hOt chili
Transcription
hOt chili
hOt chili SAISON VII EPICE 2016 Musical, sensuel, décapant, impitoyable... Plongez au cœur de la dernière saison, Où amour et némésis se consomment chaud ! 1 EPISODE 182 Tessa Mommsen n’aurait su dire laquelle de l’irritation ou de la béatitude prévalait sur son état d’esprit. Certainement la somme des deux, pour justifier la frustration sans nom qui la caractérisait depuis un quart d’heure. Ce mec était imbuvable, mais Dieu qu’il était beau ! Tel un pacha en terrain conquis, Dean Leblanc était venu lui « informer » qu’Emy Event© ne voyait aucun inconvénient à ce qu’il remodèle une partie des infrastructures du Sinéad. La raison ? Exiger des Beat’ONE une battle pour le Rock’n’Rumble ne se faisait pas sans conséquence. Et il était cette conséquence que Tessa devait à présent assumer ! Il se disait dans les couloirs du bunker que les musiciens avaient décidé de lui faire payer son attitude de garce, en lui envoyant ce directeur artistique hautain et béni des dieux question beauté et intellect. — Aviez-vous conscience d’opposer deux maisons de production de calibre différent en mettant sur le ring leurs artistes phare ? — Quel est votre propos ? s’impatienta-t-elle. Les groupes de rock incriminés commençaient à la gonfler ! Certes, en une seule journée les Beat’ONE avaient plus fait parler d’eux que la moitié des formations invitées au festival. L’engouement médiatique était bénéfique à l’évènement. Mais il n’y avait pas qu’eux à la Rock-Feast, et le revers serait que cela fasse mauvaise presse. Depuis la veille, elle était soumise au régime NITRΩ/Beat’ONE, et frisait sérieusement l’indigestion. — Vous êtes ici pour remettre en question ma façon de procéder ? Là, maintenant, en ayant parfaitement conscience que je suis overbookée ? Mais de quel droit ?! Je n’ai sincèrement pas le temps pour ça ! — Vous avez pu me recevoir, je subodore que vous l’aviez, ce temps ! rétorqua Dean, aussi narquois que sarcastique. Par politesse, je vous annonçais simplement que la prise en charge scénique des Beat’ONE pour le Rock’n’Rumble m’incombe. J’en endosse l’entière responsabilité, afin de vous donner une tête et un nom à qui faire vos futures réclamations. S’il y en a, ajouta-t-il d’un ton indiquant qu’il en doutait fortement. Comme vous le savez, mon équipe est déjà sur le terrain. Tessa avait été prise de court de voir débarquer en force ces gros camions et ces bus frappés du logo W. Ent. L’homme l’avait mise sur le fait accompli, ne lui laissant pas d’autre choix que de se plier à ses « doléances ». Une part d’elle voulait l’envoyer bouler, mais l’autre se délectait de taper la discute avec un tel spécimen. Il arrivait qu’elle maudisse ses ovaires, et c’était dans des moments comme celui-ci. Dean Leblanc, en chair et en os, à Nior, la ville où avait été enlevé son fils, relevait du scoop ! Seulement, elle l’aurait trouvé un poil plus charmant s’il ne prenait pas ce ton paternaliste. La première chose que Tessa remarquait lorsqu’elle discourait avec un de ces beaux messieurs qui s’y croyaient, était sa posture. Dean l’avait altière. Il dégageait une assurance toute mâle, conscient de son « pouvoir » au sens le plus large. Elle analysait ensuite sa courtoisie, son amabilité, et son air distingué. Et ç’aurait été un sans-faute pour cet homme, si derrière son miroir de politesse ne se cachait pas de la condescendance. Heureusement, son aspect soigné, à la fois chic et décontracté, rehaussait le niveau. Elle aimait particulièrement qu’il soit un homme de terrain. À quelques exceptions près, elle avait en horreur les mecs se la jouant grands patrons, mains dans les poches, assis derrière leur gigantesque bureau. Elle exécrait carrément ceux qui mettaient les pieds dessus. Il n’empêche que ce type puait le macho ! — AMP© a un programme promotionnel de grande envergure pour le groupe NITRΩ. — Je suis au courant, dit-elle, cassante. 2 Dean lui sourit avec complaisance. — Alors n’en veuillez pas à Coop-Com Record© de relever le gant. Tessa s’agaça. — Je refuse que le festival soit perturbé par un chantier de dernière minute. — Il fallait y penser avant de mettre les Beat’ONE et NITRΩ sur le même ring, Tessa, asséna Rebecca. Tiens, elle était là, celle-là ? N’ayant d’yeux que pour Dean, Tessa l’avait complètement occultée. Elle admettait cependant que sa curiosité la travaillait. Comment Miss Twayne-lacopieuse était-elle devenue manager des Beat’ONE, en plus d’avoir des atomes crochus avec un Leblanc ? En tant que compagne actuelle du batteur, pouvait-on déduire que Rebecca avait viré la précédente ? La présumée rivale était tout de même un gros morceau. Il y a encore deux ans, la presse people faisait ses choux gras sur l’héritière Mila Reich et sa rockstar de boyfriend accessoire, Jet Poppy-Garett. Et le voilà à nouveau père, et managé par la mère de son fils. Tessa se remua mentalement. Elle digressait. Le sourire de Dean, qu’elle jugea un tantinet moqueur, la rappela à ses priorités. — Les scènes ont été montées longtemps à l’avance. Vous pouvez éventuellement remodeler la vôtre, mais ce sera au détriment de la durée du live. Les Beat’ONE ne sont pas le seul set à qui la tente Rock Venom a été attribuée. C’est vous qui voyez. — La scène que monte mon équipe sera opérationnelle dimanche, rétorqua Dean. Pour ne point contrarier le plaisir des festivaliers, la mairie de Nior a octroyé à Emy Event©, à titre exceptionnel, l’utilisation d’hectares supplémentaires. Tessa hoqueta. Un rapport lui était parvenu, faisant état de la présence d’un chantier hors périmètre, à l’extrême limite nord du parc des expositions. Elle avait balayé cela, stipulant que ça n’aurait pas d’impact sur le festival tant qu’on ne notait aucune pollution sonore. Elle y aurait accordé plus d’attention si ses subordonnés faisaient preuve de précision dans leurs comptes-rendus. Elle travaillait avec des tocards ! — C’est vous !? Mais… — Ça ne pèsera pas sur la note de frais d’Emy Event©, coupa Dean avant qu’elle ne se lance dans un numéro d’indignation. Et ce serait regrettable de perturber la routine de la Rock-Feast en la montant en plein cœur du Sinéad. Elle pouvait difficilement s’y opposer. Mais pourquoi était-ce à cet homme de le lui apprendre ? Le représentant de la mairie aurait dû la contacter directement ! — Je ne peux me contenter de votre parole. Dean eut une moue impatientée. Il lui tendit les documents qui lui cloueraient définitivement le bec. Il avait œuvré toute la matinée à faire ouvrir des portes qui, en temps normal, auraient été closes. Bafouant tout scrupule, il s’était éhontément servi du rapt de son rejeton comme moyen de pression. Il aurait été fâcheux que suite à l’enlèvement de son héritier, White Enterprise© honnisse Paradise City au point de délocaliser les établissements de la White chain dans d’autres villes. Face au manque à gagner, et totalement aveugle devant ce bluff de haute voltige, le maire avait cédé. À vrai dire, l’homme n’avait opposé aucune résistance, trop heureux de complaire à un Leblanc. Évidemment, Dean avait conclu en achetant le politicard avec l’assurance de sa reconnaissance éternelle. Qui cracherait sur un tel soutien ? — Voilà qui officialise le partenariat de White Enterprise© avec Emy Event©, dit-il en tendant à la femme sa tablette numérique. Ce serait navrant de remettre ma parole en doute. 3 Le sous-entendu fut plus qu’audible. C’était stupide tout court de remettre la parole d’un Leblanc en doute. Tessa eut cette fois du mal à se décider entre se sentir idiote ou en colère. Elle était la femme en charge. Ce type ne devait surtout pas croire qu’il avait les pleins pouvoirs, Leblanc ou non ! Le document qu’affichait l’écran tactile lui apprit que W. Ent. était devenu un nouveau sponsor de la Rock-Feast. Bon sang, le Comité Exécutif ne pouvait-il pas la mettre au parfum ?! Pourquoi la ridiculiser ainsi ? La date de rédaction du contrat l’intrigua suffisamment pour l’aider à surmonter son embarras. Le jour même. Et ce n’était pas le plus curieux. Le siège d’Emy Event© se trouvait à Narven, mais cet homme était directement remonté à M. Entertainment©, la maison mère établie à Nior. C’était la signature du Président Général ! Pas étonnant que l’info ne lui soit pas encore parvenue. Le temps de traverser toutes les strates séparant le poste du grand patron du sien, il fallait compter au minimum 48 heures. Nom d’une Louboutin, ça c’était du CGV : du Contrat à Grande Vitesse ! — Avons-nous un deal ? demanda Rebecca. — Il n’y a pas de deal, Rebecca, rectifia Dean. Quand on organise un combat de coqs, on s’assure d’avoir bel et bien des coqs comme challengers. Il darda sur Tessa un regard dur. Elle sourcilla, se demandant ce qu’elle avait réellement déclenché. L’idée qu’elle perdait un peu le contrôle de la situation depuis la veille lui laissait un nœud d’angoisse viscérale. Jusqu’ici, elle maîtrisait relativement bien la casse. Mais ce nouveau paramètre, ce Dean Leblanc, semblait être une donnée qu’elle ne saurait gérer. Les hommes ne la regardaient pas ainsi, d’habitude. Même ceux dont le célibat était une histoire ancienne se laissaient aisément prendre à ses charmes scandinaves. Or ce type ne lui témoignait aucune sympathie à cette seconde. Ouais, Frustration était son second prénom. — Vous avez commis l’erreur de prendre les Beat’ONE pour de vulgaires coqs, poursuivit Dean. Mais enfin, c’est pourtant évident qu’il s’agit de phénix ! J’ose espérer ne pas vous apprendre que phénix est symbolisme d’excellence. Tessa en fut bouche bée. Cet homme était sérieux ? Apparemment, vu qu’il pensait chaque mot de ce qu’il avançait. — Les Beat’ONE iront au Rock’n’Rumble avec leurs armes, et décideront du lieu de bataille. Ou devrais-je dire, de mise à mort, fit-il avec une expression sardonique. N’attendez pas de remerciements de la part de Bosco-Record©, d’AMP©, ou encore de NITRΩ, pour votre initiative cavalière de les mettre en duel, termina-t-il avec un sourire en coin de sadique, qui n’en magnifia que plus sa prestance. Tessa considéra Rebecca d’un air accusateur. De toute évidence, les Beat’ONE avaient rapporté à cet homme leur conversation, tels des fayoteurs. La manager, qui buvait du petit lait, se violenta pour ne pas arborer un masque de satisfaction. La Directrice des Opérations et Gestion d’Espace d’Emy Event© décida d’en tirer son parti. Elle se souciait du sort de NITRΩ comme de sa première culotte. Les membres de ce groupe se mettaient eux-mêmes une balle dans le pied avec leurs déclarations irréfléchies. Leur maison de production n’avait qu’à mieux les éduquer. La polémique était une bonne promotion du dépoussiérage du Rock’n’Rumble. Qu’on le veuille ou non, cette battle était une aubaine. Si White Enterprise© s’en mêlait pour en faire un évènement tape à l’œil, grandiloquent, qui était-elle pour se plaindre ? En tout cas, pas lorsqu’elle avait son lot de lauriers en perspective, et la promesse de voir grandir son cahier de charges au sein de l’entreprise. 4 Si elle relevait ce challenge, ses pairs ne la prendraient plus de haut parce qu’elle était une femme. Dean Leblanc n’en avait pas conscience, mais il était son tremplin. À elle de ne pas rater la manière de l’aborder. Par contre une chose la turlupinait. Qu’avaient les Beat’ONE de si spécial ? Pourquoi tous ces hommes puissants se pliaient presque en quatre pour faire de leur vie une sorte de conte de fée rock’n’roll ? D’abord Jeremiah Mc Nelly, et maintenant ce ressortissant de la bourgeoisie balmérienne ! Si Tessa avait à peu près saisi les intérêts du Président de L.F.C©, quels étaient ceux de ce Leblanc ? Mc Nelly mettait les égéries d’une de ses marques sous les feux des projecteurs. Que gagnait Dean ? Qu’est-ce qui le liait réellement à ce groupe de rock ? Certes, il se faisait passer pour leur directeur artistique tout en étant le porte-drapeau de White Enterprise©. Or on aurait dit qu’il prenait cette affaire personnellement. Était-ce motivé par de l’amitié ? Elle finirait bien par savoir de quoi il retournait. En attendant, elle afficherait son plus beau sourire. — Je ne prends pas les Beat’ONE, ni NITRΩ d’ailleurs, pour des coqs, mais pour ce qu’ils représentent pour Emy Event©. Une cash machine. Voyez-vous, on attend de moi du « divertissement productif ». Il s’avère que je suis plutôt bonne à ce jeu, dit-elle avec suffisance. Vous voulez appliquer vos règles ? Vous avez carte blanche, Mr Leblanc. Toutefois, vous travaillerez avec un de mes coordinateurs. Si le joueur décide de la manière dont il abat ses cartes, je reste encore le croupier. — Cela va de soi, approuva Dean. Elle avait le mérite d’appeler un chat un chat. * Via les couloirs souterrains, une golfette conduisait Rebecca et Dean aux coulisses de la tente Rock Venom, en pleine balance sono pour le live à venir des Beat’ONE. Dean voulait voler quelques minutes à son amant, avant de mettre le cap sur le chantier de leur future scène. L’expression préoccupée de Rebecca l’interpella. — Qu’est-ce qui te tracasse ? — Tessa. Je dois dire que je ne m’attendais pas à ce qu’elle se montre si conciliante. — Ce n’était pas une concession que j’attendais d’elle. Et elle l’a parfaitement compris. — Non, je veux dire… Elle a changé. — En bien ou en mal ? demanda Dean, comprenant qu’elle connaissait l’organisatrice d’évènementiel sur un plan plus personnel. Rebecca lança un coup d’œil au chauffeur. Jason Becket était le coordonnateur qui leur avait été assigné. Rapporterait-il cette conversation à sa supérieure ? Tant pis. Elle avait appris à assumer son propos à l’école de Tessa. Cette dernière serait hypocrite de lui en tenir rigueur. — Je dirais en bien. Elle était plus… incisive, avant. — Plus garce ? rectifia Dean en arquant un sourcil. — Si tu le dis, rit-elle, refusant de se mouiller. L’avis de Red est très biaisé, pour info. Elle ne doutait pas que le chanteur ait dépeint un tableau peu glorieux de Tessa à Dean, en apprenant l’entrevue de son amant avec la femme. C’était tellement prévisible ! — À sa décharge, elle est blonde et belle, le défendit Dean, amusé. Il considère que c’est un de mes « points faibles ». Pour ne pas dire qu’il avait un faible pour les belles blondes élancées. Et à supposer qu’il ne l’ait jamais avoué à Red durant leur période « amicale », ses antécédents auraient parlé pour lui. — Oui, il y a de cela aussi, admit Rebecca. 5 Bien qu’elle ait parfaitement remarqué que Dean ne l’avait même pas « regardée ». À la place de Tessa, son ego féminin aurait vécu un moment de solitude. Et c’était justement ce qui l’intriguait. Tessa n’avait pas donné l’air d’en être froissée. Or dans son souvenir, la jeune femme aimait voir que l’autre parti avait remarqué ses atours. Un haussement de sourcils, un sourire béat, un regard concupiscent, un bafouillage, un tic nerveux ; ces codes ou ces petits riens que savaient déchiffrer celles de la gent féminine habituées à générer des fantasmes. Elle n’avait même pas tenté de séduire Dean, et pourtant elle l’avait mangé du regard durant tout l’aparté. Ravalant un grommèlement, Rebecca se sentit nulle de faire un tel procès d’intention à Tessa. Cette dernière était trop prise par ses charges professionnelles pour penser à draguer. Ce festival était bien parti pour la rendre hystérique. Ou il se pouvait tout bêtement que Tessa soit en couple et fidèle. Néanmoins, elle se devait de prévenir Dean. — Je me méfierais quand même de son amabilité. Si elle était une représentation folklorique, elle serait une sorte de « kitsune ».1 Dean éclata de rire. Le kitsune était un esprit surnaturel rusé du folklore japonais. Représenté par le renard, il avait la réputation d’être polymorphe ; une autre façon d’indiquer sa nature trompeuse, changeante et dissimulatrice. Il était souvent mal avisé de lui accorder sa confiance. — Ce que Tessa cède d’une main, elle le reprend de l’autre. Elle t’a laissé carte blanche. Sois sûr qu’elle le prend comme une « dette ». D’une manière ou d’une autre, elle réclamera son dû. — J’ai l’habitude de ce jeu de créance, sourit Dean avec une certaine mélancolie. C’était le sport favori de la famille. Alors à kitsune, kitsune et demi. Sa réponse rassura un peu Rebecca. S’il y avait bien un homme qui savait ce qu’il faisait, c’était Dean. Une fois encore, il leur avait prouvé à quel point il pouvait se montrer efficace. Ç’aurait été un peu effrayant si ce n’était pas déjà effarant ! Le projet de scène qu’il avait pour le Rock’n’Rumble n’était pas audacieux. Il était démentiel ! En découvrant les plans, les Beat’ONE s’étaient excités comme des gosses à l’approche de Noël. Mais vu leur envergure, Dean devait réaliser les choses à la vitesse de l’éclair pour espérer finir à temps. Au départ, Rebecca avait nourri de l’inquiétude. D’expérience, elle savait que ce qui se faisait bien ne se faisait pas vite. Pour un travail effectué avec brio, on préconisait de se « hâter lentement ». Mais cet homme avait fini de démontrer qu’avec maestria, vite n’était pas synonyme de bâclé. Il jouait aussi bien de son outil de travail qu’il jonglait avec son carnet d’adresses. Il avait exploité ses relations professionnelles d’une manière qui forçait l’admiration. Afin d’avoir Emy Event© à sa solde, il fit appel à l’homme ayant validé son shooting MTM pour la ligne Gentlemen® : Jeremiah Mc Nelly. Passer de la mode grand luxe à l’évènementiel, il fallait y penser. Mais ç’avait été d’une logique toute bête. Narven abritant les sièges sociaux de L.F.C© et Emy Event©, Dean supputa que leur patron respectif fréquentait le même milieu fermé des riches entrepreneurs. Contre toute attente, Jeremiah lui vendit une meilleure proposition en le mettant directement en lien avec le big boss de M. Entertainment©, une accointance. Ça ne pouvait pas mieux tomber, car la direction de la firme était localisée à Nior, ville où se trouvait Dean, et où atterrirait Jeremiah dans la soirée. Certainement pour consolider 1 Kitsune (lire « kitsuné ») désigne aussi bien un renard qu'un esprit surnaturel du folklore (yōkai). Dans ce dernier cas, c’est un polymorphe, tout comme le chien viverrin (tanuki), et il serait à l’origine de la légende du renard à plusieurs queues. 6 ces liens professionnels, les trois hommes, membres du MIP-Club, se donnèrent rendez-vous en semaine, histoire de ne pas contrarier leur Valentine ce week-end. Sur le plan technique, Dean contacta Anouk Diesel pour les besoins d’une expertise sur sa maquette numérique 3D. Sa familiarité avec la sœur du styliste Laz avait un peu surpris les Beat’ONE, mais il n’y avait rien d’insolite. Cet homme faisait de toute rencontre une aubaine dont tirer profit. Sans compter qu’il démarchait des artistes dès que l’occasion se présentait, dans le cadre du white project Tekhnopolis©. La sculptrice et designer d’intérieur n’était en réalité qu’un intermédiaire. Dans le but d’une future collaboration, Dean avait fait des recherches sur la jeune femme. Une manie très Leblanc qui l’avait amené à la conclusion qu’une fois de plus, le monde était petit. Anouk Diesel avait étudié à l’académie des Beaux-Arts jumelé au Grand Conservatoire de Soslë. Et son mentor avait été un certain Pierre Sainsbury au patronyme familier. Artiste façonneur, l’homme s’était fait une réputation respectable dans le milieu en roulant sa bosse. La mission de son ancienne élève avait été de lui transmettre les plans de la scène. Grâce à une impression-laser 3D, Sainsbury aurait un rapide aperçu de la miniature. Impossible n’étant pas Leblanc, Dean n’attendait pas de l’expert qu’il statue de la faisabilité ou non du projet à l’échelle réelle. Il voulait un dossier sur une façon de procéder qui allie rapidité, efficacité, et sécurité, afin de le confronter au sien pour en extraire le meilleur. En attendant le coup de fil de l’homme, il avait donné le feu vert à son équipe pour poser les bases de la scène. Elle commencerait à prendre une allure totalement délirante en fin de journée. Maintenant que la paperasse avait été réglée, Dean s’y rendait pour un checkup. Tout cela en une demi-journée. Rapide et efficace. Les Beat’ONE n’avaient pas caché qu’il les avait impressionnés. Certes, Dean trichait brillamment en utilisant le poids de son nom. Mais son patronyme seul n’aurait pas suffi à mettre en place et à coordonner toute cette procédure en si peu de temps. Si Red était tombé dans le panneau et béait d’admiration devant son homme, Jay se doutait que ce projet de scène psychédélique n’était pas né en un jour. Le dossier zonait déjà dans son disque dur, attendant le moment idéal pour transiter du virtuel au réel. D’après le chanteur, Dean était magique, mais selon Korgan, il avait juste du nez. Son secret était de flairer les bonnes occasions. Et lorsqu’il en tenait une, il l’exploitait au maximum, s’y investissant à 100%. Cette manière de procéder trouvait un écho en Rebecca. Même si c’était un brin éprouvant – surtout pour les techniciens sur le terrain –, il y avait un réel plaisir à travailler avec cet homme qui donnait de sa personne. La rigueur et le génie de Dean devenaient des stimulants dont la manager se servait éhontément pour booster son groupe. Les musiciens avaient intérêt à faire honneur à tout le travail faramineux en amont de leur show. Jeff ne souffrant pas la comparaison, et Red ne jurant que par la perfection, il suffisait de les mettre sur carburateur pour que les deux autres suivent. Elle avait saisi le « truc », l’alchimie au sein de ce groupe. Et elle les sentait dans un bon état d’esprit. En d’autres termes, leur boussole mentale ne pointait pas le N de « nord », mais le P de « perfectionnisme ». Ou peut-être le D de « diva », rectifia-t-elle lorsqu’ils tombèrent sur le spectacle que leur offrait Red en coulisses. Le chanteur était dans son délire du choix de tenue correspondant à son inspiration du moment. Le manège pouvait durer une heure, et relevait probablement d’un TOC latent… — Il y est depuis longtemps ? soupira-t-elle. 7 — Il vient à peine de commencer, rétorqua Jeff, blasé. Quand je pense qu’il m’a imposé le port du kilt, alors que lui se permet le luxe de choisir ses vêtements, et de faire chier le monde avec ! Dean l’interrogea du regard. Avait-il bien entendu ? Un kilt ? — Je ne souhaite pas en parler, grommela le bassiste. — Si ça peut te rassurer, tu ne le porteras que demain, avança Jay. Jeff s’étrangla. — Quoi ? Et lui qui comptait s’en débarrasser le plus rapidement possible ! Quelle était la raison de ce revirement ? — C’est devenu un outil promotionnel de taille, dit Rebecca avec grand sérieux. Ceux qui seront frustrés de ne pas te voir en jupette ce soir, reviendront demain. — Tous les coups seront permis pour rameuter du monde, explicita leur leader. C’est toi qui voulais du sang. — Ce n’est pas censé se faire à mon détriment ! — Tu sacrifies ton intimité pour la bonne cause, camarade, compatit Korgan. Estime-toi heureux qu’on n’ait pas cédé à la lubie des Holy Suckers. Certains souhaitent que tu le portes façon old school pour des raisons « d’authenticité ». — Old school ? répéta Jeff, perplexe. Surpris qu’il n’ait pas saisi, Dean lui vint en aide, non sans s’esclaffer : — Je présume qu’il s’agit de faire l’impasse sur tes dessous en nylon. Jeff pâlit. Il aurait pourtant dû s’en douter ! Il lança un regard meurtrier à ses acolytes qui se moquaient sans retenue. — De toute façon, il n’y aurait rien eu à voir sur le perron, poursuivit Dean. Passer l’hiver à l’air libre, même les gros calibres ont tendance à se « rétracter ». Si tu vois ce que je veux dire. — Il y a des dames dans l’assistance, Dean ! s’indigna Red tandis que le staff présent dans la loge éclatait de rire. — Tu as arrêté ton choix, ma diva ? railla celui-ci, sourd aux imprécations du bassiste. — Non, soupira ladite diva, embêtée. À ton avis, je devrais mettre laquelle ? demanda Red en soulevant deux tenues punk destroy à hauteur d’épaule. Dean expérimenta un violent changement d’ambiance. Toute l’équipe de roadies assistant à la scène, ainsi que les musiciens, avaient brusquement cessé de rire. Ils le dévisageaient à présent d’un air étrange. Que se passait-il ? S’agissait-il d’une question piège ? Son visage dut exprimer ses interrogations pour que Korgan le soulage du doute. — C’est juste qu’en cinq ans, c’est la première fois qu’il demande un avis extérieur, murmura-t-il, dubitatif. En général, Red rabrouait méchamment quiconque tentait d’intervenir. Que ce soit de bon cœur, pour mettre fin à son indécision, ou d’agacement, jugeant qu’il perdait du temps. Et ce n’était pas faute d’avoir une styliste dans le staff. Visiblement, Dean était un privilégié. — Eh bien, il ne m’avait pas rencontré à l’époque. Et il y a un an, il ignorait encore la pertinence de mon avis. Si certains en rirent, les autres lui réservèrent des regards écœurés. Cet homme élevait la vantardise au rang d’art ! Dean choisit donc une tenue, pour la voir écartée sans merci par Red dont la préférence alla à l’autre. — Pourquoi m’avoir demandé mon avis, dans ce cas ? s’énerva-t-il. — Pour le plaisir de ne pas en tenir compte, renvoya Red, pince sans rire. 8 Celle-là, personne ne l’avait vue venir. Tout autour, ça pouffait de rire en tentant de le masquer, histoire de ne pas vexer ce fils de riche ayant fait du despotisme un hobby. Dean le prit à la « puisque c’est ainsi, je m’en vais », et quitta la loge. Le chanteur abandonna ses vêtements et lui courut après. Pourquoi était-il aussi susceptible ?! — Ils sont comiques, ricana Rebecca. — À mon avis, ils ont juste sauté sur une occase de se retrouver seuls, à l’abri de regards indiscrets, souffla Jay à son oreille. Ce qui m’empêche d’employer la même technique, déplora-t-il. Ça manquerait cette fois de subtilité. — Oh ! fit-elle, un brin désappointée d’avoir été aussi naïve. En parlant de manque de subtilité, ta fille a annoncé à sa mère qu’elle avait ta bénédiction pour venir à Nior. Rumiko attend que tu prennes tes responsabilités. Jay lui servit tout son outrage d’un regard. Pourquoi devait-il l’apprendre d’elle ? — Je suis ta manager, rétorqua-t-elle. Le batteur la dévisagea avec un mélange de suspicion et d’agacement. Rumiko n’avait pas besoin d’un intermédiaire pour le joindre. À moins que cette manœuvre cache d’autres motifs… — C’est toi qui as émis l’idée qu’elle vienne ! l’accusa Rebecca, sentant grandir ses doutes. Mieux valait éviter qu’il se méfie plus que nécessaire. Rumiko comptait sur elle. Jay s’irrita. — Aux dernières nouvelles, je n’en ai pas parlé à Penny ! — Aux dernières nouvelles, ta fille se sert brillamment de l’outil internet. Et il semblerait que les réseaux sociaux lui aient rapporté que son papa serait d’accord pour qu’elle vienne, maintenant qu’elle jouit de ses vacances d’hiver. Jay se frappa le front. Encore des tracasseries alors qu’il avait un live sur les bras ! Shin et Rumiko étaient un peu laxistes avec le contrôle cybernétique parental. Mais il ne pouvait leur jeter la pierre, il serait sans doute pire. Il toisa à nouveau Rebecca, cherchant à sonder son regard. — Ça ne te dérange pas qu’elle vienne ? Rebecca sourit, peu dupe. — Jet, tu veux voir ta fille, oui ou non ? — La question se pose-t-elle ? — Tu as ta réponse. Elle se désintéressa de lui pour saisir un message. À tous les coups, elle et Rumiko s’étaient déjà arrangées dans son dos. Cette dernière ne dénigrerait pas une occasion de se débarrasser de ses gosses un 14 février. Elle lui mettait Peneloppe entre les pattes, et trouverait quelqu’un de confiance à qui refourguer Emiko et Kenji. Il se pouvait qu’elle l’ait déjà sous le coude. Jay décida tout de même d’appeler la mère de sa fille. Il quitta la loge pour plus d’intimité, et ricana intérieurement en apercevant une « trainée » rouge disparaitre au fond du couloir, derrière un panneau reposant contre un amoncellement d’amplificateurs guitares. De vrais gamins ! Red fut à peine surpris lorsque Dean l’attira dans sa « cachette ». Il répondit avec la même faim au baiser de son amant, savourant cette petite échappée tel un ado au temps des premiers mots d’amour. Le risque de se faire prendre était bien réel, d’autant plus que le sol capitonné de PVC étouffait le bruit des pas. Mais c’était le benjamin des soucis de Dean, occupé à lui peloter les fesses. Ce dernier les agrippa plus fermement, accentuant les frottements sensuels de leur bassin. 9 À ce rythme, Red aurait signé pour la totale si sa raison ne jugeait pas ce désir un brin obscène. Le moment était mal choisi, mais ça l’excitait en pareil lieu de jouer les coquins. Il se fit la promesse qu’au moins une fois dans sa vie, il s’enverrait en l’air juste quelques minutes avant de monter sur scène. L’expérience devait bien valoir le coup de rein ! Étouffant un soupir de plaisir, il remonta lentement une jambe le long de la cuisse de son amant. Dean l’accompagna d’une caresse et la maintint à hauteur de sa hanche. Au départ vorace, le baiser devint langoureux. Un dialogue de langues si savoureux qu’ils en perdirent tout souffle, tant il était fougueux. Ils s’enflammaient dans ce ballet de volupté, se cherchant, se trouvant, se dérobant pour mieux se retrouver. Grisés par leur passion, ils en perdirent presque la tête, et incriminèrent le manque d’air. Le cœur battant, plus vivant que jamais, ils se séparèrent pour se regarder dans les yeux. Red ferma à nouveau les siens et repartit à l’assaut des lèvres de son homme, rendues érotiques par leur premier échange. Dean mordilla la lippe inférieure du chanteur pour pondérer son effervescence. Telle une sirène, Red l’emmenait en eau profonde. L’appel était si tentant que sa bête intérieure n’aspirait qu’à y répondre. Mais quelque chose en lui préféra tendre une oreille à la décence. La dernière fois qu’il avait écouté ses instincts libidineux, Rudy avait été enlevé… Essoufflé, refroidi, il mit fin à ce dialogue sensuel par un baiser d’esquimau. — Ton fils va bien, murmura Red. Dean cilla. Il ne pensait pas avoir exprimé son inquiétude aussi ouvertement. — Je sais à quoi tu penses quand tu fais ces yeux-là, souffla Red en lui caressant la joue. Tu as oublié ? Ils ne peuvent plus me mentir. Tes mots y parviennent avec brio, mais tes yeux en sont désormais incapables. Dean détourna le regard, mais Red lui redressa le menton avec une certaine autorité. — N’aie pas peur de me les montrer ! C’est épuisant d’aimer quelqu’un constamment sur ses gardes, tu sais, se radoucit-il. — Je… Dean ne sut quoi dire, se sentant bête et en colère d’être si vulnérable. Mais il comprit que sa relation avec Red n’aurait rien de spéciale s’il s’échinait à lui montrer les mêmes façades qu’aux autres. Cela l’amena à prendre conscience qu’il était tendu, et il s’obligea à relâcher ses épaules. Sur une impulsion, il prit son amant dans ses bras. Juste une étreinte. Le toucher sans que ça n’ait une connotation sexuelle. Assouvir un besoin de sa peau. Un besoin de lui, tout simplement. Parce que la mélodie du cœur de son phénix, tout contre le sien, lui faisaient du bien. — Tu crois qu’on pourra conjurer le sort ? demanda Red d’une voix légèrement étouffée. — Je suis sûr que Lust City trouvera un moyen de rompre le sortilège, rétorqua-t-il avec un petit sourire. Il était de retour dans cette ville maudite, alors qu’il avait juré de ne plus y remettre les pieds. Ses résolutions s’étant cassé la gueule une à une, il était possible que ce démon-là soit aussi exorcisé. Qui savait si ce n’était pas la raison de sa présence ici, finalement ? Rompant l’étreinte, Red lui rendit son sourire. Dean succomba à la tentation de l’embrasser à nouveau, ses gestes exprimant toute la tendresse qu’il éprouvait pour cet homme. Un dernier baiser pour la route ne ferait pas de mal… Sauf quand on ignorait qu’un sbire de Tessa Mommsen s’essayait au métier de paparazzi. Ravi de sa prise, Jason Becket l’envoya en pièce jointe à sa supérieure. Il sursauta violemment lorsqu’une main s’abattit sur son épaule. Son portable lui fut brusquement arraché, sa subite pétrification l’ayant empêché de réagir à temps. 10 — Rendez-moi mon téléphone ! s’indigna-t-il, oublieux de toute discrétion. Le regard noir de Jay le fit hésiter. Le batteur lui promettait oculairement un certain nombre de sévices corporels. Seulement, il hésitait encore à choisir lequel appliquer en premier. — Je présume que tu tiens à tes revenus financiers ? Alors commence par alléger ton portable du nouveau fichier qu’il vient d’acquérir. — Je ne… — Que se passe-t-il ? demanda une voix sombre dans le dos de l’homme. Jay s’agita. Aïe, le berserk avait rappliqué. Ça puait les complications ! — Le problème est réglé, dit-il précipitamment en supprimant le fichier vidéo. Sans crier gare, il laissa choir le portable au sol et l’écrasa d’un bon coup de talon. Il s’accroupit, hermétique aux vociférations du propriétaire, et récupéra la carte SIM dans l’amas d’écran brisé et de microcircuits électroniques qui s’était jadis appelé smartphone. — Je te la rends. Mais si quoi que ce soit circule, tu dis bye-bye à ton job actuel (il marqua une césure), et à tous tes jobs futurs. L’homme referma son poing sur la puce, et le toisa d’un air mauvais. — Ce sont des menaces ? Jay eut un sourire gauche. Au lieu de faire profil bas, ce connard montait sur ses grands chevaux ?! Il espérait pour lui qu’il était doué en équitation, parce que Dean n’avait pas fini de le faire cavaler. — Venant de moi, c’est un conseil d’ami. Venant de lui (il désigna Dean qui suivait la scène dans un silence de mauvais augure), ce ne sera pas une menace mais une promesse. Tu n’es pas assez stupide pour douter de la parole d’un Leblanc, pas vrai ? Dean darda ses prunelles sur le malotru qui eut la décence de pâlir. Red osa enfin jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils avaient été surpris par la voix du batteur, mais ses propos les avaient encore plus alarmés. D’un geste protecteur, relevant surtout du réflexe, Dean avait fait passer son amant derrière lui et s’était risqué hors de leur cachette. Il n’avait pas eu besoin qu’on lui expose les faits pour comprendre. Ce qu’il ne saisissait pas, c’était pourquoi Jay tentait de soustraire cet imbécile à son ire. Celui-ci parut déchiffrer sa pensée à son langage corporel. — Si tu le tues maintenant, il n’y aura pas de live. Pas sûr que notre diva s’en remette. Non pas du meurtre, mais de l’annulation du spectacle. Il marquait un point. — Tu le tueras après le live, chéri ? confirma Red, tout sourire. Mais ses yeux n’exprimaient rien de chaleureux. Maintenant que le mec savait, nul besoin de faire semblant. — Je m’en serais volontiers chargé, mais comme dit Papa-chan, j’ai un live. Passe-lui l’envie de jouer les dindes à l’avenir. Dindes ? Il fallut que Jay prenne sur lui pour expliquer à Dean que c’était synonyme de paparazzi en « kellinien ». Au passage, le chanteur aurait pu lui épargner ce Papachan « williamesque » ridicule ! Hélas, il n’y couperait plus maintenant qu’il comptait faire venir sa fille. Dean craqua des doigts sans quitter sa proie des yeux. Caricatural, mais efficace. Jason Becket se sentit acculé. Il n’avait plus ressenti cela depuis l’époque du secondaire. Bon sang, ce mec se croyait dans une cour de récré ou quoi ?! Par fierté masculine, il refusa de reculer. La violence sur autrui était punie par la loi, et ils avaient passé l’âge de se castagner ! La réplique du grand blond lui apprit que non. — Si je ne te démolis pas, c’est uniquement parce que ses désirs sont des ordres, un jour de live, fit-il en inclinant légèrement la tête dans la direction du chanteur. 11 Jason renifla, ne sachant comment exprimer cette espèce d’effroi jubilatoire. Peu importe ce que ferait ce mec, le fichier était déjà envoyé. Il tenait un scoop sur Dean Leblanc et Red Kellin. Ça valait pas mal de coupons de dollars ! Ceci dit, en acceptant la mission « officieuse » de Tessa, il ne se doutait pas qu’elle serait aussi risquée. Qu’on le rabroue comme un malpropre, il s’y attendait. Qu’on s’empare de son téléphone, pourquoi pas ? C’était presque « légitime ». Qu’on le détruise passait moyen. Mais que son job, pire, son avenir professionnel, soit menacé ? Il n’avait pas signé pour ça ! Sa patronne ferait ce qu’elle voudrait de la vidéo, à la seule condition que le blâme ne retombe pas sur lui. Il avait intérêt à trouver de toute urgence un moyen de la contacter avant qu’elle ne la diffuse. Cet abruti de rockeur n’aurait pas dû détruire son téléphone ! Sauf que ça attendrait, car il avait un besoin plus urgent. Respirer. Aussi vif qu’un python réticulé, Dean s’était saisi de la lanière bleue du badge autour du cou de Jason. Dans la foulée, il avait resserré la courroie et s’en servait à présent pour étrangler sa victime. Juste de quoi lui faire peur et un peu – beaucoup ? – mal, sans trop lui couper la respiration. — Vous notifierez Miss Mommsen que son coordinateur s’est trompé de vocation. Soit elle m’en trouve un autre, soit… Non, qu’elle ne s’en donne surtout pas la peine, se ravisa-t-il. Dorénavant je me passerai de son service d’espionnage. Il aurait dû accorder plus d’importance à l’intuition de Rebecca. Quelque chose lui disait que Tessa n’était pas étrangère à cette affaire. Ces gens avaient l’habitude de travailler avec des célébrités. Pourquoi celui-ci s’adonnerait tout d’un coup à ce genre de vice ? Ce n’était certainement pas Red la cible, mais lui. Et à part Tessa Mommsen, il ne voyait personne d’autre lui coller un faux paparazzi au cul. Le malheureux se débattit, mais comprit que sa force était presque de l’ordre du dérisoire comparée à celle de son agresseur. Dean agita le badge sous ses yeux, lui signifiant qu’il avait mémorisé son identité. — Je vous ai à l’œil, Mr Becket. Du balai ! Il repoussa brutalement la vermine qui glissa sur les restes de son téléphone et manqua de s’affaler. *o*o* Figée devant son smartphone, la jeune femme finit par attirer l’attention de ses amis. — Lou, qu’est-ce que t’as ? demanda Inna. — Reste pas plantée là, râla Junior. On perd des places ! Jamais il n’avait eu à faire la queue dans ces conditions ! En fait, jamais il n’avait eu à faire la queue tout court. Le principe d’une carte MIP était de vous rendre étranger à ces tracasseries. Pourquoi Emy Event© ne tenait-elle pas compte du statut MIP, nom d’un chien ?! Les tickets premium vous donnaient simplement accès à tout le parc des expositions durant trois jours. Rien n’avait été fait pour réguler les files d’attente. Il faudrait que ça change ! — Ce festival est une horreur ! gronda-t-il, au summum de l’exaspération. — Espèce de blasphémateur ! s’indigna Saïd. Ça fait cinq ans que je viens, et crois-moi, cette année, ils ont mis la barre haute. — Eh ben, elle devait partir des abysses, renvoya Junior. — Arrête de geindre ! Tout ça parce que le petit prince ne peut pas attendre 15 pauvres minutes, railla Timothy. — Ça fait 18 minutes qu’on poireaute, pour info, rectifia Mir, aussi pointilleux qu’agacé. 12 — Croyez-moi, jusqu’à 30 minutes c’est encore potable, leur dit Teddy. Et vous avez de la chance, il fait beau. Blain lui lança un regard désespéré. Il plaisantait, non ? — On est vraiment obligés de faire ça ? pesta Junior. — Si tu pouvais la fermer, tu aurais ma reconnaissance éternelle ! s’impatienta Blake. Je te signale que tu t’es mis seul dans cette galère, Clémentine. Comment tu as fait pour oublier de te procurer une Emy Cassys® ?! C’est un basique ! — Hé, je ne suis pas le seul ! s’irrita Junior. Mir et Blain étaient dans le même bateau. Blake estimait néanmoins qu’en tant que Mr Know Everything, Junior n’avait pas de circonstance atténuante. Mais à vrai dire, s’ils étaient tous là, fignolés tels des sardines, c’était pour faire pénitence. Ils avaient oublié que ce qui leur était acquis passait carrément par-dessus la tête des trois hérétiques. Personne n’avait pris la peine d’expliquer à Mir, Junior et Blain, le cash-system, alors qu’il s’agissait de leur première Rock-Feast. En conséquence, les étudiants du comité des œuvres caritatives d’A.M.I.E avaient reçu la mission/sanction de les escorter aux guichets de vente. Emy Cassys® était le petit nom donné par les festivaliers à l’Emy Event-CashSystem®. Contrairement à ce que croyait Blain au départ, ce n’était pas le nom d’une jeune fille, mais la contraction des premières syllabes de « cash » et « system ». Suite aux problèmes pécuniaires des premières sessions, la société d’évènementiel avait breveté un système de cartes rechargeables en crédits, en partenariat avec la Crossler Bank©. Un mois avant chaque évènement, la banque les produisait et les mettait en vente dans les tabacs-presses partenaires. Elles avaient une validité limitée à la durée du festival ou du salon, et les utilisateurs déploraient qu’ils ne les rendent pas permanentes, par crainte de fraude. Le procédé était appliqué à toutes les conventions de grande envergure d’Emy Event©. Les achats relatifs à l’alimentation et au confort étaient effectués avec des Emy Cassys®. Leur but était d’éviter les rushs aux distributeurs, certains vols, et les soucis de monnaies aux nombreux camions-snacks garés le long du parcours conduisant aux différentes scènes. Les malheureux ayant oublié de se procurer ces cartes avant le jour J, se tapaient une queue monstrueuse devant les deux seuls guichets qui les vendaient sur place. De quoi donner une note négative au festival par les non habitués. En apprenant que Mir, Junior et Blain, n’avaient jamais mis les pieds au festival, les étudiants d’A.M.I.E – tous comités confondus – avaient crié à l’outrage. Pour réparer cet affront, ils avaient été embarqués de force dans le convoi organisé tous les ans par le comité des activités ludiques de l’association. Toutefois, cette année était particulière. À la dernière minute, l’amicale avait reçu une subvention « spéciale Rock-Feast ». Un total délire qu’il devait au doyen de l’université, cependant soumis à condition. Pour débloquer ce « fonds », le comité des activités ludiques devait s’assurer de l’entière participation de tous les étudiants organisant la GFM. Heureuse de l’aubaine, Candice Monroë, la présidente du comité, n’avait pas cherché à découvrir l’anguille sous cette roche. Qu’ils désirent ou non mettre les pieds à Nior, Teddy, Inna, Blake, Lou-Ahn, Saïd, Timothy, Junior, Mir et Regan – Rudy étant absent –, s’étaient vu harcelés. Mais Regan avait été si fermé que personne n’avait plus osé l’approcher. De toute façon, il aurait été rabat-joie s’il était venu. S’il ne comptait pas faire acte de présence, ne pouvait-il au moins apposer sa signature pour permettre l’encaissement du chèque ?! Il s’était exécuté afin de ne pas être catalogué 13 Gargamelle de service. Maintenant, Junior et Mir se demandaient si le garçon n’avait pas eu du flair. Ils se seraient volontiers passés de ce baptême de convention à la dure ! Les Balmer Underground Ultimate Racings rassemblaient du monde sans vous plonger dans un tel inconfort ! Moins résistant qu’eux, Blain était au bord du malaise. Pour un peu, on l’aurait traité de petite nature, mais tout le monde n’avait pas la même constitution. Son problème semblait plus psychologique que physique cependant, et devenait inquiétant. — C’est le seul moment où tu poireauteras, tenta de le rassurer Saïd. Après c’est fluide. Blain acquiesça d’un air bravache. Il aurait aimé que Saïd le prenne dans ses bras, mais il n’allait pas le lui demander. Il aurait aimé avoir le cran de faire le premier pas. Enfouir son nez dans le cou du jeune homme occulterait les odeurs des autres. Il devait subir la pression de bras, de cuisses, de fesses, de jambes, de bustes, de dos, complètements inconnus, alors que le corps de son petit-ami tout près lui aurait été d’un réconfort. Mais tous ces yeux impliquaient autant de jugements possibles. Les doigts qui se resserrèrent autour des siens lui apportèrent une petite consolation. Il réussit à servir un pauvre sourire à Saïd. — Ça ne nous dit pas pourquoi elle joue les piquets, alors que ça gruge de partout ! grommela Junior en désignant Lou-Ahn. Celle-ci rangea soigneusement son portable. Il ne manquerait plus qu’il lui échappe des mains pour finir sous une semelle impitoyable de Doc’M®. Ce serait vraiment ballot, sachant la teneur de son message. De toute évidence, elle ne voulait pas en parler, nota Junior. Soit. Ce n’était que partie remise. Bracelets-pass au poignet et Emy Cassys® en poche, les Darneyens se retrouvèrent quelques minutes plus tard dans un coin de la pelouse pour coordonner leur itinéraire. Le programme, éclectique au possible, serait chargé sur ces deux jours. En raison du Rock’n’Rumble, les horaires du lendemain avaient été modifiés. Les lives ne démarreraient plus à 16 mais à 10 heures et demi, pour permettre à toutes les formations de jouer. Ce n’était qu’à 17 heures que le marathon de popularité ouvrirait les hostilités. Les étudiants avaient leur préférence en matière de groupes, et vu l’affiche alléchante de ce 12ème impact, l’embarras du choix se changeait en torture. Quel artiste sacrifier au profit d’un autre, sachant qu’on les adulait tous ? Seul quelques mainstages permettaient de s’affranchir de ce compromis, car deux formations vedettes ne pouvaient jouer en même temps sur de grandes scènes jugées trop proches, pour des soucis d’interférence sonore. Mais dans tous les cas, visuellement on en avait déjà pour une moitié de son argent. De l’autre côté des halls, s’ouvrait un monde au décor soigné et très inspiré, façon dark féérie biberonnée à la Woodstock et typique de l’identité open air de la Rock-Feast. Pour les aficionados, c’était le paradis ! Chaque scène avait un nom et un design propres. Bien entendu, les dimensions variaient, et certaines octroyaient de sacrés privilèges aux sets qui y performaient. Les lois du capitalisme faisaient que des groupes ayant foulé plusieurs fois le sol du Sinéad avaient leurs habitudes et leurs scènes attitrées. Sans doute étaient-ils devenus les chouchous des organisateurs. À moins d’être des valeurs sûres, ceux qui débarquaient pour la premières fois devaient compter sur un richissime impresario pour avoir une place de choix (cas du groupe NITRΩ, par exemple), ou se contenter des scènes plus petites et plus lointaines. Les jambes comptabilisaient pas mal de kilométrage à la fin du festival. 14 Dans ce grand bazar labyrinthique organisé, se succédaient des scènes à l’air libre, avec le challenge de l’acoustique ; celles montées sous des chapiteaux gigantesques, avec une meilleure qualité du son mais un choix limité en animations pyrotechniques ; celles intégrées dans les trucks titanesques, simples mais efficaces, rassemblant du monde sans pour autant atteindre la marée humaine… Et enfin, il y avait cet échafaudage étrange, à l’autre bout du parc, dont on peinait à voir la finalité, mais que la rumeur attribuait apparemment aux Beat’ONE. Pourtant ils jouaient bien ce soir au Rock Venom. Cependant, le groupe annonçait une surprise sur son site web, et les fans commençaient à spéculer sur la fameuse « scène-de-la-mort-qui-tue ». Celui qui apporterait la preuve que le mannequin Dean Leblanc – connu pour monter les scènes de ce groupe – était à Nior, serait béatifié. Et il se pouvait bien que ce soit une certaine Lou-Ahn Lloyd. — Le père de Rudy vient de m’envoyer un texto, lâcha-t-elle de but en blanc. Des onomatopées de surprise accompagnèrent des régurgitations de boisson, des déglutitions de travers, et les quintes de toux larmoyantes incluses dans la formule. Lou-Ahn savoura son petit effet l’espace d’une seconde, avant de s’assombrir. En réalité, elle n’en menait pas large. — D’où Dean connait ton numéro ? postillonna Blake, qu’on aurait dite scandalisée et jalouse. Il l’avait forcément eu de Rudy. La question était pourquoi. — C’est au sujet de Rudy ? s’inquiéta Inna, soudain pâle. — Non ! De toute façon, Lou-Ahn n’aurait pas été d’une grande aide. Personne ici ne savait sous quels cieux se trouvait Rudy. — Il se la coule peinard sur un archipel paradisiaque, la détrompa Junior. Il refuse de me dire lequel, et je n’ai pas su identifier le lieu avec les premières photos qu’il a daigné m’envoyer. Mais je trouverai. — Il est aux îles Seychelles, révéla Blain. Comment le savait-il ? Pourquoi le savait-il, d’abord ?! Il « débarquait » à peine et déjà Rudy lui confiait ses secrets ? Au passage, ce blond était un sacré veinard ; les îles Seychelles pour la Saint Valentin, rien que ça ! Blain lut tout cela dans leur regard. Il aurait pu s’en vexer mais choisit de s’en amuser. Rudy n’avait aucune idée de son influence sur ses amis. Sauf qu’il était plus « copain » avec le mec du blondinet. — Rey, se contenta-t-il de dire. — On s’en fout de ça, lâcha Timothy (ce qui lui valut un regard de travers bien sceptique de la part de Mir et Junior). Il voulait quoi, Dean ? — Que je me rende au Rock Square demain matin, à 10 heures. Et surtout, que j’évite de crier à tue-tête aujourd’hui. Je dois préserver ma si précieuse voix pour demain. Texto, ajouta Lou-Ahn pour ne pas être accusée de vantardise. Déjà, comment il sait que je suis ici ? exhala-t-elle, dépassée. C’était ce qui la travaillait, bien plus que le reste du message tout aussi intrigant. — Le doyen sait. Dean est son cousin, fit Junior avec un geste des doigts leur demandant de faire tourner leurs méninges. Excepté Blain, les autres en restèrent sur le cul. Ceci n’expliquait pas forcément cela ! Mais il était peut-être temps qu’ils assimilent l’omniscience relative des Leblanc. Et en suivant son propre conseil, Junior était parvenu à la conclusion qu’ils faisaient en ce moment même une thérapie de groupe. 15 Rudy avait été enlevé dans une ambiance presque similaire ; alors qu’ils étaient en pleine euphorie rock, après un live du tonnerre. Ils gardaient tous de mauvais souvenirs de leur dernier passage à Nior. Il était possible que le doyen, ou peut-être Dean, ait décidé de les replonger dans le bain pour les obliger à affronter leurs démons. À moins qu’il ne soit complètement parano et prête des intentions erronées à ces hommes. Mais Junior voulait rester sur son intuition. Comment expliquer la condition soumise par le doyen au comité du ludique de leur amicale ? En outre, l’absence de Regan n’avait pas verrouillé la subvention, pour la simple raison qu’il ne faisait pas partie de la bande lors de leur séjour de Noël à Nior. Et ils étaient de retour dans cette ville où tout avait mal tourné, trop occupés à engranger de nouveaux souvenirs heureux et inoubliables, pour penser à nourrir leurs cauchemars. À les voir ainsi, focalisés sur le fun, nul ne saurait qu’ils avaient assisté à un drame il y a deux mois. On pouvait presque dire que cette espèce de prise en charge psychologique détournée portait ses fruits. Junior se demandait malgré tout s’il était le seul à ne pas être dupe. — Ça signifie que Dean est ici. Du moins, l’espérait-il. Parce qu’il avait deux questions à lui poser. — Attends ! fit Saïd, tout excité. S’il est ici, ça veut dire que la scène en construction serait celle de la mort qui tue ?! Ils contractèrent tous le virus de la frénésie spéculative. Rien dans le message n’indiquait la présence de Dean sur le site. D’après Rudy – vive les podcasts de MCS-Radio ! –, son père avait un vol pour les îles Galápagos. Mais si Lou-Ahn devait utiliser sa voix le lendemain, l’homme ne se faisait-il pas le messager des Beat’ONE ? Alors il se trouvait en leur compagnie ! — Ils veulent te faire chanter demain, tu crois ? demanda Inna, sceptique. — Pour le Rock’n’Rumble ?! émit Blake, surexcitée. — Dis pas de bêtises ! gronda Lou-Ahn. Tant que cette pensée n’avait pas été formulée à voix haute, elle avait su gérer son stress. Blake venait de donner plus de consistance à la boule dans son estomac. Franchement, c’était absurde ! On ne l’appellerait pas sur scène lors d’un évènement aussi important. Les Beat’ONE faisaient des shows déjantés qui restaient pourtant calibrés. Avec une démarche aussi pro, ils ne donneraient sûrement pas dans l’amateurisme en l’invitant les rejoindre sur les planches. — Pour commencer, où se trouve le Rock Square ? recadra Mir. Inutile de se perdre en conjectures. — C’est un espace VIP du côté des stands couverts, expliqua Teddy. — C’est une sorte de club, en fait, précisa Lou-Ahn, soucieuse. L’accès est limité aux membres et je n’y suis pas inscrite. — Je pense que si Dean t’as invitée, il aura donné des instructions pour qu’on te reçoive, la rassura Inna. — T’as un rencard avec Dean, fit Blake avec un coup de coude complice. Lou-Ahn ne semblait pas plus enchantée que cela. Inna leva les yeux au ciel. — Arrête de flipper tant que tu n’es pas fixée ! — Profite de ta journée, sans te casser la voix, conseilla Teddy. (Plus facile à dire qu’à faire !) Demain, on saura bien de quoi il retourne. Sur ce, je propose qu’on y aille. — Si on doit se séparer, faisons-le par groupe de deux ou trois, préconisa Saïd. Et si on se perd de vue, le point de ralliement reste le Rock Venom, dans trois heures. Les Beat’ONE étaient un rendez-vous à ne pas manquer. 16 *o*o* Pour honorer leurs fans, Red, Jeff, Jet et Korgan s’étaient fait beaux en ce premier jour de live. L’image des Beat’ONE tranchait clairement avec l’idée caricaturale que l’on se faisait parfois du rockeur basique, un brin bourrin, à l’allure débraillée par choix ou par négligence. Elle ne correspondait pas non plus à celle de la starlette fashion victime se revendiquant d’un son rock qui s’avérait au final édulcoré. Elle cassait tout simplement les codes. Dans sa veste à la coupe queue de pie en cuir rouge doublé de soie, Red avait fière allure. Les épaulettes et le plastron du vêtement, décorés de studs noirs, donnaient à sa silhouette un cachet oscillant entre rock’n’roll et bling-chic. Son sex-appeal était au sommet de sa forme, avec sa petite veste liquette en denim portée à même la peau, son pantalon enduit aux jambes déchiquetées et ceint de plusieurs chaines en argent, ainsi que ses creepers métallisés à double semelle. Son partenaire de crime fashionista, Jeff, se permit d’entrée de jeu un demi-numéro de striptease en retirant son trenchcoat en denim brut, et en ouvrant son blouson à capuche. Le spectacle n’avait pas encore commencé que les filles étaient en délire. Le bassiste nuançait le côté street-wear de son look avec sa cravate bleu marine à têtes de morts sur une chemise blanche, son pantalon « seconde peau » en cuir serti de lacets aux genoux, et enfin une sublime paire de bottines à sangles, stylisée. Lunettes de soleil Iridium®, veste teddy en nylon laqué, salopette en jean portée en pantalon, baskets rock dernier cri greffées de zips, de clous, de skulls, et accessoirisées d’une chaine vélo en acier, Jay faisait dans la simplicité de l’originalité. Korgan clôturait avec une veste couture en laine grain de poudre agrémentée de galons de velours, lui taillant une silhouette raffinée. Son jean près du corps d’un blanc éclatant contrastait avec les chaines noires qui pendaient de sa ceinture à clous, et ses Doc’M® carbone à semelle de rangers. Ils avaient une classe assumée qui faisait l’unanimité ; du genre difficilement imitable. Le chanteur commença par prendre la température de la salle : — HOLY ! Le « SUCKERS ! » strident lui apprit que ce bébé-là était en bonne santé. — Bonsoir, sourit-il. Il ferma brièvement les yeux, et se nourrit de l’instant présent. Les cris des fans lui donnèrent de quoi se repaitre. — Pour ceux qui se demandent la raison de nos gueules « made in shooting by W.M. », on s’est dit qu’il fallait se mettre sur notre 31, ou à défaut sur notre 30 et demie, pour honorer notre rencard de Saint Valentin avec vous. — C’était la moindre des choses, ajouta Jeff d’un ton guindé. L’effort fut apprécié de la foule qui se sentit privilégiée par tant d’égards. Non, vraiment, il ne fallait pas ! Ils savaient définitivement faire plaisir aux fans. Tout prenait l’allure d’un show avec ces stars, même leur simple arrivée sur scène. Il avait suffi qu’ils foulent la plateforme de leurs pieds pour que le public soit pris de fièvre. Fébrilité de l’anticipation. D’après la setlist, le groupe jouerait principalement quelques titres de leurs deux derniers albums. De quoi se régaler, vu la belle collection de hits qu’étaient ces productions. Une fois de plus, leur capacité à méduser les foules en live, grâce à leur son hypnotique et l’aura chamanique de leur chanteur, était mise à l’épreuve. Le défi serait-il relevé ? De l’avis des spectateurs interviewés après ce concert, le contrat fut largement rempli. Ce soir-là, les Beat’ONE confirmèrent qu’ils étaient, pour de nombreux Holy Suckers, une 17 source de dévotion presque digne d’un culte. Ils étaient les créateurs de cette musique unique, typique de leur génie, et qui tenait sans doute du sorcier par l’étrangeté de leur univers. Ç’avait été décoiffant, ç’avait été envoûtant. Officiellement, ces artistes détenaient les arcanes de l’esthétisme d’un live éblouissant. Le temps avait défilé trop vite, et l’on ne jurait plus que par le live à venir. * Saint Valentin oblige, la formation démarra sur un LOVE MISSILE face à un public au taquet, ne ménageant pas ses efforts au moment du refrain. Ça commençait fort avec ce titre qui mettait toujours le peuple en joie. Fidèle à sa réputation, la voix de Red rameuta de nouveaux auditeurs. L’espace d’une chanson, la tente Rock Venom fut pleine à craquer, sa devanture blindée de monde rivalisant avec celle d’un mainstage. Les festivaliers bénirent les écrans géants permettant d’assister au show depuis l’extérieur. Et Red n’attendit pas son reste pour souiller les plus innocents, en enchainant deux titres parlant de sexe avec une subtilité douteuse. Autant dire qu’en live, la censure pouvait aller se rhabiller. PRICELESS & ONLY HIS suivi de PULL THE TRIGGER, finirent de monter la température. À peine tutoyait-on le septième ciel que le groupe vous catapultait dans les profondeurs abyssales avec un SUNKEN hardcore au beat insolent. Dès que Red avait tombé la veste, les choses sérieuses avaient débuté. Le jeu des guitares, dense, inspirait des circles pits sporadiques un peu partout dans une foule déjà chauffée à blanc. Bras et pieds se mouvaient dans une brutalité rythmique d’art martial déstructuré au son d’une batterie furieuse. Le ton était donné. Le public hurlait, Red aussi. Jeff sautait, les fans aussi. Jay remuait la tête tel un possédé, les damnés aussi. La version live de DANCE, DANCE vit des soli de guitare endiablés. Le show de Korgan agrémenté de headbangs rotatifs manqua de terrasser l’audience. Il n’avait pas besoin de courir tel un mauvais génie sur toute la scène pour avoir l’auditoire à ses pieds. Malgré la fatigue de fin de journée de certains festivaliers, l’ambiance était à l’énergie. Une frénésie d’adolescents fous, beuglant les paroles avec ferveur, calés sur une méchante rythmique de métronome. À ce stade, l’on décréta que les Beat’ONE avaient fait le job. Il était déjà possible de quitter le concert avec un sourire niais aux lèvres. Mais la frustration n’en aurait été que plus grande d’avoir raté le morceau suivant. ADAGIO, de l’album MACULA, fut servi dans une composition retravaillée, rapide et nerveuse, en totale contradiction avec la définition de son titre. Si la version CD suivait une cadence un tantinet lancinante, celle en salle choquait presque, tant elle s’apparentait à du Trash-metal. Mais qui allait s’en plaindre, lorsqu’elle permettait d’exprimer toute l’excitation du moment et d’extérioriser ce trop-plein euphorique ?! De l’extase au glauque, il n’y eut qu’un pas à franchir pour Red. Lorsqu’il entonna SHE ONCE LOVED A MONSTER du même album, les Holy Suckers en avaient plein les cordes vocales. Personne ne put le suivre dans ses complaintes chamaniques diphoniques et torturées, aux relents orientaux. Mais la plupart l’accompagnèrent volontiers dans sa transe. Une pause fut décrétée, accordant un répit au larynx de Red, ultra-sollicitée par cet exercice éprouvant. Ce fut un moment de complicité avec le public, où le chanteur esquiva tant bien que mal les questions indiscrètes à son sujet. Il fallait dire que la « déclaration » du mannequin Dean à MCS-Radio, la veille de la Saint Valentin, faisait des émules ! L’homme était-il vraiment un ami ? Comment Red Kellin définissait-il « âme-sœur » ? De l’avis des fans, si ce n’était pas de l’amour, ça en prenait le chemin. Et Jeff de larguer une 18 bombe en disant que c’était de « l’amimour », un hybride refusant de choisir entre amitié et amour. Ce à quoi certains rétorquèrent que c’était toujours mieux qu’un barman latino ! Red ne put qu’accepter cette espèce de bénédiction. Que faire d’autre, sinon ? Ah oui, se venger du bassiste en rappelant à tous qu’il serait bel et bien affublé d’un kilt le lendemain. Jeff vécu un moment de solitude. Durant l’interlude, leur parvint faiblement l’annonce de l’arrivée du groupe de Numetal Иeologism au Rock Sanctuary, l’une des plus grosses scènes. Red sourit à la pensée que demain soir, les infos de cet acabit équivaudraient à autant de déclarations de guerre. Il en trépignait d’impatience. Pour l’heure, la mission de sa bande était de tisser sa toile sur le Rock Venom, avec un F.A.M.I.L.Y. mêlant des passages a capella et acoustiques de haute volée, à un style que la presse musicale qualifierait plus tard de Screamo. Le tout fut admirablement accompagné des riffs prodigieux du lead guitariste, épousant la ligne mélodique vocale du chanteur. Dès les premières notes de percussion, les Holy Suckers se déchainèrent en reconnaissant l’un des morceaux les plus fédérateurs du répertoire des Beat’ONE : RENOVATIO. Cette chanson marquerait longtemps, pour ne pas dire à jamais, la carrière des artistes. Le show gagna en puissance, vu l’ampleur du pogo dans lequel se jeta la foule, dans l’allégresse et la bonne humeur. La maîtrise de Jeff à la basse était au service de son art. On aurait dit qu’il tirait de son instrument le même plaisir que celui d’une masturbation. Il n’hésitait pas à aguicher les plus réceptifs en se léchant sensuellement les lèvres, à chaque zoom sur sa personne retransmis sur écrans géants. Si les solos improvisés de Korgan avaient une véritable signature, son harmonieux duo avec la guitare rythmique de Red n’en rajoutait qu’à la liesse générale. La passion des musiciens était communicative. Et l’on ressentit leur amour de la musique – de la bonne musique –, lorsque le groupe se lança dans une version folk rock de KIND OF SUCCUBUS. DEAR ANGEL, plus mélodique, prit le relais avec des chœurs préenregistrés, offrant une douce transition à la piste final. Et quoi de mieux que SAY IT IN A SONG pour clore en beauté cette journée que le calendrier grégorien réservait à la fête de l’amour ? Les fans ressortirent de ce concert de fin de soirée riche en émotions, avec des étoiles plein les yeux. Une voix avec du coffre et enchaînant sans souci les titres, des guitares mobiles et interagissant avec le public, une batterie d’enfer faisant plaisir à voir et entendre ; tel était le secret d’un live réussi. Pour les stars elles-mêmes, ce fut court. En quittant la scène, bien qu’épuisés, les Beat’ONE n’en brûlaient pas moins d’une énergie sourde qui ne demandait qu’à se libérer. Ils avaient l’air de fauves impatients, n’en pouvant plus d’attendre d’être relâchés dans l’arène. *o*o* L’ascenseur s’ouvrit sur un spectacle inattendu. Jay ne put s’empêcher de grommeler contre ces couples qui étalaient leur libido en public. Dans ce genre d’hôtel de luxe, les caméras de l’équipe de gardiennage fonctionnaient H24. Qu’est-ce qui justifiait ces pulsions d’exhibitionnisme ?! Il pouvait comprendre que la passion soit forte. Mais de là à se grimper dessus de bon matin, alors qu’on revenait certainement d’une nuit de Saint Valentin torride, il ne fallait pas pousser ! Enfin, il râlait surtout parce que cette désolante vision avait été imposée à sa fille de 10 ans. Il sourit d’un air moqueur au couple qui tentait d’avoir l’air moins débraillé, surtout la femme, et reconnut la blonde. Tessa Mommsen. Ce monde ne pouvait pas être si petit, enfin ! 19 De tous les hôtels, il fallait qu’elle choisisse celui-ci ? L’homme, par contre, n’avait été que légèrement décoiffé. Vêtu avec élégance, il restait tiré à quatre épingles. La situation apparut à Jay sous un autre jour. Madame avait le feu au cul mais monsieur n’était pas très chaud. De fait, c’était à peine s’il avait participé à leur échange sensuel. Son éducation lui interdisait sans doute de repousser durement sa partenaire. — Bonjour, Jet, le salua Tessa en se raclant la gorge. Penny dévisagea son père. Il connaissait la dame ? — Bonjour, Tessa. Par politesse, Jay salua d’un signe de tête son amant ou ami, ou peu importe. — Vous avez fait un bon live, hier ? demanda-t-elle. S’enquérait-elle vraiment de la situation, ou tentait-elle de masquer son embarras ? Peut-être les deux. — Il a été génial. Il s’en est toutefois fallu de peu que ça parte en couille. Il parvint à l’intriguer. — Vraiment ? Un souci sur scène ? Je n’en ai pas été notifiée… En même temps, elle n’avait pas vraiment eu la tête ça, la veille au soir, prise par son dîner galant. — Non, en coulisses. Votre homme a manqué de mettre Red en pétard. Et un Red en pétard ne joue pas. Tessa arqua ses sourcils joliment épilés. Ça sentait l’accusation à plein nez. Elle n’était pas responsable des agissements de Jason Becket. Certes, elle lui avait donné des instructions, mais elles ne concernaient pas le chanteur des Beat’ONE. Et elle n’était pas femme à accepter le blâme pour autrui. Jet Poppy-Garett n’avait pas intérêt à la mettre en rogne, elle se tâtait encore sur le devenir de la vidéo qu’elle avait reçue. — Le manque à gagner n’aurait pas été mien, dit-elle en haussant les épaules, avant de s’intéresser à son homme comme pour clore le débat. Penny ressentit la tension coléreuse de son père à travers la pression involontaire de sa poigne. — Red fait tout le temps des caprices, grogna-t-elle. Depuis le temps, tu devrais le savoir, papa ! — Comme elle est adorable ! sourit Tessa. — Il y a des caméras dans l’ascenseur, vous savez, lui dit Penny avec le plus grand sérieux. Et je crois qu’on a vu votre culotte, murmura-t-elle, se croyant discrète. Red dit que c’est un fashion faux-pas de porter une tenue chic aussi courte sans mettre des collants. Le sourire de Tessa se figea en un masque d’horreur. Elle aurait claqué la petite effrontée si ce n’était pas illégal ! Jay se détourna pour ricaner. Il n’allait certainement pas reprendre sa fille. Après tout, elle s’y connaissait mieux en mode que lui. Dans la glace, il vit l’homme tousser, mais le poing de ce dernier masquait surtout un sourire moqueur. Maintenant qu’il y regardait de plus près, le visage de ce type lui disait quelque chose. Voulant lancer une remarque sèche à la gamine, Tessa fut coupée par l’ouverture des portes. Décidément, ils s’étaient donné rendez-vous ! grommela-t-elle intérieurement lorsque l’identité du couple devant l’ascenseur lui sauta aux yeux. Lawson Read et sa collègue rouquine Rihanne Machin-chose. Le regard de l’animateur s’agrandit comme s’il avait vu un fantôme. Il se reprit bien vite et marmonna ses salutations. Tessa retint de justesse un reniflement goguenard. Était-ce si impressionnant de tomber sur une star et un milliardaire dans l’ascenseur d’un hôtel Grand Luxe ? On était au Golden River, pardi ! 20 D’ailleurs, que faisait-il en ces lieux ? Le standing du White H&R était beaucoup trop élevé pour le chroniqueur d’une radio locale de Narven. On laissait rentrer n’importe qui de nos jours ! Jugeant que les prunelles de la rouquine s’attardaient un peu trop sur Jeremiah, Tessa passa son bras autour de celui de son partenaire, et se colla à son flanc. Le marquage de territoire fut sans équivoque, et Rihanne se détourna, gênée. Comment se taper une honte matinale ? Être grillée par la bombasse du mec super raffiné qu’on ne pouvait que convoiter en étant dotée d’ovaires hétéros. Déjà que cette femme lui inspirait une vague antipathie, il fallait en plus qu’elle se pavane avec un Jules de premier choix dans leur hôtel ! C’était mortifiant de jalouser cette garce, mais c’était tellement légitime ! Cet homme avait suffisamment de classe pour lui faire occulter la présence de Jet des Beat’ ! Lawson constata avec surprise qu’ils avaient la même destination. Seul le bouton du 20ème étage était allumé. Il aurait sincèrement préféré être ailleurs, loin de Tessa Mommsen et du canon de beauté qui lui servait de faire valoir. Hum… pourquoi pensait-il cela ? Il n’était pourtant pas du genre envieux. La curiosité de la poupée blonde qui le dévisageait ostensiblement fut la bienvenue. Il lui sourit, mais le grognement du père détourna l’attention de la fille. — C’est Pantiz ? s’enquit-elle. — Cesse de l’appeler comme ça ! la gourmanda Jay en rangeant son portable. — Mais tout le monde l’appelle comme ça ! Mìo a un problème ? — Pourquoi tu voudrais que ton frère ait un problème, chérie ? — Parce que tu fais ta tête des mauvaises nouvelles. — On a des fans devant l’hôtel, soupira Jay. Ils ont dû nous filer le train la nuit dernière, pensa-t-il à voix haute. Tous les adultes grimacèrent. Ouais, la groupie était rarement de celle qu’on désirait. Penny s’en inquiéta. — C’est quand tu es venu me chercher à l’aéroport ? C’est de ma faute, s’assombrit-elle. Elle n’aurait pas insisté pour venir, son père n’aurait pas eu à gérer ce problème. — Mais non ! s’écria Jay, se fustigeant mentalement. Il aurait dû prendre en compte la sensibilité de sa fille. L’ascenseur s’ouvrit et il marqua une pause dans le couloir pour mettre les choses au clair. Lawson et Rihanne l’attendirent non loin, puisqu’il avait été convenu qu’ils déjeuneraient ensemble. Dragan faisait la grâce matinée, se remettant d’une nuit trop arrosée. L’animateur radio ne put s’empêcher de suivre le couple qui se dirigeait avec nonchalance vers l’Uptown Café. Parfois, ce que l’on jugeait injuste n’était que le reflet d’une logique bête et méchante. Lui, si élégant, elle, d’une beauté fatale ; ils ne pouvaient que bien aller ensemble. Ça coulait presque de source. Avisant les sanitaires, Tessa y fit une halte – certainement pour s’assurer de l’impeccabilité de son look minimaliste –, obligeant monsieur à l’attendre. Lawson se détourna avant de manquer de convenance, pour constater que le batteur des Beat’ONE était aux prises avec un sacré problème. — Mais c’est à cause de nous qu’ils sont là, disait Penny, percluse de remords. Ils seraient pas là si on n’était pas venus dans cet hôtel ! (Son père ne pouvait tout de même pas le nier !) — Les fans sont des gens comme toi et moi, chérie. Ils sont dotés d’intelligence et de libre arbitre. En aucun cas tu ne peux être tenue responsable de leurs actes. Personne ne les incite à se comporter de manière inconsidérée. La plupart ont reçu une éducation et en temps normal savent se tenir en société. Alors leur hystérie, même si elle se rapporte à ta personne, n’est pas de ton fait, mais du leur. Tu m’as compris ? 21 Penny fit oui de la tête, moyennement convaincue. Lawson en éprouva de la peine, se faisant la réflexion que le quotidien d’une enfant star n’était pas toujours rose. Ce genre de chose ne devait pas vous tracasser à cet âge. Mais il approuvait la méthode de Jay. Lui parler comme à un adulte d’un problème épineux restait la meilleure façon de la faire grandir. Il décida d’intervenir, et se pencha pour se mettre à la hauteur de la pré-ado. Celle-ci le questionna du regard, méfiante. — Il faut que tu saches que la presse voudra quand même te mettre les incivilités des fans sur le dos, dit-il. Et l’opinion publique suivra. Les gens ont tendance à croire des idioties parce que c’est dit à la télé, à la radio, ou parce qu’ils l’ont lu dans les journaux, les magazines ou sur internet. — Vous êtes qui ? Pour être cash, elle l’était ! Pourquoi recevrait-elle les conseils d’un étranger, tiens ? Mais son ton n’était pas cassant, juste curieux. Si l’art de poser les questions y était, il lui manquait encore la manière. — Je suis Lawson Read. Je travaille à la radio. Et je vais te dire un secret. Tant que tu ne perdras pas de vue la vérité, le mauvais comportement des groupies ne pourra pas t’atteindre. Et la vérité, c’est que tu es une fille comme les autres qui voulait simplement voir son papa. — Pas comme les autres, le reprit-elle. Tonton Jeff dit que je suis spéciale ! martela-telle avec aplomb. Red aussi. Mais uniquement parce qu’il pense que je suis la mascotte des Beat’ONE. Donc ça ne compte pas. Rihanne ne put s’empêcher de pouffer. Lawson n’en menait pas large, mais Jay lui fut reconnaissant. Face à une Peneloppe angoissée, l’astuce était de lui trouver un autre sujet sur lequel débattre, à condition bien sûr qu’elle accroche. Pour le malheur et le bonheur du leader des Beat’ONE, sa fille était une pipelette. — Tu fais quoi à la radio ? — J’anime des émissions musicales rock. — Comme tonton Korgan ! — L’une de mes émissions est un peu différente, sourit Law. Ça parle à la fois de livres, de romans, précisa-t-il, et de musique. — On peut faire les deux ? — Bien sûr ! dit-il, espiègle. J’adore lire et j’adore le rock. Du coup j’ai décidé d’allier les deux. Comme ça c’est plus fun au boulot. — C’est comme moi. J’adore la couleur rose et j’adore le rock. Du coup j’allie les deux dans mon look. Et mes copines, elles sont jalouses. — Tu as tout compris ! Voilà qui présageait une bonne entente, pensa Jay, amusé. Il nota que Mr Chic n’avait pas cessé de les dévisager, au point que ç’en était presque impoli. Même alors qu’ils passèrent devant lui pour rejoindre Korgan et Jeff à la cafétéria, dans la joie et la bonne humeur du babillage de Penny. De nouveau au bras de Tessa, l’homme les suivit de peu et s’installa à quelques tables de la leur. L’attention du batteur fut détournée par l’arrivée d’un autre couple. Sa fille faillit bondir de sa chaise. — Chouette, Rudy est là aussi ? s’enquit Penny lorsque Dean et Red les rejoignirent. La réponse négative du père lui arracha une moue boudeuse. — Mais tu as tonton Jeff, fit le bassiste. — Ouais, mais je voulais quand même voir Rudy. Et Rey aussi ! — Te voilà détrôné du cœur de ta princesse, se moqua Red. Et moi alors ? Tu me dis pas bonjour et demandes déjà après Caramel-vanille qu’est même pas là. Sympa ! bougonna-t-il. 22 — Ne me cherche pas des poux ! Je suis sûre que les Holy Suckers veulent que je chante pendant le live. Si tu m’énerves, je vais faire ma diva et refuser. Tu comprendras ta douleur. — Mais je n’ai pas encore accepté ! s’indigna Red. — Quand je dirais aux fans que t’as refusé, ils vont te huer dessus. — Depuis quand es-tu devenue cette pimbêche ? s’étonna Dean. — C’est pour faire les pieds à Red, lui souffla-t-elle en masquant sa bouche de sa main. Dean lui rendit son clin d’œil peu discret et promit de jouer le jeu. Elle était une bouffée d’oxygène. Red se garda bien de rire. Il fit les présentations entre son homme et l’équipe de MCSRadio, compatissant à l’ébahissement et aux rougeurs de Rihanne, ainsi qu’à la subite timidité de Lawson. Était-il le seul à ne pas être impressionné par le patronyme Leblanc ? Il attendit de passer commande au serveur avant d’aborder le sujet de la groupie. — Pantiz m’a fait état de la foule devant l’hôtel. C’est quoi l’embrouille ? Jeff lui tendit son smartphone. Red fit défiler l’article d’un quelconque magazine people mentionnant l’arrivée tardive de P-G à l’aéroport de Nior. Des captures montraient la jeune fille endormie dans les bras de son père, ses cheveux et une partie de sa bouille de poupée masqués par un bonnet rose. Il ne cacha pas son inquiétude. — Ils m’ont pris en filature du Sinéad à l’aéroport, et de l’aéroport à l’hôtel, grommela Jay. En appelant Rumiko la veille, il avait découvert que sa fille avait déjà fait sa valise depuis trois jours. Penny l’avait supplié au téléphone de réserver un billet pour le soir même. Il avait cédé en entendant les larmes qu’elle contenait d’un air bravache. En creusant, il s’avérait que sa grand-mère maternelle, Ayu, séjournait quelques jours à Saunes. Jay préférait Ayu lorsqu’elle se trouvait très loin, à Nara, sa ville natale dans le Kansai. Pas à une centaine de bornes, et encore moins à proximité de sa fille. Pour cette femme acariâtre, Peneloppe était la raison pour laquelle Rumiko avait tourné le dos à son avenir nippon. La raison pour laquelle Shin avait fait une croix sur le business familiale et décidé de suivre sa fiancée à Saunes. Aussi étrange que cela puisse être, Shin avait fait le choix d’élever sa fille adoptive dans l’entourage de son père biologique. Ayu, restée au Japon, l’avait mal vécu. Sans doute parce que sa belle-famille la tenait responsable du détournement de leur fils. Comment avait-elle pu jeter l’opprobre sur leur nom, en fiançant sa débauchée de fille enceinte d’un autre ? Les rares fois qu’elle rendait visite à Rumiko, elle ne manquait jamais de faire subtilement comprendre à Penny sa position. Conçue hors mariage, la gamine avait tout d’une nuisance. Ses petits-enfants « légaux » étaient Emiko et Kenji. Elle tolérait tout juste leur demi-sœur ainée. Quant au père de cette dernière, elle ne pouvait le voir en peinture. Ayu avait connu le jeune Justin, le petit branleur qui dévergondait sa fille en parlant musique, se la jouant anarchiste au lieu de se concentrer sur ses études. Même en le masquant derrière des miroirs de bienséance, ce genre de rejet n’en était pas moins ressenti par les enfants. Plus encore par une fille aussi éveillée et sensible que Penny, qui vouait une inimitié à quiconque détestait son père. Lorsqu’Ayu venait, Peneloppe prolongeait volontiers son séjour chez Jay. Malheureusement cette fois, il y avait eu un contretemps, ce dernier se trouvant à Balmer. Et Rumiko lui avait tu l’arrivée de sa mère, par crainte d’une réaction violente. D’où sa conspiration avec Rebecca, dans l’espoir que la manager tempère l’humeur du batteur. Mais les problèmes de famille restaient en famille. L’heure était au fun pour la Beat’ONE family, et les groupies n’avaient pas intérêt à gâcher ces retrouvailles. — Je demanderai à ce qu’on renforce la sécurité, annonça Dean. 23 L’équipe engagée par Coop-Com Record© ne verrait pas de mal à recevoir une aide. Rebecca débarqua sur ces entrefaites, avec un Mìo gazouillant et tout propre dans son siège bébé. — Je rêve ou c’est Tessa ? murmura-t-elle en s’asseyant aux côtés de Jay. — C’est bien elle, confirma-t-il. — Voyez-vous ça, grommela Dean en identifiant les occupants de la table, le regard étréci. — C’est son mec ? souffla la manager, incrédule. Pas étonnant que Tessa n’ait pas fait du gringue à Dean, si elle se tapait un tel poids lourd ! — Il me dit quelque chose, fit Jay. — C’est Mc Nelly, révéla sa compagne, prenant Dean de vitesse. L’homme pour qui vous avez posé cette semaine en signant avec MTM, dit-elle avec ironie. Je parie mille qu’il s’est vêtu chez la nouvelle collection Gentlemen®, apprécia-t-elle. — Je confirme, dit Red. Ce style raffiné n’a rien à voir avec celui de Bargelony ou Gilano. Il aurait pu poser pour sa propre marque, il a de l’allure. Pas autant que toi, glissa-t-il à Dean. — Je n’ai rien dit, fit celui-ci. Red lui servit une œillade peu dupe. Dean n’avait pas besoin de dire quoi que ce soit pour exprimer sa désapprobation. Le pincement de ses lèvres l’avait trahi, même si ça n’avait duré qu’une fraction de seconde. Au fond de lui, Red appréciait qu’il se montre si jaloux. Il lui sourit d’un air narquois et revint à Rebecca. — D’où tu le connais ? — Andy, c’est le big boss de L.F.C© ! dit-elle comme s’il aurait dû le savoir. Et puisque tu en parles, il détient entre autres Bargelony, Vestis®, la joaillerie Mc Nelly©, Dias’watch®, Dolche Perfums©, et toute la chaine des Mark’T© et compagnie, énuméra-t-elle sur ses doigts, arrachant un sifflement à Korgan. (Elle était vachement informée, mais rien de bien surprenant.) — C’est donc lui, fit Rihanne en remuant la tête d’un air entendu. Parait qu’il est devenu milliardaire le mois dernier, et sa fortune ne cesse de grimper. Une cuillère tomba au sol, détournant leur attention de Jeremiah. Dissimulant laborieusement sa gêne, Lawson se pencha pour la récupérer, priant qu’on ne s’intéresse à sa personne pas plus d’une seconde. Ça arrivait à tout le monde d’être maladroit. Le commérage poursuivit son cours, le sujet étant trop croustillant pour qu’on s’attarde sur ses états d’âme. — T’es surprise que ce soit son mec, nota Jay. — Surprise ou jalouse ? demanda Jeff avec vice. Il faut reconnaitre qu’il est la caricature vivante du prince charmant des temps modernes. Et il savait que Rebecca rêvait de ce genre de chose, avec ses velléités de mariage princier. Elle lui lança un regard désabusé. — Il n’y a pas de quoi être jalouse d’un coup d’un soir, dénigra Red. — Comment peux-tu le savoir ? renchérit Korgan. — Apprends à censurer ton langage ! l’enguirlanda Jay en même temps. Il y avait une petite fille à table ! Penny roula des iris. — Je sais ce que ça veut dire, un coup d’un soir, papa, soupira-t-elle. — Tu ne devrais pas ! sursauta le père, scandalisé. — Bienvenue dans la deuxième décade du 21ème siècle, ricana Dean. Il écopa du regard noir du batteur. Non, vraiment, merci pour le soutien ! 24 — Un coup d’un soir, c’est pas la petite-amie de tous les jours, mais la copine avec qui on va boire un coup, juste un soir, balança Penny. Son père devait cesser de la prendre pour un bébé. Elle avait bientôt l’âge de la puberté ! — Tu as tout à fait raison, princesse, approuva Jeff, devant une tablée interdite. Ils avaient compris qu’il ne fallait surtout pas rire. Et l’épreuve était laborieuse. — Red n’a pas tort, appuya Rihanne. Je trouvais sa robe un peu trop sexy pour un dimanche matin. — C’est évident que c’est sa tenue d’hier soir pour la Saint Valentin, renifla le chanteur qui s’était effectivement basé sur ce critère. — À sa place j’aurais honte de me pavaner avec des fringues de la veille, juste pour qu’on me voie en compagnie de ma belle prise. Ça sous-entend que ses dessous… — Rihanne ! articula Lawson sans desserrer les dents. Cette femme n’était pas sortable ! Rihanne sourit à la petite assemblée, et tartina sa brioche sans en éprouver la moindre gêne. — Enfin, elle en a peut-être prévus de rechange. Je suis mauvaise langue, reconnut-elle. — Pas dans sa minaudière, chérie, argua Red en étudiant de loin le mini sac à main pailleté, posé sur la table. L’accessoire était un aveu bien plus parlant. Ce n’était pas ce genre d’item mode qu’une femme fashion choisissait pour se rendre à un petit-déjeuner galant. Ce sac à main était un modèle de soirée ou de gala. — Il est trop petit. Il y a tout juste de quoi caser du fond de teint, une paire de faux cils, un rouge à lèvres, des clés de voiture ou d’appart, un paquet de chewing-gums ou de cigarettes, une plaquette de pilules et/ou un sachet de SSS®. Ma main à couper que sa carte bancaire n’y est pas. C’est monsieur qui paie. Red coula un regard se voulant innocent à Jay qui s’était frappé le front. Le batteur n’avait pas à réagir ainsi, il avait fait l’effort de censurer le contenu d’un sachet de Safe Soft Sex®. N’ayant pas encore l’âge de s’en servir, Penny ne s’en douterait pas le moins du monde. Ceci dit, dans le cas contraire, Jay avait du souci à se faire. Étrangement, ça ne choqua aucun des hommes à table que Red soit si bien informé du contenu d’une minaudière. Il s’en serait vexé si ça n’impliquait pas de se couvrir de ridicule. — Tu ferais de la Saint Valentin une aventure d’un soir ? demanda Korgan, sceptique. De toute évidence, il accordait une certaine symbolique à cette fête, même s’il la trouvait commerciale. Red se contenta de lui désigner Jeff. Son guitariste avait la mémoire courte. Il y a encore deux ans, les partenaires du bassiste lors de grandes occasions – Saint Sylvestre, Noël, Saint Valentin, Lunes-TV Music Awards, etc. –, avaient la particularité de ne jamais réapparaitre à son bras. — Ne me provoque pas ! protesta Jeff en repoussant la main accusatrice. Il y en a qui ont passé la nuit d’hier seul, alors qu’ils ne sont pas célibataires. Ceux qui ignorent cette solitude ne devraient pas la ramener. Il digérait mal qu’Hana lui ait posé un lapin. Sa raison ? On ne pactisait pas avec l’ennemi la veille du Rock’n’Rumble. Plus que jamais, il avait soif de vengeance. Jay et Red lui lancèrent des regards de dagues. Jay pour la vertu des oreilles de sa fille, et Red pour cette espèce d’outing de Dean qui ne disait pas son nom. On les avait vus arriver bras dessus, bras dessous. Avec un tel commentaire, il était aisé d’en tirer la conclusion juste. Et n’en déplaise à Jeff, il savait parfaitement ce que ça faisait de passer ses nuits seul, à se languir l’objet de ses désirs. Heureusement, Rihanne était trop focalisée sur le couple à quelques tables devant eux, et Lawson semblait perdu dans ses 25 pensées. Des réminiscences peu folichonnes à en juger par son expression sombre. À moins que ça ne se soit mal passé avec Iris… Le silence de Dean interpella tout de même Red. Son homme aurait dû réagir à la pique du bassiste. Or ce dernier était concentré sur son smartphone, probablement peu intéressé par la frivolité de leur conversation. * La jugeait-il trop frivole pour lui accorder son attention ? se demanda Tessa en se mordant la lippe de frustration. L’homme s’était excusé en recevant un message, mais au lieu de réduire son portable au silence, il s’était plongé dans sa conversation téléphonique. Elle voulait croire qu’il s’agissait d’un contrat important, mais un dimanche matin… Ouais, autant cesser avec ce déni. Jeremiah était déjà passé à autre chose. Ce qu’il pouvait se montrer froid ! Elle était cependant loin de se douter d’être le sujet de discussion de son partenaire d’un soir. « Salut, voisin de table. Les scoops qu’engrange ta belle plante ne finissent pas dans ton grenier, j’espère ? » From: Dean L. Leblanc Jeremiah fronça les sourcils en essayant de déchiffrer le sens de ce message codé. Il lui apprenait au moins une chose, Dean Leblanc se trouvait à l’Uptown Café. Conclusion, ils avaient réservé le même hôtel. Il ne se donna pas la peine de le chercher du regard. Mais l’homme venait-il en ami ? Parce qu’il sentait comme un brin d’hostilité dans ce texto. « Tess est la conséquence d’une situation que je me paye bien malgré moi, au même titre qu’un dommage collatéral. » From: Jeremiah Mc Nelly. Dean sourcilla. Tess ? Eh bien, il était au moins fixé sur leur degré d’intimité. Comment juger cette situation ? « J’ai connu ça une fois. Ça s’est fini en mariage. La seule chose de bien que j’en ai tirée est un ange. À moins que tu aies des velléités de devenir père d’un petit bout – et loin de moi toute envie d’être présomptueux –, choisis bien tes batailles. » Jeremiah eut un sourire en coin. Tessa serra le poing, malmenant sa cuillère à café. Avec qui discutait-il de manière aussi décontractée alors qu’il lui servait une soupe froide depuis le réveil ?! Une autre femme ? « Mommsen est une bataille gagnée d’avance. » Autrement dit, c’était un plan cul qu’il pouvait avoir à tout moment, traduisit Dean. Red avait vu juste. Comment en tirer avantage ? « Si tu tiens à ses atouts, assure-toi qu’elle ne s’abime pas en s’aventurant dans un champ de ronces. Ou devrais-je dire, de dionées. Elles dégagent un parfum de lys, chez nous, mais elles sont surtout anthropophages. » Jeremiah leva lentement son regard froid sur Tessa. De quel délit était-elle coupable pour qu’un Leblanc la menace de se faire dévorer ? Se sentant quasiment mise en joue par son vis-à-vis, Tessa s’agita. L’homme s’en retourna à son smartphone. Bon sang, ça devenait inconvenant ! « Je m’en assurerai. » Il devait surtout s’assurer de tenir parole, autrement Dean se ferait une joie de réclamer son dû. C’était à double tranchant de traiter avec un Leblanc. « Tu m’en vois ravi ! » « Tu m’en devras une. » 26 Dean renifla, amusé. Alors on se la jouait ainsi ? Cet homme avait le cran de lui retourner ses attaques. « C’est à négocier. » Avec une certaine satisfaction, Jeremiah saisit sa réponse : « Parfait ! Négocions. » « Pas maintenant. On se voit toujours demain. J’ai un show dela-mort-qui-tue à mettre en scène aujourd’hui. » Cette fois, Tessa décida de sortir les crocs. — Hé Phébus, c’est quoi ton problème ? cracha-t-elle, courroucée. Elle n’allait pas se laisser traiter de la sorte plus longtemps. Jeremiah lui accorda à peine un regard. — Si tu n’as pas encore compris que c’est toi mon problème, alors on a vraiment un problème, lâcha-t-il platement de sa voix de baryton. Dire qu’elle la trouvait sexy, cette voix… surtout lorsqu’il ahanait son plaisir entre ses cuisses. C’était cuisant de revenir à la réalité. Il avait conscience qu’elle avait perdu sa prise sur lui, et ne s’embarrassait plus d’aucun scrupule. Ce mec était un goujat, au fond. Elle le savait pourtant, mais elle était désespérément attirée par lui. Et lui par son foutu téléphone ! « Well, have fun! Je ne doute pas que ce sera une tuerie ! » Dean ricana. — Avec qui tu causes ? Il étudia Red d’un regard en coin. C’était plus fort que lui, hein ? Il était du genre jaloux, mais cette façon qu’avait son homme de vouloir savoir ses faits et gestes était aussi une forme de possessivité. — Avec Charlize. Red admit un léger mouvement de recul. Il croyait cette salope enterrée ! Vivante, plaîtil. Dean ne devrait plus plaisanter avec ça ! Mais quelque part, s’il le faisait, c’était peut-être parce qu’il surmontait peu à peu son traumatisme. Il joua finalement le jeu. — Pourquoi tu ne lui enverrais pas des fleurs ? De magnifiques roses jaunes2, de préférence, proposa-t-il tout sourire, avant de se reprendre. Nan, mauvaise idée. C’est tellement pas ton genre qu’elle te soupçonnera de l’avoir cocufiée, et donc de chercher à t’amender. Dean rit. Zut ! Il avait espéré le sortir de ses gonds, mais le chanteur ne se laissait plus atteindre. Inconscient d’être l’objet de l’attention de Jeremiah, il se noya dans le regard ambré de son homme, se laissant couler avec la certitude que l’autre le rattraperait. Il s’était rarement senti aussi heureux. * En quittant leur hôtel pour le parc des expositions, les Beat’ONE ne s’attendaient pas à tant de « violence » de la part des groupies. À leur descente du bus, elles s’étaient déchaînées jusqu’à créer une émeute. Il avait suffi d’un live pour les rendre hystériques ? Il s’avéra que le groupe n’était pas la seule raison de leur présence. Les réseaux sociaux relayaient désormais l’info du mannequin Dean en compagnie des stars, à Nior. Les followers de P-G étant aussi de la partie – la gamine avait une flopée de blogs à son effigie –, l’accueil se révélait strident, majoritairement jeune et féminin. À cette allure, le parking du Sinéad serait réaménagé pour restreindre son accès aux fans d’ici l’an prochain… La sécurité fit efficacement son travail, les escortant sans faillir jusqu’à l’un des principaux sas du bunker souterrain. Il n’était que 10 heures, mais la grand-messe prévue 2 Dans le langage des fleurs, la rose jaune symbolise parfois l’amitié, mais aussi l’infidélité. 27 pour ce soir requérait déjà la présence des Beat’ONE sur les lieux. Pour qu’elles soient réussies, les festivités se préparaient dès maintenant. Il s’agissait cette fois de bien roder son show ; de le rendre si unique que les « adversaires » ne pourraient pas le copier. Parce que les règles du Rock’n’Rumble autorisaient l’imitation du jeu des challengers, avec pour défi de faire mieux. Il était permis de « voler » le concept scénique du rival afin de l’améliorer, de façon à ce que la victoire soit sans équivoque. Parce qu’un meilleur spectacle attirait plus de monde. Bien que la groupie ne suive pas toujours la logique de la qualité. Les Beat’ONE tablaient sur la singularité. Ils l’avaient eux-mêmes dit : ils ne ressemblaient qu’à eux. Les autres pourraient les imiter – ils admettraient la comparaison –, mais ils se targuaient de la jouer « unique au monde ». Raison pour laquelle ils avaient mis au point une stratégie assez loufoque, et se rendaient à présent au carré VIP du Rock Square. *o*o* « Les festivaliers convoqués par SMS sont priés de se présenter à l’accueil muni de leur passe-droit » disait un panneau électronique à l’entrée du Rock Square. — J’ai pas de passe-droit ! paniqua Lou-Ahn. — On s’en fout, t’as le SMS ! rétorqua Inna. Ce sera suffisant comme preuve de ta bonne foi. — Mais c’est le SMS, le passe-droit, soupira Junior, comprenant qu’il ne verrait pas Dean de sitôt. À moins de le dénicher directement sur le chantier, pour l’instant interdit au public. La tension de Lou-Ahn devenait maladive. La perspective de se retrouver seule ne l’aidait pas à se détendre. Elle fut sollicitée par une jeune femme, un peu courte sur pattes mais bien proportionnée. Des tresses plaquées sur une moitié de son cuir chevelu lui donnaient un certain style. Sa parka dissimulait mal un bustier en cuir à clous et un minishort en denim par-dessus des collants en laine. Les empiècements métalliques de ses boots tintaient à chacun de ses pas. Dans son dos, son étui à guitare rigide la faisait paraître encore plus menue. On pouvait la prendre pour une adolescente de loin, mais les traits de son visage, bien que juvéniles, indiquaient qu’elle était déjà adulte. Toute à son stress, la jeune femme ne réalisa pas que Lou-Ahn la reluquait. — C’est ici le Rock Square ? Je tourne en rond depuis un moment. Je vais être en retard ! — Si tu sais lire, oui, fit Timothy en indiquant la bannière surplombant l’entrée du club. — Merci ! souffla-t-elle. Canalisant mal son énergie, elle lui fit un câlin pour exprimer sa gratitude. Visiblement, ça lui tenait à cœur de trouver ce Rock Square… Ses deux têtes de moins que le mannequin rendirent l’accolade un peu ridicule. Timothy s’en amusa, et ce ne fut pas au goût de Mir. — On peut savoir ce que tu es ? demanda ce dernier, se souciant peu d’être désobligeant. Timothy lui lança un regard agacé. Il savait se « défendre », merci ! Encore plus face à une nana un brin entreprenante et mignonne. La jeune femme dévisagea Mir, et l’exotisme de ses traits fut soudain plus apparent. Difficile toutefois de savoir s’il s’agissait d’un métissage. — Oh, je suis stressée, rétorqua-t-elle. Merci encore ! sourit-elle à Timothy avant de se ruer vers l’entrée. 28 Sa réponse à Mir s’était voulue ingénue, mais elle avait été délibérément sarcastique. À présent, Miss Stress discutait avec le vigile. — On m’a demandé de venir ici. J’ai rendez-vous (elle se pencha comme pour faire une confidence) avec Korgan des Beat’ONE. — Le SMS, grogna le vigile. — Bien sûr. Elle farfouilla dans les poches de sa parka à la recherche de son portable et blêmit à mesure qu’elle ne le trouvait pas. — Oh non, non, non ! pleurnicha-t-elle. Quelle quiche tu fais, non mais c’est pas vrai !? Gia, ma pauvre vieille, tu as juste oublié dans le train ton tremplin vers la gloire ! — Pas de SMS, pas d’entrée. — Je vous assure que j’en ai reçu un ! J’étais tellement tendue à l’idée de perdre mon portable que je l’ai perdu ! — De quoi faire une belle quiche, ne put s’empêcher de marmonner Junior. L’homme resta de marbre devant ses larmes. Lou-Ahn s’avança et présenta son SMS. L’agent l’étudia, consulta un bout de papier, et l’autorisa à passer. Gia l’arrêta par sa veste. — S’il te plaît, dis-leur que j’ai oublié mon portable dans le train. — Je ne te connais pas… — C’est pas grave, eux sauront ! Dis-leur que Gia est à l’entrée. — Reculez, ordonna le vigile en s’interposant entre elle et Lou-Ahn. Perplexe, cette dernière salua ses amis, puis disparut à l’intérieur, la boule au ventre. — Vous croyez vraiment que j’aurais inventé cette histoire ? s’irrita Gia. Je cherche cet endroit depuis une heure. Je me suis tapé six heures de train nocturne pour débarquer à Nior à temps. En plus d’une queue monstre dès huit heures pour acheter une place de dernière minute. J’ai pas échappé de justesse au sold-out pour me faire recaler à l’entrée à cause d’un stupide portable ! Elle tenta de contourner le vigile qui l’arrêta d’une seule main, soulignant le ridicule de son poids plume à côté du colosse. — J’ai plus le droit à l’erreur, c’est ma dernière chance. Si vous me laissez pas passer, je fais un scandale ! menaça-t-elle. L’homme alluma sa radio, ennuyé. — Torres, on a un cas violent à l’entrée. Viens m’en débarrasser. — Hey, pas la peine d’être aussi brutal, intervint Timothy. C’est juste une fille en larmes. T’as pas besoin de renfort pour gérer ça, mec. De l’avis de Mir, elle n’avait pas besoin de l’aide de Timothy non plus. Pourquoi jouait-il les preux chevaliers ? — Circulez ! gronda l’agent. — Putain, je suis maudite ! grommela Gia. Ma mère avait raison, je ne suis qu’une bonne à rien d’étourdie. Je vais aller me jeter sous un pont. Vous aurez ma mort sur la conscience ! — Hé, on se calme, ma petite ! intervint Junior, jugeant qu’elle dramatisait un peu. Son embarras faisait peine à voir, mais il y avait un côté surjoué, malgré ses larmes sincères. — Qui tu traites de petite ? J’ai 24 ans ! — Pardon, m’dame ! s’excusa Junior, surpris de se faire gueuler dessus. Ses yeux écarquillés firent pouffer ses amis, qui n’en étaient pas moins abasourdis. On lui aurait donné moins de 20 ans ou à peine. 29 Gia essuya ses larmes et tourna sur elle-même, désespérée. Elle demanda l’heure à la volée, se foutant qu’on la prenne pour une folle. Justement, elle était en bonne voie pour plaider la folie. Elle ne pouvait pas rester sur le pas de la porte. C’était impossible. Pas maintenant ! — 10 heures cinq, lui apprit Timothy. — Qu’est-ce qu’on fiche encore ici ? fit Mir. — Va prendre l’air, Mirabelle, souffla Blake. Y’en a marre que tu passes ton manque de sommeil sur les autres ! Mir refusa de croiser le regard de Junior. Telle avait été son excuse pour justifier son irascibilité. L’indifférence de Timothy à son égard lui courrait sur le haricot depuis la veille. Il n’arrivait plus à encaisser que le mannequin s’amuse sans se soucier de ses états d’âme. Timothy se comportait avec lui comme s’ils étaient « potes ». Difficile de se dire qu’ils avaient eu ou étaient censés avoir une relation plus intime. Même Blain qui brillait par une timidité maladive ne laissait pas planer le doute sur sa liaison avec Saïd ! À croire que pour le grand dadais, leur couple était de l’histoire ancienne. Pour une fois, Junior choisit de ne pas s’en mêler. Mir allait devoir faire la part des choses, et prendre sur lui pour ne pas ruiner l’ambiance. — On a convenu d’attendre le retour de Lou-Ahn, rappela Saïd. Et l’attente n’allait pas être ennuyeuse, comprirent-ils, lorsque Gia se précipita ventre à terre vers l’entrée, sans crier gare. Elle échappa in extremis aux paluches de l’agent de sécurité, pénétra dans le club, mais ne fit pas plus de trois mètres. Un homme lui tomba dessus, la ceintura tant bien que mal à la taille avec sa guitare, et la jeta dehors. Elle se releva péniblement, sous les regards curieux des festivaliers. Certains sortirent leur portable. La jeune femme défit la sangle de son étui guitare, retira sa parka – révélant un joli tatouage de papillon en 3D sur son épaule gauche –, et noua ses cheveux avec un chouchou. Elle se tourna vers Timothy qui assistait comme tout le monde à la scène, perplexe. — Tu peux garder un œil dessus, s’il te plaît ? demanda-t-elle en indiquant ses effets au sol. — Euh… ouais. — Merci. Elle carra ses jambes, et fonça à nouveau dans le tas. Cette fois, les deux vigiles se montrèrent moins tendres. Un lui fit une clé au bras tandis que l’autre la taclait dans le creux du genou, permettant à son acolyte de la plaquer au sol. Un cri de frustration et de douleur lui échappa. — Wow, mollo, les mecs ! s’écria Teddy. Vous faites quatre fois son poids, pas besoin de la molester ! — Filme-moi ça, dit Junior à Blake d’un ton presque théâtral. Je suis sûr que ça va dorer l’image de ce festival. — Circulez ! gronda un des hommes. C’est un club réservé aux membres. — Notre amie n’est pas membre, vous l’avez laissé passer, renvoya Blake. Un rictus de colère défigura brièvement son interlocuteur. — Je dois rentrer ! vociféra Gia, le nez en sang. J’étais censée être là-dedans à 10 heures pétantes ! Vous pouvez pas m’en empêcher, c’est une question de vie ou de mort ! — Ils l’ont pas loupé, siffla un homme dans la foule de plus en plus curieuse. — Tu crois qu’elle a reçu le même message que Lou ? murmura Inna. — Je l’ai entendu parler de Korgan, se souvint Mir. Lou-Ahn l’a reçu de Dean. 30 — Dans tous les cas, ça se rapporte aux Beat’ONE, analysa Junior. Mais elle a perdu son passe-droit dans le train. — Est-ce qu’elle n’a pas droit à des circonstances atténuantes ? s’inquiéta Saïd. — Tant qu’elle peut prouver qu’elle a reçu ce SMS, dit Blain, pensif. Il suffit d’une connexion internet. Les vigiles relevèrent la jeune femme et la libérèrent face à la pression des caméramans du dimanche. Reniflant piteusement, elle les jaugea du regard. De toute évidence, elle n’avait pas encore abandonné. Les visages des agents se firent menaçants. — Les gars, j’ai reçu ce fichu SMS de Korgan, je vous jure ! J’ai juste perdu mon portable. Et j’ai plus le temps d’aller le chercher, là ! Je le trouverai pas avant des jours, ou peut-être jamais. Mon rendez-vous se déroule en ce moment, putain ! Dites-leurs que je suis là ! Les sourires moqueurs du public l’étiquetèrent groupie maniaque, une fan qui n’hésitait pas à mentir dans l’espoir de pénétrer dans le carré VIP sans montrer patte blanche. Elle tourna à nouveau sur elle-même, comme à la recherche désespérée d’une solution toute aussi désespérée. Puis elle revint aux vigiles d’un pas décidé, martelant le simulacre de tapis rouge qui conduisait à l’intérieur du club. Elle s’arrêta à un mètre cinquante de l’entrée, mit ses mains en porte-voix et hurla : — C’EST GIA DE NEW WAVES, SUR ROCK’ONE-RADIO ! ILS NE VEULENT PAS ME LAISSER PASSER ! Pour sûr, elle avait du coffre, mais certainement pas la bonne méthode. Tout ce qu’elle gagna fut de rameuter deux nouveaux agents de sécurité. Ceux-là étaient résolus à la jeter hors du Sinéad. Timothy la prit par le bras et l’entraina dans la foule. — Couvrez-nous ! lança-t-il à ses amis. Mir coupa la route aux deux baraqués. Il ne savait même pas pourquoi il le faisait. Peutêtre pour le prétexte de cogner sur quelque chose ou quelqu’un afin d’évacuer sa colère sourde. Mais quelque part, ça devenait fun. — Je ne forcerais pas le passage, à votre place, les prévint Junior. * Le téléphone de Lou-Ahn sonna. — Sur vibreur, et par texto, s’il vous plaît ! s’impatienta un des agents censé les accueillir. Mais Lou-Ahn se demanda si leur mission n’était pas de les rebuter d’être là. Avec elle se trouvait un jeune homme pas tout à fait adulte, sans faire ado non plus. Un regard avait suffi à décider qu’il lui était antipathique. On leur avait à peine accordé un minimum d’attention, et voilà un quart d’heure qu’ils attendaient sans la moindre instruction. Entièrement vêtu de noir – T-shirt, perfecto, jeans, All Black® –, le garçon s’occupait avec des selfies qu’il postait sur ownetwork©. Il mâchouillait bruyamment son chewing-gum et passait constamment une main dans sa longue chevelure dont il semblait tirer une quelconque fierté. Lou-Ahn le trouvait trop zen, trop « je m’y crois »... et trop grand ! Pourquoi fallait-il qu’il la dépasse d’une tête, hein ?! Il pouvait être photogénique si elle prenait la peine de s’en convaincre. Mais il manquait ce plus qui lui faisait admettre sans palabres qu’un mec était beau. Rey Lee-Cooper lui sortait par les yeux, mais elle reconnaissait qu’il était bel homme. Rudy répondait d’un autre genre de divinité de la Beauté, aussi était-il hors catégorie. Celui-ci, à la rigueur avec un léger coup de pinceau d’Imagewizard©, on se retournerait sur son passage. À condition qu’il se débarrasse du masque d’arrogance toute adolescente qui le ternissait à ses yeux. 31 Elle coupa l’appel d’Inna et lui envoya un message via l’application ownetwork©, expliquant qu’on leur imposait un mode de communication silencieux. « Parle-leur de Gia. La fille aux tresses. Elle est censée être dans le même bateau que toi. Seulement elle a embarqué dans une galère. » Inna en avait de bonnes ! À qui devait-elle en parler ? Elle avait tenté de poser une question, on l’avait rabrouée avant qu’elle n’ouvre la bouche, sous le rire un brin moqueur de Mr Selfie. Elle n’était pas prête à réitérer l’expérience. Normalement, elle l’aurait remis à sa place, mais son angoisse réquisitionnait toute son énergie. Et elle refusait de croire que l’autre bellâtre en savait plus sur la raison de leur présence ici. « Je ne sais même pas ce que je fiche ici ! Y’a personne de dispo et d’assez aimable pour nous l’expliquer ! » Mais Inna insista : « Quand tu en verras un, ou les Beat’ONE, parle-leur d’elle. GI-A. C’est une artiste qui a été contactée par Korgan, suite à une démo envoyée à l’émission New waves. Elle s’est connectée sur son cloud téléphonique avec le portable de Blain, et le SMS fait foi. Mais la sécurité l’a cataloguée persona non grata, vu le grabuge qu’elle a provoqué, et refuse d’entendre raison. » Pourquoi ça devait tomber sur elle ? s’impatienta Lou-Ahn. Elle y vit après coup une distraction bienvenue. Et puis, cette Gia lui avait un peu tapé dans l’œil… avant qu’elle ne se jette sur Timothy ! Elle ravala un grommèlement. « Quel genre de grabuge ? » « Une longue histoire ! Pour résumer, ils lui ont pété le nez. Elle a gueulé. Les vigiles ont eu des renforts. Mir en a rétamé un tandis qu’elle et Tim’ jouaient à cache-cache avec les autres entre les stands. Le temps que Blain les retrouve, qu’on récupère son SMS, ils l’avaient déjà identifiée comme « nuisible ». La sécurité a fait passer sa signalisation. Le statut MIP de Junior est impuissant, du coup Mir refuse d’utiliser le sien, et Blain n’a pas embarqué sa carte. Elle pleure comme vache qui pisse en ce moment, et la seule solution est une intervention intérieure des gens avec qui elle est censée avoir RDV. Autrement dit, les Beat’ONE, ou Korgan tout simplement. Et n’oublie pas de nous mettre au parfum en ce qui te concerne !! » — Eh ben ! siffla-t-elle. On va pas s’ennuyer avec cette meuf. Elle sentit, plus qu’elle ne vit, Mr Selfie sursauter. Elle lui sourit, narquoise, et recadra les choses : — Si tu tiens à tes cordes vocales, tes remarques sexistes ou allusions sexuelles devront rester au fond de ta gorge. Ce con l’avait catalogué « masculin » et se prenait sa désillusion dans la tronche au son de sa voix. Le jeune homme haussa les sourcils et s’en retourna à son smartphone. Elle aimait mieux cela. Il connaissait au moins la règle d’or du silence. Une femme pressée fit irruption dans la pièce. — Suivez-moi. Lou-Ahn reconnut la manager des Beat’ONE. L’autre idiot manqua une occasion de se taire, lui faisant revoir son jugement. — Oh waouh ! Pantiz ? 32 Rebecca le fusilla du regard. Il déglutit. Lou-Ahn se maudit pour sa gentillesse. — Il y a une autre qui devrait être là, dit-elle, sauvant le garçon d’une remarque vitriolée. Mais la sécurité refuse de la laisser passer. — Ils ont reçu les instructions pourtant ! s’agaça Rebecca. On court derrière le temps. Et l’évaluation a déjà commencé, maugréa-t-elle. Seuls ceux qui sont présents en salle passent l’exam. Le principe ne peut être plus simple. Elle vit les deux jeunes gens se tendre davantage, et changea d’avis. Elle allait donner une chance à la quatrième candidate, et ne pas se dire qu’elle avait encore la vie devant lui. — Je présume que nous avons Memphis, dit-elle avec une œillade critique au jeune homme. (Celui-ci fit oui de la tête, intimidé.) Attendez-moi ici. Merci, Lou-Ahn. Elle fila à l’entrée du club. Lou-Ahn décida qu’il était inutile de se la péter devant le dénommé Memphis, qui la dévisageait à présent avec intérêt. Et ouais, la manager des Beat’ONE la connaissait. Mais ça ne leur disait toujours pas ce qu’ils fichaient en ces lieux. — Pourquoi c’est elle qui nous reçoit ? s’enquit Memphis, perdu. Je suis venu ici à cause d’un texto de ma sœur. Lou-Ahn haussa les épaules. Elle devait sa présence à Dean. Étrange… — Ta sœur est dans le staff des Beat’ONE ? — Rina ? Pas du tout ! s’esclaffa Memphis comme si ç’avait été un non-sens. Je croyais la retrouver ici, et puis je me suis souvenu qu’elle n’est même pas à Nior ! De mieux en mieux. Rebecca revint, avec dans son sillage une jeune femme dont la moitié du visage était dissimulée par un mouchoir. — Enchantée, moi c’est Gia, leur sourit-elle, révélant deux dents tâchées de sang. — Faites d’abord connaissance avec les sanitaires, grimaça Rebecca en lui indiquant le pictogramme des toilettes dames. À quoi pensaient les Beat’ONE ? Un échalas effronté, une tomboy angoissée, une lilliputienne complètement space, sans compter l’autre dadais maladroit qui baragouinait tout juste la langue. Ça promettait… *o*o* La météo promettait un temps au beau fixe. Le vent frais matinal s’était calmé, et l’atmosphère se réchauffait timidement. Les conditions étaient favorables pour un live en plein air, mais surtout pour les jeux pyrotechniques. De bonne humeur, Dean venait de quitter le groupe et mettait le cap sur le chantier pour y recevoir Pierre Sainsbury. L’homme avait préféré le rejoindre sur le terrain, jugeant que le téléphone serait une entrave à la folie de ce projet. Il comprendrait plus tard que Pierre nourrissait aussi d’autres desseins. Cela ne le prépara pas à la mauvaise surprise qui l’attendait sur les lieux. Une mauvaise surprise à la silhouette robuste et gracile de triathlonien, à la blondeur éthérée, au regard bleu pâle presque translucide, dotée d’un indéniable charme finlandais, d’un accent assurément tchèque, et d’un patronyme typiquement polonais. En somme, un épineux emmerdeur ! Que foutait Edvin Srzenski sur son chantier, fichtre ?! La surprise fut d’autant plus désagréable que l’homme était là pour la sono, sur demande des artistes, et s’entendait à merveille avec les ingénieurs du son. Dean allait devoir souffrir sa présence, et se résigner à voir son amant lui donner du « Ed » par-ci, et du putain de « Ed-caramel » par-là. Comment ruiner une belle journée en perspective ! Quoi qu’il en soit, Edvin devait se gardez de caresser l’infime espoir d’un jour peut-être se hisser à la cheville de son illustre personne. Il était hors de question que l’homme marche 33 sur ses platebandes. Le compositeur ne ferait que se leurrer de la plus infâme des manières en convoitant ce qui lui appartenait... Non, Dean Leblanc ne se sentait pas menacé. Pour la simple raison que le phénix Kellin était sien. *o*o* 34