SEQUENCE 3 – Ovide, L`Art d`aimer Les procédés littéraires d`Ovide

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SEQUENCE 3 – Ovide, L`Art d`aimer Les procédés littéraires d`Ovide
SEQUENCE 3 – Ovide, L’Art d’aimer
Les procédés littéraires d'Ovide
1. La forme poétique
Les « artes scribendi » sont écrits en prose, tandis qu'Ovide l'écrit volontairement en vers. Les deux sont
possibles, mais le choix est à souligner. La forme poétique, comme l'écrit Lucrèce, est le miel que l'on ajoute
à un médicament pour en adoucir le goût. Ovide veut écrire pour instruire et plaire, ce qui est la doctrine du
théâtre : docere et placere. La forme versifiée est donc là pour placere sous couvert de docere.
Et mon objet est grand ! Je viens rompre les fers
Dont les religions garrottent l'âme humaine.
Je chante, illuminant un ténébreux domaine
Où je colore tout de la beauté des vers !
Et ce charme est utile à l'œuvre que je tente :
Le médecin qui fait d'ingénieux efforts
Pour donner aux enfants l'absinthe rebutante
À d'un miel doux et blond du vase enduit les bords,
Et l'approchant ainsi de leur lèvre amusée
Leur verse à leur insu cette amère liqueur,
Non pour mettre en péril leur candeur abusée,
Mais leur rendre plutôt la vie et la vigueur ;
Et moi, dont le sujet est si peu fait pour plaire,
Sujet souvent ingrat aux disciples nouveaux,
Et toujours abhorré du rebelle vulgaire,
Dans ce parler suave exposant mes travaux,
J'ai voulu les dorer du doux miel de la Muse,
Puisses-tu jusqu'au bout, séduit par cette ruse,
Avec moi pénétrer, sous le charme des vers,
L'essence, la figure et l'art de l'Univers !
Lucrèce, De natura rerum, IV, 6-26
Les métaphores sont nombreuses. L'art de séduire est comparé dès le début à tout art : celui de
l'agriculture, des courses de char, équestre, de la navigation, de l'éducation...et surtout de l'art militaire. La
métaphore est la figure de rhétorique poétique par excellence. Il en use sans arrêt. Il aime, ce qui est flagrant,
comparé l'amant à un soldat allant au front. Sans vulgarité cependant, car la dérive serait facile.
Ovide n'écrit par pour amuser la foule, il écrit pour amuser des personnes d'un certain rang
social malgré tout. En effet, sa psychologie est fine, il décrypte tant l'état d'esprit masculin (cf. les
comparaisons avec le chasseur), que féminin : la proie qui veut bien se laisser attraper dès qu'on lui tend le
piège du compliment. Le vers est propice à toute sorte de jeux et illustre bien l'état d'esprit d'Ovide. Ne
séduit-on pas plus facilement par un poème que par une prose ? En outre, il n'y a que les mondains (cf. « le
Mondain » de Voltaire) qui ont le temps de s'occuper de ce genre de jeux : Ovide est de plus un intellectuel
qui visait d'abord une carrière politique, il ne faut pas l'oublier. Or, on sait depuis longtemps que les textes
qui parlent de jeux amoureux (érotiques et non pornographiques) sont l'apanage des intellectuels.
2. Le recours à la mythologie
Ovide a recours à la mythologie, son grand plaisir : là aussi, on peut parler du miel de Lucrèce. Il s'en sert
pour peindre les femmes aux jeux interdits (selon Claude Lévi-Strauss, l'inceste est récriminé chez tous
les peuples, mas pas la zoologie ou l'adultère, en tout cas, pas chez tout peuple) qu'Ovide ne porte pas aux
nues, attention, mais il ne condamne pas pour autant : il s'évertue à montrer que les jeux amoureux sont
dangereux : les femmes sont moins maîtresses de leurs émotions que les hommes. Les exemples
mythologiques le prouvent, car il serait indécent de se faire la gazette des incestes de Rome, et même
dangereux.
Il s'en sert aussi pour peindre les femmes au moment où la tristesse les envahit. Ariane est représentée
non enlaidie par la peine, mais belle, au contraire : ce qui est bien une preuve qu'Ovide aime toutes les
femmes. Ce n'est pas du sadisme chez lui, il ne faut pas le prendre comme cela, c'est juste qu'il écrit parfois
des tableaux superbes où les femmes sont belles, finalement, dans n'importe quelle situation. C'est un
phénomène de cristallisation stendhalienne avant l'heure...
Il s'en sert également pour traiter du fondement de son œuvre : pour parler d'amour à une femme, il faut la
séduire, mais pour la séduire, il faut en avoir le désir: c'est là le mot qui régit tout. En effet, Ovide désire
écrire un livre, désire s'amuser, désire être le peintre de son monde mondain quitte à de démarquer.
Son œuvre est, ne l'oublions pas, civilisatrice : elle est le reflet d'une société évoluée qui a besoin
d'assouvir certains jeux, certains duels, d'où la métaphore du soldat, ou encore le jeu de la jalousie, « je
t'aime, moi non plus »... et de la réconciliation qu'Ovide apprécie fortement.
3. Cacher les intentions véritables d'Ovide aux yeux d'Auguste : un os à moelle avant Rabelais.
Le texte de l'os à moelle de Rabelais (Rabelais a allié une culture étonnante à un rire franc. Son ambition
était à la fois d'amuser et d'instruire. La gaieté éclatante de ses textes, tout d'abord : elle se justifie « pour ce
que rire est le propre de l'homme ». La pédagogie ensuite. Pour lui, les nourritures intellectuelles et terrestres
sont indissociables, si bien qu’il les mélange dans la célèbre métaphore du prologue de Gargantua : il invite
le lecteur à approfondir le sens du récit, à « rompre l'os et sucer la substantifique moelle » :
Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? Canaille ! Souvenez-vous de la contenance que
vous aviez. Mais n'avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C'est,
comme dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si
vous l'avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le
garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il entame, avec quelle passion il
le brise, avec quel zèle il le suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l'espoir de sa
recherche ? Quel bien en attend-il ? Rien de plus qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce
peu est plus délicieux que le beaucoup d'autres produits, parce que la moelle et un
aliment élaboré selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien au livre 3 Des
Facultés naturelles et IIe de L'Usage des parties du corps. A son exemple, il vous faut être
sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite
et hardis à l'attaque. Puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os
et sucer la substantifique moelle, c'est-à-dire - ce que je signifie par ces symboles
pythagoriciens - avec l'espoir assuré de devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous
y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très
hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l'état de la cité et la
gestion des affaires.
Gargantua - Prologue de l'auteur
Que faut-il trouver dans cette œuvre soumise au regard d'Auguste et que ce dernier ne doit pas trouver ?
Ovide fait semblant par moment de louer la politique d'Auguste. Il écrit par moment des scènes de l'époque
de Romulus (cf. enlèvement des Sabines), qui évoquent l'âge d'or du passé, une époque où la morale était
soi-disant omniprésente, ce que cherche à remettre Auguste en place. Voici l'os. Mais la moelle, c'est de voir
que sous cet aspect moralisateur se cache un texte qu’on peut aussi considérer immoral « cunctas posse
capi ». En outre, Ovide parle d'aller « chasser la femme » dans plusieurs endroits, dont la célèbre
naumachie, bâtiment qu'Octave Auguste a fait ériger pour commémorer les grandes victoires romaines :
quelle victoire (moelle) cherche à obtenir Ovide ?
Ovide ne veut donc pas concevoir les rapports entre hommes et femmes selon les lois : le mariage à
l'époque d'Auguste était un sacrement légal où un homme ne choisissait une épouse qu'en fonction de la dot,
du prestige de la famille, du pouvoir politique qu'il peut en extraire. Or, pour Ovide, il faut du mouvement,
pas de stabilité routinière. C'est pourquoi il désire parler non du sacrement du mariage, mais du jeu des
amants. Il s’agit donc de passer outre le pouvoir de l'empereur pour faire passer son message : jouir de la
vie, la voir comme un jeu. Un jeu tout à la fois très concret et purement littéraire. Le poète devient donc une
figure tutélaire, un magister : il est à la fois un maître ès amour mais aussi un maître à penser.
4. Le mondain de Voltaire
Pour comprendre un peu plus la portée de l’œuvre, on peut citer « le Mondain » de Voltaire, dont la force
du propos est tout à fait comparable à l’Art d’aimer.
Regrettera qui veut le bon vieux temps.
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Et l'âge d'or et le règne d'Astrée,
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Qui de Texel, de Londres, de Bordeaux,
Et le jardin de nos premiers parents;
S'en vont chercher, par un heureux échange,
Moi, je rends grâce à la Nature sage,
De nouveaux biens, nés aux sources de Gange,
Qui, pour mon bien m'a fait naître en cet âge
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Tant décrié par nos pauvres docteurs:
Nos vins de France enivrent les sultans?
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
Quand la nature était dans son enfance,
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Nos bons aïeux vivaient dans l'innocence,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
La propreté, le goût, les ornements:
Qu'auraient-ils pu connaître? Ils n'avaient rien,
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Ils étaient nus; et c'est chose très claire
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
De voir ici l'abondance à la ronde,
Sobres étaient. Ah! je le crois encor;
Mère des arts et des heureux travaux,
Martialo n'est point du siècle d'or.
Nous apporter de sa source féconde,
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
Ne gratta point le triste gosier d'Eve.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
La soie et l'or ne brillaient point chez eux :
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Ah! le bon temps que ce siècle de fer!
Est-ce vertu? C'était pure ignorance...
Le superflu, chose très nécessaire,
En 1734, Voltaire est menacé d'être arrêté alors qu'il a laissé publier les Lettres philosophiques malgré leur
interdiction. Il se réfugie à Cirey, à la frontière de la Lorraine, province qui n'appartient pas à la France à
cette époque. L'exil à Cirey est une retraite studieuse et heureuse. Il se lie d'amitié avec Emilie de Châtelet,
une mathématicienne férue d'astronomie, sans doute la femme la plus savante de son temps. Le château de
Cirey procure à ses nombreux invités bien des divertissements: théâtre, marionnettes, lanterne magique. Joie
de vivre, raffinements et plaisirs trouvent leur écho dans le poème Le Mondain. L'histoire occupe aussi
Voltaire à Cirey. Il célèbre l'avènement du siècle de Louis XIV mais également tout ce qui concourt au
rayonnement de la civilisation. De retour à Paris, Voltaire obtient des charges honorifiques et la place
d'historiographe du roi. Il déploie ses talents de courtisan en direction de Versailles, où il mène une vie
mondaine.
Mêlant les sentences épicuriennes aux scènes burlesques, Voltaire illustre, dans Le Mondain, cette idée
aimablement provocante : les raffinements de la civilisation augmentent le bonheur des hommes. Il fait
l'apologie du luxe et de la légèreté. Il s'oppose ainsi au pessimisme de Pascal pour qui l'homme est un
‘monstre’ incompréhensible, « égaré dans ce recoin de l'univers ». Il répond par avance aux nostalgiques du
bonheur ancestral (celui qui a précédé le péché originel) qui associent le renouveau moral à la pratique d'une
vie pieuse et dévouée à Dieu.
Néanmoins, cette apologie du luxe, du plaisir et de l'action, qui paraît légère, causa de vives inquiétudes à
Voltaire : craignant qu'une copie du poème ne soit découverte, il se cacha deux mois en Hollande sous un
faux nom pour échapper aux risques de poursuite. Le Mondain serait-il une œuvre subversive ? Sans doute,
puisqu'on y lit une satire grotesque du récit de la Genèse : dans les expressions ‘bon vieux temps’, et ‘le
triste gosier d'Eve’, le ton désinvolte employé pour traiter ce sujet biblique montre combien Voltaire, en
dénigrant l'innocence d'Adam et Eve, se joue des bienséances. Œuvre satirique surtout parce que Voltaire
situe l'homme dans la perspective toute matérialiste de son épanouissement d'ici-bas. Pour le ‘mondain’
qui espère tout de ce monde-ci, la recherche du bonheur terrestre l'emporte sur l'attente du salut
éternel.
On peut donc comprendre que l’Art d’aimer ait pu marquer les esprits par sa vision de l’amour. L’œuvre
dépasse donc le simple cadre de la littérature. L’élégie offre un cadre propice à la naissance de ce texte
singulier qui va se démarquer d’une époque voulant revenir à des valeurs passées. Il ne faut pas oublier
Ovide dans cette alchimie : le poète, l’homme défendant une certaine vision de la vie, proche de
l’épicurisme. En cela Ovide a transcendé, voire épuisé, le genre de l’élégie et a marqué durablement
l’histoire de la littérature avec l’Art d’aimer.