Les Etats-Unis : pour quelle puissance structurelle

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Les Etats-Unis : pour quelle puissance structurelle
Swann OUTIN – Les États-Unis : pour quelle puissance structurelle ?
Les États-Unis : pour quelle puissance structurelle ?
La vision idéaliste de la politique extérieure américaine omet aujourd’hui une chose
importante : dans leur culture post-héroïque où les combats sont menés à distance et où le
vocabulaire de la guerre doit être occulté, les États-Unis ne savent pas gérer un usage adapté
de la force afin qu’il soit rationnel. Si le modèle d’ordre par l’empire a théoriquement cédé la
place à un modèle d’ordre par le droit, Washington démontre pourtant bel et bien une
incroyable ferveur impériale. À ce titre, Dinesh D’Souza, analyste de la politique intérieure à
la Maison-Blanche sous Reagan, soutient dans un de ses articles que les États-Unis sont
devenus « le plus magnanime des empires que le monde ait jamais connus ». Outre le
caractère discutable de cette proposition, il convient de se demander si la puissance unique est
une toute puissance, et s’il existe bel et bien un empire américain…
Politie, empire et système international.
Si les États-Unis sont capables de présenter des caractéristiques impériales, ils ne sont pas à
proprement parler un Empire. À l’origine des polities se trouvait effectivement la « famille »,
première unité politique naturelle. Les familles se sont vite regroupées en « bandes » afin de
pouvoir se déplacer et d’assurer leur sécurité ; puis est apparue l’ « ethnie » en tant que
regroupement de bandes ayant des critères communs de sang ou de langue. Ces ethnies
finirent par se regrouper en une catégorie de politie supérieure : la « tribu ».
Traditionnellement, celle-ci possédait une hiérarchie pyramidale et un équilibre du pouvoir
entre les différentes familles, souvent fondé sur l’âge ou la parenté. C’est seulement ensuite,
unies par la guerre, que sont apparues les fédérations de tribus sous la forme de cités ou
d’empires, à l’image de Memphis ou des grandes conquêtes d’Alexandre.
Ceci pourrait nous ramener de manière assez juste à l’histoire de la construction américaine,
tout comme à son caractère universaliste. Mais au sein d’un empire, l’équilibre doit être
maintenu à tout prix afin d’éviter de créer une spirale endogène de destruction. Comme sous
l’autorité de Marc Aurèle, ce type de politie ne connaît effectivement ni l’assimilation, ni
l’intégration, et le plus grand danger qu’il connaît vient des aspirations « surexpansionnistes »
de son empereur. Suivant cette description, les États-Unis auraient presque tout de l’empire
traditionnel.
Malgré tout, ce concept particulier appartient au passé des sociétés agraires et n’a aujourd’hui
plus sa place au sein des relations internationales. Le modèle d’ordre qui les régit maintenant
est celui du droit et a fortiori du droit international public, mais en aucun cas celui de
l’empire. Le fait que les États-Unis refusent cet état de fait et fassent passer la primauté avant
la sécurité coopérative ne fait pas d’eux pour autant une forme d’empire.
L’Europe du faible au fort ?
Dans ses textes, Robert Kagan du Carnegie Endowment explique sans ambages, et à raison,
que des États-Unis réalistes s’opposent aujourd’hui à une Europe influencée par deux modèles
bien connus des internationalistes. Le premier n’est autre que celui de l’école idéaliste,
articulé autour des thèses de Grotius, qui envisageait une société d’États fondée sur le droit et
organisée par l’intérêt commun, sur la base d’un équilibre international. Le second, tout aussi
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célèbre, est celui de l’école libérale fondée sur les valeurs de la morale kantienne, osant
envisager une communauté humaine qui réunirait des acteurs dotés des mêmes principes
moraux. La société y serait constituée par la coopération et le sentiment d’appartenance à un
monde commun. Cet esprit très teinté de l’influence des Lumières correspond néanmoins
assez bien à l’image que veut donner l’Europe depuis Aristide Briand. Kagan le dit luimême : « L’Europe se dirige vers un au-delà de la puissance, vers un monde bien distinct de
l’autre, où règnent la loi, la réglementation, la négociation et la coopération entre nations. »1
Ainsi, même prisonnière d’une posture du faible au fort, l’Europe a ce mérite d’essayer de
participer activement à la création d’une sécurité humaine, sans sombrer dans l’utilisation
excessive du cartel de puissances, de l’unilatéralisme ou de la primauté. Cette direction
renforce encore l’importance de la notion de « société humaine », créée par l’ONU en 1994
dans son rapport sur le développement humain : la question n’est plus tant de gouverner le
monde, mais d’inventer une gestion nouvelle de la réalité internationale.
Deux visions stratégiques bien différentes.
Revenons-en à cette faculté d’accomplir et de s’accomplir qu’est la puissance, ainsi qu’aux
fondamentaux. Les relations internationales n’existent pas en France de la même façon que
dans les pays anglo-saxons. Les visions souvent opposées du général Beaufre, pour qui la
stratégie est une dialectique des intelligences, et de Liddell Hart qui théorisa la « Grande
Stratégie »2 le montrent bien. Le succès de l’école réaliste, initialement lié au contexte de
guerre froide et au désenchantement à l’égard des idéalismes wilsonien et rooseveltien, aura
peut-être facilement poussé Hans Morgenthau à déclarer que « le fait que la puissance
dépende de la force militaire est si évident qu’il ne nécessite aucune démonstration. »3
Cette vision réaliste trouve appui sur les écrits de Kenneth Waltz qui définissait la puissance
selon trois critères majeurs : l’étendue de la population, la surface du territoire et l’état de la
force armée4. Ces critères objectifs et quantifiables constituent le Hard Power traditionnel,
découpé chez Raymond Aron en ressources, milieu et action collective5. Les limites de ces
critères sont aujourd’hui évidentes. N’oublions pas Paul Kennedy qui osait tout de même
suggérer que l’importance du pôle militaire dans un État puisse être une source de faiblesse6.
Effectivement, à trop accorder d’importance au facteur militaro-stratégique, un pays épuise
ses ressources au détriment d’investissements civils plus rentables. La triple crise étatique –
physique, politique et stratégique – pousse alors aujourd’hui la puissance à se diffuser via les
acteurs transnationaux. Elle change de nature et « se dilue », comme le dit à raison Joseph
Nye7.
Pour preuve, le facteur démographique, isolé, est tout à fait neutre : les Anglais ne tenaient-ils
pas les Indes avec 6 000 soldats et fonctionnaires au début du 19e siècle ? La superficie d’un
État n’apparaît comme un critère de la puissance que si elle est encadrée par d’autres facteurs
1
Kagan (Robert), « Puissance américaine, faiblesse européenne », Le Monde, à partir du N°113 de Policy
Review, 27 Juillet 2002.
2
Couteau-Bégarie (Hervé), Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, Pages 66 à 73.
3
Morgenthau (Hans J.), Politics among Nations : the struggle for power and peace, Columbus, McGraw-Hill,
1985, 688 pages, page 32.
4
Waltz (Kenneth), Theory of international politics, Columbus, McGraw-Hill, 1979, 251 pages, pages 161 et
170.
5
Aron (Raymond), Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1992, 794 pages, page 72.
6
Kennedy (Paul), Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1988, 730 pages, page 462.
7
Lire Nye (Joseph), Le leadership américain, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992, 266 pages.
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structurants essentiels, tels un appareil politique solide ou la mise en valeur du potentiel
économique qui réside dans cette étendue. Quant à la force armée, il est évident que son
importance est tout à fait déterminante, à tout le moins lorsqu’elle est adaptée : les États-Unis
ont beau essayer, consciemment ou non, de réinventer la guerre avec leurs stratégies
technologiques et techniques poussées à l’extrême, ils semblent ne pas avoir compris une
chose importante. En effet, persévérer dans cette voie incarnée par la célèbre RMA8 produit
moins de sécurité que de menaces. Washington a ce tort d’utiliser des stratégies ciblées afin
de lutter contre des menaces diffuses, subjectives et non rationnelles, comme le disait à juste
titre Dominique David. Finalement, la défense moderne semble assez mal adaptée aux conflits
régressifs et de basse intensité.
Les nouveaux critères de la puissance : Soft Power et puissance structurelle.
Il ne faut pas oublier qu’en plus des critères traditionnels, il existe de nouveaux critères de la
puissance : l’influence, le prestige, l’attrait idéologique ou la communication acquièrent en
effet une importance grandissante. Tout autant que de développer une puissance militaire, il
s’agit d’accroître une capacité d’influence incitant les autres à prendre des décisions
compatibles avec nos intérêts. Les États-Unis maîtrisent secrètement ces concepts mais le
discours néo-conservateur semble minimiser l’importance cardinale de l’économie et de la
finance, de l’éducation des peuples, de la cohésion nationale ou encore de la culture et de
l’information. Erreur de stratégie de communication ou choix délibéré ? La deuxième option
paraît la plus probable, à la vue des véritables guerres secrètes de l’information menées par les
fonds d’investissements américains tels le Carlyle Group, Apax Partners, Blackstone ou le
Texas Pacific Group.
Impossible, donc, de trouver mention de la nécessité de maîtriser les flux – de marchandises,
de personnes, de services, d’informations – et leurs points de rencontre, leurs carrefours, dans
les réflexions néo-conservatrices affichées. L’intérêt et la difficulté de cette entreprise
paraissent pourtant évidents à l’heure du décloisonnement des États-Nations sur les marchés,
ainsi que des marchés entre eux. L’amplification et la mobilité des flux, leur habileté à
contourner les barrières ou à les pénétrer font que la puissance ne cesse de se déplacer et
appartient à ceux qui maîtrisent provisoirement les bons croisements.
En tout état de cause, le critère économico-financier commence donc à prédominer, fort de
deux ambassadeurs de poids : la structure commerciale et le potentiel industriel. Ne possédant
aucune ressource sur son territoire, le Japon doit tout importer de l’extérieur et a fortiori des
États-Unis. Cela entraîne une certaine dépendance vis-à-vis de l’Amérique du Nord, illustrée
par l’abandon par le Japon de 20 % de son marché intérieur des composants électroniques, en
juin 1991. Malgré tout, si le facteur militaire était le seul critère de la puissance, les îles
japonaises, faible sanctuaire américain doté d’une défense fantôme, ne seraient pas
concernées. Pourtant, qui peut nier leur pouvoir de décision économique et financier, capable
d’influencer les autres acteurs mondiaux ? Nous pourrions citer Dominique Plihon : « Dans la
période contemporaine, l’industrie et la finance sont devenues et resteront encore longtemps
les deux piliers de la puissance des États. »9
8
9
Revolution in Military Affairs : Révolution dans les Affaires Militaires.
Plihon (Dominique), Le nouveau capitalisme, Paris, Flammarion, 2001, 128 pages, pages 46, 51 et 57.
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Maîtriser les différents types de flux au sein d’une économie moderne.
Nous l’avons vu, le Hard Power basé sur l’usage de la coercition n’est plus au centre de la
puissance. Cette dernière préfère aujourd’hui les ressources – du pétrole saoudien aux
banques suisses, en passant par les diamants du Botswana –, l’efficacité et l’élasticité : elle
passe ainsi du stade de la puissance traditionnelle à celui de la puissance structurelle. Cette
nouvelle forme de la puissance s’analyserait comme la capacité de déterminer la façon dont
seront satisfaits les quatre besoins d’une économie moderne : sécurité, savoir, production et
finance. Il ne s’agit plus simplement de fixer les règles du jeu dans un domaine donné, mais
d’exercer une influence sur les individus au sein d’un système complexe.
Comment ? En maîtrisant les flux dont nous parlions en amont. Il s’agit en premier lieu des
flux d’information et de communication, pour diffuser universellement ses valeurs, son mode
de vie et son idéologie ; des flux économiques, ensuite, avec la possession de ces puissants
actants que sont les firmes multinationales ; enfin des flux technologiques, qui confèrent une
certaine adaptabilité au changement, mais aussi cette capacité à innover qui permet de garder
sa place dans un monde en mutation. Ce troisième flux est en grande partie un prolongement
du second. Il ne met pas seulement en jeu la richesse, mais aussi l’autonomie de décision
militaire, l’influence politique, le rayonnement culturel et probablement, à terme, les modes
d’organisation sociale.
Les néo-réalistes et les néo-conservateurs ont tort d’envisager la puissance européenne selon
une approche par critères, à plus forte raison cantonnée à ceux de la dimension militarostratégique. Une population à haut degré d’éducation constitue également un facteur de
puissance. La capacité à maintenir unifiés les corps et entités politiques au sein d’une plus
grande politie constitue également un facteur de puissance, tout comme les ressources en
énergie ou le potentiel industriel. Nous pourrions tout aussi bien envisager la puissance selon
ses finalités et non ses critères. Le résultat serait le même : il est erroné d’affirmer que
l’Europe ne fait pas partie du club très fermé des grandes puissances.
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