Chevalier dans l`ordre des Arts et des Lettres Madame l
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Chevalier dans l`ordre des Arts et des Lettres Madame l
Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres Madame l’Ambassadrice, très chers famille et amis, mesdames et messieurs, je voudrais remercier la France et plus particulièrement la ministre de la Culture, madame Fleur Pellerin, d’avoir nominé mon travail d’architecte. Je remercie particulièrement Lorenzo Diez pour son soutien continu. Tout homme et, à plus forte raison, tout créateur, désire être reconnu. Mais recevoir une distinction, pour tous les arguments qui y sont attachés, est aussi en ce lieu une sorte d’épreuve. Une épreuve dès que l’on imagine mettre en œuvre chaque matin des projets, pour lequel toute l’attention est portée vers le lendemain, qui pense avec Erri de Luca « qu’il ne faut pas faire un soupir avec le passé ». Or, c’est bien ce passé qui est mis sous la lumière. Je voudrais évoqué brièvement quatre des sentiments qui m’ont traversé en recevant cet été un sms m’annonçant la nouvelle. Nous étions, ma femme et moi, sur la route en sortant de cette institution culturelle exceptionnelle fondée sur la curiosité, le château d’Oiron. Le premier sentiment que j’observai était celui d’un apaisement. Un endroit intime, si peu localisable, qui arrête fugacement le temps et pose les gestes. Le second est un sentiment de reliance. L’idée même que nos actes soient ainsi quelque peu éclairés, donne une mesure à cette forme d’appartenance à la communauté humaine, apparue au détour d’un endroit inconnu, quand on ne s’y attend pas. Le troisième est un sentiment de constitution. Ce sont les voix, les mots, les gestes des autres qui tissent notre propre étoffe au travers les foyers de la fraterie, de la famille, de l’amour et des amitiés constructives. Je suis chaque jour constitué, en quelque sorte, façonné par l’affection et l’exigence de ces liens. Le quatrième sentiment est plus composite car il souligne par cette distinction que la création architecturale peut être le fruit d’une dimension non seulement partagée mais entendue au plus haut niveau de l’Etat, et que cette écoute est l’antichambre de la reconnaissance d’une dimension qui est au delà ne nos actes. Derrière le mot « architecture » sont associés, dans l’acte de cette nomination, les mots « création » et « rayonnement ». Aussi, au travers l’ « architecture » se trouve la figure de la « culture », que derrière la « culture » se reconnaît le domaine de la « langue », que dans la constitution de la langue se perçoit la notion d’ « altérité ». Chaque jour, avec mon associé et tous les membres de l’Atelier, nous agglomérons sous des formes spatiales que nous voulons renouvelées et vivantes, des mécanismes d’altérité, de langue, de culture et d’architecture. D’ « altérité » car composés d’écoute appliquée ; de « langue » car l’architecture est la matrice d’une langue universelle ; de « culture », car je crois dans une culture des liens, condition et ferment de la forme et de sa mise en œuvre, et enfin d’ « architecture » comme énoncé du vivant, du doute, de la beauté. L’architecture est exigeante, pas seulement au travers son processus riche et complexe d’intégration des facteurs techniques, sociaux, psychiques et symboliques mais surtout par la croyance et la volonté d’aboutir à une forme, ce règne stable de l’éphémère, à une traduction vivante de ces données. Et, au delà, nous portons une volonté soutenue, tendue, de dissoudre les non-dits, de tenter de nommer, jour après jour, heure après heure, minute après minute, de mettre en mots chaque recoin, même le plus obscur, de la réalité ; seul ce qui est nommé peut être individuellement et collectivement travaillé et peut porter les germes d’une expression vivante. Nous avons observé que dans le contingent 2015 hors de la nation française, 4 architectes sur environ 250 nominés ont été honoré par cette institution soit moins de 3 pourcent. Trois pourcent, c’est peu. Quelle peut en être la source ? L’architecture est une discipline généraliste et de ce fait une compétence singulièrement spécifique. Ce paradoxe la fait s’asseoir, en Europe, ici dans une Ministère du Logement, là de la Construction, ailleurs, de la Culture et ainsi de suite. Nous pensons que non seulement l’architecture est un art en tant que création mais aussi un outil sociétal puissant et accessible à tous. La reconnaissance ici dévoile la dimension transcendante de cette pratique dans le champ de la culture et, par là, dans l’espace de la reliance. Nous avons besoin de l’architecture et la reconnaissance de l’Etat est une absolue nécessité au milieu d’une société apeurée, juridisée et ultra libéralisée. Cependant, l’architecture ne peut pas attendre. Nous devons, nous architectes poursuivre nos engagements. Notre pratique est paradoxale car à la fois libre dans ses visions et inféodée à tout type de pouvoir par le principe de la commande. Nous avons tenté par l’édition, les lectures, les conférences, la diplomatie culturelle, et surtout la création architecturale à mettre en mouvement nos convictions. Ce faisant, nous mettions en tension l’engagement et une forme d’errance, car la recherche de la prise en charge de ces aspirations restent souvent sans échos auprès des Etats, de leurs représentants politiques et institutionnels. Le pays qui m’alourdit aujourd’hui sous le poids du ruban et de la médaille, m’autorise par différentes voies, de mesurer combien la pratique de l’architecture (en Belgique, en France, en Europe) doit trouver ses protocoles, au travers les projets les plus humbles comme les plus visibles, pour développer des pratiques profondes, vivantes et de qualité. Je ne sais pas vivre, je ne sais pas vivre sans créer. Si je m’éloigne de mes crayons et de ma table à dessin, si j’ai égaré mon blanco, je deviens incapable de discernement, mes actes sont altérés. « L’art n’est pas une réjouissance solitaire. Il soumet l’artiste à la vérité la plus humble et la plus universelle » écrit Camus. Je ne peux pas vivre sans doute. Je retrouve quelques notes que j’écris au dos le la couverture d’une livre de John Coetzee alors que je prépare une conférence : « Cette conférence aborde le doute. Et je suis conscient que cela porte en soi un danger car le doute engage une notion de dérision ; d’infirme, d’infiniment éloigné de certaines formes d’engagement, de la dimension éthique et politique fondamentale de l’expression architecturale. Cependant le doute est un chemin potentiel vers les fondements de l’action ». Cette notion me permet de clore ces quelques mots en indiquant que je crois dans la poésie du quotidien, ce regard curieux qui constitue la sauvegarde de l’intime, ce foyer de l’intime à la base de tout l’édifice de la reliance que j’ai tenté de frôler dans cette réflexion. La véritable substance des mots, j’y reviens pour céder la parole à l’écrivain Mahmoud Darwich et conclure avec lui : « L’homme s’en va, le poète disparaît, mais la langue reste. La langue survit à son auteur. Les poètes que nous aimons ne sont, pour la plupart, plus là et nous irons dans leurs palais et leurs jardins, ce qui veut dire que finalement la langue est plus grande et plus éternelle. La poésie dit d’elle-même beaucoup plus que ce que nous disons d’elle ». Pierre Hebbelinck 13 décembre 2015