Les enfants de l`oubli - Revue des sciences sociales

Transcription

Les enfants de l`oubli - Revue des sciences sociales
EVE CERF
Les enfants de l'oubli
La dernière guerre mondiale a
conduit au massacre systématique de populations civiles à
une échelle inconnue jusque-là.
A la différence des exactions du
passé, commises dans la fureur
des combats, les meurtres de la
seconde guerre mondiale ont
été décidés dans le calme de
conférences mobilisant des
scientifiques, des ingénieurs et
des administrateurs.
D
e ce point de vue, l'occident reste
marqué par l'extermination d'une
partie importante de la population
juive, fondée sur des préjugés racistes. Dans
le même temps, malgré des informations
précises, les alliés omettent de bombarder
les voies d'accès aux camps de concentration.
A cette époque, tant du côté nazi que
de celui de alliés, s'effectuent des bombardements massifs de populations civiles
dans le but de démoraliser l'ennemi.
L'envoi de la bombe atomique sur
Hiroshima et sur Nagasaki relève de cette
stratégie.
Tuer impersonnellement, et sans discrimination, demande que les victimes
soient déshumanisées et que les tueurs
soient privés d'individualité. La décision,
prise de sang-froid, du meurtre de masse
de populations civiles a entraîné l'effondrement de l'éthique dans la société occidentale.
1. LES SURVIVANTS
Au lendemain de la deuxième guerre
mondiale, la notion de survivants prend
un sens particulier lié au symbolisme de la
mort et à l'impact du meurtre de masse sur
les survivants et leurs descendants. Pour les
juifs d'Europe, le terme survivants comprend tous les individus ayant survécu à la
persécution nazie.
La présente étude n'aborde pas les
conséquences du séjour dans les camps sur
les survivants, mais tente d'évoquer certains
123
(2)
Au lendemain de la guerre, les enfants
survivants ont dû abandonner tout espoir
de revoir leurs parents. A la perte de leurs
proches s'ajoute le meurtre collectif et organisé d'une partie importante de la population juive. Pour ces enfants commence
alors une vie chaotique dans les maisons
d'enfants et des foyers d'accueil. Certains
d'entre eux sont adoptés par des couples
sans enfants. Un nombre important de survivants émigré en Israël ou aux Etats-Unis.
Malgré les épreuves traversées, les enfants
juifs ont fondé des familles et généralement
bien réussi socialement.
(3)
(1)
Eve Cerf
Chargée de recherches C.N.R.S.
Laboratoire de sociologie de la culture
européenne
effets des persécutions raciales sur les
générations suivantes.
Au cours de la dernière guerre, onze
mille enfants juifs connurent le même
sort que leurs parents et furent arrêtés en
France avant d'être exterminés. Un nombre
à peu près équivalent d'enfants a été épargné au hasard des circonstances, grâce à
la solidarité d'associations et de particuliers, juifs et non juifs. Parmi les enfants survivants, à ceux des déportés, s'ajoutent les
enfants des parents morts en France, dans
des camps pour étrangers , ou disparus
à la suite d'événements liés aux persécutions raciales. Après la disparition brutale de leurs parents, ces survivants ont
connu une enfance privée de repères,
marquée par la peur et l'insécurité.
A partir de 1970, en Amérique et en
Israël, des publications sont consacrées à
la transmission du traumatisme aux enfants
et aux petits-enfants de survivants. Il
convient alors de s'interroger sur le sens et
la place du silence qui a entouré en France
le sort de ces enfants.
Les sciences humaines, pendant trente-cinq ans, ont ignoré les enfants survivants. En 1979, paraît l'ouvrage de
Claudine Vegh « Je ne lui ai pas dit au
revoir» . L'auteur aborde pour la première fois la question des enfants survivants. Les dix-sept personnes interrogées
par Claudine Vegh n'avaient jamais évoqué leur histoire personnelle : « ne pas parler de ce passé, ce n'est pas le rayer, c'est
peut-être, bien au contraire, essayer de le
garder comme un secret qui ne se partage
pas... le seul héritage possible quand
l'image de tes parents s'estompe, et qu'il ne
reste même pas de photos pour la récupérer ». Claudine Vegh, pendant vingt ans
n'avait pas pronnoncé les mots de « papa »
ou « père ». Toute allusion à son histoire
personnelle lui était insupportable.
(4)
(5)
Les interlocuteurs de Claudine Vegh
disent leurs regrets et leur tristesse à l'idée
que leurs parents, sachant qu'ils allaient à
la mort, se sont séparés de leurs enfants
pour qu'ils aient la vie sauve.
Bruno Bettelheim, dans sa postface
du livre de Claudine Vegh, analyse le
deuil impossible des survivants : « n'ayant
ni pris congé des morts, ni assisté aux funérailles, ni porté le deuil, les enfants devenus adultes restent les derniers témoins de
vies éteintes dans un no man's land que ne
referme pas la pierre tombale de l'oubli. »
Ni pendant la guerre, ni par la suite, les
survivants n'ont eu de preuves tangibles de
la mort de leurs parents. Les rites qui donnent le signal du deuil dans ses formes traditionnelles, et ceux qui marquent sa fin,
n'ont pas été accomplis. Le deuil, pour les
survivants, s'est prolongé indéfiniment. En
temps de paix, la société apporte sa sympathie aux familles en deuil. Dans le cas des
survivants, des familles entières ont disparu, toutes classes d'âges confondues. Les
récits des survivants gardent la cruauté de
l'actualité. Les victimes de l'horreur nazie
ne s'inscrivent pas dans la succession des
personnes normalement décédées.
(6)
Saul Friedlânder, dans son ouvrage
«Quand vient le souvenir», publié en
1978, montre les effets du deuil différé des
survivants : « C'est seulement vers la trentaine que j'ai compris à quel point le
passé modelait ma vision des choses, c o m bien l'essentiel m'apparaissait à travers un
prisme particulier qu'il m'était impossible
d'écarter. »
Richard Marienstras, dans son ouvrage « Un peuple en diaspora », propose une
interprétation de la vision du monde des
survivants. L'enfant qui a été confronté à
une expérience de danger hors du commun, et à la séparation non médiatisée
d'avec ses parents, conserve le souvenir du
risque et de la frustration sous la forme de
fantasmes interactifs entre lui-même et son
milieu. Cette production fantasmatique
oscille entre deux pôles : une vulnérabilité psychologique extrême et le développement d'un potentiel créateur exceptionnel. Ainsi, l'enfant évolue t-il dans un
milieu qui partage l'opinion qu'il a de luimême, celui d'une « radicale étrangeté » .
( 7 )
(8)
Perpétuels abandonnés en puissance,
les survivants vivent mal les séparations et
les deuils. Ils restent marqués par une situation traumatique dont ils ne parlent jamais.
Au lendemain de la guerre, par leur présence et leur expérience particulière, les
enfants survivants rappellent que dans un
passé proche, en France, chaque juif était
un condamné à mort en puissance. Alors
que, comme le souligne Freud, « au fond
personne ne croit à sa propre mort ou, ce
qui revient au même, dans son inconscient
chacun est persuadé de sa propre immortalité » , la présence des enfants des morts
devient rapidement insupportable pour
ceux qui ont été épargnés.
(9)
Des enfants survivants devenus adultes
gardent de cette époque un sentiment
d'amertume que le temps ne semble pas
avoir apaisé. La critique des attitudes
familiales s'étend aux communautés juives.
L'indifférence des familles et des communautés revient comme un leitmotiv dans les
témoignages rassemblés par Germaine
Baumann dans son ouvrage « La mémoire des oubliés, grandir après Auschwitz »,
paru en 1988. L'un des interlocuteurs de
Germaine Baumann dira : « Je pense que
les survivants avaient un contrat moral à
respecter vis à vis des enfants de déportés ;
ce contrat n'a pas été tenu. » Un autre interviewé estime que « l'attitude des communautées juives à été lamentable » . Le
comportement d'indifférence à l'égard des
(10)
124
enfants isolés a c o n n u des exceptions, qui
toutefois n'apparaissent pas dans l'enquête par questionnaire de Germaine
Baumann, portant sur plus de cent survivants.
Le thème de l'oubli des enfants isolés
réapparaît sporadiquement au cours du
temps. En 1981, la revue « Tribune Juive »
s'en fera l'écho à l'occasion de la nomination de Charles Fitermann au ministère des
transports. Un article du 8 juillet 1981, intitulé: «Un fils d'immigrés juifs polonais
détaché de la communauté », rappelle que
« Charles Fitermann était un élève exceptionnellement brillant.... Plusieurs de ses
anciens condisciples d'alors se souviennent et regrettent que la communauté juive
stéphanoise n'ait pu lui apporter ni secours
matériel, ni aide morale. » Le père de Charles
Fitermann n'est pas revenu de déportation,
sa mère a survécu en faisant des marchés ;
Charles Fitermann comme tant d'autres,
entre à l'usine à quinze ans.
Le surinvestissement scolaire et l'excellence des résultats n'empêcheront pas les
enfants isolés d'entrer très tôt dans la vie
active à un niveau extrêmement modeste.
En 1980, Esther Hoffenberg et Myriam
Abramowicz tournent un film de quatrevingt-dix minutes intitulé: «Comme si
c'était hier», sur le sauvetage des enfants
juifs de Belgique. Ce film permettra à des
enfants survivants de retrouver ceux qui les
ont sauvés, mais aussi de se retrouver entre
eux. Le travail entamé grâce au film de
E. Offenberg et de M. Abramowicz sera
repris par deux psychanalystes américaines, Judith Kestenberg et Eva
Vogelmann. Leurs travaux conduiront à
l'organisation de la première rencontre
internationale sur le thème de « L'enfant
caché ». Le quotidien « Libération », dans
son numéro du 21 Juin 1991, rend compte de cette réunion dans un article intitulé :
« Enfants cachés, victimes oubliées de la
Shoah». Ici aussi s'exprime l'indignation
devant l'indifférence à l'égard des enfants
isolés au lendemain de la guerre : « On se
s'est pas occupé de nous après... On nous
disait : vous n'êtes pas malheureux, vous
avez été cachés, qu'est-ce que vous pouvez
comprendre ? »
L'indifférence du monde extérieur à leur
égard fait souffrir les survivants jusqu'à ce
qu'ils fondent leur propre famille. Certains
d'entre eux ont rallié des mouvements politiques de gauche qui leur ont apporté une
identité et un entourage chaleureux, alors
que dans le même temps, le discours officiel invite au déni des souffrances individuelles.
2. FILIATION ET IDENTITÉ
DE PAPIER
Le cas du changement de nom des
enfants isolés au lendemain de la guerre
permet de mettre en évidence ce qui
s'effectue dans et par le nom de famille.
Tout sujet s'inscrit dans une généalogie
et dans une histoire. Le nom donné à la
naissance est celui du père de l'enfant ou,
dans certains cas, celui du père de la
mère. Le nom indique le lieu d'origine de
la famille et la place du sujet dans la suite
des générations. Le don du nom constitue
une dette à l'égard des morts des générations précédentes, dette qui doit être payée
par la transmission du nom par la lignée
masculine, et par la lignée féminine depuis
1982, compte tenu de la modification de
la loi sur la transmission des patronymes.
Le changement de nom n'est en aucun cas
un acte innocent.
Au cours de la dernière guerre de nombreux enfants juifs ont été cachés sous des
noms d'emprunt. Le changement de nom
a été le plus souvent associé à la séparation d'avec les parents et à un changement
de langue et de contexte culturel.
Des enfants nés pendant la guerre ont
été déclarés à l'état-civil après la fin des
hostilités. Dans certains cas, la filiation
déclarée ne correspond pas à la filiation
réelle. Cette filiation truquée interdit à
l'enfant l'accès à la logique de la succession
des générations. Dans un cas précis, cette
distortion de la filiation a contribué à la
mort du sujet .
Après la guerre, de nombreux enfants
juifs étaient disponibles pour l'adoption par
des couples sans enfants, ou par le conjoint
du parent survivant remarié. Dans chacun
de ces cas, il s'agit d'adoption tardive.
Certains de ces enfants sont nés avant la
guerre et avaient conservé le souvenir et les
valeurs de leurs parents. D'autres enfants,
nés peu avant ou pendant la guerre,
(11)
n'avaient « même pas gardé un souvenir
visuel de leurs parents ». Au lendemain de
la guerre, plusieurs années se sont écoulées
avant qu'il ne soit établi que ces enfants
n'avaient plus ni parents, ni proches désireux de les prendre en charge. Les enfants
susceptibles d'être adoptés avaient alors
entre neuf et douze ans. Il s'agissait
d'enfants déjà grands, qui avaient subi des
traumatismes psychiques majeurs.
Parmi les adoptants, certains ont trouvé la distance juste à l'enfant. Selon le système juridique de l'adoption simple, ils ont
offert un foyer et ajouté leur nom à celui
de l'enfant. Ce dernier a greffé une nouvelle
histoire sur sa vie passée. Dans la plupart
des cas, cependant, les adoptants ont
choisi l'adoption plénière avec ou sans
l'accord de l'enfant.
Dans le cas de l'adoption plénière, les
adoptants donnnent leur nom à l'enfant,
dont le nom de famille initial disparaît des
pièces d'état-civil. La formule d'un adoptant, selon laquelle « on ne trouvera plus
aucune trace de ton nom dans tes papiers »,
ne peut manquer de trouver un écho dans
la mémoire d'un enfant, dont le passé est
fait de drames majeurs n'ayant laissé aucune trace matérielle.
L'enfant adopté se trouve ainsi privé du
nom de son père et nanti d'un vrai-faux
nom. Une falsification de la succession des
générations l'inscrit, par une fiction juridique, dans une généalogie qui n'est pas la
sienne. L'entorse à l'immutabilité du nom,
comme rapport à l'identité, conduit l'adopté à un sentiment de culpabilité qui lui
apparaît, après coup, comme le reniement de la mémoire de ses parents.
On se souvient de la situation de
Claudine Vegh qui, au lendemain de la
guerre, ne pouvait plus prononcer certains
mots et ne supportait aucune allusion à sa
situation personnelle (cf. paragraphe 1).
Les enfants adoptés, dont le passé est comparable à celui de Claudine Vegh, se sont
trouvés confrontés à des parents adoptifs
sûrs de leur générosité et de leur bon droit,
alors qu'eux-mêmes se définissaient comme
les enfants des parents disparus.
Henri Baruk, psychiatre, membre de
l'Académie de Médecine, dans un ouvrage intitulé: «Civilisation Hébraïque et
Sciences de l'Homme », met en garde les
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candidats à l'adoption d'enfants abandonnés. L'avertissement du professeur
Baruk s'appliquait à plus forte raison aux
candidats à l'adoption d'enfants isolés au
lendemain de la guerre. Il a rarement été
entendu. Selon la tradition juive «rien
n'empêche un ménage de prendre en charge des orphelins et de se conduire à leur
égard comme de vrais parents, mais sans
les adopter légalement, sans se les approprier... Dans le cas de l'adoption, l'enfant
serait considéré comme « hefkere » selon
le terme hébreu, comme n'appartenant à
personne... Or la tradition juive est opposée à la notion de bien ou de personne qui
serait tombé dans le domaine public » .
C'est ainsi que dans le chapitre du livre de
la Michna consacré à l'offrande, il est interdit de se servir d'un objet tombé en déshérence pour en faire une offrande au
Temple. H. Baruk dénonce aussi la survalorisation du couple qui conduit ce dernier à s'assurer la pérennité par une descendance à tout prix.
(12)
3 . RÉTABLISSEMENT
DU PATRONYME
Nicole Lapierre, dans un article intitulé « Changer de nom » < >, montre la position paradoxale d'enfants juifs dont les
parents ont changé de nom lors du processus de naturalisation, dans le but de parfaire leur intégration. Ces enfants, devenus
adultes, entreprennent des démarches en
vue de réparer la chaîne généalogique et de
rétablir officiellement le patronyme perdu.
Ces démarches, perçues par les institutions
comme une tentative de refuser l'assimilation, sont vouées à l'échec. Les enfants
de parents naturalisés souffrent ainsi de ne
pas pouvoir rejeter un changement de
nom qui leur paraît trahir la mémoire et les
traditions de leur histoire.
13
A la différence des enfants dont le
nom a été francisé, les enfants adoptés,
malgré le caractère définitif et irrévocable
de l'adoption, ont réussi, lorsqu'ils en ont
fait la demande, à faire rétablir leur patronyme.
Les démarches pour le rétablissement
du nom de famille passent par celles du
changement de nom ; elles impliquent une
requête au Conseil d'Etat par l'entremise
d'un avocat. Le candidat au changement
de nom doit établir un récit de vie précis
et détaillé, et rassembler un dossier d'étatcivil qui l'oblige à reconstituer et à revivre
les différentes étapes de sa vie.
Le dossier d'état-civil du candidat au
changement de nom doit comporter son
livret de famille, un acte de décès de ses
parents et un certificat de nationalité française.
Dans la plupart des cas, le sujet adopté n'avait jamais vu auparavant d'acte de
décès de ses parents. Demander cet acte
d'état-civil, revient pour l'enfant survivant à intégrer la mort de ses parents dans
le domaine rationnel, alors qu'il avait
jusque-là rejeté cet événement hors de luimême.
Le sujet doit également entrer en possession de son livret de famille. Lorsque le
livret initial a été sauvegardé, le sujet
constate que le décès de ses parents n'a pas
été inscrit dans le livret, alors que lui-même
ne figure pas dans le livret de sa famille,
adoptive. Le sujet et ses parents appartiendraient ainsi, si l'on en croit les pièces
d'état-civil, à un monde intermédiaire
entre les vivants et les morts. Le thème des
révélations du livret de famille sera repris
au paragraphe 4, à l'occasion de la transmission du traumatisme aux générations
suivantes.
Les enfants adoptés, après quatre ans
de démarches et la publication de l'autorisation de changement de nom au journal
officiel et dans la presse locale et nationale,
se retrouvent en possession de leur patronyme.
Depuis 1982, des enfants de la deuxième génération, s'appuyant sur la loi qui
autorise les femmes mariées à transmettre
leur patronyme, associent au nom de leur
père, le nom de leurs grands-parents maternels assassinés.
4. TRANSMISSION
DU TRAUMATISME
A partir de 1970, paraissent des publications concernant les enfants des survivants. Ces travaux sont pour la plupart des
monographies d'origine anglo-saxonne,
consacrées à des cas pathologiques
d'enfants de déportés nés après la guerre.
D'après ces études, les enfants de
déportés se définissent comme des survivants et comme les héritiers d'un passé tragique dont ils sont dépossédés.
Les témoignages des enfants et de leurs
psychiatres montrent que les enfants de
déportés reproduisent les symptômes et les
réactions transmis par leurs parents. Pour
ces enfants, le milieu favorisé dans lequel
ils vivent devient le théâtre des persécutions
subies par la génération précédente pendant la guerre' *. Le descendant, qui
s'exerce à la fuite et à la survie, montre des
réactions décalées qui prennent en compte des situations auxquelles ses parents ont
été confrontés avant sa naissance.
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Les enfants de déportés sont l'objet
d'un investissement ambivalent de la part
de leurs parents. Ils sont considérés tantôt comme un petit Hitler et tantôt comme
le Messie' '. L'enfant de survivants se
trouve mandaté de trois missions essentielles. Il est délégué par ses parents pour
être heureux à leur place< '. L'enfant doit
aussi consoler ses parents et les protéger.
Il se trouve alors dans la position des
parents, alors qu'il est lui-même un enfant.
Le descendant se trouve exposé à des
reproches tels que : « comment peux-tu te
comporter ainsi à notre égard après tout
ce que nous avons subi » < '. Le descendant de survivant doit enfin remplacer un
enfant, un frère ou un parent disparu dont
il porte le nom, tâche qui conduit à la
confusion entre les individus et les générations.
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L'enfant de survivants apparaît ainsi
comme une duplication des parents qui
transmet son sentiment d'insécurité à ses
propres descendants* '.
L'enquête sur le terrain auprès des
descendants de survivants nés après 1948
montre que l'emprise du passé est essentiellement celle du silence. Parfois ce silence est ponctué par des fragments de récits,
toujours les mêmes, qui rendent manifeste le non-dit dont ils émergent et que nul
ne remet en question' '.
Dans les familles, on ne parle jamais de
la guerre aux enfants. Ceux-ci ont parfois fait
des recherches dans les papiers de leurs
parents. Ils y ont trouvé des photos de famille, de maisons, de paysages, de cimetières,
qui toutes font référence à un monde disparu.
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Au cours de leurs recherches, les
enfants finissent par tomber sur le livret de
famille de leurs parents. Ils y trouvent leur
nom et celui de leurs frères et soeurs nés
après la guerre, parfois celui d'un frère ou
d'une soeur né avant la guerre et dont ils
n'avaient jamais entendu parler. Nicole
Fresco décrit un tel cas dans un article de
la Nouvelle Revue de Psychanalyse, intitulé: «La Diaspora des Cendres» .
L'enfant ne demande rien. A l'adolescence les parents finissent par révéler l'existence d'un enfant mort dans un camp de
transit ou en déportation, et dont le nom
ne s'inscrit sur aucune pierre tombale.
(20)
Dans deux cas, les enfants découvrent
l'existence d'une grand-mère qui a perdu
la raison à la suite de la déportation.
L'une de ces grand-mères est morte en
1984, l'autre vient de mourir il y a quelques
mois, sans avoir jamais recouvré la raison.
Le silence forme une chape de plomb qui
pèse sur ces familles. Leur héritage diffère
de celui du « Juif Imaginaire » rapporté par
Alain Finkielkraut, lorsqu'il écrit : « En un
sens j'étais comblé ; la proximité de la guerre me magnifiait et me préservait tout
ensemble ; elle me conviait à m'identifier aux
victimes, tout en me donnant la quasi-certitude de ne jamais en faire partie. » '
Depuis plus de cinquante ans, le sort
des enfants isolés au lendemain de la
guerre semble être l'objet d'un interdit. A
partir de 1970, des études, en majorité américaines, ont été réalisées par des survivants
ou par leurs descendants. Aucune d'entre
elles n'est fondée sur une population
scientifiquement établie et ne comporte de
comparaison avec d'autres groupes ayant
subi des traumatismes psychiques massifs,
ou avec une population témoin. Les personnes interrogées ont été repérées de
proche en proche, dans l'entourage des
auteurs des articles et des ouvrages.
(21
Pendant longtemps, les survivants de
l'extermination nazie n'ont pas été écoutés ou n'ont pas voulu parler de leur vie
pendant et après la guerre' '. Le non-dit
continue à hanter leurs descendants jusqu'à
la troisième génération.Depuis quelques
années, face à l'horreur, les travaux des historiens et des témoignages contribuent à
l'élaboration de récits transmissibles à
titre individuel et collectif' '.
22
23
Les meurtres de masse, scientifiquement
et administrativement organisés, n'ont fait
l'objet d'une réflexion systématique ni
après la guerre, ni par la suite. Un comportement de guerre sans merci à l'égard
d'une population civile, dont l'humanité a
été niée par classification, est ainsi devenu un modèle possible pour la société du
vingtième siècle. La mise en oeuvre de ce
modèle a produit une modification fondamentale des valeurs et a entraîné l'effondrement de l'éthique en occident.
NOTES
1
Lifton R., The Survivorsof Hiroshima and Nazi
Persécution, Massive Psychic Trauma, ed. by
Krystal H., New York, International Universities
Press, 1968, P 168-203.
2 Crynberg A, Les Camps de la Honte, les
Internés Juifs des Camps Français, 1939-1945,
Paris, La Découverte, Textes à l'Appui, 1 9 9 1 .
3 Zeitoun S., L'Oeuvre de Secours aux Enfants (O.
S. E.) sous l'Occupation en France, Paris,
l'Harmattan, 1990.
4 Vegh CL, ]e ne lui ai pas dit au revoir, des
Enfants de Déportés parlent, Postface de
Bettelheim B., Paris, Gallimard, Collection
Témoins, 1979.
5 Vegh CL, o. c , p. 23.
6. Bettelheim B., Postface de Vegh Cl. o. c.
7 Friedlander S., Quand vient le Souvenir..., Paris,
Seuil, 1978.
8 Marientras R., Etre un Peuple en Diaspora, Paris,
Maspéro, 1975.
9 Freud S., Essais de Psychanalyse, Considérations
Actuelles sur la Guerre et la Mort, Paris, Payot,
1 9 7 1 , p. 253-254.
10 Baumann G., La Mémoire des Oubliés, Grandir
après Auschwitz, Paris, Albin Michel, Présence
du Judaïsme, 1988, p. 128-130.
11 Goldman P., Souvenirs Obscurs d'un Juif Polonais
né en France, Paris, Seuil, Combat, 1975.
12 Baruk H., Civilisation Hébraïque et Science de
l'Homme, Paris Zikarone, 1965, p. 158-159.
13 Lapierre N., Changer de N o m , La Mémoire et
l'Oubli, Communication, Paris, Seuil 4 9 , 1 9 8 9 ,
p. 149-160.
14 Kestenberg H., Psychoanalytic Contributions to
the Problem of Children of Survivors of Nazi
127
15
16
17
18
19
20
21
22
Persécution, The Israël Annals of Psychiatry and
Related Diciplines, 1972, 10, p. 311-325.
Epstein H . , C h i l d r e n of the Holocaust,
Conversation with Sons and Daugthers of
Survivors, 1988, N e w York, Pinguin Books.
Prince R. M., A Case of a Psychohistorical
Figure, The Influence of the Holocaust on
Identity, Journal of the C o n t e m p o r a r y
Psychotherapy, n°1 Spring, Summer, 1980, p.
44-60.
Haas A., In the Shadow of the Holocaust, The
Second Génération, I. B. Tauris Publisher,
1990, London, p. 9.
Prince R. M., Second Génération Effects of the
Historical Trauma, Psychoanalytic Review,
1972, 1 , p. 9 - 2 9 .
Lapierre N., Le Silence de la Mémoire, à la
Recherche des Juifs de Plock, Pion, 1989, p. 15.
Fresco N., La Diaspora des Cendres, Nouvelle
Revue de Psychanalyse, n°24,1981, p. 205-220.
Finkielkraut A., Le Juif Imaginaire, Le Seuil,
1980, p. 14.
Lors du colloque «Mémoire et Histoire»,
Sorbonne 13. 12. 1987, Simone Weill a évoqué ce refus d'écouter le témoignage des survivants : « J'ai vécu ces quarante années comme
une succession d'interruptions de parole...
comme une humiliation permanente. » Cité par
Wilgowicz P., Le Vampirisme, de la Dame
Blanche au Golem, Censura, 1 9 9 1 , p. 217.
23 A titre d'exemple :
Hillberg R., La Destruction des Juifs d'Europe,
Fayard, 1988. Wieviorka A. et Niborski L, Les
Livres du Souvenir, M é m o r i a u x Juifs de
Pologne, Gallimard, Collection Archives,
1983.

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