La bienveillance, une notion ambivalente
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La bienveillance, une notion ambivalente
Agir pour le care : 12 juin 2014 – Maison des océans, Paris La bientraitance, une notion ambivalente Synthèse des deux conférences de la journée Intervenants Intervenants • Marie Garrau, docteure en philosophie, chercheuse rattachée au Laboratoire Sophiapol/Université de Paris-Ouest-Nanterre • Catherine Deliot, formatrice en animation et conduite du travail de réflexion éthique auprès des professionnels de santé • Pascale Molinier, professeure de psychologie, Université Paris 13 Villetaneuse Fiche mémo 1 les ambivalences de la bientraitance La bientraitance : rapide histoire d’une notion D’après Les Ambivalences de la bientraitance, Rapport de recherches sur l’émergence, la signification et les effets de la notion de bientraitance dans les secteurs sanitaires et médico-sociaux, de Catherine Déliot et Marie Garrau. 1977-2004 : Apparition et diffusion de la bientraitance dans le secteur de la petite enfance Enfermés dans des berceaux alignés, langés rapidement et en silence par des nourrices pressées, des bébés sans jeux ni affection répètent inlassablement les mêmes gestes. Ils souffrent peut-être d’autisme, en tout cas d’hospitalisme... En 1977, le film Enfants en pouponnière demandent assistance, de Jeanine Levy et Danielle Rapoport, dénonce la maltraitance des tout-petits dans des lieux censés les accueillir. Suite à ce scandale, pour améliorer les conditions d’accueil dans ces structures, la ministre de la Santé Simone Veil lance l’ « Opération pouponnière ». Le néologisme de « bientraitance » est inventé en 1997 par le comité de pilotage en charge de cette opération (qui perdura jusqu’en 2004). Celui de « maltraitance » l’avait précédé dans le secteur de la petite enfance d’une vingtaine d’années. 1987-2002 : Développement de la lutte contre la maltraitance des personnes âgées et promotion du droit des patients Le souci de la maltraitance s’étend aux personnes âgées et handicapées à la fin des années 1980, sous l’impulsion des instances européennes. En France, ces travaux sont notamment nourris et relayés par Robert Hugonot, gériatre, qui rapproche cette maltraitance de celle concernant les tout-petits : s’exerçant le plus souvent dans les familles, elle est taboue. Le médecin établit une typologie de la maltraitance reprise par le Conseil de l’Europe en 1992 : violences physiques, psychiques ou morales, matérielles et financières, médicales ou médicamenteuses et négligences actives et passives (relevant de l’ignorance ou de l’inattention). La canicule de 2003 et l’attention accrue de l’opinion publique sur le sort des personnes âgées nourrissent elles aussi le souci de la prise en charge des personnes vulnérables. Cette problématique croise celle du droit des patients dont la reconnaissance se développe dès fin des années 1980, notamment sous l’impulsion des associations de personnes atteintes du Sida mais aussi des institutions européennes et internationales. 2002 – aujourd’hui : Politique de bientraitance Plus de 20 ans après la première Charte européenne du malade usager de l’hôpital (1979), la loi du 4 mars 2002 sur le droit des patients et la qualité du système de santé introduit la notion de « démocratie sanitaire » dans les textes. Sans mentionner directement la bientraitance, elle fait une part importante à la lutte contre la maltraitance et aux droits des usagers - tout comme la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Il faut toutefois attendre 2007 pour que le mot de bientraitance entre véritablement dans le lexique politique, à la faveur de l’adoption par le gouvernement d’un Plan de développement de la bientraitance et de renforcement de la lutte contre la maltraitance destiné aux établissements accueillant des personnes âgées et handicapées. Imprécise dans sa définition – elle est considérée comme l’application, dans les pratiques soignantes, du droit des usagers –, la bientraitance n’en devient pas moins un axe majeur des politiques publiques sanitaires et médico-sociales. Bientraitance vs. Care : Who cares ? Qui prend en charge le care ? Des femmes, déjà. En 2009, selon l’INSEE, elles représentaient 74,9 % des personnes travaillant dans les secteurs de la santé, de l’action sociale et de l’éducation. Ensuite, et de plus en plus, des femmes hors du cadre familial. Des tâches aussi importantes que l’éducation des enfants ou le soin des personnes âgées, voire l’organisation des anniversaires des petits, sont sous-traitées à des personnes extérieures à la famille, ce que la sociologue Arlie Hochschild appelle le « capitalisme émotionnel ». Peu qualifiés pour une grande partie d’entre eux, ces emplois sont considérés comme subalternes, alors que tout le confort du mode de vie bourgeois occidental en dépend. Ils incluent, d’une part, des tâches matérielles ingrates et, d’autre part, un travail d’attention aux besoins des autres qui requiert compétence et expérience. En somme autant de responsabilités que les femmes endossaient auparavant dans l’intimité du foyer et qu’elles délèguent aujourd’hui – moyennant rémunération – à d’autres, moins bien situées dans la hiérarchie sociale. Dès lors qu’il y a délégation de tâches, des prescriptions sont formulées : le soin, prodigué par d’autres, est désormais regardé, analysé, critiqué, et ce d’autant plus que les personnes en charge du care sont souvent de cultures différentes et peu qualifiées. Dans ce contexte, le terme de bientraitance trouve son succès auprès des prescripteurs qui encadrent ces professionnels. D’ailleurs le qualificatif de « bientraitant » ne s’emploie guère à la première personne du singulier, mais plutôt à la troisième, lors de l’émission d’un jugement sur l’autre. Or, ceux (ou plutôt celles) qui s’occupent du soin ne parlent-ils pas une autre langue, celle de l’empathie et de la rencontre, bien plus riche et mouvante que le langage de la gestion et du management. FOCUS : Le care, un soupir de compassion Sur son lit de malade, manquant de souffle, le psychiatre François Tosquelles (1912-1994) réfléchissait au « soupir de compassion » développé par le philosophe et médecin persan Avicenne. Ce soupir est celui du soignant, qui, loin d’en rester à la charité ou à la technique, est atteint par l’autre et sa différence, prêt à l’écouter sans penser à faire le bien ou sans autre préjugé à l’esprit. Par empathie, le soignant s’engage, sans vraiment savoir pourquoi, à la rencontre de l’autre qui réveille et révèle sa propre personne. D’origine espagnole, François Tosquelles parlait français avec un fort accent que ses pairs lui reprochaient après tant d’années vécues dans l’Hexagone. Il répondait que cette imperfection facilitait la rencontre, le travail d’empathie et de communication : ses patients âgés pouvaient par exemple lui raconter leurs traumatismes liés à la guerre parce que le psychiatre était à la fois accessible – parlant français – mais situé hors de la communauté nationale – et donc de cette expérience de la guerre – du fait de ses origines espagnoles. Cet accent était à la fois un outil et un symbole de la juste distance que requiert la compassion : je rejoins l’autre dans sa souffrance tout en restant moi-même. EN QUESTION : La bientraitance : outil pour aider les soignants ou instrument de domination ? Appeler le patient par son nom, le vouvoyer, frapper avant d’entrer dans sa chambre, etc. : qu’elles soient produites par les institutions ou les organismes de formation, les listes de bonnes pratiques « bientraitantes » semblent nier l’intelligence des professionnels, lesquels ont chacun leur manière de prendre soin des patients. En outre, les soignants regrettent que dans l’explication des difficultés auxquelles ils sont confrontés, leurs conditions de travail soient passées sous silence. D’ailleurs le film Enfants en pouponnière demandent assistance (1977) ne démontrait-il pas que la maltraitance des tout-petits provenait d’une mauvaise organisation du travail, d’une carence de formation des berceuses et de cadences telles qu’elles les empêchaient de prendre le temps de nouer des liens avec les enfants ? Dans certaines conditions, une injonction à la bientraitance peut devenir un facteur de maltraitance envers les soignants, qui se sentent méprisés. Plutôt qu’une liste de prescriptions imposées du haut par les gestionnaires, les normes de qualité sont à élaborer avec les acteurs de terrain, professionnels comme usagers. A ce titre, il faut rappeler qu’au travers de l’histoire du soin, les premières conceptualisations provenaient non pas des institutions, mais des soignants eux-mêmes : Danielle Rapoport était psychologue, Emmi Pikler médecin, Robert Hugonot gériatre, Pierre Straus médecin hospitalier, etc. Références bibliographiques • Garrau Marie et Le Goff Alice (dir.), Politiser le care ? Perspectives sociologiques et politiques, Ed. Le Bord de l’eau, 2012 • Garrau Marie, Care et attention, PUF, 2014 • Gilligan Carol, Hochschild Arlie, Tronto Joan, Contre l’indifférence des privilégiés, A quoi sert le care ?, Payot, 2013 • Gilligan Carol, Une voix différente, Pour une éthique du care, Flammarion, Champs essais, 2008 • Hugonot Robert, La Vieillesse maltraitée, Ed. Dunot, 2003 (2e édition) • Ibos Caroline, Qui gardera nos enfants ? Flammarion, 2012 • Molinier Pascale, Le travail du care, Ed. La Dispute, 2013 • Tosquelles François, Cours aux éducateurs, Champs social éditions, 2003 Acteur majeur de la protection sociale en France, Humanis place l’Homme au coeur de ses priorités et mobilise toutes les énergies pour assurer le «mieux vivre». Cet engagement a conduit Humanis à développer depuis 2007 le programme Agir pour le care dont l’ambition est d’aider les acteurs du care à l’amélioration de leurs pratiques et à la revalorisation de leur travail. Pour en savoir plus : www.agirpourlecare.com