Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964 Introduction

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Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964 Introduction
Amélie Pinçon, licence CC-BY-SA
Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964
Introduction :
– Nouveau Roman : mouvement des années 50 qui refuse les conventions du récit
traditionnel (effet de réel, rôle du narrateur, statut du personnage). RobbeGrillet a ainsi annoncé le « décès » du personnage à la Balzac ou Zola.
– Marguerite Duras est au début assez proche du Nouveau Roman.
– Née en Indochine française.
– Elle s'inspire du Nouveau Roman parce qu'elle déconstruit ses personnages, le
temps, mais aussi la syntaxe (ses phrases).
– Plusieurs romans connus : Un Barrage contre le Pacifique, L'Amant puis elle le
réécrit avec L'Amant de la Chine du Nord.
– Au cinéma : Hiroshima mon amour, écrit avec le réalisateur Resnais.
– rappel de l'intrigue du Ravissement de Lol V. Stein. Le bal au début du roman,
scène inaugurale. Scène traumatique pour Lol qui va ensuite sombrer dans la
folie.
– Lol : diminutif de Lola.
– Premières impressions de lecture et problématique
– Problématique : en quoi cette scène de bal détourne-t-elle les topoï habituels
d'une scène de bal ? En quoi cette scène de bal constitue-t-elle à la fois une
scène de rencontre et une scène d'abandon ?
Activité par groupe : chaque groupe traite une sous-partie → présentation orale à
la classe
1)
2)
3)
4)
5)
6)
les topoï d'une scène de bal
une scène de rencontre amoureuse
La complexité de la Narration (jeu des points de vue)
Une scène d'abandon
La confusion identitaire du personnage, le vide, le flou
Le titre
I Le bal : une scène traditionnelle de rencontre amoureuse ?
a) les éléments topiques
– les invariants : l'orchestre, la danse, la piste de danse, le buffet
– Mais très peu de détails (pas une description à la façon réaliste comme chez
Flaubert). Seuls détails : une piste de danse, un bar, des plantes vertes. Chaque
élément du décor n'en reste pas moins très fortement symbolique (on y
reviendra).
– Beauté de la femme. Détail de la robe qui connote la séduction : « robe à double
fourreau de tulle également noir, très décolletée » puis « endroit nu de son
épaule ». Le noir symbolise ici l'élégance. Mais aussi qqqch d'inquiétant, de
dysphorique.
– Le lecteur se rappelle la scène de bal de la Princesse de Clèves :
– Nemours qui arrive pendant le bal s'est fait attendre // deux femmes qui
arrivent après
– la cour qui observe // Lol et Tatiana + « groupe de connaissances »
– motif du coup de foudre dans les deux cas
– champ lexical du regard et la théâtralisation de la scène
b) une scène de rencontre amoureuse
– champ lexical de l'émotion : hyperbole « émotion si intense » l.12 puis pour
Anne-Marie la « surprise émerveillée » l.27 → hypallage (« émerveillée »
renvoie à Anne-Marie plus qu'à la surprise)
– motif de la reconnaissance mutuelle (cf Princesse de Clèves) : « l'avait-elle
reconnu » ? l.21
– Impératif de la rencontre avec le discours direct de Michael : « il faut que » →
tournure injonctive
– Description de la danse ; « entrouvrit les lèvres » mais c'est le silence qui
domine « ne rien prononcer » l.26 puis « ils ne s'étaient pas parlé » l.34 →
communion des cœurs et des esprits
– Trouble avec « gaucherie » et « expression abêtie »
– Parallélisme des émotions avec « à son tour »
– Terme fort : « coup » l.29 qui désigne le « coup de foudre ».
c) Mais une complexité énonciative : le jeu des points de vue
– typique du Nouveau Roman. Ici, on pourrait croire à un point de vue omniscient
comme chez Zola ou Flaubert. Mais on apprend plus tard que le narrateur est un
personnage et pas seulement une instance énonciative.
– Le narrateur : Jacques Hold, qui aime Lol au moment où il écrit cette histoire,
une quinzaine d'année après ce bal.
– Mais plusieurs points de vue internes à l'intérieur de ce point de vue interne à
Jacques :
– l.4 « avait regardé s'avancer comme lui » → point de vue interne à Lol,
discours indirect libre « Elle devait l'avoir toujours été ».
– l.5 « se rappelait Tatiana » → point de vue interne à Tatiana
– l.9 : omniscient « Ce fut la dernière fois ». Annonce de ce qui va se
passer.
– l.19 « Tatiana l'avait bien vu agir » → interne à Tatiana, discours indirect
libre avec la question l.21-22 : « L'avait-elle reconnu elle aussi pour
l'avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela ? »
– l.25 « alors elles virent » : point de vue interne aux deux
→ énonciation très complexe !
II Mais une scène d'abandon qui donne à lire la déconstruction du personnage
a) Scène traumatique d'abandon
– indices l.8-9 : « ce fut la dernière fois » puis à la fin de l'extrait « il n'était pas
allé retrouver Lol. » et « ne s'étaient plus quittés ». Accumulation de tournures
négatives.
– Regard de Lol sur cette infidélité : « regardés » l.15, l.25 « virent ». Elle en est
à la fois le témoin et la victime.
– Scène de bal paradoxale : rencontre et rupture.
– Symbole de la danse qui « se termine » au début de l'extrait.
b) Confusion identitaire de Lol, un personnage marqué par le vide et le flou
– symbolique de l'espace vide : polyptote « vidée » et « vide » l.2. Adverbe
« lentement ». Dépossession lente de Lol. Elle tombe après coup dans la folie.
– Point de vue interne à Lol pour la description de Anne-Marie : oiseau funeste,
qui augure le mal. Le noir connote à la fois l'élégance et le mal.
– Sorte d'oxymore « grâce abandonnée, ployante ». Mouvement de chute.
Comparaison à un « oiseau mort »
– Confusion dans son point de vue : n'éprouve aucune jalousie. Mais au contraire,
elle passe du statut d'amante à celui de mère. Comparaison très étrange l.15à18 :
« Lol les avait regardés, une femme dont le cœur est libre de tout engagement,
très âgée, regarde ainsi ses enfants s'éloigner, elle parut les aimer ».
– Confusion temporelle (« femme très âgée » or Lol est jeune, 19 ans)
– confusion de la place de femme (amante → mère)
– confusion des sentiments (« les aimer » → elle aime sa rivale!)
– Éloignement spatial, reléguée au fond de la salle, « derrière le bar » (sorte de
frontière symbolique) et les « plantes vertes ». Lol est aussi une sorte de
« plante verte » : ne bouge pas, assiste au spectacle en silence, impuissante et
« immobile » (l.3)...
c) Le sens du titre et du mot « ravissement ». La scène de bal comme
scène-clef
– « désarroi » ligne 30 désigne finalement les trois points du triangle amoureux :
Anne-Marie, Michael mais aussi Lol.
– une scène de ravissement dans les deux sens du terme :
– ravissement amoureux : les deux amants ont accès à un état quasi
mystique. Complémentarité dans l'amour qui passe par un au-delà du
langage. Union des corps et des cœurs.
– Ravissement pour Lol : Anne-Marie lui ravit (lui vole, lui arrache)
celui qu'elle aime. Mais cela coïncide pour elle à un vol de sa propre
personnalité puisqu'elle va sombrer dans la folie et se perdre ellemême.
– le titre fondé sur une syllepse (double sens) cf « La Jalousie » de Robbe-Grillet.
Conclusion : en quoi s'inspire du Nouveau Roman ? En quoi cette scène de bal estelle moderne ?
– reprise des topoï mais les détourne : scène de rencontre et d'abandon
– traitement moderne du personnage de Lol : un personnage vide, flou qui va être
en proie à la folie.
– Complexité de l'énonciation : statut peu clair du narrateur, vision tronquée de
l'histoire. On ne saura jamais si la folie de Lol est ou non liée à cette scène de
bal.
– Modernité de l'écriture : des répétitions. Phrases courtes sans enchaînement
logiques. Déconstruction avec la place de certaines virgules.