La semaine bleue - club mgen roanne

Transcription

La semaine bleue - club mgen roanne
LA SEMAINE BLEUE
© Odile Laffont
Le minibus arrive au ralenti sur le parking de l’école, celui réservé aux profs, aux
femmes de ménage et aux taxis de la classe spécialisée. Celle dont les élèves doivent
prendre un taxi pour venir. « Des élèves à besoins particuliers » : l’Education Nationale les
appelle ainsi. Mais aujourd’hui, c’est le bus de la maison de retraite qui se gare sur le
parking. Quelle drôle de visite !
C’est la semaine bleue, celle où l’on se dope la bonne conscience avec des activités
« intergénérationnelles ». Quel drôle de mot ! Le fossé des générations serait-il devenu si
profond que pour le combler il faudrait inventer une semaine spéciale ?
Notre pays a déjà institutionnalisé la journée de la marche à pied, de la musique,
des femmes, des secrétaires, des chiens, des chats, des cacatoès et des discriminés de tout
poil. Alors, évidemment, il a pensé à ses vieux. Eh non, excusez : ses seniors, ses troisième
âge, ses quatrième âge. Notre belle nation pleine d’activités et d’activisme leur consacre
dorénavant une semaine. Une journée serait un peu trop rapide et inadaptée aux rythmes
de ces anciens actifs.
En 2013, le slogan (car il ne peut y avoir d’évènement sans slogan) c’est : « Vieillir
sans devenir vieux »
Cette année, cela tombe en même temps que la semaine du goût ! Quelle merveille !
Et comme les français sont les champions de la bouffe, ils pourront gaver leurs mioches et
leurs anciens. Anciens quoi ? Ancien père, ancien frère, ancien copain, ancien voisin, ancien
amant, ancien… Comment devient-on ancien ? Voilà un sujet que la maîtresse va pouvoir
exploiter avec ses élèves.
Mais pour l’heure, le minibus décharge ses vieillards. Ils sont six, encadrés par leur
AVJ (assistante de vie joyeuse). Elle les a choisis présentable pour ne pas effrayer les enfants.
Cinq femmes et un homme, il lui faut respecter les quotas. Avec l’âge, ils s’inversent et, pour
1
quelques années encore, la surreprésentation des femmes dans les maisons de retraite est
un fait acquis.
La maîtresse briffe les enfants : ils reçoivent des papys et des mamys, enfin non, des
pépés et des mémés. Ils vont passer une belle journée, faire de la cuisine et préparer un
super goûter. Ils vont découvrir ensemble plein de saveurs et fabriquer un Memory des
goûts. (Le Memory sera le projet pédagogique validant l’activité aux yeux brumeux de sa
hiérarchie.)
Sa hiérarchie… elle y songe la maîtresse! Pour le compte, aujourd’hui, elle n’en pense
pas que du bien. Voilà une grande école de dix classes et c’est elle qui tire le gros lot. Ce
n’est pas parce que ses élèves sont un peu bancals qu’il lui faut se collecter tous les bancals
du quartier. Aucune autre classe n’a voulu accueillir les pensionnaires de la maison de
retraite voisine. Intergénérationnelle, mon œil !
Les moufflets valides de l’école sont partis divaguer en rang par deux dans Randonsur-Maine. Ils font mine d’écouter les explications de la visite de leur village médiéval. Le
club des Amis du Vieux Randon-sur-Maine les reçoit. Les enfants écoutent, ou n’écoutent
pas. Leur maîtresse est aussi la directrice. Elle s’est attachée à ce que ses élèves soient
présentables, qu’ils ne fassent pas peur aux « Amis du Vieux Randon-sur-Maine » avec leur
agitation, leur vocabulaire aléatoire, et leurs questions indélicates. (Non, les guides ne sont
pas aussi vieux que le Moyen Âge…). Ils déambulent dans les ruelles, jettent un œil aux
vestiges du passé et parlent du dernier jeu vidéo ou de la nouvelle coiffure de Jennifer dans
l’émission du samedi soir sur TF1.
Arrivés devant l’église, le vieux guide est mal à l’aise. Diantre ! La directrice, c’est
celle de l’école laïque ! Tout à l’heure, il a bien remarqué qu’elle a voulu rentrer dans
l’ancien cloître, qu’elle a fait taire les enfants dans la chapelle, qu’elle leur a expliqué le
retable et les angelots. Bon, il va tenter d’esquiver l’église : faut dire qu’elle est discrète à
Randon-sur-Maine ! L’église ! Elle domine seulement le village en se prenant pour Notre
Dame. Franchement obséquieuse avec sa rosace néogothique et son clocher défiant
l’horizon angevin.
Ils sont sur le parvis, il va la jouer :
2
« Madame, c’est bientôt l’heure je pense…
— Vous ne souhaitez pas nous faire visiter l’église ? »
Elle est fatiguée de l’indiscipline de quelques élèves mais ils sont là ! Un peu de
culture ne peut pas leur faire de mal à ces enfants de la classe moyenne française, soi-disant
chrétienne. Des valeurs chrétiennes, cela fait longtemps qu’elle doute. Alors elle tente
l’humour.
« Nous n’allons pas jouer à Pepone et Don Camillo, ces enfants ne connaissent pas
grand-chose à la religion, mais c’est leur patrimoine. »
Leur « semaine bleue » se finit par une visite guidée de l’église. Dieu reconnaîtra les
siens !
Dans l’école, dans la classe de ceux dont les jambes marchent un peu de guingois, les
mémés et le pépé découvrent les élèves.
« Comme ils ont de drôles de bureaux ces enfants ? s’interrogent les anciens.
— Mais c’est pour mieux s’adapter à leur handicap ! répond leur AVJ.
— Comme ils ont de drôle de chaises ?
— Mais c’est pour mieux s’adapter à leur handicap !
— Comme ils ont de drôles d’engins pour se déplacer !
— Mais c’est pour mieux s’adapter à leur handicap ! »
Aujourd’hui Josiane, leur AVJ, semble répéter les mêmes mots à tout bout de champ.
« Ou elle joue au petit chaperon rouge, ou elle radote Josiane » pense Pépé : « Adapter,
handicap ? Adapter, handicap ? Adapter, handicap ? »
Pour aller à l’école, lui, il n’avait pas besoin de tout ce tintouin, mais maintenant ! Ils
sont bizarres ces gosses…
Il faut dire que des enfants, cela fait si longtemps qu’il n’en a pas vus ! Il cherche…il
se rappelle. Peut-être… il y a sept ou huit ans, un samedi après-midi pendant sa sieste, il
avait été réveillé par Aïcha l’aide-soignante.
« Monsieur Grognard ! Monsieur Grognard ! Réveillez-vous ! Vous avez de la visite !
C’est votre petite fille… elle se marie ! Monsieur Grognard, hein qu’ils sont beaux ? C’est son
mari, hein qu’ils sont beaux ? C’est son petit garçon,
hein qu’il est beau ? Monsieur
Grognard. Faites-leur la bise Monsieur Grognard ! Je vais vous peignez pour la photo,
3
Monsieur Grognard, souriez, Monsieur Grognard, dites au revoir, ils se marient dans une
heure à la mairie. Monsieur Grognard, hein qu’ils sont beaux ? Je leur donne vingt euros,
vous savez dans votre porte-monnaie pour les activités du mardi, ça y est, j’ai trouvé… vingt
euros, ils vous enverront leur photo… »
Oui, il se rappelle, ils sont repartis aussi vite qu’ils avaient interrompu sa sieste. Il se
rappelle un enfant : c’est comme un grand mais en plus petit.
La maîtresse, aidée par ses deux AVS (Assistante de Vie Scolaire), prend les choses en
main, c’est une pro. Elle sait motiver son équipe. Comme elle, les AVS se demandent le sens
de cette activité. Même si elles sont payées à coup de lance-pierre cela ne les empêche pas
de penser. Alors autant faire que cette journée se passe bien.
Tout est prêt, elles ont décidé que grands et petits feront une salade de fruits. Des
couples hétéroclites se forment. On pèle, on presse, on découpe, on malaxe, on sucre. Tout
cela dans un gentil bazar de mains rendues malhabiles par l’âge ou la fatalité. Tout
doucement, on échange des sourires, voire des rires, des questions, des regards de
complicité ou d’interrogation.
Pépé a repéré un petit rouquin.
Rouquin : il l’était dans son enfance et qu’est-ce qu’il a pu en entendre des fadaises
sur les rouquins ! T’as pris feu ce matin ? Tu t’es lavé les cheveux à l’alcali ? Elle t’a fait au
soleil ta mère ? Elle t’a fait avec le diable ta mère ?
Là, généralement, c’était ses poings qui répondaient.
Avec le petit rouquin, ils ont pelé un kilo de pommes aussi rouges que les cheveux du
gamin.
« Tu aimes l’école ? Elle est gentille la maîtresse ? Comment tu t’appelles ?
— Toutankhamon.
— C’est dans le calendrier çà ?
— J’sais pas, mes parents, ils m’ont dit que c’était à cause de leur voyage en
Égypte » répond l’enfant.
— Ah ? Moi, c’est Joseph, comme mon père, mon grand-père, mon arrière-grandpère, et mon fils aussi. Mais pour mon petit-fils, ma belle-fille n’a pas voulu, elle en avait
marre des Joseph. Alors elle l’a appelé « Thierry » …. « Thierry » radote Pépé.
4
— Ouais, tiens Thierry, comme mon papa ! » fait remarquer le petit rouquin.
Ils ont mangé la salade de fruits, dit des poésies, chanté des chansons et puis les taxis
sont arrivés. À 16h30, ces enfants doivent reprendre la route de la maison. La maîtresse les
appelle au fur et à mesure : « Toutankhamon ! Toutankhamon, il n’écoute jamais !
Toutankhamon Grognard ! Ton taxi t’attend ! »
5

Documents pareils