomie de sa volonté ? Le sentiment ne relève-t-il pas de l'illusion subjective, malgré l'apparence d'évidence ? Nous pouvons penser ici à la critique menée par Spinoza (cf. la Lettre à Schuller) : si une pierre, après avoir été lancée dans le vide, se mettait à penser, elle sentirait son effort et se croirait à l'origine de son action, oubliant du même coup qu'elle a été déterminée mécaniquement dans son mouvement (qui n'est par conséquent qu'une réaction). Le sentiment que l'on peut avoir de s'efforcer ne suffit pas à être sûr que l'on est “ actif par soi-même ” : c'est le sens de la critique que mène Schopenhauer dans les premiers chapitres de son Essai sur le libre arbitre. Nous comprenons bien ici que le fait d'être spirituel et pas seulement “ matériel ” ne change rien au problème. L'apparente clarté du sentiment risque de n'être qu'une illusion. Ne vaudrait-il dès lors pas mieux céder aux raisons qui nient le libre arbitre et en font une chimère rassurante ? © Hatier 1 Editions Hatier B. L'autonomie du choix L'intérêt philosophique de ce texte est sans doute de tenter de couper court à cet argument. Certes, le “ sentiment ” invoqué par Rousseau n'est pas un argument rationnel, mais il est bien plus qu'un simple parti pris subjectif. En fait, le propos paraît bien plus raisonné que Rousseau ne veut le dire. La liberté de la volonté s'éprouve moins dans le sentiment d'être à l'origine de son action que dans la capacité de dire “ non ”. C'est la mise en œuvre de cette capacité qui est la véritable “ épreuve ” de la volonté. Rousseau utilise avec justesse la métaphore du combat. Consentir ou résister est la véritable essence de la volonté. En ce sens, consentir n'est pas céder à ses inclinations, mais faire le choix délibéré de ne pas dire non : lorsque je veux, j'ai fait le choix de ne pas résister, mais je ne me suis pas contenté de suivre aveuglément le mouvement qui s'est présenté à moi. J'ai toujours en moi cette puissance de refuser, et si j'ai voulu, c'est parce que je n'ai pas voulu refuser. C'est la possibilité de dire non qui fonde l'autonomie du choix et qui me permet de dire que j'ai voulu poursuivre telle action délibérément. En ce sens, je sais toujours si j'ai fait œuvre de liberté ou si je me suis laissé entraîner par mes passions. C'est pour cette raison que, si je n'ai pas toujours la “ force d'exécuter ”, j'ai toujours la “ puissance de vouloir ” : lorsque j'ai cédé à la tentation, j'ai senti que j'avais en moi le pouvoir de refuser. En ce sens, on peut dire “ qu'il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions2 ”. Ce texte distingue donc la véritable autonomie de la volonté de ce que Kant appellera l'hétéronomie. Être autonome, c'est obéir à sa propre loi sans céder à “ l'impulsion des objets externes ”. Ainsi, l'intime conviction de la liberté ne prouve pas sa réalité, tant que l'on n'a pas “ éprouvé ” ce pouvoir de résistance : lui seul me permet d'affirmer que mon effort intérieur, et par conséquent mon action, ne sont pas le simple résultat de déterminations extérieures : “ je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions ”. Ce sentiment n'est plus de l'ordre de l'illusion, même s'il n'est pas simplement de l'ordre de la démonstration rationnelle. 2. Descartes, Traité des passions, Gallimard, coll. “ Tel ”. 3. “ Générosité ” et remords A. La force d'âme Ce texte caractérise ce qui constitue la véritable “ faiblesse ”. On est faible lorsque l'on devient “ esclave ” d'une loi extérieure à son arbitre, c'est-à-dire en fin de compte lorsque l'on renonce à sa propre volonté. La “ force d'exécuter ” manifeste la véritable force de caractère : lorsque je coïncide avec ma propre volonté, je ne peux me reprocher aucune faiblesse ; je sens au contraire la fermeté de mon vouloir, ma force d'âme. Le sentiment de liberté devient alors sentiment d'estime de soi, que ne vient troubler aucun “ remords ”. La conséquence ultime de l'acte absolument libre serait dès lors ce que Descartes appelle la “ générosité ”, sentiment que ne vient troubler aucun reproche de la conscience : selon Descartes, on éprouve la générosité lorsque l'on sent que la “ libre disposition de nos volontés ” nous appartient pleinement3. On doit ajouter que ce libre usage de la volonté est fondé sur une connaissance du bien, ce que Rousseau appelle ici la “ voix de l'âme ” qui s'élève contre la “ loi du corps ”. 3. Descartes, Traité des passions, art. 153, Gallimard, coll. “ Tel ”. B. Qu'est-ce qui me révèle ma liberté ? En dernier lieu, c'est le “ remords ” qui me révèle ma liberté ; je suis “ libre par mes remords ” car ils me font sentir que j'ai refusé la possibilité d'être autonome. Je suis victime du remords quand je sais que je n'ai pas fait le choix d'être libre. Kant dira que même celui qui commet le crime le plus odieux éprouve au fond de son cœur la présence de la loi morale : il est toujours libre de la respecter, mais la refuse au nom de motifs sensibles. Lorsque je cède à la “ loi du corps ”, j'étouffe cette “ voix de l'âme ” qui manifeste en moi la présence de la loi, et par conséquent de ma liberté. La présence de cette dernière est manifestée par une intuition irréductible que je ne peux jamais masquer, à moins de me mentir à moi-même. Cette liberté a pour caractéristique de ne pouvoir être donnée qu'à la première personne. Elle ne peut être une vérité de seconde main. C'est d'abord ma liberté que je découvre : soulignons la présence écrasante de l'emploi de la première personne dans le texte : elle revient trente fois sous la forme du pronom personnel ou possessif. Toutes les raisons invoquées par le “ on ” ne pourront venir à bout de cette intuition (“ On a beau me disputer cela, je le sens ”). © Hatier 2 Editions Hatier Ouvertures LECTURES - Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, “ Rivages-Poche ”. © Hatier 3