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compte rendu
octobre 2014
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Compte rendu d’ouvrage
Laura Di Spurio
Le temps de l’amour. Jeunesse et sexualité en Belgique
francophone (1945-1968)
Bruxelles, Le Cri, coll. « Initiales », 2012, 192 pages
André Turmel
Professeur associé
Université Laval (Canada)
Département de sociologie
[email protected]
Comment parler de l’adolescence ? Comment parlait-on de l’adolescence au cours de la
période 1945-1968 en Belgique francophone ? Y eut-il là comme ailleurs une soi-disant
invention de l’adolescence ? Si oui, à quoi se remarque-t-elle ? Laura Di Spurio publie ce
livre qui se lit d’une traite, en proposant une réponse tout en nuance, quoique
parsemée d’hypothèses fort stimulantes.
Du lendemain de la Seconde Guerre jusqu’en 1968, on assiste à l’émergence d’une
« culture jeune », marquée au coin des bandes de copains, du Rock, de la libération
sexuelle, etc., s’imposant de plus en plus dans les sociétés occidentales. À partir d’une
analyse des discours et des représentations des adolescents francophones en Belgique,
l’auteure cherche réponse à trois questions. Quels nouveaux comportements ? Voit-on
émerger de nouveaux schémas normatifs ? Comment ceci se diffuse-t-il ? Laura
Di Spurio analyse des ouvrages éducatifs, des magazines, dont celui des filles « dans le
vent » Mademoiselle Âge tendre, des mémoires d’écoles sociales et des entretiens avec
11 sujets, hommes et femmes. Un des aspects les plus intéressants du livre concerne
l’analyse que l’auteure fait d’une filmographie, certes restreinte (3 films), mais centrée
sur l’adolescence ; on suit ainsi dans un film de Bergman les traces de Monika,
adolescente ouvrière libérée qui mène sa propre vie, sur le plan sexuel notamment.
Liberté qui inquiète en Belgique, faut-il ajouter.
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Le premier chapitre, « Le problème sexuel », pose la question sur le plan général sans
que l’analyse n’apporte une réponse définitive. L’adolescence : notion, catégorie, classe
d’âge, classe sociale éventuellement ? La réponse de l’auteure est circonspecte et
retrace le cheminement quelque peu sinueux de la triade puberté-adolescencejeunesse dont elle problématise les contours flous ; ce qui est déjà considérable.
Partant de Stanley Hall, psychologue américain spécialiste de l’adolescence au tournant
de XXe siècle, en passant par Freud, Mendousse, Compayré et plusieurs autres,
l’auteure montre comment nous avons délaissé une évocation de cette période
comprise entre enfance et âge adulte d’abord historiquement axée sur la puberté,
conçue comme un espace-temps de transition, canalisé par les caractéristiques
physiques ou organiques. En délaissant quelque peu la puberté, Hall et les autres font
intervenir des considérations d’ordre psychologiques ; ce qui est un déplacement
considérable. On parvient enfin à la jeunesse qui ne recouvre que de façon partielle
l’adolescence, du moins en termes de classe d’âge, la première n’étant qu’un mot selon
la proposition de Bourdieu qui fit florès ; c’est-à-dire, dont les frontières sont
constamment fluctuantes, toujours renégociées parce qu’objet d’un enjeu social
immense. Il s’agit de définir un segment de la population nationale.
Que les contours de l’adolescence aient été flous, on en convient d’autant mieux que le
discours sur l’adolescence revêt souvent la forme d’une soi-disant crise de
l’adolescence – lieu commun par excellence – pure fabrication occidentale que les
sociétés d’ailleurs ne connaissent pas. Cependant, l’auteure ajoute que les délimitations
diffèrent selon le sexe, les filles étant plus précoces que les garçons, ce qui est connu.
On ne se surprendra guère que l’adolescence soit marquée sur le plan social, non
seulement en termes de classe d’âge, mais aussi de classe sociale, l’adolescence
ouvrière ayant ses particularités propres. L’éveil à la sexualité, épouvantail brandi par
les moralistes belges, demeure au centre des préoccupations d’après-guerre.
Le second chapitre concerne « L’éducation sexuelle ». Clé d’une adolescence réussie
chez un Hall, on constate qu’elle a été dévolue à la responsabilité des parents belges,
plutôt incapables à cet égard, tant l’idée qu’ils s’en font est imprégnée de honte et de
péché. Les rares initiatives belges sont le cas de particuliers, parfois soutenus par
l’Action familiale ou une revue, Feuilles familiales à partir de 1946. Le fossé se creuse
entre adolescents et adultes claquemurés dans leur incompréhension du phénomène
dont films et revues font état. Le devoir d’éducation sexuelle et ses lacunes sont posés
avec acuité au cours de la période de 1945 à 1968. Des enquêtes en font foi, qui
soulignent son caractère pressant.
Beaucoup de parents laissent aux autres le soin de procéder à cette éducation sexuelle,
d’autant que la leur est fort déficiente à cet égard, car suspicieux et dépendants de la
morale chrétienne. Or, la sexualité, ajoute l’auteure, occupe désormais une place
centrale dans la vie des adolescents. Ce qui soulève la question : quelle éducation
sexuelle ? Question qui se décline ainsi : à quel âge ? ; quels rôles pour le père et pour la
mère (Mendousse doutant de la mère à cet égard en 1929) ; quid des menstruations et
de la masturbation, grande hantise des moralistes belges qui, parfois, tergiversent
entre sensualité et sentimentalité – double morale en effet. Le mot d’ordre : ne pas
dramatiser mais chercher à expliquer ; moraliser et normaliser.
Le troisième chapitre a trait au « Temps de l’amour ». Socialisation partagée
(coéducation) des garçons et des filles, loisirs communs : la rue, les bals, la danse, les
salles de cinéma, les vacances et même des maisons de jeunes. L’adolescence demeure
un âge dangereux, disent les revues pour lesquelles la jeunesse devient la cible
principale autour des années soixante. L’auteure examine la façon dont les sorties, en
tête-à-tête ou en bande, sont mises en scène dans les revues. Camaraderie, oui, mais
A. Turmel, compte rendu de l’ouvrage Le temps de l’amour. Jeunesse et sexualité en Belgique francophone (1945-1968)
Enfances Familles Générations, « Déjà en ligne », oct. 2014, 3 p. - www.efg.inrs.ca
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obsession du flirt et de ce qui peut s’ensuivre. Car, « on ne badine pas avec l’amour » : le
flirt apparaît comme le jeu dangereux par excellence. La Ligue nationale de la moralité
publique décèle dans les comportements des adolescents une tyrannie du flirt 1 : baiser,
caresses, sexualité… Entre ces éléments, une interrogation décisive : puis-je céder ?
La réponse survient au quatrième chapitre « Faire l’amour ». Rappelons que l’éducation
sexuelle cherche à inculquer une saine vision de la sexualité dans le cadre strict du
mariage. Il faut donc ériger des barrières en conséquence. Celles de l’abstinence
surtout, et de la contraception ensuite. L’insistance sur le mot d’ordre « en mariage
seulement » consiste à responsabiliser les garçons aux devoirs de la paternité et à
exhorter les filles à la chasteté. La sexualité continue à être refusée aux adolescents ! Le
tout dans un contexte où « la peur au ventre » demeure l’obstacle majeur à la sexualité
adolescente et où les filles bricolent une contraception rudimentaire. Les films scrutés
par l’auteure plaident en ce sens selon le leitmotiv « si je ne lui cède pas, je le perds ».
Tension il y a entre la fille sérieuse et la fille légère, volage même, sur fond de
psychologie différentielle : filles et garçons n’ont pas le même rapport à la sexualité.
Ajoutons le caractère progressif de ces relations, les fiançailles constituant un tournant
décisif ; un marqueur imparable qui aurait gagné à être plus étayé.
S’agit-il d’un tournant ? La jeune fille cédant la place à l’ado, alors même que la
situation des garçons est moins claire à cet égard. Parle-t-on de nouveaux schémas
normatifs ? Constatons avec Laura Di Spurio qu’une certaine forme de morale est mise
à mal. La figure de l’adolescence surgit dans la culture et devient peu à peu
incontournable jusqu’à l’hypersexualisation d’aujourd’hui dont les racines remontent à
cette époque. Magnifique livre qui ouvre de superbes perspectives de recherche.
1
Ligue dont le second cheval de bataille est la lutte contre le cinéma.
A. Turmel, compte rendu de l’ouvrage Le temps de l’amour. Jeunesse et sexualité en Belgique francophone (1945-1968)
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