La république sociale

Transcription

La république sociale
Denis Collin : « La forme achevée de la République est la République sociale »
Denis Collin est un philosophe spécialiste de la pensée de Karl Marx – quoique refusant le
qualificatif de « marxiste » –, mais également de Machiavel et Spinoza. Penseur de la lutte
de classes, il tente de concilier les traditions socialiste et républicaine. Il co-anime par
ailleurs le site d’information politique La Sociale.
A propos du terme « républicain », Pierre-Joseph Proudhon écrivait : « ce mot ne précise
rien » et ajoutait : « quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de
gouvernement que ce soit, peut se dire républicain ». Qu’entendez-vous par ce mot ?
La République, au sens de la tradition républicaniste (de Machiavel à Philip Pettit ou … moimême), c’est la défense de la liberté comme non-domination. Ce qui signifie non seulement la
protection contre la domination politique (tyrannie, oligarchie, etc.) mais aussi contre la
domination sociale et économique. Le droit du travail, c’est-à-dire le droit des travailleurs, est
la première protection contre la tyrannie du capital. On peut développer sur tous les plans.
Mais il est clair que le républicanisme incite au radicalisme social. C’est pourquoi, pour moi,
la forme achevée de la République est la République sociale, celle qu’appelaient de leurs
vœux les ouvriers parisiens de 1848 et donc la Commune de 1871 fut, selon Marx, la forme
enfin trouvée.
Vous tentez de concilier le socialisme avec la tradition républicaine. Mais n’avez-vous
pas peur, comme Lénine avançait à Jaurès, que la République soit incompatible avec la
lutte de classes ?
Denis Collin
La République, au sens où je l’entends, suppose le conflit. En bon machiavélien, je soutiens
que c’est le conflit qui est favorable à la liberté. Quand la lutte de classes est étouffée et que
les travailleurs supportent sans broncher l’arrogance des « grands », c’est que la République
va très mal. La République est le cadre le plus favorable à l’activité politique des travailleurs
et plus généralement des classes populaires. C’est le meilleur régime pour préparer une
véritable transformation sociale. Sur ce point du reste je suis un élève fidèle de Marx que je
trouve infiniment supérieur à Lénine et à Jaurès quel que soit mon respect pour ces deux
personnages. J’ajouterai que la république que critiquait Lénine était la IIIe République, celle
dont Engels disait qu’elle était un empire sans empire sans empereur, formellement
républicaine à l’intérieur des frontières nationales, mais instrument d’oppression des peuples
colonisés.
Une organisation qui se veut réellement révolutionnaire ne devrait-elle pas sortir du
constitutionnalisme et du juridisme de notre République ?
Notre République ? Laquelle ? La Ve République est une perversion de la République, à tous
points de vue. Elle maltraite la séparation des pouvoirs – principe républicain essentiel – ainsi
que la représentation populaire (« la souveraineté du peuple réside essentiellement dans la
nation » dit la déclaration de 1789). Elle est plutôt une monarchie élective, doublée d’une
oligarchie incarnée dans cette quasi-fusion entre la haute fonction publique et les dirigeants du
grand capital. Tout le monde voit bien que le système inventé par de Gaulle est à bout de
souffle. Une nouvelle République, parlementaire, appuyée sur la déclaration des droits de
1946 serait un considérable pas en avant.
« La République, au sens où je l’entends, suppose le conflit. »
La République en s’opposant clairement à toute forme d’organisation communautaire,
n’est-elle pas un système atomisant et donc par nature anti-communiste, dont la racine
est la « Gemeinwesen » (« communauté ») de Karl Marx ?
Pas du tout ! La République est précisément communautaire ! Il y a un bien commun que
partagent tous les citoyens, à égalité. C’est même ce que veut dire le mot République, la chose
publique. Cela n’a rien à voir avec l’atomisation des individus. C’est au contraire ce qui unit
les individus libres et égaux. La fraternité, c’est bien cette dimension communautaire de la
République. Par contre, on doit distinguer entre les communautés qui enferment les individus
dans l’obéissance à des hiérarchies patriarcales ou despotiques et la communauté des hommes
libres. Si la communauté, c’est le mariage forcé, l’enfermement religieux et la soumission des
filles, et bien que disparaissent ces communautés. Mais si la communauté permet
l’émancipation des individus qui sont précisément des individus par leur appartenance à la
communauté, alors vive la communauté. Je ne peux que renvoyer à l’Éloge du
communautarisme du regretté Costanzo Preve, un « élève de Marx » que les « marxistes »
français, trop souvent sectaires et obtus, ont toujours boycotté.
Vous avez dans un article critiqué la tradition conseilliste, comme foncièrement
productrice d’une bureaucratie hiérarchisée. Cependant, vous défendez en même temps
l’idée d’un État-nation souverain. Si l’on suit les traditions conseilliste et anarchiste,
l’État est une entité séparée de la société constituée d’après un modèle hiérarchique et
autoritaire hérité du féodalisme. Ne pensez-vous pas que l’État est synonyme de
bureaucratie, et donc de négation de la souveraineté populaire ?
Il faudrait qu’on explique comment pourrait fonctionner avec un minimum de coordination
collective une société faite de conseils ouvriers. On coordonne les conseils à l’échelle d’une
ville, ceux d’une ville à l’échelle d’une région, etc., et on a reconstruit une très belle pyramide
bureaucratique. En outre quelle instance assure la défense des intérêts de la population dans
son ensemble, indépendamment de l’appartenance à telle ou telle entreprise ? Que font les
retraités ? Les jeunes encore étudiants ? On me dira qu’ils éliront un conseil local (ça
s’appelle chez nous un conseil municipal) et ces élus locaux, ils éliront un conseil national
(chez nous ça s’appelle le Sénat !). La pyramide des conseils est précisément, quand elle se
stabilise, un système hiérarchique et autoritaire. On a vu l’incapacité des soviets à rester des
organes démocratiques dès les premiers mois de la révolution russe. Les anarchistes et les
conseillistes pensent que l’État doit disparaître. Mais à un horizon humain prévisible, c’est
impossible. C’est supposer que nous pourrions vivre dans le pays de Cocagne où le problème
de la répartition de ressources rares ne se pose plus, où les contradictions entre l’individu
comme consommateur et l’individu comme producteur auraient disparu, où les hommes
vivraient tous de leur plein consentement sous la conduite de la raison (comme dirait mon
maître Spinoza). Mais comme la réalité n’est pas celle-là, le rêve utopique se transforme en
cauchemar : l’avant-garde éclairée se propose illico de produire « l’homme nouveau ». C’est
le rêve de Marx transformé en cauchemar (voir mon livre Le cauchemar de Marx, Max Milo,
2009).
Le désir d’autonomie des classes populaires s’est généralement exprimé sous la forme de
la démocratie directe, qui fut souvent réprimée par ceux qui se prétendaient les
représentants du peuple. L’on sait que l’émergence de la démocratie représentative est
concomitante de celle du capitalisme industriel et du triomphe du libéralisme, et l’on sait
que pour des philosophes aussi divers qu’Aristote, Rousseau, Montesquieu et
Castoriadis elle n’est pas la démocratie. Quelle est votre position par rapport au débat
entre gouvernement représentatif et démocratie directe ?
La démocratie directe suppose plusieurs conditions : une taille restreinte de la communauté
politique (Aristote et Rousseau sont très clairs sur ce point) et une activité permanente des
citoyens. Ce dernier point est peu compatible avec l’idée que nous nous faisons généralement
de la liberté aujourd’hui. Est citoyen celui qui participe à la magistrature, disait Aristote. Mais
le citoyen a aussi le droit de ne pas faire de politique. Je ne suis pas certain qu’il soit bon de
« le forcer à être libre » comme on le fait dire à Rousseau, dans un passage souvent mal
compris. Donc, oui, dans les périodes de crise révolutionnaire, la démocratie directe affirme
sa supériorité, mais dans les périodes calmes, tous les défauts de la politique politicienne
reprennent le dessus et les assemblées deviennent le champ clos des factions et des groupes
qui veulent d’abord le pouvoir. Quiconque a un peu participé aux mouvements des années 70
et 80 sait comment les choses se passent quand le mouvement a atteint son acmé et commence
à refluer. Je rappellerai aussi que le modèle révolutionnaire par excellence, la Commune de
Paris, était une démocratie représentative.
On peut avoir une démocratie représentative à peu près démocratique à conditions de
respecter quelques conditions élémentaires : 1) séparation des pouvoirs ; 2) des mandats
courts – 4 ans serait vraiment un très grand maximum, 2 ou 3 ans, ce serait bien ; 3)
représentation proportionnelle à tous les niveaux ; 4) une large déconcentration avec le retour
à l’autonomie communale – c’est-à-dire exactement faire le contraire de ce que font
aujourd’hui nos gouvernants. Il faudrait aussi assurer la participation de tous à égalité dans le
forum public (cela demanderait notamment la fin des monopoles de presse et la répartition
égalitaire des fonds destinés à l’action politique). Et enfin 5) favoriser chaque fois que c’est
possible la démocratie directe, non pas pour « consulter » mais pour décider par la voie du
référendum. Dernière condition et non la moindre : l’éducation, le développement d’une
instruction publique propre à permettre aux citoyens de se former un jugement éclairé. Et là
encore, on fait aujourd’hui très exactement le contraire, quand nous voyons droite et gauche,
unies depuis plus de trois décennies pour détruire l’école publique et la transformer en
machine à formater des cerveaux employables.
« Le modèle révolutionnaire par excellence, la Commune de Paris, était une démocratie
représentative. »
Vous critiquez régulièrement la pertinence du clivage gauche-droite au nom de la lutte
des classes et du marxisme, et nous pensons en effet, à l’instar de Jean-Claude Michéa,
que le socialisme est différent de la gauche. Cependant, comment sortir aujourd’hui du
clivage gauche-droite sans tomber dans les impasses frontiste d’une Marine Le Pen, néodroitiste d’un Alain de Benoist ou fasciste d’un Alain Soral ?
Si le FN n’existait pas, il aurait fallu l’inventer ! C’est d’ailleurs ce qu’on a fait … Le clivage
droite-gauche n’est précisément pas un clivage de classe. Le PS et l’UMP sont les deux partis
du business (Valls l’a dit textuellement à City) et Madame Le Pen est leur faire-valoir. « Si
vous ne voulez pas du FN, votez pour nous », disent-ils. En cela le FN est bien un parti du
« système » !
Je refuse toute cette logorrhée de l’antifascisme de pacotille qui assimile Michéa à de Benoist
et de Benoist à Soral, etc.. Michéa est un penseur fort respectable, de Benoist est un homme
intelligent et je le trouve moins « droitiste » et plus fréquentable que les petits marquis du PS,
les défenseurs acharnés du capital, les inquisiteurs qui veulent brûler les hérétiques qui ne
croient pas aux vertus du marché, les maîtres de la magouille et de la corruption qui
constituent l’essentiel de ce qui s’appelle aujourd’hui « la gauche ». Par rapport à Valls, de
Benoist est un vrai gauchiste. Telle est la réalité quand on sort des étiquettes convenues et du
grand cirque politicien destiné à occuper le temps de cerveau disponible des citoyens. Si on
veut combattre Mme Le Pen, il faut commencer par rompre avec ce milieu fangeux de la
« gauche », cesser de laisser au FN le drapeau de la souveraineté du peuple. Pensez-donc que
le FN est aujourd’hui presque le seul parti à réclamer des hausses de salaire ! C’est là qu’est la
véritable honte des prétendus partis de gauche. Le FN, en réalité, est un parti défenseur du
capital ; sa ligne est celle du corporatisme, de l’association capital-travail. Le PS et l’UMP
sont moins structurés sur ce point, mais eux aussi demandent une forme d’association capitaltravail rebaptisée « dialogue social » — qui trouve chez les partisans du « syndicalisme
d’accompagnement » leur partenaire fidèle (CFDT, UNSA, FSU…). Retourner aux sains
principes de la lutte des classes, défendre un syndicalisme indépendant, dans la tradition de la
CGT de la Charte d’Amiens, ce n’est pas s’enfoncer dans les impasses « frontistes », mais au
contraire faire sauter le verrou du système sur lequel prolifère le FN.
Les partis dominants se revendiquent tous du libéralisme, et même les partis politiques
dits « contestataires » se revendiquent d’un certain libéralisme (politique et culturel du
côté de la gauche radicale, économique du côté de la droite radicale). Mais peut-on
distinguer le libéralisme des Lumières et le capitalisme ?
Le libéralisme des Lumières, je ne sais pas trop ce que c’est. L’appellation « les Lumières »
est une facilité qui souvent obscurcit la pensée. Jonathan Israël a sans doute eu raison de
distinguer les Lumières radicales et les Lumières modérées. Spinoza ou Diderot, ce n’est pas
Voltaire ! Rousseau, sans doute le plus grand écrivain francophone du XVIIIe est à contrecourant des Lumières, lui qui ne croit pas au progrès des sciences et des arts comme progrès
moral, et qui critique de manière cinglante le despotisme éclairé. Je laisse aussi de côté la
ridicule classification des Lumières et des anti-Lumières opérée par Zeev Sternhell. Les
aspirations à la liberté individuelle et l’aspiration des capitalistes à s’enrichir librement ne
peuvent être confondues sous la même étiquette de « libéralisme ». La liberté de l’esprit et la
liberté politique, revendiquées par Spinoza, la liberté politique de Rousseau, tout cela n’a pas
grand-chose à voir avec Voltaire. Hegel est un héritier des Lumières si l’on veut, et par
transitivité, Marx aussi. Il y a donc bien un héritage des Lumières qui fait partie intégrante de
la pensée de l’émancipation à laquelle j’essaie de contribuer. Et du même coup, il existe peutêtre un bon usage du libéralisme !
Vivons-nous vraiment, du reste, dans des sociétés libérales ?
Des sociétés de surveillance généralisée, des sociétés où l’on traque le citoyen dans sa vie
privée parfois la plus intime, des sociétés où s’organisent la mise sous contrôle de la
subjectivité et la colonisation des consciences : c’est cela le prétendu libéralisme
d’aujourd’hui et sans doute cela eût horrifié les plus modérés des libéraux des siècles passés.
On nous dit que nos sociétés sont individualistes, mais on oublie de dire que l’individualité est
systématiquement niée au profit de la production sérielle d’individus tous identiques, tous
obsédés par le consumérisme et tous incapables de penser une futur différent du présent.
Quand le libéralisme classique s’est affirmé, il était « futuro-centré », il promettait un avenir
meilleur. Le libéralisme d’aujourd’hui ne promet rien d’autre que l’éternisation du présent. À
nous de briser cette « cage d’acier ».
http://comptoir.org/2014/11/03/denis-collin-la-forme-achevee-de-la-republique-est-larepublique-sociale