“ Quand je vois tous ces alcooliques, drogués, Rmistes... je me dis

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“ Quand je vois tous ces alcooliques, drogués, Rmistes... je me dis
GISME, Centre d’Addictologie
* Informations, Soins, Recherche sur les conduites
addictives *
*
“ Quand je vois tous ces alcooliques,
drogués, Rmistes...
je me dis : "pourquoi pas moi ?" ”
*
* Stigmatisation sociale,
antagonisme identitaire,
essais d’identité nouvelle *
27 rue Emile Zola 38400 Saint Martin d’Hères Tél : 04 76 24 69 24 Fax : 04 76
62 51 10
Site internet : http://gisme.free.fr E-mail : [email protected]
*
* L’alcool, outil de domination ; la stigmatisation, outil d’invalidation
* Politiques sectorielles, stratégies défensives et conduites d’exclusion
* Les conduites addictives : un nouveau champ pour l’action publique ?
* Alcoolisme : constat des faits, tentatives de compréhension
* Stratégies interactives d’invalidation mutuelle
* Persécuteurs et victimes : une spirale de déshumanisation
* "Toucher le fond", ou le fantasme du ludion
* Travail sur le sens, les états d’âme et l’identité
*
* L’alcool, outil de domination ; la stigmatisation, outil d’invalidation
L’histoire fournit de nombreux exemples où l’alcool a été utilisé à des
fins d’asservissement de populations déclarées inférieures. Du temps de la traite
des Noirs, par exemple, il a constitué l’un des moyens privilégiés pour capturer
des tribus entières. Des trafiquants s’occupaient de la livraison du "bois
d’ébène" aux marchands européens, en échange de fusils, de poudre de guerre et
de barils d’eau de vie.1 Vingt millions d’Africains ont pu ainsi être capturés et
transformés en esclaves, de 1549 à 1848.
De la même manière, l’alcool a été largement utilisé à l’encontre des Indiens
d’Amérique du Nord, pour leur faire perdre leur capacité de résistance et pour
créer chez eux un nouveau besoin qui les contraigne à reconnaître leur
dépendance à l’égard des nouveaux maîtres.
Alcooliser des individus pour les rendre "inférieurs" et pour asseoir une
domination sur eux, représente, en fait, un procédé couramment utilisé... y
compris dans le cadre des relations domestiques. L’alcool, en effet, peut faire
glisser un individu dans un état - puis dans un statut - qui finit par "justifier"
toute forme d’asservissement à son encontre.
En fait, lorsqu’il est question d’alcoolisation, il est aussi question de pouvoir.
Qu’il s’agisse en effet de la toute-puissance illusoire que l’alcoolique s’autoadministre à grandes gorgées, de la perte de contrôle sur ses propres conduites,
des jeux de pouvoir et de mises en échec mutuelles qui s’instaurent entre lui et
ses proches, le recours à l’alcool s’inscrit toujours dans une quête de plus-être
et de puissance... qui se solde, en bout de course, par des défaites et par une
invalidation.
Il apparaît toutefois qu’il est encore question de pouvoir, lorsqu’il est question
de désalcoolisation. Le souci de "faire arrêter de boire les alcooliques", amène,
notamment, tôt ou tard, à exercer sur eux une véritable main mise (qu’il est
facile de légitimer, à coup de rationalisations, justifications, ordonnances et
1
Fouquet P., De Borde M. Histoire de l’alcool PUF, Paris, 1990, p65
2
règlements en tout genre). Le dispositif de lutte contre l’alcoolisme, pour sa
part, s’inscrit bel et bien - comme sa désignation l’indique - dans un rapport de
force (sa mission implicite étant, en fait, de neutraliser le potentiel de nuisance
d’individus socialement "gênants"). L’exercice d’un tel pouvoir relève sans
doute d’une réaction défensive - et "légitime" - du corps social. Le problème est
que cette autodéfense qui ne dit pas son nom - et qui s’exerce sous des dehors
d’aide, de bienfaisance, de bons conseils, de "traitements", de coercition et
d’infantilisation - contribue, en fait, à contenir et maintenir la déviance
alcoolique dans des limites "raisonnablement déraisonnables", plutôt qu’à
prendre en compte les causes du malheur pour tenter de les dénouer.
Les effets invalidants de ce dispositif social d’autodéfense n’apparaissent pas
d’emblée à la conscience de ceux qui en sont les agents. En traitant
"l’alcoolique" comme un être mineur (fût-ce "pour son bien"), ceux-ci n’en
contribuent pas moins à pérenniser le statut d’infériorité dont il est l’objet... et à
conforter, du même coup, ses raisons de boire.
* Politiques sectorielles, stratégies défensives et conduites d’exclusion
Les politiques sociales ont l’habitude d’opérer des catégorisations : elles
identifient des publics cibles et mobilisent des spécialistes pour traiter les
problèmes "incarnés" par ces publics. Lorsqu’un même individu relève de deux
ou plusieurs dispositifs spécialisés, il peut se voir fragmenté en sous-identités
fonctionnelles (malade, endetté, sans domicile fixe, chômeur, délinquant,
handicapé, sortant de prison...).
Pour éviter les inconvénients d’une telle segmentation, les pouvoirs publics ont
instauré, dans les années 80, des politiques transversales. Celles-ci visaient à
décloisonner l’action sociale en y impliquant les différents domaines de l’action
publique (santé, éducation, police, logement, formation, etc.). Mais « une
coordination formelle qui se superpose à des systèmes qui restent strictement
sectorisés ne suffit pas ».2 Elle ne parvient pas, notamment, à prendre en
considération les personnes, dans leur histoire, dans leurs potentialités, dans
leur globalité et leur complexité. Or tant qu’un tel préalable fait défaut, on ne
voit guère comment pourrait s’établir - entre une personne en difficulté(s) et les
personnes chargées de l’aider - une authentique relation de confiance pouvant
permettre de découvrir des issues réalistes et heureuses aux problèmes qui la
mettent en échec.
Les dispositifs spécialisés des politiques sociales, en outre, tendent "tout
naturellement" à figer les individus dans une identité dévalorisante, voire à les
maintenir dans un statut de "citoyens de seconde zone". Un individu ne peut
guère, par exemple, bénéficier des allocations et des soins dispensés par les
dispositifs médico-sociaux de lutte contre l’alcoolisme, contre la toxicomanie,
2
Jobert B., Muller P. L’Etat en action PUF, 1987, p185
3
contre la désinsertion... sans passer sous les fourches caudines de la
stigmatisation.
Tout se passe comme s’il était nécessaire, pour la société "normale" - qui, par le
biais des prélèvements obligatoires, supporte le coût des aides apportées - de
rappeler, d’une manière ou d’une autre, que "ces gens-là" ne sont pas comme
tout le monde. En somme, qu’on les punisse ou qu’on les "guérisse", une
barrière reste constamment érigée entre "eux" et "nous", comme si l’ordre social
devait être protégé de ces porteurs de "fléaux sociaux".
Déjà sous le règne de Charlemagne, les ivrognes étaient punis
d’excommunication et de châtiments corporels. Ils étaient également l’objet de
mesures sévères, sous celui de Saint Louis et Philippe le Bel. Sous celui de
François 1er, le traitement qui leur était réservé était ainsi codifié :
« Pour obvier aux oisivetés, blasphèmes, homicides et autres
inconvénients et dommages qui arrivent d’ébriété, est ordonné que quiconque
sera trouvé ivre soit, incontinent, constitué prisonnier au pain et à l’eau, pour la
première fois ; et si secondement, il est repris, sera en outre, battu de verges et
de fouets dans la prison, et la troisième fois, fustigé publiquement. Et s’il est
incorrigible, sera puni d’amputation d’oreille et d’infamie et bannissement de sa
personne. Et s’il advient que, par ébriété ou chaleur de vin, les ivrognes
commettent aucun mauvais cas, ne leur sera pour cette occasion pardonné, mais
seront punis de la peine due au délit et davantage pour ladite ébriété, à
l’arbitrage du juge ».3
De nos jours, certains pays islamistes ont repris le flambeau de cette tradition
punitive. Les pays occidentaux, quant à eux, ont désormais recours à des
moyens plus "civilisés" pour ériger une barrière protectrice entre les "sains" et
les "déviants". Le simple usage des mots - avec leur pouvoir de désignation et
leur connotation - suffit, parfois, à ériger des barrières. Les mots peuvent en
effet être utilisés pour instaurer des représentations qui exacerbent les
différences, figent les rôles et fixent les identités. Avec des mots, on peut, par
exemple, faire croire - et se faire croire - que les "normaux" et les
"pathologiques" constituent deux catégories de nature fondamentalement
différente. Ainsi, à l’époque de la Révolution Française, a été instituée une
manière "humaniste" de neutraliser "en douceur" certains "déviants". A la
question de savoir si "la folie" était une possession par le démon ou si elle était
l'expression d'une délinquance, Pinel, en 1793, répondit que c'était une maladie
et qu'elle relevait des hôpitaux. Un certain nombre de déviants - rebaptisés
"malades mentaux" - ont donc été transférés de la prison à l'asile. Leurs
conditions d’existence, de ce fait, sont devenues "moins pires" qu’avant. Le mur
qui les séparait de la société "normale", quant à lui, restait le même...
Suivant le même processus, les alcooliques - qui, jadis, faisaient l’objet de
maltraitance, de réclusion et d’enfermement - sont devenus objets de
traitements médicaux. Le concept de "malade alcoolique" - encore largement en
3
Malignac G. L’alcoolisme PUF Qsj?, Paris, 1984, p89
4
vigueur de nos jours - ne les maintient pas moins dans un statut d’infériorité.
Qui plus est, il donne lieu à des pratiques éthiquement contestables et
incontestablement antithérapeutiques. Parmi celles-ci, la prescription de
tranquillisants en lieu et place (voire : en complément) de l’alcool n’est sans
doute pas la moindre. Une telle mesure profite davantage aux laboratoires
pharmaceutiques qu’au "malade", que l’on castre ainsi de son pouvoir de sentir,
de souffrir, de penser, d’élaborer ses souffrances et d’en tirer profit en leur
donnant des réponses appropriées. Mais à partir du moment où l’on fait de
l’alcoolisme une "maladie", la logique même des représentations sociales
"oblige" le médecin à prescrire des médicaments supposés guérir :
« Prescrire, pour un médecin, c’est exister. Cela fait partie de son idéologie de
médecin. Il vit mal une consultation qui s’achève sans ordonnance. Celle-ci
prend la valeur d’une marchandise que le patient rétribue. Une feuille de
maladie sans prescription lui donne l’impression qu’il a fait de la
"discutothérapie". Le malade lui-même partage cette conception, qui est un des
fondements informulés de la consommation médicamenteuse : une discussion
intelligente lui paraît moins rétribuable que deux ou trois noms de médicaments
inscrits machinalement sur une feuille à en-tête ».4
Le médecin est ainsi insidieusement "contraint" à se faire complice de la
déresponsabilisation de la personne ainsi "traitée". Cette déresponsabilisation
se fait d’ailleurs souvent avec la connivence active du patient lui-même et de
ses proches :
« Si je suis un malade, je n’y peux rien, c’est au docteur de me guérir » ; « Si je
suis guéri, pourquoi ne pas boire avec modération ? » ; « Sauvez-le, docteur »,
peut ajouter la famille ; ou encore : « S’il ne l’a pas guéri, on va essayer
quelqu’un d’autre ou un autre centre... ».5
Aussi invalidant soit-il, ce type de réponses déresponsabilisantes a tendance à
se perpétuer dans le monde médical, tant « il est plus facile de soigner des gens
sous le prétexte qu’ils sont malades que de prendre soin d’eux, au risque de
devoir les reconnaître comme des semblables ».6
* Les conduites addictives : un nouveau champ pour l’action publique ?
Pendant trop longtemps, en matière d’alcoolisme, « l'objectif assigné a été
la maîtrise et le traitement des complications médicales et sociales liées à la
consommation d'alcool ».7 De nos jours, ce genre d’attitude réductionniste reste
encore largement en vigueur, bien qu’il contribue à déposséder l’intéressé du
pouvoir d’orienter son destin.
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p221-222
idem p190-191
6
Maisondieu J. La fabrique des exclus Bayard, 1997, p228
7
Actualité et dossier en santé publique n°4, sept.1993, pI
4
5
5
« Centrer l'objectif d'un traitement sur le seul arrêt de la consommation d'alcool
et les moyens d'y parvenir est réducteur ».8 L’alcoologie clinique, néanmoins, se
fourvoie couramment dans de telles impasses, faute de s'inscrire dans une
conception globale de la santé et dans une prise en considération globale du
patient.
Pour éviter de telles impasses invalidantes, il y aurait lieu, notamment, d’opérer
« un décloisonnement des politiques sectorielles, et donc la production d’une
nouvelle logique de composition du champ qui impose de ne plus raisonner
isolément sur des politiques spécifiques ».9 Concrètement, cela veut dire que
« dans une même perspective doit être inclus ce qui concerne les conduites de
consommation d'alcool, de drogues, de médicaments et les troubles
comportementaux incluant par exemple la boulimie, ainsi que la recherche de
sensations fortes au travers de comportements à risques ».10
Un long processus intellectuel et social allant dans ce sens est actuellement en
cours, qui devrait aboutir à l’institutionnalisation de la question des conduites
addictives comme catégorie d’intervention publique.
Une telle ouverture contribue à réduire la propension - si fortement ancrée dans
le corps social - à tenir "ces gens-là" pour des gens fondamentalement différents
des autres. Elle amène également les intervenants médico-sociaux à se mettre
"en travail" par rapport à leurs propres conduites addictives, et à s’abstenir
résolument d’exercer tout pouvoir qui rabaisse l’autre.
Pour œuvrer au remplacement progressif des mesures sectorielles de "lutte
contre..." par des dynamiques plus libératrices, il est d’ores et déjà possible
d’apprendre à poser un regard moins défensif sur les conduites humaines
"gênantes" et sur la part d’irrationnel existant chez tout être humain. Un
nombre croissant d’intervenants médico-sociaux réalisent d’ores et déjà qu’on
ne peut plus guère, par exemple, mener de campagnes de prévention concernant
tel ou tel produit désigné comme "dangereux", sans parler de toutes les
conduites à risques, et sans prendre en compte l’appréciation irrationnelle que
chacun se fait des risques encourus :
« Dans la vie courante, nous faisons constamment des évaluations coûtbénéfices qui, en dernière analyse, ne sont pas fondées sur la raison, mais sur
des croyances, des préférences ou des passions. Ce n’est pas parce qu’un sujet a
conscience d’un risque qu’il cherche nécessairement à l’éviter ou à le limiter.
L’attitude typiquement adolescente qui consiste à braver le risque se retrouve
dans nombre de conduites adultes. Ainsi malgré l’impact des campagnes de
prévention contre le sida, l’utilisation des préservatifs dans une relation avec un
ou une partenaire de rencontre n’est pas devenue systématique pour tout le
Kiritze-Topor P. « Avant, pendant, après : la question du suivi » in Vénisse J.L., Bailly D.
Addictions : quels soins ? Masson, Paris, 1997, p250
9
Autès M. « Le sens du territoire » Recherches et prévisions n°39, 1995, p58
10
Actualité et dossier en santé publique n°4, sept.1993, pI
8
6
monde ; une fraction non négligeable de la population continue de traiter la
question en se fondant sur une appréciation subjective du risque ».11
Le fait de prendre pleinement en compte la subjectivité qui sous-tend les
conduites humaines finit par saper radicalement la propension à éprouver du
rejet à l’encontre des personnes ayant des comportements hors normes. Il
amène, au contraire, à se poser la question : « Comment se fait-il que nous
autres, êtres humains, soyons attachés à des conduites que nous savons
pertinemment être nuisibles (pour nous-mêmes et/ou pour les autres) ? ».
Pour tenter de comprendre la nature de ces attachements aliénants, il s’avère
fécond de comparer entre elles des conduites apparemment très différentes, mais
qui ont en commun de nuire - parfois gravement - à la qualité de la vie... ce qui
ne les empêche pas de devenir "impérieuses". Les attachements pathogènes que
l’on retrouve dans l’alcoolisme et le tabagisme se manifestent également, en
effet, dans des agissements aussi divers que :
- les comportements alimentaires incontrôlables,
- les conduites sexuelles pressantes qui suscitent, après coup, du dégoût de soi,
- les achats irrationnels et irrésistibles,
- les comportements asociaux qui ne peuvent trouver de coup d'arrêt que
brutalement imposé de l'extérieur,
- etc.
En comparant ces différentes conduites et manières d'être, on peut découvrir
certains des déterminants inconscients qui, à la longue, les rendent nécessaires
et compulsives, quels que soient leur coût et les dommages entraînés. Qui plus
est : une telle démarche permet de réinscrire dans la communauté humaine les
individus stigmatisés comme déviants ou comme "malades" du fait de ces
conduites. Tout être humain, en effet, se trouve tôt ou tard engagé dans une lutte
contre telle ou telle conduite, devenue aussi gênante qu’impérieuse, telle que
celles qui, suivant un scénario répétitif, mettent en jeu la main et la bouche, et
procurent des sensations bienfaisantes à court terme.
Le fait de se poser - individuellement et collectivement - des questions non
seulement sur les mystérieuses nécessités qui sous-tendent ces conduites, mais
également sur les dynamiques qui seraient les plus à même de dénouer ces
attachements, paraît, certes, assez éloigné des mesures généralement prises à
l’encontre des déviants. Dénouer des conduites aliénantes en découvrant leur
sens et leurs fonctions cachées, puis tenter de construire, jour après jour, de
nouvelles manières d'être et de nouvelles habitudes qui confèrent de la qualité à
l'existence, n’en semble pas moins constituer la stratégie la plus appropriée, à
long terme, pour tenter de résorber le malheur.
* Alcoolisme : constat des faits, tentatives de compréhension
11
De Pracontal M. La guerre du tabac Fayard, 1998, p184
7
« Au-delà des banalités sur les effets pharmacologiques de l’alcool, sur sa
place culturelle, il faut bien qu’il y ait une raison d’une puissance insoupçonnée
pour faire reprendre le verre à des personnes intelligentes, alors que les effets
dévastateurs des alcoolisations représentent des faits indiscutables pour
elles ».12
On peut, certes, énumérer toutes sortes de "bonnes raisons" pour tenter
d’expliquer une telle "irrationalité" : « attrait du plaisir interdit, fascination par
le danger potentiel ou les valeurs associées au toxique (fonction initiatique de la
conduite toxicomaniaque, rite de passage de l’adolescence), curiosité,
intégration dans une communauté (mode, pression du groupe, désir de ne pas
être en reste, recherche d’un lien avec d’autres personnes partageant les mêmes
positions), rejet des valeurs traditionnelles, provocation, évasion hors d’un
monde hostile ou d’une réalité contraignante, augmentation des performances,
des sensations... ».13
Mais toutes ces "bonnes raisons" n’expliquent que l’usage occasionnel ou
abusif de la "drogue". Elles n’expliquent pas pourquoi certaines personnes
finissent par y recourir au détriment de leur vie et ne parviennent pas à investir
d’autres manières d’être. Elles n’expliquent pas la « tendance à s'accrocher de
façon rigide aux solutions qui sont viables à un moment, et qui peuvent devenir
gravement inadaptées ».14
L’usage d’alcool, en effet, qu’il soit occasionnel ou abusif, est différent de
l’alcoolisme, de même que l’usage de drogues est différent de la toxicomanie :
« Entre usage de drogue et toxicomanie, il existe toute une série de conduites ou
de modalités d’usage : usage occasionnel ou régulier, abus ponctuels ou
répétitifs, dépendance... ».15
De la même manière, il se pourrait qu’entre une conduite normale et une
conduite franchement pathologique, il y ait toutes sortes de modes d’être, de
nuances, d’allers et retours, de "flous plus ou moins artistiques", de
comportements hybrides, d’équilibres provisoires, de circonstances
favorisantes, aggravantes - ou protectrices -, de dérapages plus ou moins
contrôlés...
Evoquer ainsi la possible continuité entre le normal et le pathologique risque,
sans doute, de susciter des réactions de rejet défensif, de la part de ceux pour
qui la rupture de continuité (entre le déviant et le normal, entre les alcooliques
et ceux qui savent boire, etc.) constitue une certitude d’autant plus essentielle
qu’elle est garante de leur identité propre. Une telle représentation manichéenne et défensive - n’en paraît pas moins assez éloignée des faits, et le
fait de s’y accrocher ne peut se faire qu’au détriment d’une prise en compte
Gomez H. La personne alcoolique Dunod, Paris, 1996, p258
Pedinielli JL. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997, p13
14
Watzlawick P. « Les pathologies des grands systèmes » in Elkaïm M. (sous la dir. de)
Systèmes, Familles et Crises Privat, Toulouse, 1988, p85
15
Poloméni P., Gremy I. « La consommation de drogues » Actualité et dossier en santé
publique n°22, mars 1998
12
13
8
efficace de la réalité (« si les faits ne s'accordent pas à la théorie, dommage pour
les faits », disait Hegel). Or en matière d’alcoolisme, de tabagisme, de
toxicomanie, il semblerait, précisément, qu’il soit essentiel de maintenir des
représentations sociales erronées (c’est-à-dire : non conformes aux faits), quitte
à "payer" cette distorsion des faits au prix fort (impuissance à enrayer ces
"fléaux sociaux").
* Stratégies interactives d’invalidation mutuelle
A l’instar des proches de l’alcoolique, qui, croyant bien faire, lui
prodiguent des conseils, l’infantilisent, le surveillent, le protègent, luttent contre
son comportement, font pression sur lui, tentent de le raisonner, font du
chantage, s’épuisent à tout faire pour qu’il redevienne raisonnable... les
intervenants médico-sociaux s’embourbent parfois dans les mêmes ornières,
dans les mêmes impasses. L’interventionnisme (des proches ou des intervenants
sociaux) contribue, en fait, au maintien du malheur dans des limites
"raisonnablement insupportables". Il confère au "bénéficiaire" de ces
interventions le pouvoir morbide de neutraliser - à coup de "manque de volonté"
ou de "mauvaise volonté" - toutes les "bonnes volontés" qui s’affairent autour
de lui. Pour mettre ainsi en échec les interventions de ceux qui œuvrent à "son
bien", il lui suffit en effet de faire bêtement ce qu’on lui dit de faire, de se couler
dans le moule infantilisant qu’on lui désigne, de jouer le rôle de "pauvre type
sans volonté" qu’on lui demande d’être. Son pouvoir de disqualification - qu’il
exerce sur les membres de sa famille, les travailleurs sociaux, les soignants... peut ainsi faire de lui un véritable expert en matière de mise en échec. L’une
des manières d’exercer un tel pouvoir consiste, par exemple, à dénaturer l’offre
de soins en présentant une demande d’aide impraticable :
« Le jeu consiste à coincer son interlocuteur dans une situation telle que, quoi
qu’il fasse, il soit en échec. Ainsi, cet alcoolique a tout essayé. Partout où il est
passé, il a rencontré des médecins défaillants, absents, pressés, ou stupides, qui
ne pensaient qu’à l’argent. Il ne peut être hospitalisé car une offre d’emploi
s’ouvre à lui ou parce qu’il a un chien à garder »...16
Si son interlocuteur tente de se retirer de ce jeu, il excelle à pratiquer un
chantage manifeste ou informulé pour l’en dissuader. Il sait également susciter
de la peur chez les autres, pour maintenir leur assistance sans contrepartie.
L’injonction thérapeutique, certes, permet d’exercer une domination sur lui. Il
n’en dispose pas moins de toutes les ressources de la force d’inertie, pour
mettre en échec les efforts coordonnés des intervenants sociaux. L’octroi social
d’un "revenu minimum", généralement subordonné à une véritable main mise
sur le bénéficiaire (surtout s’il est alcoolique), constitue un autre instrument de
pouvoir… qu’il peut s’employer à neutraliser. Le processus d’invalidation
16
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p96
9
mutuelle qui s’instaure alors entre le pourvoyeur d’allocation et "l’alcoolique"
pourrait être ainsi décrit :
« Proposer une allocation à un exclu alcoolique en échange d’une cure de
désintoxication en vue de sa réinsertion, aboutit, de facto à faire de son
alcoolisme le responsable officiel de sa situation. C’est lui signifier et l’obliger
à admettre, en plus par écrit et devant témoin, que c’est lui, et lui tout seul, qui
fait son propre malheur. Or, dans sa vie quotidienne d’exclu, même s’il
contribue à aggraver sa situation et à délabrer sa santé, il utilise l’alcool d’abord
comme une protection contre un sort hostile. Qu’il ait des raisons personnelles
de boire, que celles-ci aient existé avant qu’il ne dégringole dans la rue ; que sa
tentative de résoudre ses problèmes par l’alcool soit une mauvaise solution ;
qu’il ferait mieux de ne pas boire, tout cela est vrai. Mais il ne peut commencer
à accepter de l’entendre que si, en contrepartie de sa reconnaissance du fait qu’il
boit, il est admis qu’il boit aussi parce qu’il est exclu. Or un contrat d’insertion
qui stipulerait l’abstinence comme projet affirmerait exactement le contraire.
Non seulement il serait éthiquement contestable, mais en plus techniquement il
serait nul. Il ne pourrait obtenir que le résultat inverse de celui recherché. Plus
on voudrait interdire à un exclu de boire sous le prétexte que cela provoque son
exclusion, plus il serait amené à boire pour prouver que c’est l’exclusion qui le
fait boire ».17
Cette mise en échec du dispositif d’aide suscite, dans le corps social "sain", de
la rage impuissante (dont le revers est la toute-puissance invalidante dans
laquelle se trouve emprisonné celui qui a été rabaissé et qui a su prendre sa
revanche) :
« Voir l’argent du contribuable filer dans les caisses des bistrots via le gosier
d’exclus qui ont l’air de faire tout ce qu’il faut pour ne pas améliorer leur sort,
est une perspective qui irrite fortement beaucoup d’inclus. Pour eux, elle est
proprement révoltante, bien plus que l’idée d’exclusion dont ils arrivent à
s’accommoder ».18
Que "l’alcoolique" soit traité comme un exclus, comme un délinquant ou
comme un malade, sa protestation - "à coups de canons", bus les uns après les
autres - constitue une stratégie efficace de mise en échec. Peut-on,
sérieusement, attendre des réactions d’un autre genre, aux injonctions
paradoxales auxquelles est soumis l’alcoolique, traité de malade en même
temps qu’il est sommé d’arrêter d’être malade ?
« L’alcoolique est communément défini comme celui qui "a perdu la liberté de
s’abstenir de boire" (Fouquet). D’autre part, on admet aussi que l’abstinence ne
peut être conquise que via la décision libre d’un sujet. De la sorte, la liberté de
l’alcoolique se trouve à la fois niée et affirmée ».19 En somme, comme on le lui
Maisondieu J. La fabrique des exclus Bayard, 1997, p56-57
idem p56-57
19
Legrand M. « Les paradoxes de la liberté dans l’expérience alcoolique » Alcoologie 1998,
t20, p109
17
18
10
répète abondamment, il n’a pas le choix de boire ou non, mais prendre la
décision de s’abstenir de boire relève de son libre choix...
Ce genre de matraquage s’avère très efficace, lorsqu’il s’agit d’exercer un
pouvoir sur l’autre, de le maintenir dans une position de dominé. Compte tenu
que ce type d’injonction paradoxale s’inscrit en continuité des rapports de force
instaurés au sein de la famille, on peut se demander comment les intervenants
médico-sociaux voient les proches de l’alcoolique. Dans la littérature
alcoologique, on peut trouver, concernant ceux-ci, ces différentes indications :
1- ... « L’entourage a lui aussi besoin d’une aide thérapeutique, formatrice et
informatrice pour ne pas demeurer fixé au passé dans une attitude négative,
quelquefois vengeresse, de griefs, de reproches, de rancune, de demande de
réparation, d’exigence de repentir »...20
On peut alors se demander : qui est à même de fournir une telle aide,
sinon quelqu’un qui aurait effectivement trouvé et mis en œuvre, dans sa
propre vie, des débouchés créatifs à ses propres ressentiments ? Un intervenant
qui n’aurait pas acquis de telles qualifications ne risque-t-il pas de s’engager
dans les mêmes ornières du "bon sens" que celles hors desquelles il est censé
aider les proches à se dégager ?
2- ... « L’entretien avec le familier peut avoir un grand intérêt thérapeutique
quand il fait prendre conscience à celui-ci qu’il a tout essayé et qu’à présent il
lui faut cesser d’agir à la place du malade »...21
Là encore, on peut alors se demander : qui pourrait mener à bien un tel
entretien, si ce n’est quelqu’un qui aurait lui-même su renoncer à "sauver l’autre
à tout prix", quelqu’un qui aurait su se défaire de tout interventionnisme ?
3- ... « Le familier doit se dépouiller de ses anciens schémas de fonctionnement
vis-à-vis de l’alcoolique : il apparaît très rapidement que ceux-ci favorisent
l’alcoolisation plus qu’ils ne facilitent l’abstinence. Maternage, prise en charge
des problèmes, confusion des rôles des uns et des autres au sein de la famille...
autant d’obstacles à l’émergence de la personnalité de l’alcoolique hors
alcool »...22
On peut se demander, là aussi : qui pourrait se qualifier pour aider à
mettre en œuvre un tel renoncement, si ce n’est quelqu’un qui se serait luimême inscrit dans une dynamique semblable ? Un intervenant qui ne
s’emploierait pas, dans sa propre vie, à faire advenir des attitudes appropriées
face aux diverses situations interpellant sa responsabilité, ne risque-t-il pas, lui
aussi, de donner des "bons conseils", d’imposer ses normes et ses valeurs, de
vouloir que l’autre devienne comme lui ?
Un tel intervenant qui, pendant des années, aurait lutté contre l’alcoolisme (ou :
contre l’exclusion, la toxicomanie, etc.) ne risque-t-il pas, à l’heure de la
retraite, d’éprouver un grand vide, semblable à celui qu’éprouve le proche de
l’alcoolique lorsqu’il se voit contraint de lâcher-prise ?
Caro G. (sous la dir. de) De l’alcoolisme au bien boire L’Harmattan, Paris, 1990, p188
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p175
22
idem 1997, p268
20
21
11
... « Le familier qui distend la relation fusionnelle se trouve soudain privé de
tout ce qui remplissait et justifiait jusque-là son existence : interdit de chasse à
l’alcool, déchargé des soins de maternage, libéré des charges de la vie
quotidienne qui ne lui incombaient pas, il entre dans une période très
inconfortable de son histoire, qui le laisse vide et sans force. Avec une question
lancinante : pourquoi ai-je tant sacrifié en vain, en temps, en énergie, en santé
physique et mentale »...23
En somme, les qualifications requises pour dénouer les causes du malheur
supposent une bonne connaissance des stratégies d’invalidation mutuelle en
vigueur chez les êtres humains, et un véritable renoncement (une abstinence ?) à
y participer de quelque manière que ce soit.
* Persécuteurs et victimes : une spirale de déshumanisation
Lorsqu’on voit des personnes perpétuer des relations mutuellement
invalidantes sans chercher véritablement à les changer ou à les quitter, on peut
se demander quels avantages elles y trouvent. Le terme de "masochisme" ne
suffit pas à expliquer la persistance d’une telle relation et des manières d’être
qui s’y expriment et qui s’y figent. Il ne rend pas compte, notamment, du rôle
alternatif de persécuteur et de victime, que chacun y joue.
« Une personne adopte le rôle de victime lorsqu’elle se met en position d’être
critiquée et malmenée ou encore secourue et soutenue par apitoiement, en
négligeant sa propre responsabilité. Notons qu’une victime est souvent perçue
comme un persécuteur par ceux qui s’occupent d’elle, car c’est effectivement le
rôle qu’elle joue à un niveau plus subtil à force de susciter l’assistance de ses
proches. Lorsqu’elle est très mal et qu’elle ne fait rien pour améliorer sa
situation, elle a une fonction persécutrice indiscutable ».24
Une telle personne cherche généralement une relation fusionnelle avec
quelqu’un qui va fonctionner comme "parent" (à la fois sauveteur et bourreau).
« Le sauveteur désigne une personne qui vient au secours de quelqu’un au point
de finir par se substituer à lui. Le sauveteur se persuade qu’il va être efficace
alors même que les faits lui démontrent le contraire depuis des années. Est-il
vraiment soucieux d’efficacité ? Le proche est bien placé pour jouer ce rôle aux
côtés de l’alcoolique. Il est souvent aussi fusionnel que la victime. Il retire
quelques bénéfices secondaires, en étant valorisé par comparaison, tout en
s’intoxiquant de l’alcool et des problèmes de l’autre. Lassé de ce rôle épuisant,
il adopte alors le rôle de persécuteur, encore incapable de lâcher prise ».25
Il ne manque généralement pas de sauveteurs dans l’entourage d’un alcoolique.
Ce dernier semble d’ailleurs exceller dans l’art d’exalter cette vocation chez
toutes les personnes de "bonne volonté"... qui s’obstinent à attendre de lui ce
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p272
idem 1997, p254
25
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p254
23
24
12
qu’il n’est pas en mesure de donner. Leur exigence, en fait, semble avoir pour
objet non pas d’être satisfaite mais plutôt d’être déçue. (La personne alcoolique
a d’ailleurs la même attitude avec l’alcool : elle s’obstine à en attendre ce qu’il
ne peut plus lui apporter). Un malaise permanent peut ainsi s’installer.
Lorsqu'un être humain se trouve envahi de mal-être, il peut trouver quelque
soulagement à projeter à l'extérieur de lui ce qui ne va pas, à trouver des causes
apparentes et palpables à ses maux, et à en attribuer éventuellement la
responsabilité à quelque bouc émissaire. Les sentiments de détresse,
d'infériorité, d'échec, d'abandon, d'injustice, d'impuissance, d'angoisse,
d'exaspération, de culpabilité, peuvent ainsi se cristalliser sur un "mauvais
objet" extérieur, contre lequel il s'agit de mener une lutte sans répit.
Dans le contexte d’une telle lutte, celui qui éprouve de la honte ou de la
culpabilité se trouve en état d’infériorité. Il est donc essentiel, pour consolider
une domination sur l’autre, de lui faire éprouver ces sentiments. Or les
alcoolisations massives finissent par procurer au buveur une inépuisable réserve
de honte, ce « sentiment pénible de son infériorité, de son indignité ou de son
humiliation devant autrui, de son abaissement dans l’opinion des autres ».26 La
honte peut même devenir une sorte de seconde nature, un support d’identité
douloureux, mais familier... auquel il aurait du mal à renoncer. Il peut en effet
s’attacher à cette image dévalorisée de lui, qui lui sert d’identité, et s’employer
à l’entretenir comme un bien précieux, en s’auto-administrant des sensations
familières de dégoût de soi. Il n’en garde pas moins tout son pouvoir de susciter
de la culpabilité chez ses interlocuteurs...
* "Toucher le fond", ou le fantasme du ludion
Parmi les idées reçues qui ont, jadis, sous-tendu les traitements du
"malade éthylique", il en fut une qui voulait que ce dernier doive "toucher le
fond" (avant de pouvoir "remonter"). L'alcoolique était ainsi implicitement
comparé à un corps flottant entre deux eaux, ou à un "ludion".
Un ludion est une petite ampoule remplie d'air placée dans une bouteille dont on
obture l'orifice avec une membrane. Il descend ou remonte dans la bouteille,
selon qu'on augmente ou détend la pression, avec le pouce. L'alcoolique
passerait, lui aussi, par des hauts et des bas, suivant les pressions auxquelles on
le soumet. Un simple petit coup de pouce pourrait le faire "émerger" ou
"replonger" ; il serait le jouet des décisions prises par autrui.
L'idée de "toucher le fond" laissait également entendre qu'il existe une limite à
la déchéance, et qu'il serait possible de prendre appui sur une telle butée pour se
projeter vers le haut (comme le ferait, dans un réflexe de survie, une personne
en train de se noyer). Les expressions "émerger", "refaire surface", "reprendre
pied" apparaissent ainsi le pendant, "logique" et rassurant, d’autres expressions
26
Maisondieu J. « Noyer son mal d’amour » L’école des parents 1/93, p29
13
largement utilisées à propos de l'alcoolique, telles que : "s'enfoncer", "boire la
tasse", "rechuter".
Dans les faits, il arrive parfois que tel ou tel individu ayant "perdu pied" dans sa
vie parvienne, tant bien que mal, à se dégager de la spirale d'invalidation qui
l'entraînait "vers le bas". Déterminer ce qui, au juste, a favorisé une telle
"échappée belle", paraît malaisé. La capacité d'établir une relation de confiance
avec un être humain authentiquement attentif, disponible, respectueux, fait sans
doute partie des facteurs de restauration de la confiance en soi et de l’envie de
vivre. Une telle rencontre est souvent décrite après coup par l'intéressé comme
étant ce qui lui a permis de trouver, dans l'attitude de son interlocuteur, la
possibilité de poser un autre regard sur lui-même. Jusque-là noyé dans la honte,
la culpabilité et le dégoût, il a pu entreprendre de se reconsidérer en prenant
appui sur la considération qui lui était portée.
Parfois, un regard authentiquement valorisant peut contribuer à transformer la
honte de ce que l’on est en insatisfaction par rapport à ce que l’on voudrait
devenir. La honte peut alors se transformer en un puissant moteur de
changement, susceptible de combler peu à peu le fossé entre ce que l'on croyait
être et ce que l'on s’emploie désormais à devenir. La désalcoolisation constitue
alors un voyage au bout de soi-même qui, dans une relation valorisante à autrui,
doit conduire au réaménagement d’une "image pour l’autre" positive. Mais les
faits montrent également que le processus de déchéance dans laquelle glisse la
personne asservie à une dépendance pathogène ne trouve parfois d'autre limite
que l'invalidation totale, la mort psychique, l’autodestruction irréversible.
En outre, le dogme suivant lequel "il faut toucher le fond" a donné lieu à toutes
sortes de pratiques dévalorisantes à l'égard des alcooliques. Un tel dogme rend
légitime, par exemple, le fait de "les coincer dans leurs retranchements", de
"leur soutirer des aveux"… de les aider, en somme, à se sentir misérables. Dans
certains centres, les candidats à une "cure de désintoxication" sont même
contraints de consommer "une dernière fois" de l'alcool, au moment de leur
entrée... comme s'il fallait absolument ruiner chez eux toute fierté d'avoir pu
éventuellement "arrêter tout seul", avant la cure.
De nos jours, un alcoolique qui dit avoir "touché le fond" est, le plus souvent,
une personne qui adopte les rites, mythes et croyances susceptibles de lui faire
trouver une place, voire une identité, dans un lieu de "repêchage". Adopter les
expressions et manières d'être qui constituent le ciment identitaire d'un groupe
constitue sans doute le meilleur moyen de s'y intégrer. L’adoption d’un tel prêtà-penser ne s’en fait pas moins au détriment de l’identité propre.
* Travail sur le sens, les états d’âme et l’identité
Comment parvient-on à se défaire « de la persistance d'attitudes qui
jusqu'à un certain point étaient extrêmement appropriées et adaptatives » et qui
14
« pouvaient même avoir été les seules possibles et probablement les meilleures
possibles »27... mais n’en sont pas moins devenues gravement inappropriées ?
Comment s'y prend-on pour conjurer les logiques d'invalidation extrême ?
Comment parvient-on à aménager ses dépendances de manière à ce qu’elles ne
soient plus synonymes de démission et de dévalorisation ?
Parvenir à de telles fins suppose sans doute de prendre résolument "à bras le
corps" la réalité. Or l'usage de produits psychotropes contribue à ce que la
perception que l'on a de la réalité soit insidieusement déformée par ce que l'on y
projette. La réalité de soi, des autres et du monde peut ainsi faire l'objet de
distorsions importantes (déni, exagérations, illusionnements, surévaluation,
sous-évaluation...). L’arrêt de la consommation de produits psychotropes
amène, dès lors, à se confronter à une réalité - interne et externe - différente de
celle que l'on s'était jusque-là construite en représentation. Il s'agit alors
d'expérimenter de nouvelles manières d'être, pour "traiter" cette réalité
(apprendre, par exemple, à relativiser ses états de mal-être, à savourer les
moments où "tout va bien", à mieux percevoir le désir de l'autre, à se percevoir
soi-même comme étant ni "complètement nul" ni "supérieur aux autres", etc.). Il
s'agit aussi - et surtout - de développer sa capacité à modeler cette réalité
(jusque-là vécue essentiellement comme menaçante ou mauvaise), de manière à
en tirer des satisfactions.
Conquérir des satisfactions se soldant par une valorisation de soi (c’est-à-dire le
contraire de l’invalidation) suppose d'apprendre à tolérer la frustration, à
privilégier le long terme sur l'immédiateté, à fortifier sa détermination en
renonçant de manière résolue - et renouvelée - aux "plaisirs" qui ruinent l'estime
de soi. Dans une telle perspective, les petits renoncements procurent de grands
profits. Pendant longtemps, néanmoins, la tentation reste grande de reproduire
dans son corps des sensations de "plaisir sur commande", à portée de main,
renouvelable à souhait. La volupté chimique portative paraît infiniment plus
efficace que toutes les stratégies laborieuses que l’on peut déployer pour se faire
exister du mieux que l’on peut. Réaliser qu’il n’est pas nécessaire de gâcher sa
vie pour avoir du plaisir ne peut, dès lors, se faire qu’à la suite d’essais, de
réflexions, de comparaisons, d’expérimentations. Celles-ci consistent d’abord à
« être attentif à soi, à ses états internes, émotionnels, psychocorporels,
spécifiquement à ses états de tension, anxiété, colère, frustration ».28 Une telle
attitude permet de faire advenir de nouvelles qualifications, telles que
« demander de l'aide, écouter ses émotions, apprendre à se connaître et à
s'accepter, s'occuper de soi, être créateur de sa vie... ».29
Dénouer une conduite addictive suppose, en fait, de se construire une réalité
interne suffisamment sécurisante pour qu’elle offre, en cas de conflit ou de
difficultés, des possibilités de réponse qui ne se résument pas à conjurer une
Watzlawick P. « Les pathologies des grands systèmes » in Elkaïm M. (sous la dir. de)
Systèmes, Familles et Crises Privat, Toulouse, 1988, p91
28
Legrand M. Le sujet alcoolique Desclée de Brouwer, Paris, 1997, p77
29
De Gravelaine F., Senk P. Vivre sans drogues Laffont, Paris, 1995, p253
27
15
menace, mais ouvrent, au contraire, de nouveaux champs de réalisation de soi.
En ce sens, « la non-consommation d’alcool donne à l’alcoolique une chance
nouvelle de devenir explorateur de lui-même et du monde auquel il s’ouvre
désormais différemment ».30
Se désalcooliser d’une manière heureuse et durable consiste à entreprendre un
travail pour accroître ses marges de liberté et pour vivre son histoire dans ses
potentialités les meilleures. « C’est une tâche de longue haleine, plus
ambitieuse que les indispensables progrès comportementaux ».31 Elle suppose
de faire advenir de la conscience pour se rendre à même d’effectuer un
véritable tri dans tout ce qui s’avère favorable ou nuisible à soi-même.
Une telle démarche ne permet pas de ne plus souffrir, mais elle augmente la
capacité à apprivoiser le Manque en lui donnant des formes diverses,
modelables, modulables, voire créatrices.
Pour qui réussit à s’inscrire dans une telle démarche et à y prendre goût,
s’ouvre, entre autres possibilités, celle de devenir un supporter de la vie, celle
de se réaliser en s’employant, au quotidien, à donner une force à l’Etre, face au
Néant.
Rainaut J. « Difficultés et joies des lendemains hors alcool » in Caro G. (sous la dir. de) De
l’alcoolisme au bien boire L’Harmattan, Paris, 1990, p192
31
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p248
30
16
Liste des articles et ouvrages cités
Actualité et dossier en santé publique n°4, sept.1993, pI
Autès M. « Le sens du territoire » Recherches et prévisions n°39, 1995
Caro G. (sous la dir. de) De l’alcoolisme au bien boire L’Harmattan, Paris,1990
De Gravelaine F., Senk P. Vivre sans drogues Laffont, Paris, 1995, p253
De Pracontal M. La guerre du tabac Fayard, 1998
Fouquet P., De Borde M. Histoire de l’alcool PUF, Paris, 1990
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997
Jobert B., Muller P. L’Etat en action PUF, 1987
Kiritze-Topor P. « Avant, pendant, après : la question du suivi » in Vénisse J.L.,
Bailly D. Addictions : quels soins ? Masson, Paris, 1997
Legrand M. Le sujet alcoolique Desclée de Brouwer, Paris, 1997, p77
Legrand M. « Les paradoxes de la liberté dans l’expérience alcoolique »
Alcoologie 1998, t20
Maisondieu J. « Noyer son mal d’amour » L’école des parents 1/93
Maisondieu J. La fabrique des exclus Bayard, 1997
Malignac G. L’alcoolisme PUF Qsj?, Paris, 1984
Pedinielli JL. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997
Poloméni P., Gremy I. « La consommation de drogues » Actualité et dossier en
santé publique n°22, mars 1998
Watzlawick P. « Les pathologies des grands systèmes » in Elkaïm M. (sous la
dir. de) Systèmes, Familles et Crises Privat, Toulouse, 1988
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