L`amortissement des éléments incorporels. Lecture et relecture
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L`amortissement des éléments incorporels. Lecture et relecture
DROIT FISCAL CHRONIQUES L'amortissement des éléments incorporels Lecture et relecture fiscales face à l'évolution de la jurisprudence E n France, malgré les dispositions de la quatrième directive européenne et les appels de divers organismes, l'amortissement Jean-Luc ROSSIGNOL du fonds de commerce reste, au plan fiscal, restrictivement admis. Alors que l’article 38 sexies de l’annexe III du CGI en limite le champ d’application, l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er octobre 1999 en a précisé la portée, suivant en cela une jurisprudence qui ouvre, depuis quelque temps, de nouvelles possibilités en ce domaine. Résumé En France, malgré les dispositions de la quatrième directive européenne et les appels de divers organismes, l'amortissement du fonds de commerce reste, au plan fiscal, restrictivement admis. Alors que l’article 38 sexies de l’annexe III du CGI en limite le champ d’application, l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er octobre 1999 en a précisé la portée, suivant en cela une jurisprudence qui ouvre, depuis quelque temps, de nouvelles possibilités en ce domaine. R.F.C. 321 - Avril 2000 L'amortissement est admis restrictivement : l'article 38 sexies de l'annexe III lecture et relecture que constitue le fonds de commerce (1). Ainsi, certains éléments incorporels ne peuvent faire l'objet d'une dotation annuelle à un compte d'amortissement que s'il est certain dès leur création ou acquisition que leurs effets bénéfiques sur l'exploitation de l'entreprise prendront fin nécessairement à une date déterminée. Cette condi- La jurisprudence fiscale admet depuis longtemps l’amortissement de certains actifs incorporels qui ne sont pas compris dans l'universalité juridique ■ 1. Durand (1997) classe les incorporels en trois catégories : « - les incorporels connus et reconnus par tous : ils ont une valeur communément admise, sont protégés et donc mortels, comme les brevets et les usufruits temporaires ; - les incorporels reconnus parce que protégés, mais dont la valeur et la consistance sont sujettes à des variations difficiles à prévoir, au delà de leur valeur historique, s'ils en ont une. Il arrive en effet souvent qu'ils ne soient pas valorisés, principalement lorsqu'ils sont créés par l'entreprise ; ceux-ci bénéficient d'une présomption d'immortalité, présomption non irréfragable dès lors que, lorsque les circonstances le justifient, ils peuvent faire l'objet de provisions ; - enfin les incorporels non reconnus, ceux qui ont fait l'objet d'une apparition aux yeux de quelques rares prophètes et que la communauté des impôts traitera avec la circonspection scientifique vis-à-vis d'un OVNI ; c'est l'incorporel qui n'a d'existence que dans le portefeuille de celui qui a cru acquérir quelque chose qu'il ne sait plus identifier, du type écart d'acquisition, y compris dans sa version mali de fusion. Celui-là, il est très difficile de le faire admettre à l'administration fiscale ». ■ 2. Ainsi, le tribunal administratif de Dijon a jugé que l'acquisition, par un contrat d'une durée de dix ans avec prorogation par tacite reconduction par période de deux ans, de résultats d'études scientifiques ayant permis l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament constituait un élément incorporel devant figurer à l'actif immobilisé non amortissable, faute pour la société d'établir que ses effets bénéfiques prendront fin à une durée déterminée (TA Dijon, 9 mars 1999, req. n° 96-5584, SA Fournier Industrie et Santé, RJF, 6/99, n° 677). Cf. de même, CAA Paris, 10 novembre 1998, req. n° 96-1386, SARL SMD Bureautique, RJF, 8-9/99, n° 964 - conclusions du commissaire du gouvernement Mme Dominique Kimmerlin publiées au BDCF 8-9/99, n° 78, pp. 6-8 ; la cour a considéré que des contrats de maintenance renouvelables par tacite reconduction et automatiquement étendus aux matériels ultérieurement acquis, de sorte que leur poursuite dans le temps n'est pas dépendante de l'obsolescence du matériel, ne pouvaient faire l'objet d'un amortissement, faute d'établir que leurs effets bénéfiques prendront fin à une date déterminée. 73 CHRONIQUES tion est, en principe, interprétée restrictivement par la jurisprudence (2). Si la dépréciation est seulement probable ou éventuelle, l'amortissement ne peut être admis et la dépréciation est alors constatée sous forme de provision. Cet amortissement est ainsi admis en matière notamment des droits de propriété industrielle qui font l'objet d'une protection juridique limitée dans le temps (brevets, procédés techniques, certificats d'obtention végétale), des logiciels acquis par l'entreprise en vue d'être utilisés pour les besoins de son exploitation durant plusieurs exercices ; il en est de même des droits des producteurs sur les films ainsi que ceux des distributeurs, l'administration ayant même admis, dans ce dernier cas, une dépréciation dégressive pour tenir compte du fait que l'essentiel de la recette était en général concentrée sur les premières semaines d'exploitation (3) L’amortissement d’autres éléments incorporels se heurte aux dispositions de l’article 38 sexies de l’annexe III du CGI. Seul l'article 38 sexies de l'annexe III du CGI traite, indirectement, des rapports entre amortissement et fonds de commerce. Ses dispositions ambiguës ont fait l’objet d’une nouvelle lecture jurisprudentielle allant à l’encontre de la doctrine administrative. Abstract In France, in spite of the provisions of the fourth European directive and the appeals of different organizations, the depreciation of goodwill is still restrictively allowed by taxation. As the article 38 sexies of the annex III of the French taxation Code restricts the application field of depreciation, the decision of the Council of the State of october 1st, 1999 specifies its significance. This decision follows a jurisprudence which for some times now has been giving new possibilities in this field. 74 ce texte par la doctrine de l'administration (8), ce n'est pas parce que les fonds de commerce sont au nombre des immobilisations qui ne se déprécient pas de manière irréversible que ce constat concerne systématiquement tous les fonds de commerce, les excluant ipso facto du champ de l'amortissement. On peut néanmoins penser que si l'autorité réglementaire avait voulu conférer aux incorporels cités après le "notamment" une portée purement illustratrice, elle aurait rédigé le texte autrement ». Une nouvelle lecture jurisprudentielle de l’article 38 sexies en a infléchi la portée. Les dispositions de l'article 38 sexies de l'annexe III L'article 38 sexies de l'annexe III du CGI est souvent présenté comme fixant la règle selon laquelle les éléments incorporels qui composent le fonds ne sont pas susceptibles d'amortissement fiscalement déductible : "la dépréciation des immobilisations qui ne se déprécient pas de manière irréversible, notamment (4) les terrains, les fonds de commerce, les titres de participation, donne lieu à la constatation de provisions, dans les conditions prévues au 5e du 1 de l'article 39 du CGI" (5). Cette disposition, issue du décret du 14 mars 1984 a été contestée au motif qu'elle n'avait pas fait l'objet d'une consultation préalable du CNC ; cette contestation a été repoussée par le Conseil d'Etat dans sa décision du 6 mai 1987 (6). Plutôt que de se placer sur le terrain de la légalité de ce texte, Turot (1996, a) fait observer que lorsque l'on cite « les oiseaux qui parlent, notamment (7) les perroquets, cela ne veut pas dire que tous les perroquets parlent. Autrement dit, contrairement à la lecture faite de La nouvelle lecture jurisprudentielle de l’article 38 sexies : l’arrêt de la cour d’appel administrative de Paris du 5 décembre 1995 Une nouvelle lecture jurisprudentielle de cet article a tendu à admettre que l'interdiction d'amortissement ne s'appliquait qu'aux immobilisations qui ne se déprécient pas de manière irréversible. Ainsi, certaines cours ont admis l'amortissement de ces éléments dès lors qu'ils sont individualisés en comptabilité (9) ■ 3. Ce régime n'est permis cependant que pour l'exploitant qui supporte le risque de la production (l'amortissement linéaire est admis dans les autres cas). tefois, en aucune manière, prononcé sur la légalité de l'article 38 sexies de la même annexe au code en ce qui concerne l'interdiction fiscale d'amortir les fonds de commerce. 4. Nous soulignons. 7. Nous soulignons. 5. Ce texte reprend, en fait, le décret comptable du 29 novembre 1983 en y ajoutant un "notamment" et une énumération d'éléments incorporels. Ces ajouts en font toute la différence avec le décret. 8. Instruction du 17 décembre 1984, 466-84, n° 135 9. « L'individualisation en comptabilité est sans doute une condition nécessaire mais certainement pas suffisante ; sinon, le risque serait grand de voir fleurir des démembrements de fonds de commerce sous forme d'inscription séparée des éléments que l'on souhaite amortir. Le bons sens paraît commander qu'il soit veillé à la légitimité de l'individualisation comptable ; il existe en effet des éléments qui par nature se fondent... 6. Req. n° 63756, RJF 7/87, n° 726. Si le Conseil d'Etat a jugé que le décret du 14 mars 1984 n'était pas, dans son ensemble, entaché d'irrégularité au regard du défaut de consultation du CNC, et que les articles 38 quinquies et 38 nonies de l'annexe III au CGI étaient légaux, il ne s'est tou■ R.F.C. 321 - Avril 2000 CHRONIQUES tion et étaient soumis à une dépréciation de nature irréversible. De même, les cours de Lyon et Bordeaux (11) ont admis expressément que le texte fiscal n'excluait pas, par principe, l'amortissement de certains éléments du fonds de commerce. La doctrine administrative s’oppose cependant à cette pratique. et qu'il est normalement prévisible, lors de leur création ou de leur acquisition, que leurs effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée. Ce fut le cas de la cour administrative d'appel de Paris qui a admis, à propos de mandats de gestion détenus par des administrateurs de biens (10) , la déduction fiscale de l'amortissement pratiqué. La cour avait alors suivi les conclusions du commissaire du gouvernement qui avait, d'une part, indiqué que les dispositions de l'article 38 de l'annexe III du CGI devaient être interprétées comme autorisant l'amortissement des éléments dissociables du fonds de commerce et, d'autre part, considéré que les mandats acquis par l'entreprise répondaient à cette condi- L’opposition déterminée de la doctrine administrative : la réponse Blum de 1996 La doctrine administrative continue de s’appuyer sur le principe d'indivisibilité du fonds de commerce, qui a pourtant été explicitement abandonné par ■ ...dans le fonds existant : la clientèle est, par exemple, quelque chose qui ne se découpe pas en rondelles » (Turot, 1996 a). Ainsi, dans le cas où les coûts d'acquisition des fonds de commerce sont portés indistinctement à l'actif du bilan dans le compte "fonds commercial", leur dépréciation ne peut être constatée par voie d'amortissements pratiqués d'après la valeur globale inscrite au compte (CAA Bordeaux, 24 mars 1998, n° 95948, Société Sud-Ouest Fioul Total, RJF, 7/98, n° 765 et Dr. fiscal 1998, n° 27, comm. 616). Dans cette affaire, la société invoquait la dépréciation de sa clientèle en relevant l'action de la concurrence ainsi que la diminution de la part du fioul domestique dans les ressources énergétiques consommées par les foyers et avait pratiqué une dotation aux amortissements égale à 20 % de la valeur globale portée au compte "fonds commercial". 10. CAA Plén. 5 déc. 1995, n° 93909, SA Franco-Suisse de Gestion, RJF 1/96, n° 5, concl. Mme Martel ; à l'occasion de cet arrêt, le commissaire du gouvernement avait invité, dans ses conclusions, la Cour à retenir une durée de cinq années, afin de mettre un terme à une distorsion fiscalo-comptable et à favoriser l'appli- R.F.C. 321 - Avril 2000 cation de la quatrième directive. 11. CAA Lyon, 14 mai 1997, req. n° 95368/95369, Dr. Fiscal, 1997, n° 26, comm. 727 et CAA Bordeaux, 24 mars 1998, 3 e ch., req. n° 95-948 précité. 12. Cf. Villemot (1999). 13. Une dépréciation éventuelle ne peut donc qu'être constatée par voie de provision, dès lors qu'elle est effective, c'est-à-dire qu'elle se traduit par une baisse anormale des bénéfices ou d'une diminution constante du chiffre d'affaires et affecte l'ensemble du fonds de commerce et non pas certains seulement de ces éléments. ■ 14. Rép. Min. n° 36870 à M. Roland Blum (JO AN Q, 30 septembre 1996, p. 5169), selon laquelle ces mandats ne font pas partie des éléments incorporels du fonds dont les effets bénéfiques sur l'exploitation sont normalement destinés à prendre fin, dès lors qu'ils sont susceptibles d'être renouvelés. 15. L’administration semble, de même, rester très vigilante sur des schémas qui permettent d'amortir des actifs qui, en l'absence d'un droit de démembrement de propriété, n'auraient pas été amortis, ceci pour veiller à ce que le démembrement n'ait pas... le Conseil d'Etat depuis l'arrêt du 17 janvier 1994 (12). L’administration reste déterminée à s’opposer à toute généralisation de leur amortissement et fait donc supporter un risque à l'entreprise qui opterait pour une telle pratique (13). Elle considère que, à l'exception des brevets d'invention qui se déprécient du fait du changement technologique mais aussi parce que leur exploitation tombe dans le domaine public à l'issue de la période de protection juridique, les éléments incorporels du fonds de commerce, tels la clientèle, le droit au bail, le nom commercial, etc., sont soustraits, par leur nature, aux causes de dépréciation qui résultent du temps et de l'usure et ne sont pas susceptibles, en conséquence, de donner lieu à un amortissement. D'une façon plus générale pour l'administration, les éléments du fonds de commerce, qu'ils soient ou non protégés, ne peuvent faire l'objet d'aucun amortissement, leur dépréciation éventuelle pouvant seulement être constatée par voie de provision. Cette position ancienne a d'ailleurs été réaffirmée récemment avec force par l'administration, à l'occasion d'une réponse ministérielle excluant les mandats de commissaires aux comptes du champ de l'amortissement (14). Elle consiste, en définitive, à apprécier l'évolution de la valeur globale du fonds de commerce, en prenant en considération, en face de la dépréciation de la clientèle, l'augmentation de la valeur de la clientèle créée qui ne fait pas l'objet d'un amortissement à l'actif du bilan. Ainsi, la doctrine administrative estime qu'il n'est pas possible de constater la dépréciation d'un élément incorporel du fonds de commerce sans justifier d'une dépréciation de l'ensemble de ce fonds à due concurrence (15). Cela étant, il est clair que, malgré un contexte international (IASC) qui milite pour une ouverture en ce 75 CHRONIQUES domaine (16), les conséquences budgétaires de l'amortissement des fonds de commerce qui figurent actuellement au bilan des entreprises seraient extrêmement lourdes. La politique de maîtrise des déficits publics se traduirait ainsi très certainement, en cas d'adoption d'une telle mesure, par la recherche de recettes fiscales de substitution, qui pourrait aboutir à l'imposition de la valorisation des fonds de commerce créés ou remettre en cause la déductibilité de certaines dépenses. L'intérêt potentiel pour les entreprises d'un tel amortissement pourrait en définitive être très limité (17). Cette position de l'administration a trouvé le soutien du Conseil d'Etat, lors de l'arrêt statuant sur celui de la cour d'appel administrative de Paris précité, contre lequel elle s'était pourvue en cassation. L'arrêt du 1 octobre 1999 (18) : la position du Conseil d'Etat er Cette décision est particulièrement intéressante tant sur le plan comptable que fiscal. En effet, le Conseil d’Etat censure l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 5 décembre 1995 au motif que le juge d'appel s’est prononcé en faveur de l'amortissement, alors que l'individualisation des mandats en cause et leur dissociabilité du fonds de commerce n'étaient pas établies. Selon la Haute Assemblée, les mandats de gestion acquis par la société ne différaient pas, de par leurs caractéristiques et, notamment, la faculté des propriétaires ou copropriétés mandants de les révoquer à tout moment, des autres mandats qu'elle exploitait ; de plus, ils s'étaient indissociablement intégrés dans un portefeuille qui se renouvelait en permanence au fur et à mesure de la résiliation de certains mandats et l'obtention de nouveaux ; aussi, 76 ces mandats ne pouvaient prévisiblement se déprécier de manière irréversible avec le temps, ni en conséquence faire l'objet d'une dotation distincte à un compte d'amortissement. L'arrêt rendu dans la formation solennelle de la section du contentieux se révèle aussi particulièrement riche sur le plan des relations entre comptabilité et fiscalité au regard du juge de l'impôt. En effet, il ressort des conclusions du commissaire du gouvernement que la position de principe prise par la Haute Assemblée dans cette affaire repose largement sur l'analyse des règles et pratiques comptables suivies par les entreprises françaises. Si le Conseil d’Etat n’exclut pas par principe l’amortissement du fonds de commerce, il l’exclut seulement parce que, dans la pratique comptable, le fonds ■ ...un objet principalement fiscal. Cette position fait suite à la décision du tribunal administratif de Poitiers (TA Poitiers, 21 novembre 1996, n° 951701, SA Hôtel Grill de Poitiers Nord, RJF, 01/97, n° 7, conclusions du commissaire du gouvernement BDCF 1/97). Ce dernier a, en effet, admis l'amortissement d'un usufruit d'actions conclu pour une période déterminée dont les effets bénéfiques sur l'exploitation devaient prendre fin à une date déterminée, et cela quand bien même sa valeur calculée d'après le dividende perçu n'a cessé d'augmenter au fil des années. L’amortissement de cet élément incorporel est pourtant légitime. Le principe de l'amortissement d'un immeuble n'est, d’ailleurs, pas remis en cause au motif que les revenus locatifs qu'il génère n'ont cessé d'augmenté, ni même que sa valeur vénale s'est accrue. Cf. Turot (1997) et Fernoux (1998) Il est intéressant de noter que, à l'inverse de l'administration, la CNCC considère que, lorsqu'un associé apporte, pour une durée limitée, l'usufruit d'actions d'une société, la société bénéficiaire de l'apport peut l'inscrire sous trois rubriques : "éléments incorporels", "créances" ou "titres de participation ou de placement". Elle recommande, néanmoins, l'inscription sous cette dernière rubrique car la société bénéficiaire va exercer les droits propres à l'usufruit attachés à la possession des actions (dividendes et droits de vote) (Bulletin CNCC, n° 51, septembre, 1983, p. 386). 16. La norme IAS 38 qui s’applique aux exercices ouverts à compter du 1er juillet 1999 met en place une pré- somption simple de consommation des biens incorporels ; elle pose comme principe un amortissement qui ne doit pas être supérieur à 20 ans ; si l'entreprise dispose d'un bien qui se déprécie sur une durée plus longue, ce qu'il lui est nécessaire de démontrer, il lui est, néanmoins, possible de la retenir, à la condition de vérifier tous les ans, suivant des règles d'évaluation déterminées depuis le départ, que la valeur en question n'a pas diminué (technique de l' "impairment"). 17. Durand (1997), alors sous-directeur du Service de Législation Fiscale, réagissait, ainsi, sur ce problème : « Vous permettrez au fonctionnaire de l'administration fiscale de savourer son plaisir en voyant les auteurs de doctrine s'escrimer à convaincre les juges de la nécessité de favoriser l'amortissement des éléments incorporels tandis que les entreprises dont ils prétendent ainsi faire le bonheur s'insurgent contre des projets de norme comptable qui prétendent les obliger à amortir des incorporels dont ils contestent la dépréciation. C'est sans doute avec les 18 milliards de coût budgétaire qu'il faudrait débourser pour amortir les fonds de commerce la meilleure défense contre ces faux prophètes qui nient l'immortalité sous prétexte de faire le bonheur des entreprises malgré elles. Ils tentent de les détourner de la vie éternelle en leur faisant croire au paradis terrestre ». ■ 18. CE, 1 er octobre 1999, req. n° 177809, section, SA Franco-Suisse de Gestion, RJF, 11/99 et Dr. Fiscal, 1999, n° 45, com. 824 avec conclusions G. Goulard . R.F.C. 321 - Avril 2000 CHRONIQUES de commerce est généralement regardé comme non amortissable. Cette référence à la pratique illustre bien la volonté du juge de se référer au domaine comptable pour statuer. Si le juge se réfère à la thèse de l'administration, selon laquelle le coût budgétaire de l'amortissement des fonds de commerce serait insupportable pour les finances de l'Etat (18 milliards selon l'évaluation de Durand (1997), il reprend à son actif les positions prises par les entreprises françaises et leurs représentants contre l'amortissement systématique prôné par la norme IAS 38. Le commissaire du gouvernement reprend ainsi la thèse selon laquelle certains éléments (les marques en particulier) bénéficient au contraire d'un accroissement de valeur avec le temps. Selon lui, il n'appartient pas au Conseil d'Etat d'adopter une position novatrice ouvrant la voie à la généralisation de l'amortissement du fonds de commerce qui irait à l'encontre de la pratique comptable française, même si elle est isolée sur le plan international ; une évolution de fond de la jurisprudence fiscale supposerait une adaptation préalable des pratiques, des positions des organes de normalisation internes, ou encore une intervention des pouvoirs publics (19). Cette position pourrait signifier qu’en cas d’accord de ces organes sur la dépréciation inéluctable des fonds de commerce (y compris les marques), le juge fiscal pourrait adapter sa jurisprudence à ce nouvel état de fait et aligner la solution fiscale sur la nouvelle pratique comptable. Dans l’état actuel de la situation, tel n’est pas le cas. Si l'arrêt du Conseil d'Etat écarte une position qui aurait conduit à une reconnaissance générale du droit à amortissement du fonds de commerce, il va néanmoins explicitement à l’encontre de l’article 38 sexies de l’annexe III du CGI (20) et apporte des précisions importantes quant aux conditions dans lesquelles la dépréciation de certains éléments incorporels pourrait être constatée par la voie de l'amortissement. L'arrêt réaffirme la règle désormais établie selon laquelle il doit être normalement prévisible que les effets bénéfiques sur l'exploitation des éléments en cause prendront fin à une date déterminée ainsi que le caractère dissociable de l'élément de l'ensemble du fonds, qui, dans le cas SA Franco-Suisse de Gestion, faisait défaut, puisque les mandats acquis par la société étaient identiques à ceux qu'elles détenaient déjà. ■ 19. Selon Goulard, « il est nécessaire que les professions concernées s’adaptent aux contraintes internationales, soit à la suite d’une modification des dispositions nationales, soit simplement par la pratique ». Certains développements du Conseil économique et social (1998) illustrent éventuellement une évolution dans ce sens ; en effet, selon ce dernier, de nouvelles voies mériteraient d'être abordées dans le cadre d'une réflexion d'ensemble sur la fiscalité des entreprises : étudier sous quelles conditions il serait possible de modifier les règles comptables de façon à R.F.C. 321 - Avril 2000 élargir les possibilités, sur option de l'entreprise, d'amortir les investissements immatériels ainsi que d'étudier, dans le prolongement de certains cas consacrés par la jurisprudence, la possibilité de faire bénéficier tous les investissements des facilités de financement offertes par la déductibilité fiscale de l'amortissement. 20. Selon la note précédant l’arrêt dans la revue Dr. Fiscal, "le Conseil d’Etat apporte un démenti discret mais nettement formulé". ■ 21. Cf. Colonna d'Istria (1999). Ainsi, la faculté de procéder, dans certaines conditions et situations, à l'amortissement d'éléments incorporels est permise, sous réserve qu'il ressorte d'un examen circonstancié de toutes leurs caractéristiques, qui pourrait être mené au plan juridique comme au plan économique, qu'ils se distinguent de l'ensemble des éléments qui constituent le fonds. Le Conseil d’Etat n’exclut pas, de fait, que des éléments, voire des fonds de commerce dans leur ensemble, remplissent les conditions. Si une telle évolution apparaît en harmonie avec la doctrine comptable française, elle est contraire à celle de la normalisation internationale ainsi qu'à la directive européenne. La conformité des dispositions fiscales à la quatrième directive La conformité des dispositions fiscales à la quatrième directive est un terrain sur lequel l'arrêt de la cour administrative d’appel de Paris de 1995 ne s’est pas aventuré, préférant se fonder sur les seules dispositions du CGI. La cour avait alors évité de se placer à ce niveau, compte tenu de la jurisprudence refusant l'invocabilité directe des directives européennes ; elle avait, de ce fait, refusé de suivre la thèse soutenue par la société contribuable qui alléguait l'incompatibilité de la règle fiscale avec les dispositions de la quatrième directive. Les récentes conclusions d'un avocat auprès de la Cour de justice des communautés européennes pourrait élever le débat au niveau communautaire (21). En effet, ce dernier s'est référé au droit comptable communautaire pour valider une comptabilisation en droit interne ayant des conséquences directes sur la détermination de l'impôt. Si la Cour venait à le suivre, ceci 77 CHRONIQUES permettrait d'homogénéiser les règles comptables et fiscales et ainsi, autoriser cet amortissement conformément à la quatrième directive et ce contrairement à la position fiscale. Face à la rigueur des dispositions fiscales réglementaires et à la position fermée de l'administration en la matière, de nombreux praticiens tentent, en effet, d'utiliser la brèche ouverte par la quatrième directive, considérant que, même si une directive comptable n'affecte pas, en principe, le fondement légal d'une imposition, elle peut cependant avoir une incidence fiscale favorable pour le contribuable. Ces praticiens considèrent ainsi que, comme le droit comptable général français doit être en conformité avec les dispositions de la quatrième directive, ces dispositions devraient être directement applicables aux entreprises françaises pour déterminer leur impôt, afin de ne pas leur imposer des contraintes excessives et également assurer la sécurité fiscale des contribuables, lesquels appliquent de bonne foi les règles comptables sauf dans le cas où les dispositions fiscales y dérogent expressément. L'arrêt de la CAA de Bordeaux de mars 1998 Alors que le juge de l'impôt français s'était jusque là efforcé de ne pas justifier ses décisions par le respect de dispositions communautaires régissant la matière comptable, l'arrêt de la cour d'appel administrative de Bordeaux de mars 1998 (22) pourrait contribuer à enrichir le débat national. La juridiction bordelaise a, en effet, rendu une décision motivée expressément par l'examen de la compatibilité des conditions de déductibilité des amortissements issues des articles 39-1-2e et 39 B du CGI, tenant à la nécessité de leur comptabilisation avant l'expiration du délai de déclaration des résultats de l'exercice, avec la norme comptable européenne. Si la cour a reconnu que les dispositions de ces articles n'étaient pas incompa78 tibles avec l'objectif fixé en la matière par l'article 35 de la quatrième directive (puisque n'introduisant aucune exigence supplémentaire et ne supportant aucun avantage), elle a estimé que l'administration ne pouvait s'opposer à l'examen de la compatibilité du texte du CGI avec la norme européenne en se prévalant de ce qu'elle aurait un objet purement comptable et ne saurait, par suite, être utilement invoquée dans un litige fiscal. vement des articles 95 à 99 du traité de Rome. De telles dispositions comptables n’ont donc pas vocation à harmoniser l'impôt (23). Le Conseil d'Etat le rappelle, d’ailleurs, dans son arrêt du 1er octobre 1999 ; selon cette décision de la Haute Assemblée, les dispositions comptables de la quatrième directive ne font pas obstacle à l'application des dispositions du CGI qui prévoient des règles différentes d'amortissement des éléments incorporels et notamment des fonds de commerce. Rien n'interdit au législateur d'introduire des règles fiscales différentes des normes comptables. Cette situation fait cependant courir un risque à l’entreprise qui entend pratiquer l'amortissement de certains éléments dépréciables de son fonds de commerce (24). Ce risque conduirait à l'absence de constatation de cette dépréciation par la voie de l'amortissement dans les comptes annuels et donc à des pratiques hétérogènes (25). D'après l’étude de Price Waterhouse (1997), les fonds de commerce sont amortis dans un cas sur deux dans les comptes consolidés des entreprises. Il n'y a plus alors d'homogénéité entre les règles retenues au niveau de ces comptes (26). La référence au droit comptable communautaire La référence au droit comptable communautaire pour valider une comptabilisation en droit interne ayant des conséquences directes sur la détermination de l'assiette de l'impôt n'en reste pas moins curieuse ; le droit communautaire ne permet aucune harmonisation des règles nationales relatives à cette détermination. Les dispositions de la quatrième directive ont été adoptées sur le fondement de l'article 54 du traité de Rome, dans le but d'harmoniser les règles en matière comptable entre les différents Etats membres ; elles ne sauraient donc avoir un effet direct en matière fiscale, laquelle relève exclusi■ Doctrine et Pratiques", CPC, Meylau, 1997, qui indique que la réticence de l'administration fiscale à admettre la déduction des amortissements de certains actifs incorporels identifiés a développé une pratique assez généralisée de non-amortissement de ces actifs, sauf dans les cas explicitement prévus par les textes. 22. CAA Bordeaux, 24 mars 1998, req. n° 95-1467, SARL Le Styx, RJF, 7/98, n° 768. 23. Cette thèse est en outre confortée par le fait que ce texte n'a pas été adopté selon la procédure prévue à l'article 100 du traité, c'est-à-dire à l'unanimité des membres, procédure requise en matière fiscale. 24. Sur la notion d'usage, CE, 6 novembre 1996, 9 e et 8 e s.-s., req. n° 151686, SA Valti, La Semaine Juridique, 1997, Ed. E., n° 17, p. 100. 25. Selon une étude de Boussard (1988), un tiers des entreprises interrogées pratiquaient un amortissement de leur fonds de commerce. Cf. aussi l'ouvrage "Information financière, 100 groupes industriels et commerciaux, ■ 26. Les marques sont amorties dans un cas sur trois selon la même étude. Cette position est contraire aux dispositions indiquées par la CNCC sur l'homogénéité des méthodes d'évaluation commune aux comptes annuels et aux comptes consolidés : dès lors que les fonds commerciaux sont amortis dans un jeu de comptes, ils doivent l'être dans l'autre (Bulletin CNCC, n° 86, juin, 1992 et n° 112, décembre 1998). R.F.C. 321 - Avril 2000 CHRONIQUES ✱ ✱ ✱ Les objectifs de la comptabilité et de la fiscalité en matière d'amortissement du fonds de commerce semblent donc être à la fois divergents et convergents : divergents parce que le droit fiscal se méfie à l'évidence de la propension de l'entreprise à amortir exagérément ses immobilisations et tend donc à limiter la déductibilité des amortissements pratiqués, convergents parce que le droit fiscal reste tout de même soucieux de la régularité et de la sincérité du bilan (27). Jean-Luc ROSSIGNOL ATER à l'Université de Bourgogne Docteur en Sciences de Gestion Membre du Centre de Recherches Fiscales ■ 27. Dans une optique internationale, il est intéressant de noter que les règles de la fiscalité concernant l'amortissement de l'actif incorporel varient considérablement d'un pays à l'autre ; ainsi, au Japon, pays qui connaît une relation comptabilité-fiscalité très forte, l'actif incorporel est fiscalement déductible (et aussi en comptabilité financière) sur des durées très courtes. En droit allemand, l’immobilisation du fonds de commerce résulte d'une option de l'entreprise qui introduit des distorsions à raison de la politique comptable de chaque firme (Klee, 1992). La comptabilisation du fonds à l’actif constitue une exception notable aux règles de la comptabilité allemande ; en effet, selon ses règles, il ne constitue pas un élément justifiable d'une inscription au bilan en raison de son caractère non identifiable, non individualisable. Elle résulte, en fait, de l'obligation fiscale d'immobiliser tout "bien économique", ce dernier étant défini par trois conditions : sa création a entraîné des charges ; sa durée d'utilisation dépasse celle de l'exercice ; un acquéreur de l'entreprise lui attribuerait une partie du prix total. Si le fonds commer- ■ cial est inscrit à l'actif du bilan comptable, il doit être amorti selon l'un des deux modes suivants : amortissement régulier sur la durée d'utilisation prévue ou amortissement minimal de 25% pendant les quatre années suivant l'acquisition. En pratique, il l'est généralement quinze ans, durée obligatoire que retient la loi fiscale (art. 7 al. 1 EStG). Cette obligation d'amortir tranche, d'ailleurs, par sa clarté avec les ambiguïtés des règles comptables françaises en la matière. Pour plus d'informations sur le traitement comptable et fiscal des éléments incorporels en Allemagne, cf. Dick (1997). Les Etats-Unis, le Japon et la majorité des Etats de l'Union Européenne, à l'exception du Royaume-Uni, de l'Irlande, du Danemark et du Portugal, autorisent ainsi un amortissement fiscal des éléments incorporels acquis, à un taux linéaire compris entre 10 et 20%. L'administration fiscale américaine autorise depuis 1993, en vertu de l'article 197 de son code général des impôts, l'amortissement linéaire sur 15 ans, à dater du mois de l'acquisition, de certaines immobilisations incorporelles, y compris le goodwill. Bibliographie Internationale à Paris "La reconnaissance fiscale des incorporels" ; le compte-rendu de cette soirée fut établi par nos soins. Serlooten P. : "Le temps et le droit fiscal", Revue trimestrielle de droit commercial, 1997, n° 2, avril-juin, pp. 177-201. Boussard D. : "Etude n°7 Enquête sur un principe comptable : les clairs-obscurs du principe de continuité" dans Principes comptables et information financière, 1988, Expert Comptable Média, Paris, pp. 123-148. 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