Manger Français, Européens et Américains face à l`alimentation

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Manger Français, Européens et Américains face à l`alimentation
NOTE DE LECTURE
MANGER.
FRANÇAIS, EUROPÉENS
ET AMÉRICAINS
FACE À L’ALIMENTATION
SOUS LA DIR. DE CLAUDE FISCHLER ET ESTELLE MASSON,
PARIS, ODILE JACOB, 2008
par Thérèse Zang, chercheuse-associée à Etopia
Juin 2009
www.etopia.be
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Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation est le fruit d’un programme de recherche
mené par l’Observatoire CNIEL des habitudes alimentaires (Ocha) entre 2000 et 2002. L’équipe
principale, composée, à Paris, de Claude Fischler, Estelle Masson et Christy Shields-Argelès, s’est
penchée, à travers une enquête d’ampleur menée principalement dans six pays (France, Etats-Unis,
Angleterre, Italie, Suisse et Allemagne), sur la question du rapport entre sphère biologique et socioculturelle dans les habitudes alimentaires. Plus particulièrement, les chercheurs déclarent s’être
intéressés à des caractéristiques telles que la stabilité ou la fragilité, la transmissibilité ou la volatilité
de la culture. Il s’agissait donc d’examiner, non seulement ce que l’on mange dans ces pays, mais
surtout comment on mange (manières de table, usages, pratiques individuelles ou collectives) et ce
que ces habitudes disent sur le rapport au manger des sociétés contemporaines « à niveau proche ou
comparable de développement » (p. 26) – afin de dégager ce qui est commun, ce qui est propre à
l’âge dans lequel on vit (« âge à la fois planétaire et individualiste »), et ce qui est spécifique à chaque
culture dans sa manière de vivre.
L’ouvrage collectif, qui rassemble des textes d’une dizaine de chercheurs, se structure en trois
parties. La première, « Individualisme et commensalisme », a été rédigée par Claude Fischler et
Estelle Masson comme une synthèse des données de l’enquête Ocha. Elle détaille la méthodologie
utilisée et les différentes étapes de la recherche, et procède à une analyse des données récoltées. La
deuxième partie, intitulée « Spécificités nationales », comporte sept études basées sur les ces dites
spécificités au sein de chaque pays ayant fait l’objet de l’enquête Ocha, mais également un chapitre
méthodologique concernant le traitement de données. La troisième partie, enfin, regroupe deux
études portant sur des pays non examinés dans le cadre de l’enquête Ocha, plus un article exploitant
partiellement des données de l’enquête. La coordination entre ces différents chapitres semble donc, à
première vue, quelque peu disparate – ce qui est confirmé par la lecture de la première partie,
composée de huit chapitres dont plusieurs éléments se répètent et s’entrecroisent sans être
regroupés, engendrant une progression par spirale.
Cette première partie s’attarde d’abord sur la méthodologie utilisée : trois phases ont ainsi échelonné
l’enquête. La première a rassemblé des groupes de discussion animés par un chercheur local, dans
chacun des pays examinés. Sur base des tendances dégagées lors des discussions de cette phase, un
questionnaire ouvert a été administré sur un échantillon quantitativement plus élevé, dans les six
pays. Enfin, la troisième phase a consisté en un questionnaire fermé, destiné à confirmer les
hypothèses tirées de la phase précédente et administré à des échantillons nationaux représentatifs
dans les pays concernés. L’attention accordée au volet qualitatif peut se décrire en termes d’attention
accordée à la formulation même des questions en langue locale. Cet aspect, loin d’être anecdotique,
pourrait même résumer à lui seul l’emphase principale de l’entreprise: au-delà des pratiques
alimentaires en tant que telles, il s’agissait de se pencher sur les représentations culturelles liées à la
nourriture, au fait de s’alimenter et au lien du manger au corps. Les quelques exemples donnés par
les auteurs, à cet égard, démontrent à quel point il est essentiel de formuler les questions de façon à
ce qu’elles correspondent à des réalités culturelles – qu’une traduction littérale ne rend pas toujours.
Dès les premiers entretiens, une « tonalité », une tendance pouvait être décelée au sein de chaque
groupe de discussion et était généralement renforcée par les données quantitatives recueillies par la
suite. Si certaines catégories de population au sein de l’échantillon national pouvaient indiquer des
préférences ou répugnances plus fortes ou moindres, les tendances nationales se sont cependant
révélées significatives, même dans le cas des personnes dont le métier concerne la santé1.
L’approfondissement de ces tendances s’est focalisé, par la suite, sur une opposition présentée
Les médecins, par exemple, ont été davantage en accord avec leurs compatriotes qu’avec leurs collègues d’autres
pays, alors que l’on aurait pu supposer une certaine universalité dans les vérités liées à la santé.
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comme fondamentale : celle entre les conceptions française et américaine (ou anglo-saxonne) de la
nourriture. Les auteurs décrivent ces différences par deux principes : le principe d’autonomie, qui
caractérise les mangeurs anglo-saxons, et le principe d’hétéronomie, qui semble caractériser les
mangeurs français, et latins (italiens, suisses romands) en général.
Le principe d’autonomie est lié à une conception individualiste et privée du rapport à
l’alimentation : tendance à identifier la nourriture et la prise de nourriture à la sphère du choix et de
la responsabilité personnelle, ainsi qu’à des préoccupations diététiques et sanitaires. Chacun juge,
évalue et décide in fine ce qu’il mange, et les organismes scientifico-médicaux ont un devoir
d’informer dans ce contexte. Ce principe se répercute également dans l’analyse des usages lors de
repas collectifs : ainsi, le fait d’imposer à tous les convives un même menu pourrait sembler à un
Américain risqué, dans la mesure où les restrictions ou choix alimentaires de chacun (régime sans
sel, végétarianisme) pourraient ne pas être suffisamment pris en compte. Le principe d’hétéronomie,
lui, se révèle dans des conduites alimentaires davantage guidées par l’idée de partage convivial et
du rituel alimentaire, et s’ancre dans des normes en-dehors du sujet. Les aspects normés, tels que les
trois repas structurés par jour, le respect des heures de table et l’importance de se retrouver tous
autour de cette table, prennent une plus grande importance. Ces deux principes, toutefois,
connaissent des dépendances et des limites : aux yeux des auteurs, en effet, la liberté de choix totale
n’existe pas, car les déterminations socio-culturelles de nos habitudes alimentaires entreront
toujours en ligne de compte2. De même, l’hétéronomie basée sur la commensalité ou le partage de la
table n’est pas toujours synonyme de convivialité et de bien-manger, car cette commensalité peut se
révéler vecteur de distinctions sociales.
Le véritable intérêt de ces distinctions, cependant, est formulé plus loin, dans la deuxième partie, par
l’étude de Christy Shields-Argelès, « Alimentation et identité nationale : le soi et l’autre en France et
aux Etats-Unis ». Alors que la première partie échoue quelque peu à dépasser le stade de la
compilation de données (certes significatives) pour répondre à la question de la différence entre
Français et Américains, présentée comme centrale jusque dans le titre de l’ouvrage, Christy ShieldsArgelès analyse les perceptions du soi (souvent défini comme national) par rapport aux conceptions
de l’autre, dans une perspective comparée et de mondialisation (ou de culture alimentaire
mondialisée). Elle conclut en postulant que, si le modèle français peut être caractérisé par la crainte
de l’invasion par l’autre, le modèle américain, quant à lui, se démarque par l’assimilation de l’autre.
Données à l’appui, elle démontre comment le Français, en effet, porte une perception dominante de
soi ancré dans des spécificités régionales vues comme positives, alors que les aspects négatifs de la
modernité alimentaire sont vus comme venant du côté anglo-saxon. De même, l’Américain perçoit le
choix et la diversité comme garants de la modernité alimentaire, conformément à une vision de soi
comme le pays de l’abondance3 et du melting-pot, où se mêlent les identités culinaires des
Lire notamment l’un des précédents ouvrages à succès de Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990, et
également Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002. Les auteurs lient cette dernière
constatation à l’échec de certaines campagnes de sensibilisation contre l’obésité, par exemple. Ces campagnes,
remarquent-ils, manquent leur public cible, car l’information et la connaissance ne peuvent à elles seules modifier des
comportements individuels ancrés dans des pratiques collectives. Cette analyse peut donc s’avérer intéressante pour
moduler les politiques publiques en matière de santé.
3 Sur les notions de choix et d’abondance, ou de choix dans l’abondance, dans les habitudes alimentaires américaines,
je recommande vivement la lecture de The Omnivore’s Dilemma. A Natural History of Four Meals, du journaliste et
universitaire Michael Pollan (New York, Penguin Books, 2006), couronné comme étant l’un des dix livres de l’année
2006 par le New York Times. Avec subtilité, humour et un style empirique comme l’on ne peut en trouver que dans le
monde académique d’outre-Atlantique, Pollan explore différents modes de production alimentaire tels qu’ils coexistent aujourd’hui et proposent ce fameux « choix » au consommateur américain – écornant au passage les
pratiques de l’industrie agro-alimentaire, de la ferme biologique d’envergure, de l’exploitation biologique régionale,
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différentes populations immigrantes.
La notion de santé, ainsi que la tension paradoxale entre l’abondance alimentaire et l’inquiétude (liée
notamment aux développements récents tels que la vache folle ou la culture croissante d’OMG), font
également l’objet d’une analyse basée sur les données de l’enquête Ocha. Les auteurs identifient,
parmi les répondants, trois principales tendances : privilégier le bon produit authentique et frais
(Italiens, Suisses), privilégier la bonne proportion selon des règles de bonne conduite (Américains,
Anglo-Saxons), et privilégier le juste ordonnancement d’un repas (Français). Le discours sanitaire se
trouve donc diversement structuré selon les pays. L’idée de « naturalité », en particulier, ne possède
pas la même connotation dans les pays anglo-saxons : ainsi, aux Etats-Unis, il existerait une sorte de
continuité entre l’aliment et le médicament, l’aliment étant pensé en termes biochimiques et le
médicament n’étant fait que d’un dosage différent de biochimie, en quelque sorte. L’explication se
trouverait dans la différence de conception entre les traditions médicales anglo-saxonnes
(d’inspiration paracelsienne et protestante, fondée sur l’idée que ce n’est que le dosage qui fait le
poison) et européennes continentales (inspirées de la théorie des humeurs). Cet aspect n’est toutefois
que brièvement abordé et présenté de façon hypothétique4.
Ces constatations en amènent d’autres relatives aux perceptions sur le plan de la santé, et la
tendance dominante ici semble être celle d’une impression de recul par rapport à autrefois. Mais les
degrés de cette nostalgie varient considérablement entre les Européens (Anglais y compris) et les
Américains. Pourquoi, alors que l’on se trouve en situation de relative sécurité alimentaire et
hygiénique, professer une telle préférence envers le passé, et partant, une inquiétude envers
l’alimentation présente ? Les chercheurs n’y répondent pas de façon tranchée, mais insistent sur la
gradation entre choix individuel et partage commensal, en soulignant le fait que les
« individualistes/autonomistes » semblent se fier moins à la tradition de la table pour manger sain.
Parallèlement à cette observation, Fischler propose, depuis 1979, le concept de « gastro-anomie »
comme analyse de l’inquiétude alimentaire dans les sociétés contemporaines : l’anxiété serait liée à
des formes de plus en plus désocialisées et individualistes à partir du modèle autonome (tendance
qui s’est développée, depuis les années ’70, aux Etats-Unis), ainsi qu’à la désagrégation des règles
culinaires, résultat des pressions et idées contradictoires exercées sur le consommateur.
Les études qui constituent la deuxième partie de l’ouvrage se révèlent plus intéressantes que la
première partie, dans la mesure où les contraintes d’une analyse sur l’ensemble des données ont
sans doute occulté les finesses et subtilités telles qu’elles se dégagent de ces volets nationaux. De
même, les deux études portant sur les conceptions du manger au Japon et au Brésil, dans la
troisième partie du livre, sont rédigées par des spécialistes de ces régions qui, en prenant soin
d’introduire au contexte national et socio-historique, ont mis en relief les données en leur possession.
En définitive, l’on peut lire Manger comme un ensemble de textes appuyés, tantôt sur une enquête
d’envergure et une méthodologie de recherche (Ocha), tantôt sur une analyse approfondie de
représentations et conceptions nationales. Il reste cependant deux réserves à formuler vis-à-vis des
objectifs explicitement visés par les auteurs.
La première réserve se rapporte aux connotations données, tout au long de la partie de synthèse, au
modèle anglo-saxon, et plus particulièrement américain. Les remarques concernant la conception
et enfin de la chasse et de la cueillette individuelles. Le tout, avec force de descriptions quant aux peurs, répulsions et
enchantements connus lors de ces différentes expérimentations.
4 L’on peut cependant se référer à l’article d’Estelle Masson, « Les significations de ‘manger’ : un ancrage
différentiel », dans Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, 1, 2002, pp. 57-63, pour plus de détails sur la
théorie des humeurs et son influence dans le manger contemporain.
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diététique des Anglo-Saxons, opposée à la conception conviviale des Français, nous éclairent certes
quant aux représentations liées à l’alimentation dans ces deux grandes entités. Les auteurs de la
première partie de l’ouvrage concluent, de leurs observations, que dans tous les pays, s’opère une
sorte de glissement vers le modèle de l’autonomie et de l’individualisme – et ce, en particulier dans
certaines catégories de la population : les hommes plus que les femmes, les urbains plus que les
ruraux, les jeunes plus que les âgés, etc. Ce constat serait intéressant, si les chercheurs ne
s’empressaient pas de préciser que le faible taux d’obésité en France est, selon eux, lié au modèle
français – heures de table fixes, sans grignotages entre repas. L’on ne peut, dès lors, s’empêcher de
lier ces remarques aux idées hautement négatives que les Français objets de l’enquête se faisaient des
Américains, de la nourriture proposée aux Etats-Unis (réduite au fast food) et des façons de s’y
alimenter – un comble lorsque l’on compare ce stéréotype aux conceptions américaines de leur
propre pays, décrit comme celui du choix, y compris celui de manger très sain. Les auteurs, par
ailleurs, illustrent le fait qu’ils croient aux fluctuations des comportements, liées au « marché
planétaire », en donnant l’exemple de l’obésité et en se demandant si « l’économie de marché et la
‘mondialisation’ auront inéluctablement raison des spécificités locales » (p. 17). Une relativisation de
ces stéréotypes, ou à défaut une meilleure explication basée sur des observations en matière
d’habitudes de consommation5, aurait été la bienvenue, dans un contexte où, justement, l’on essaie
de revisiter les représentations de l’alimentation par des données objectives.
La seconde réserve, enfin, concerne la focalisation même des auteurs, qui précisent dans leur
introduction s’intéresser aux interactions entre tendances et contraintes (pp. 16-17), car les habitudes
sont entre autres dues à l’Histoire et aux contraintes quotidiennes, donc susceptibles d’être
fluctuantes et affectées par les changements socio-économiques et civilisationnels. Cependant, mis à
part le glissement du modèle commensal vers un principe plus individualiste, stigmatisé
précédemment, presque rien n’est dit sur l’influence des modes d’alimentation et des cuisines
venues « d’ailleurs ». A l’exception de l’étude de Laurence Ossipow sur la Suisse romande et de celle
déjà citée de Christy Shields-Argelès, aucun chapitre de la première partie ne se défait réellement
d’une idée de la culture alimentaire qui nous semble, osons le dire, fort déterministe. L’intérêt pour
le lecteur, dans le contexte d’une telle recherche, serait de prendre connaissance des modes de
« venue au manger » à l’appui de résultats scientifiques, issus de méthodes quantitatives et
qualitatives. Or, à l’heure des croisements, des échanges, des nomadismes culturels – en un mot fort
à la mode, de métissage –, quelle serait la part d’influences dans ces déterminations culturelles
locales ? L’alimentation est un domaine de la vie courante que tout voyageur curieux peut observer
autour de lui lors de ses déplacements, que tout consommateur explorateur peut découvrir dans les
rayons de son supermarché ou dans les épiceries spécialisées tenues par des commerçants d’origine
allochtone, s’il habite en milieu urbain. Quelles en sont les incidences sur les habitudes d’achat et de
préparation des repas ? Quels sont les phénomènes d’influence, de croisement, d’acculturation
alimentaire qui en résultent ? En refermant ce livre, l’impression dominante, si du moins l’on
appartient à un des groupes nationaux étudiés, serait que l’on possède une identité nationale du
« manger » - ce qui doit certainement être vrai. Mais ne serait-ce pas là une drôle de contradiction,
aussi, alors que toutes les habitudes alimentaires et les perceptions du manger se frottent à la
globalisation des nourritures venues d’ailleurs, sous l’influence des diasporas, des curiosités qui
s’éveillent, des voyages et des échanges – comme cela a été le cas, finalement, de tout temps ?
Les questionnaires des enquêtes Ocha sont consultables en ligne : www.lemanger-ocha.com
Par exemple, le fait qu’aux Etats-Unis il existe un choix plus considérable de magasins ou de eateries proposant de la
nourriture toute prête et disponible à toute heure du jour et de la nuit puisse influencer les habitudes de
« grignotages » et perturber l’idée des heures fixes de repas autour d’une table familiale – favorisant ainsi une surconsommation pouvant entraîner davantage d’obésité.
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