Cass. fr., ass. pl., 23 janvier 2004 (arrêt no 507) Prés. : M. Canivet

Transcription

Cass. fr., ass. pl., 23 janvier 2004 (arrêt no 507) Prés. : M. Canivet
Cass. fr., ass. pl., 23 janvier 2004 (arrêt n o 507)
Prés. : M. Canivet, Premier prés.
Rapp.. : M me Favre, cons., assistée de M me Proust, aud.
Av. gén. : M. de Gouttes, premier av. gén.
Plaid. : MM es Le Prado et Blondel
(S.C.I. Le Bas Noyer c. Castorama France)
Convention européenne des droits de l’homme. — Article 6. —
Loi d’interprétation rétroactive. — Litige entre particuliers. —
Prééminence du droit et notion de procès équitable. — Qualification
formelle de la loi. — Restriction : impérieux motifs d’intérêt général. — Absence d’un tel intérêt. — Violation.
Si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions
rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès
équitable consacrés par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, s’opposent,
sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir
législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le
dénouement judiciaire des litiges ; cette règle générale s’applique quelle
que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque l’Etat
n’est pas partie au procès.
(Extraits)
(...)
SUR LE MOYEN UNIQUE, PRIS EN SES QUATRE BRANCHES
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Versailles, 6 février 2003), que par acte du 11 janvier 1991, la SCI Le Bas Noyer a donné à bail à la société Castorama des locaux à
usage commercial, pour une durée de douze années moyennant un loyer annuel de
6 424 663 francs, porté par le jeu des indexations, à 7 255 613 francs au 1 er juillet
2000 ; que la société Castorama, lors d’une révision triennale, a saisi le juge des loyers
afin de voir fixer le loyer à la valeur locative ; qu’en cours d’instance, est intervenue
la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001 qui a modifié les articles L. 145-33 et
L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce ; que la société Castorama a soutenu que,
conformément à l’interprétation jurisprudentielle antérieure à cette loi, sa demande
de révision était recevable, même en l’absence d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de
10 % de la valeur locative, dès lors que le loyer était supérieur à cette valeur ;
Attendu que la SCI Le Bas Noyer fait grief à l’arrêt d’avoir décidé que la loi du
11 décembre 2001 n’était pas applicable par le motif que, bien que la loi soit interprétative, son application immédiate heurterait le principe d’équité sans que des motifs
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impérieux d’intérêt général le justifient, d’avoir fait application des articles L. 145-33
et L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce dans leur rédaction antérieure à cette
loi, et jugé que le loyer révisé ne pouvait excéder la valeur locative, alors, selon le
moyen :
1 o que l’édiction d’une loi interprétative, qui se borne à reconnaître, sans rien innover,
un droit préexistant qu’une définition a rendu susceptible de controverses, ne saurait
constituer une ingérence du législateur dans l’administration de la justice contraire au
principe de prééminence du droit et à la notion de procès équitable ; que la sécurité juridique ne peut en effet fonder un droit acquis à une jurisprudence figée ni à l’interprétation
figée d’une loi ; que la cour d’appel a pourtant écarté l’application de la disposition interprétative issue de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 en date du 11 décembre 2001, qui,
selon elle, heurterait le principe d’équité indispensable au bon déroulement des procès,
créerait une discrimination entre les plaideurs, priverait, en dehors de tout revirement,
un des plaideurs d’une victoire qui ne faisait aucun doute, et mettrait à mal le principe
de sécurité juridique ; que la cour d’appel a ainsi violé l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble l’article 2 du Code
civil, par fausse application, et l’article L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce, dans
sa rédaction issue de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte interprétatif, par refus d’application;
2 o que, si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives,
le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable, consacrés par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence
du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement
judiciaire des litiges, dans lequel l’Etat est partie; qu’en décidant, pour statuer sur l’application des dispositions interprétatives issues de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 du
11 décembre 2001, que la restriction apportée par la Cour européenne à l’ingérence du
pouvoir législatif dans l’administration de la justice n’est pas limitée aux cas où l’Etat
ou toute autre personne de droit public serait partie au litige, mais a vocation à s’appliquer à l’ensemble des procédures, la cour d’appel a violé l’article 6.1 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ensemble l’article 2 du
Code civil, par fausse application, et l’article L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce,
dans sa rédaction issue de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte
interprétatif, par refus d’application ;
3 o qu’obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention du législateur destinée,
par l’adoption de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 en date du 11 décembre 2001, à
mettre fin à une controverse juridique de nature à nuire à la sécurité juridique des baux
commerciaux et à perturber gravement le marché immobilier; que, pour refuser d’appliquer les dispositions interprétatives issues de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 en date
du 11 décembre 2001, la cour d’appel a pourtant considéré que l’atteinte portée par la
loi au principe d’équité indispensable au bon déroulement des procès n’était pas justifiée
par des motifs impérieux d’intérêt général, la loi du 11 décembre 2001, votée à l’instigation des bailleurs et n’ayant d’autre objet que de mettre fin à une jurisprudence qui leur
déplaisait, ne répondant à aucun motif d’intérêt général ; qu’en statuant ainsi, la cour
d’appel a violé l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales ensemble l’article 2 du Code civil, par fausse application, et l’article L. 145-38, alinéa 3, du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’article 26 de
la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001, texte interprétatif, par refus d’application ;
4 o que, si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives,
le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable, consacrés par l’ar-
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ticle 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence
du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement
judiciaire des litiges ; que, pour refuser d’appliquer des dispositions interprétatives issues
de l’article 26 de la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001, la cour d’appel a considéré
que l’atteinte portée par la loi au principe d’équité indispensable au bon déroulement des
procès n’était pas justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général, la loi du
11 décembre 2001, votée à l’instigation des bailleurs et n’ayant d’autre objet que de mettre
fin à une jurisprudence qui leur déplaisait, ne répondant à aucun motif d’intérêt général; qu’en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l’absence d’impérieux
motifs d’intérêt général, la cour d’appel a à tout le moins privé sa décision de base légale
au regard de l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales ensemble l’article 2 du Code civil ;
Mais attendu que si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions
rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable
consacrés par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs
d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges ; que cette règle générale
s’applique quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque
l’Etat n’est pas partie au procès ;
Attendu qu’il ne résulte ni des termes de la loi ni des travaux parlementaires que
le législateur ait entendu répondre à un impérieux motif d’intérêt général pour corriger l’interprétation juridictionnelle de l’article L. 145-38 du Code de commerce et
donner à cette loi nouvelle une portée rétroactive dans le but d’influer sur le dénouement des litiges en cours; que dès lors, la cour d’appel, peu important qu’elle ait qualifié la loi nouvelle d’interprétative, a décidé à bon droit d’en écarter l’application ;
que par ces motifs substitués à ceux de la décision attaquée, l’arrêt se trouve justifié;
Par ces motifs,
Rejette le pourvoi;
OBSERVATIONS
Un contrôle de conventionnalité
de la loi ouvert au particulier :
remède à un contrôle de constitutionnalité
qui lui est inaccessible ?
Introduction
a) Une loi mettant fin à une jurisprudence établie (elle-même
après controverse), peut-elle être appliquée à une instance en cours
à la date de sa promulgation sans contrevenir à l’exigence du procès
équitable de l’article 6 de la Convention européenne des droits de
l’homme qui dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par
un tribunal indépendant et impartial... »? A quelles conditions l’ar-
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ticle 6 peut-il être invoqué par la partie à ce litige à qui la loi « de
validation » est opposée ?
Par l’arrêt commenté, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation met un terme à une controverse portant sur l’application dans
le temps de l’article 26 la loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001
MURCEF qui avait pour objet de « mettre fin à une controverse
juridique de nature à nuire à la sécurité juridique des baux commerciaux ». A cette occasion, mettant fin à une divergence entre les
cours d’appel de Versailles, de Paris et de Caen, elle procède au
contrôle de conventionnalité avec l’article 6, 1 o de la Convention
européenne de la loi nouvelle appliquée à une procédure en cours
entre particuliers et juge que la loi nouvelle doit être laissée inappliquée, faute d’impérieux motifs d’intérêt général. Cette solution nouvelle a été immédiatement appliquée dans un arrêt de rejet du
même jour ( 1) consacrant ainsi le revirement.
b) Cette solution était annoncée. Le contrôle de conventionnalité
avec l’article 6 de la Convention européenne de la loi nouvelle appliquée rétroactivement à une instance en cours entre particuliers n’est
pas une première. En matière sociale, la Cour y a procédé relativement à l’article 29 de la loi du 19 janvier 2000 ( 2) qui remettait en
cause une jurisprudence favorable au salarié en matière d’heures
d’équivalence. Ainsi, l’arrêt de l’Assemblée plénière du 24 janvier
2003 Baudron c. Fédération des syndicats nationaux d’employeurs des
établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées ( 3),
se limite, sans vérifier la présence de l’Etat au litige, à constater « ...
qu’obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention du législateur destinée à aménager les effets d’une jurisprudence nouvelle de
nature à compromettre la pérennité du service public de la santé et de
la protection sociale auquel participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées ». L’Assemblée plénière revenait
(1) Pourvoi n o 02-18.188, arrêt n o 508, J.C.P., G, IV, 1.508 ; Bourdye c. Damotte ;
pourvoi n o 03-13-617 SCI le Bas Noyer c. Société Conforama France, D. 2004, Act.
Jur., p. 351, J.C.P. G., 2004, 81, p. 220; D., 2004, note P.Y. Gautier, à paraître en
avril 2004 ; obs. N. Molfessis, Les Echos, 10 février 2004, G.P., 20 février 2004, p. 5,
obs. Brault, B.R.D.A., 3/2000, p. 13 ; C.A. Caen, 17 avril 2003, A.J.D.A., 2003,
p. 585, obs. Schécroun ; C.A. Versailles, 6 février 2003, arrêt Castorama, D., 2003,
p. 720, note P.Y. Gautier, D., 2003, A.J., p. 832, obs. Rouquet ; A.J.D.I., 2003,
p. 157, obs. Blatter ; C.A. Paris, 7 février 2003 ;A.J.D.I., 2003, p. 187, obs. Blatter. Marque Billiau, « L’article L.145-38 du Code de commerce, dans sa rédaction
issue de l’article 26 de la loi MURCEF ne s’applique pas aux instances en cours »,
J.C.P., 2004, G., II, 10 030.
(2) Loi Aubry II.
(3) D., 2003, n o 7, IR p. 467, D., 2003, n o 25, p. 1648, note S. Paricard-Pioux.
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ainsi sur l’arrêt de la Chambre sociale ( 4) qui avait considéré la validation de la loi Aubry comme inapplicable aux procès intentés
avant le 1 er février 2000, faute d’avoir pu identifier un motif d’intérêt général justifiant cette rétroactivité et après avoir constaté que
l’Etat était partie au litige par un de ses démembrements ( 5).
La Cour a également procédé à ce contrôle dans le domaine du
crédit immobilier. Dans les arrêts du 29 avril 2003 ( 6) Entenial c.
Chrétien puis trois arrêts rendus le 9 juillet 2003 ( 7) portant sur l’application aux instances en cours de l’article 87-1 de la loi du 12 avril
1996 (article L. 312-8 nouveau du Code de la consommation) sur les
tableaux d’amortissement ( 8), la 1 re chambre civile de la Cour de
(4) Arrêt du 24 avril 2001, Association Etre enfant au Chesnay, Bull. civ. V,
n o 130 ; D., 2001, J., p. 2445, note J.-K. Adom; Dr. Soc., 2001, p. 723, observ. J.P. Lhernould ; R.F.D.A., 2001, p. 1055, observ. Frouin et Mathieu, R.J.S., juill.
2001, n o 866.
(5) Voy. B. Mathieu, « Une jurisprudence qui pêche par excès de timidité »,
R.F.D.A., 2000, p. 1201 ; R. Perrot, R.T.D.C., 2000 (3), p. 629; N. Molfessis,
R.T.D.C., 2000 (3), p. 670.
(6) Cass. civ. 1 re 29 avril 2003 Entenial c. Chrétien, pourvoi n o 00.20.062, Bull.
civ., n o 100, G.P., 8-9 août 2003, p. 14, D., 2003, n o 21, p. 1435.
(7) Dolléans c. UCB, CRCAM Centre France c. Epoux Sardin et UCB c. Epoux
Maynaud, G.P., 25 octobre 2003, p. 9 avec les conclusions J. Sainte-Rose ; Defresnois, 2003, art. 37810, obs. Savaux ; D., 2003, p. 1435, obs. Avena-Robert ; J.C.P.,
G., II, 10.016, p. 196, note X. Prétot.
(8) La saga du tableau d’amortissement, marquée par une loi adaptant l’article 312-8 du Code de la consommation pour éviter les nullités tirées de l’inobservation par les banques des formalités antérieurement prévues, loi elle-même validée par
le Conseil constitutionnel (décision du 9 avril 1996 ; D., 1998, som. 150, obs. Gaïa)
est marquée par trois étapes. 1. Les deux arrêts de la 1 ère chambre civile du 20 juin
2000, Lecarpentier c. Banque Royal Saint Georges et Crédit Lyonnais, constatent que
l’Etat n’est pas partie au litige, Bull. civ., I, n o 191 ; J.C.P., 2000, G, II, 10454, note
A. Gourio ; D., 2000, A.J., p. 341, obs. Rondey ; D., 2000, J., p. 699, note M.-L. Niboyet ; R.T.D.C., 2000, p. 670, note Molfessis, p. 676, obs. Libchaber, p. 933, obs.
Marguénaud ; R.F.D.A., 2000, p. 1199, concl. Sainte-Rose, note Mathieu ; Banque, octobre 2000, p. 72, note J.L. Guillot. 2. L’arrêt du 13 novembre 2002 identifie
un motif impérieux d’intérêt général, Bull. civ., I, n o 268 ; Contrats, conc., cons. 2003,
n o 78, obs. Raymond ; 3. L’arrêt du 29 avril 2003 (précité) statue dans le sens des
décisions antérieures mais sur base d’une motivation nouvelle, en cassant l’arrêt de
la Cour d’appel qui avait refusé l’application du texte aux instances en cours en ce
que cette application modifie une donnée fondamentale du litige au détriment d’une
des parties. La Cour de cassation retient laconiquement que la loi de validation obéit
à d’impérieux motifs d’intérêt général et ne retient que le risque de compromettre
la pérennité des activités bancaires. On comparera cette situation à celle de l’entrée
en vigueur de la loi du 25 juin 1999 selon laquelle, dans les rapports de la caution
et de l’établissement de crédit, les paiements du débiteur sont prioritairement
imputés sur le principal, entraînant l’obligation de la caution au paiement d’intérêts :
par trois arrêts de cassation, il est jugé que la loi nouvelle ne présente aucun carac→
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cassation a à nouveau examiné la compatibilité avec l’article 6 de
la Convention européenne de l’application immédiate d’une loi nouvelle à des instances en cours entre particuliers, mais a, à chaque
fois, identifié un motif d’intérêt général justifiant l’application
immédiate de cette loi.
c) Les arrêts commentés franchissent une nouvelle étape, puisque, pour la première fois dans des litiges entre particuliers, la Cour
de cassation juge que la loi nouvelle doit être laissée inappliquée,
son application immédiate n’étant pas justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général.
Autrement dit, la Cour de cassation opère un saut qualitatif
considérable : le contrôle de conventionnalité de l’article 6 de la
Convention européenne ne vise pas seulement l’hypothèse de l’Etat
partie au litige qui prend, en cours d’instance, une loi favorisant ses
intérêts. Elle vise toute procédure entre particuliers dans laquelle
une loi nouvelle vient interférer dans la prévision des parties. Ce
contrôle est substantiel et approfondi et peut conduire à laisser
inappliquée la loi nouvelle.
d) Ce contrôle a eu lieu dans une affaire portant sur les baux
commerciaux domaine d’équilibre traditionnel entre la liberté
contractuelle et le Statut réglementaire, entre la sécurité de la prévision des parties et les mécanismes obligatoires de l’ordre public.
En matière de révision des loyers des baux commerciaux, remettant
en cause une jurisprudence réaffirmée de la Cour de cassation permettant de fixer le loyer à la valeur locative dès lors que celle-ci se
trouve inférieure au prix du loyer contractuel ( 9), l’article 26 de la
←
tère interprétatif et qu’à défaut de disposition expresse elle ne s’applique pas aux
situations consommées avant son entrée en vigueur : Cass. Civ. 1 re, 18 mars 2003,
Bull. civ., I, n o 80 et n o 81, G.P., 10 juillet 2003, obs. Sainte-Rose et Cass. Com.,
29 avril 2003, D., 2003, p. 1435 note Avena-Robert ; B. Elie, « Observations sur
l’application dans le temps de l’article 114 de la loi du 25 juin 1999 relatif au défaut
d’information annuelle des cautions », Petites affiches du 17 octobre 2003.
(9) Voy. l’arrêt Privilèges du 24 janvier 1996, D., 1996, I.R., p. 46; J.C.P., 1998,
II, n o 10008, note Boccara; arrêt du 19 avril 2000, D., 2000, J., p. 453, note
M.L. Sainturat ; R.T.D. com., 2000, p. 856, note Monéger ; R.D.I., 2000, p. 402,
obs. Deruppé ; J.C.P., 2000, II, n o 10361, note Boccara, et les huit arrêts du 30 mai
2001, D., 2001, p. 2036, obs. Sainturat ; J. Monéger Loyers et copropriété juin 2001,
repères; J.C.P., 2001, II, 10561, concl. Weber, note F. Auque ; G.P., n o spécial,
Baux commerciaux, 8-9 août 2001, note J.-D. Barbier ; J.C.P., E., 2001, n o 41,
p. 1628, note J. Monéger ; J.C.P., 2001, II, 10561, concl. Weber ; Ann. Loyers,
2000-1975, concl. av. gén. Weber ; également : Cass. Com., 2 octobre 2001, D., 2001,
→
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loi n o 2001-1168 du 11 décembre 2001 MURCEF modifiant l’article L. 145-38 du Code de commerce a eu pour effet subreptice, sans
explicitation claire du Parlement, de permettre de fixer le loyer
révisé à la hausse ou à la baisse dans la limite de la variation de l’indice INSEE du coût de la construction, sauf à ce que soit rapportée
la preuve d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de
10 % de la valeur locative. Ainsi la référence à la valeur locative ne
vaut qu’à l’intérieur de la variation de l’indice, sauf déplafonnement ( 10). La jurisprudence Privilèges était ainsi brisée.
Dans un litige opposant Castorama à son bailleur sur la valeur
locative de locaux commerciaux faisant partie d’un centre commercial, la société locataire avait été déboutée en première instance de
sa demande de révision du loyer au motif que la variation de 10 %
des facteurs locaux de commercialité n’était ni établie, ni même
alléguée. En appel, la société bailleresse a invoqué l’applicabilité
immédiate de la loi MURCEF, interprétée comme loi interprétative,
←
2044, obs. Lienhard, R.T.D. Com., 2001, p. 635, obs. Monéger ; comp. Cass. 3 e civ.,
3 décembre 2003, Eurl Lemut/Belan : le juge doit, au besoin d’office, rechercher si le
loyer du bail renouvelé correspond à la valeur locative, Dictionnaire permanent droit
des affaires, Bulletin 608, 6957.
(10) Voy. sur cette problématique, notre article « Validation législative, imprévision contractuelle et principe de prééminence du droit », Petites Affiches, 10 et
11 octobre 2002, n os 203 et 204 ; « Le bricolage par la loi Murcef du statut des baux
commerciaux », J.C.P., G., 2002, n o 2, actualité, n o 18, p. 57, note Françoise Auque ;
« La loi Murcef et la révision du statut des baux commerciaux à droit constant »,
J.C.P., E., 2002, n o 4, actualité, n o 19, p. 146, note Joël Monéger ; « La modification
législative de l’article L 145-38 du Code de commerce par la loi n o 2001-1168 du
11 décembre 2001 (Loi MURCEF) [révision triennale du loyer] revêt un caractère
interprétatif et s’applique aux instances en cours », J.C.P., G., 2002, n o 12, 20 mars,
actualité, p. 537; « La loi Murcef et la révision du statut des baux commerciaux à
droit constant », J.C.P., notarial, 2002, n o 12, 22 mars, affaires, n o 1211, p. 480, note
Joël Monéger ; « Jurisprudence ‘Privilèges ’ et caractère interprétatif de la loi MURCEF », D. Aff., , 2002, n o 13, A.J., p. 1142; « Révision triennale du bail commercial »,
B.R.D.A., 2002, n o 6, 31 mars, § 9, p. 6 ; « La révision à la baisse du loyer commercial
est subordonnée à la modification matérielle des facteurs locaux de commercialité
ayant entraîné une variation de plus de 10 % de la valeur locative », J.C.P., E.,
2002, n os 16-17, 18 avril, jurisprudence, n o 678, p. 714, note Marie-Laurence Sainturat ; « Le loyer révisé ne peut être fixé à la valeur locative que si la preuve est rapportée d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant
entraîné par elle-même une variation de plus de10 % de la valeur locative », Droit et
Patrimoine, 2002, n o 424, p. 3 ; « Révision du loyer à la baisse et caractère interprétatif de la loi MURCEF », Revue Lamy droit des affaires, 2002, n o 50, jurisprudence,
n o 3193, p. 23, note Julie Haberer ; « Révision triennale du bail commercial », Bulletin pratique immobilier, 2002, n o 3, mai, § 222, p. 34.
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faisant ainsi valoir qu’un loyer supérieur à la valeur locative ne
pouvait être ramené à celle-ci qu’à la condition de rapporter la
preuve que les conditions de l’article L 145-38 étaient remplies.
Sans discuter le caractère interprétatif de la loi nouvelle, l’arrêt
de la cour d’appel de Versailles, rendu le 6 février 2003 ( 11) constate
que la loi du 11 décembre 2001 n’est pas applicable à la procédure
qui lui est soumise, faute d’avoir pu identifier un impérieux motif
d’intérêt général justifiant son application pour le passé :
Considérant que, contrairement à ce qui est prétendu par
l’intimée, cette loi n’a pas eu pour objet « d’éteindre une
controverse nuisible au droit et à l’intérêt du justiciable », puisque, dans un Etat de droit, une controverse de cette nature
s’éteint nécessairement d’elle-même lorsque la jurisprudence de
la juridiction suprême est bien fixée ;
Considérant qu’en réalité, la loi du 11 décembre 2001 n’a
répondu à aucun motif d’intérêt général, mais votée à l’instigation des bailleurs, elle n’a pas eu d’autre objet que de mettre
un terme à une jurisprudence qui déplaisait à ceux-ci, ainsi que
cela a été reconnu au cours des débats parlementaires où l’on
a pu entendre que le texte était « le fruit d’une discussion assez
longue entre le Gouvernement et les bailleurs », ou encore le
rapporteur de la commission des Finances du Sénat rappeler
que « n’ayant que pour objet de revenir sur la jurisprudence de
la Cour de cassation, le nouveau dispositif proposé par l’Assemblée nationale a le mérite de répondre en partie aux préoccupations relatives à la sécurité juridique des contrats d’immobilier
commercial, auxquelles votre commission aurait souhaité
répondre » ;
Considérant que dès lors, l’application immédiate de la loi du
11 décembre 2001 heurterait sur plusieurs plans le principe
d’équité indispensable au bon déroulement des procès, sans que
des motifs impérieux d’intérêt général le justifient ;
Que tout d’abord, elle créerait une discrimination entre des
plaideurs dont les affaires se présenteraient en des termes identiques devant une même juridiction mais qui seraient malgré
(11) D., 2003, 720, note P.-Y. Gautier ; G., Loyers et Copropriété, 2003, p. 15 obs.
Ph. B. ; Ch. Clément, « Le recours au droit européen pour refuser l’application immédiate aux instances en cours de la loi MURCEF, Rev. Loyers, 2003, p. 227. Contra :
Cour de Paris, 7 février 2003, G.P., 13-14 juin 2003, p. 41 et Cour de Caen, 17 avril
2003, Loyers et copropriété, juillet-août 2003, p. 14.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
469
tout jugés différemment selon que les hasards de l’audiencement feraient que les uns obtiendraient une décision définitive
avant la promulgation de la loi et les autres non ;
Qu’ensuite, en dehors de tout revirement de jurisprudence, le
plaideur se verrait priver d’une victoire qui ne faisait guère de
doute en début de procédure, aux seuls motifs qu’un tiers au
procès, fût-il le législateur, en aurait souverainement décidé
ainsi et que son affaire aurait été examinée trop tard par la
juridiction ;
Qu’enfin, l’application immédiate de la loi MURCEF mettrait à mal le nécessaire principe de sécurité juridique au respect duquel les parties ont droit lorsqu’elles contractent, engagent une action en justice ou exercent une voie de recours. »
Décidant que la loi n o 2001-1168 était inapplicable, la cour d’appel a fait application des articles L 145-33 et L 145-38, alinéa 3,
dans leur rédaction antérieure au 11 décembre 2001 et a jugé que
le loyer ne pouvait excéder la valeur locative.
C’est contre cette décision que le propriétaire des locaux s’est
pourvu en cassation en invoquant, dans un moyen unique, le caractère interprétatif de la loi nouvelle, l’impossibilité pour les particuliers d’invoquer directement l’ingérence du pouvoir législatif dans
l’administration de la justice et l’existence d’impérieux motifs d’intérêt général justifiant l’intervention du législateur.
I. La mise en œuvre du contrôle de conventionnalité des
lois de validation
Au sein d’une jurisprudence déjà riche se fondant sur l’article 55
de la Constitution pour laisser inappliqué le droit interne au nom de
l’application directe de la Convention européenne ( 12), l’arrêt commenté apporte une contribution décisive.
(12) Voy., outre les arrêts déjà cités, notamment, Cass. soc., 8 juin 2000, Clinique
Ambroise Paré c. CPAM du Haut Vivarais, Bull. civ., V, n o 225 ; Cass. Ass. Plén.,
24 janvier 2003, Mme X. c. Association Promotion des handicapés dans le Loiret, Bull.
Ass. plén., n o 3 ; Dr. Soc., 2003, p. 373, rapp. J. Merlin et p. 430, obs. Prétot ; Cass.
ass. plén., 24 janvier 2003, Baudron, précité ; arrêt du Conseil d’Etat du 28 juillet
2000, Tête, A.J.D.A., 2000, p. 854, chron. M. Guyomar et P. Collin ; R.F.D. adm.,
2001, p. 1262, chron. L. Sermet et J. Andriantsimbazovina ; arrêt du Conseil
d’Etat du 11 juillet 2001, Préaud, R.F.D. adm., 2001, p. 1047, concl. C. Bergeal ;
Avis, Ass. du Conseil d’Etat du 6 décembre 2002, Draon, J.C.P., 2003, G, 1104, note
Chavrier; A.J.D.A., 2003, p. 283, chron. D. Casas et A. Donnat.
470
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
A. La qualification formelle de la loi est indifférente
On sait que la Cour de cassation s’est prononcée — à plusieurs
reprises — en faveur du caractère interprétatif de la loi MURCEF ( 13). Par les arrêts du 27 février 2002 ( 14), la troisième chambre
civile a jugé que
« en complétant le troisième alinéa de l’article L 145-38 du
Code de commerce par les mots ‘ par dérogation aux dispositions de l’article L 145-33 et ’, le législateur, sans rien innover,
n’a fait que préciser par une référence expresse à l’article L 145-33 du Code de commerce, le caractère dérogatoire de
cet alinéa qui donnait lieu à un abondant contentieux, d’où il
suit que ce texte, étant interprétatif, est applicable aux instances en cours à la date de la publication de la loi n o 20011168 du 11 décembre 2001 ».
La Cour de cassation a, depuis, par quatre arrêts des 18 février
2003 et 1 er avril 2003 ( 15), confirmé le caractère interprétatif de la
loi MURCEF et a appliqué aux instances en cours (y compris
devant la Cour de cassation) l’article 26 de la loi. Dans l’arrêt du
7 février 2003, cité note 1, la cour d’appel de Paris a repris les
motifs des arrêts de la troisième chambre du 27 février 2002. Saisie
pour avis sur la base de l’article 1031-1 du NCPC, la Cour de cassation a répondu :
« Attendu que la troisième chambre civile de la Cour de cassation a, par arrêt du 27 février 2002, jugé que l’article 26 de
la loi du 11 décembre 2001 était interprétatif et partant applicable aux instances en cours à la date de la publication de cette
loi, dit n’y avoir lieu à avis. »
Finalement la Cour de cassation, sans revenir sur le ‘sans rien
innover ’ des arrêts du 27 février 2003, approuve la cour d’appel de
Versailles qui, sans discuter du caractère interprétatif ou non de la
loi MURCEF, relève que « cette dérogation au principe d’absence d’effet rétroactif des lois suppose que la loi interprétative soit conforme à
des normes qui lui sont supérieures, et, dans le cas présent, à la
(13) Sur la notion de loi interprétative, voy. N. Molfessis, R.T.D.C., juillet/septembre 2002, p. 599 citant Roubier : « La loi d’interprétation ne fait pas partie de
la législation mais de la jurisprudence ».
(14) Bull. civ., III, n o 53, p. 46; D., 2002, A.J., p. 1142, obs. Y. Rouquet ; R.T.D.
civ., 2002, p. 599, obs. N. Molfessis et p. 507, obs. J. Mestre et B. Fages ; R.T.D.
com., 2002, p. 269, note J. Monéger.
(15) A.J.D.I., juin 2003, p. 412.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
471
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. »
B. La Cour de cassation reconnaît pleinement l’effet horizontal de
l’article 6 Convention européenne (après une longue controverse sur ce
point)
Là aussi cette évolution est annoncée par la jurisprudence rendue
sur base de l’article 8 de la Convention européenne et par l’arrêt du
29 avril 2003 sur les tableaux d’amortissement (l’Etat n’est pas partie et il n’est pas nécessaire que l’application immédiate de la loi
nouvelle aux instances en cours modifie une donnée fondamentale
du litige au détriment d’une des parties : on est bien au-delà de la
seule exigence du procès équitable).
La Cour de cassation n’aborde pas la question de l’effet horizontal de la Convention : elle admet pouvoir examiner la compatibilité
de l’article 87-1 de la loi du 12 avril 1996 avec l’article 6 de la
Convention européenne alors même que la première est invoquée
dans un litige entre particuliers, l’Etat n’étant pas partie au litige.
Il ressort clairement, tant de l’arrêt Baudron du 24 janvier 2003
que de l’arrêt Entenial du 29 avril 2003 ou de l’arrêt commenté que
le principe d’incompatibilité des lois de validation avec l’article 6 de
la Convention européenne — invocable dans des litiges entre particuliers — ne peut être tenu en échec que par la reconnaissance d’un
motif impérieux d’intérêt général.
Cette application « horizontale » de l’article 6 de la Convention
fait suite à d’autres décisions de la Cour concernant d’autres dispositions de la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme
a examiné la compatibilité avec le Protocole n o 1 à la Convention ( 16) d’une mesure d’ingérence étatique applicable à des contrats
conclus entre particuliers ( 17). Un tel contrôle doit s’exercer de plus
fort lorsque la norme conventionnelle affectée est au tout premier
rang des valeurs défendues par la Convention, tel le procès équitable
ou la prééminence du droit.
Dans son arrêt du 6 mars 1996, Mel Yedeï, saisie de la clause d’un
contrat de bail qui limitait la possibilité pour le preneur d’héberger
ses proches, la Cour de cassation a considéré que les clauses d’un
bail d’habitation ne peuvent, en vertu de l’article 8, 1 o de la
(16) Sur la sauvegarde du droit de propriété.
(17) Arrêt du 19 décembre 1989, Mellacher, § 51, note L. Sermet, G.P., 1991. I,
142.
472
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
Convention européenne sur la liberté de vie privée et de domicile,
avoir pour effet de restreindre la possibilité pour le preneur d’héberger les personnes de son choix ( 18).
Dans le même sens, la chambre sociale a également cassé au visa
de l’article 8 Convention européenne, dans un arrêt Spileers du
12 janvier 1999, un arrêt validant un licenciement prononcé sur un
changement de résidence du salarié alors pourtant qu’une clause de
mobilité-résidence était insérée dans le contrat de cet ingénieur
chargé de la sécurité d’une entreprise ( 19). Commentant ces arrêts,
J.-P. Marguénaud observait que
« Désormais l’Etat doit assumer la responsabilité internationale de faire respecter la Convention européenne dans les relations interindividuelles. Cette diffusion de la Convention européenne dans les relations de particuliers à particuliers est désignée sous l’appellation approximative d’effet horizontal. Même
si elle reste encore peu connue, je n’hésiterai pas à dire qu’elle
représente une des deux ou trois mutations les plus ‘ fécondes
en conséquences ’ que le droit privé ait subi au cours de ce
quart de siècle finissant » ( 20).
C. Les conditions posées par la Convention européenne concernant
le contrôle de conventionnalité des lois de validation
Dans un attendu fondateur, la Cour européenne fait de l’existence
de motifs impérieux d’intérêt général la condition de la conformité
des lois de validation à l’exigence d’un procès équitable de l’article 6
de la Convention européenne. Elle l’a rappelé dans l’arrêt du
28 octobre 1999, Zielinski, Pradal et autres :
« ... si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de
réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à
portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le
principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux
motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans
(18) Cass. civ. 3 e, 6 mars 1996, J.C.P., 1997, II, 22764, note Nguyen van Tong ;
J.C.P., 1996, I, 3958, obs. Jamin ; D., 1997, 167, obs. Lamy, R.T.D.C., 1996, 580,
obs. J. Hauser et 1024, obs. J.-P. Marguénaud.
(19) Cass. soc., 12 janvier 1999, Spileers, D., 1999, 645, note Marguénaud et
Mouly, R.T.D.C., 1999, 395, obs. Mestre, R.T.D.C., 1999, 358, obs. Hauser.
(20) La Convention européenne des droits de l’homme et le notariat, Defrénois,
1999, art. 37076, point 1-B.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
473
l’administration de la justice, dans le but d’influer sur le
dénouement judiciaire du litige. ( 21)... »
On est, à première vue, en plein paradoxe : comme le relevaient
MM. Frouin et Mathieu dans leurs observations sous l’arrêt de la
chambre sociale du 25 avril 2001 ( 22) :
« ... le législateur, par hypothèse, est censé poursuivre en
toute circonstance un but d’intérêt général et sa qualité d’élu
du peuple l’en porte garant. Comment dans ces conditions un
juge, chargé de l’application de la loi et qui n’est pas juge de
sa validité, pourrait-il substituer sa propre appréciation de l’intérêt général à celle du législateur, au surplus un juge de cassation qui n’a pas à prendre en considération des éléments de
fait ? »
L’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice suppose un motif impérieux d’intérêt général propre. Quel est
ce motif propre à justifier une loi de validation rétroactive ?
La jurisprudence de la Cour européenne est, à cet égard, riche
d’enseignements. La prévention de l’effet d’aubaine constitue une
telle justification, comme la Cour européenne l’a rappelé dans son
arrêt du 23 octobre 1997, National et provincial Building Society c.
le Royaume-Uni ( 23)
« ... un intérêt général évident et impérieux commande de
veiller à ce que les organismes privés ne bénéficient pas d’une
manne... et ne privent pas le fisc de recettes pour de simples
failles dues à l’inadvertance de la législation fiscale ».
La Cour européenne ne reconnaît pas la pertinence d’un motif
d’intérêt général purement économique ( 24) :
(21) Arrêt de la Cour européenne du 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal et autres,
§ 57, D., 2000, somm. p. 184, obs. N. Fricero ; R.T.D. civ., 2000, p. 436, obs. J.P. Marguénaud et 629 obs. R. Perrot ; J.C.P., G., 2000, I, 203, obs. F. Sudre ;
A.J.D.A., 2000, p. 533, chron. J.-F. Flauss ; R.F.D.A., 2000, p. 1254, obs. S. Bolle.
Voy. également Anne Debet, « L’influence de la Convention européenne des droits
de l’homme sur le droit civil », Dalloz, 2002, n os 189 et s.
(22) Précité, note 4.
(23) Rec. C.E.D.H., 1997, p. 2325 ; J.C.P., G., 1998 I, n o 107, chron. Sudre ;
R.F.D. adm., 1998, p. 990, note Sermet.
(24) Arrêt Zielinski précité ; à la différence de la Cour de justice des Communautés
européennes pour laquelle des considérations impérieuses de sécurité juridique peuvent être tirées de la remise en cause rétroactive du système de financement local
des DOM français et s’opposer à la remise en cause de rapports juridiques passés :
→
474
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
« le risque financier dénoncé par le Gouvernement et expressément relevé par le Conseil constitutionnel pour motiver sa
décision ne saurait permettre en soi que le législateur se substitue tant aux parties à la convention collective qu’aux juges
pour régler le litige ».
De même, la Cour européenne n’a jamais admis qu’une loi de validation pouvait être justifiée par la nécessité de mettre fin à des
divergences de jurisprudence :
« De telles divergences constituent par nature la conséquence
inhérente à tout système judiciaire qui, à l’instar du modèle
français, repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant
autorité sur leur ressort territorial. Le rôle de la Cour de cassation étant précisément de régler les contradictions de jurisprudence, on ne saurait préjuger de ce qu’aurait été sa décision, en
présence de cette contrariété de jugement, sans l’intervention
de la loi litigieuse » ( 25).
Dès lors, la cour d’appel ne pouvait que relever le caractère inapproprié de la justification de cette rétroactivité donnée par le législateur qui la justifiait notamment par la nécessité de mettre fin à
une controverse juridique de nature à nuire à la sécurité juridique
des baux commerciaux : « Dans un Etat de droit, une controverse
de cette nature s’éteint nécessairement d’elle-même lorsque la jurisprudence de la juridiction suprême est bien fixée ».
Mais le monopole de la Cour de cassation n’explique pas tout.
Bien au-delà du principe de séparation des pouvoirs (c’est au juge
suprême et non au législateur de garantir l’unité de la jurisprudence
et la sécurité juridique qui en résulte), le débat se déplace sur le terrain de la qualité du droit : les règles applicables en cours de
procès ne sont plus celles envisagées par les parties au
moment des faits ou actes à juger. Ces règles ont été modifiées en dehors d’elles ( 26), et cette modification est incompatible avec le principe de prééminence du droit, à savoir que
l’on ne doit imposer aux parties en cours de procédure un
←
C.J.C.E., 16 juillet 1992, aff. C-163/90, Adm. Douanes/Legros (sur l’octroi de mer),
Rec., p. 4625.
(25) § 59 de l’arrêt Zielinski.
(26) Puisque l’Etat n’est pas partie au litige.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
475
droit de qualité moindre que celui en vigueur au moment des
faits ou des actes à juger ( 27).
La qualité moindre doit être présumée lorsque l’application
immédiate de la loi nouvelle n’est pas justifiée par un motif impérieux d’intérêt général.
Dans un arrêt du 22 janvier 2004, Jahn et autres c. l’Allemagne,
la Cour européenne a dit que « la prééminence du droit, l’un des
principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion
inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (nous soulignons) » (§ 71) ( 28).
C’est ainsi que, sans se restreindre aux principes de sécurité juridique et de certitude du droit, le débat se déplace sur le terrain de
la qualité du droit.
Si, au nom de la prééminence du droit, le législateur pouvait
imposer aux parties un droit de qualité supérieure (c’est-à-dire un
droit dont la supériorité sur le droit existant est telle qu’elle transcende le défaut intrinsèque de la loi nouvelle, à savoir précisément
son pouvoir perturbateur d’une situation qui lui préexiste), encore
faut-il que cette supériorité soit démontrée ( 29). Une prééminence du
droit nouveau serait a priori incertaine dans la mesure où ce droit
créé un effet de surprise et agit comme une ingérence du législateur
dans un litige en cours. Il n’y a pas, de ce point de vue et même
si le droit des gens perçoit spontanément plus d’iniquité et de motif
d’inquiétude dans la rétroactivité de la loi pénale, de différence de
nature selon que la situation sous examen est de nature contractuelle ou non contractuelle dès lors que serait en jeu, comme critère
principal, le caractère spécialement imprévisible du changement
dans les règles du jeu ( 30).
(27) A cet égard, on peut considérer que la limitation de la rétroactivité de la loi
nouvelle aux instances en force de chose jugée, limitation fondée sur le principe de
séparation des pouvoirs est sans intérêt dans le raisonnement qui, fondé sur l’unité
ou la cohérence du droit, en recherche d’abord la qualité.
(28) Voy. P. Wachsmann, « La prééminence du droit dans la jurisprudence de la
C.E.D.H. », in Recueil à la mémoire de J. Schwob, Bruylant, 1997, p. 241.
(29) Ce qui imposera un devoir de motivation suffisante au demeurant conforme
à l’exigence d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi — ou du droit, laquelle constitue une vérification habituelle dans la démarche du Conseil constitutionnel français,
par exemple, décision du 24 juillet 2003, n o 2003-475 DC.
(30) En matière sociale, il y a des revirements apparents qui, en droit, n’en sont
pas puisque opère le principe fondamental du droit de travail selon lequel le critère
de la norme la plus favorable l’emporte sur la hiérarchie formelle des normes notam→
476
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
La supériorité de la loi nouvelle sur l’état antérieur du droit peut
être évidente : ainsi le droit à un procès équitable n’est pas violé par
une validation législative rétroactive intervenant en cours d’instance qui a pour effet d’effacer un vice de procédure en matière
d’approbation de la révision d’un plan d’occupation des sols, dès
lors qu’il s’agit d’assurer la sauvegarde des objectifs de la planification urbanistique dans certaines agglomérations importantes et de
prévenir toute insécurité juridique de nature à compromettre l’application normale des règles du plan ( 31). On voit aisément que la
qualité du droit se trouve renforcée par la loi nouvelle dont l’application immédiate est légitimée par sa supériorité sur le droit antérieur et qui profite in fine à tous ( 32).
A l’inverse, ce n’est pas pour autant que le contrôle de conventionnalité est sans limites. S’il y a une capacité de la Convention à
déterminer la règle qu’il faut faire prévaloir, cette capacité n’est pas
infinie : on l’a vu dans l’arrêt du 29 avril 2002 Diane Pretty par
lequel la Cour européenne a refusé à une courte majorité le suicide
assisté ou encore dans l’arrêt Goodwin rendu le 11 juillet 2002 où la
Cour s’est ralliée à une approche évolutive en matière de trans-
←
ment : Cass. Ass. plénière, 7 mars 1997, Bull., info Cass., n o 450, p. 3, concl. Chauvry; J.C.P., 1997, II, 22863, note Poerchon. Et c’est à l’office du juge que revient
de désigner, dans chaque cas, la norme applicable : Soc., 17 juillet 1996, Dr. Soc.,
p. 1049, concl. Lyon Caen, note Savatier ; Radé, « L’office du juge et l’acte réglementaire illégal : pour en finir avec une certaine hypocrisie », Dr. Soc., 2003, p. 460 ;
à propos de la clause d’option d’une convention collective voy. aussi : Soc.,
26 novembre 2002 et P.H. Antonmattei, « La censure juridictionnelle de la clause
d’option contenue dans une convention collective », Dr. Soc., 2000, p. 183 ; également
B. Mathieu, « La position constitutionnelle de la liberté contractuelle en matière de
droit du travail », obs. sur la décision du Conseil constitutionnel n o 2002-465 DC du
13 janvier 2003, D., 2003, chron. p. 638; plus généralement : Cons. const.,
27 décembre 2002, n o 2002-464 DC, où l’on peut lire « qu’il appartenait au législateur
de ne pas porter une atteinte excessive à l’économie de contrats antérieurement
conclu » (observation faite) « qu’à cet égard, la date prévue par le législateur pour
l’entrée en application de cette mesure [la prime complémentaire au prêt épargnelogement] ne créé pas de différence de traitement contraire à la Constitution ».
(31) Voy. C.A.A. Lyon, 14 mars 2002, Communauté urbaine de Lyon, Revue Procédures, avril 2002, n o 80, p. 14.
(32) On pourrait en dire autant de la qualité du droit issu du procès, c’est-à-dire
aussi de la qualité du procès : voy., au visa de l’article 6, Cour eur. dr. h., l’obligation
faite au juge de se prononcer sur la note en délibéré : Cour eur. dr. h., 21 mars 2002,
APBP c. France et Immeuble groupe Kosser c. France ; C.E., 12 juillet 2002,
A.J.D.A., 2003, p. 1358 ; R.F.D.A., 2003, p. 307, concl. Piveteau ; Petites affiches,
12 juillet 2003, note B. Fischer ; E. Gherandi, « La note en délibéré dans le contentieux administratif », A.J.D.A., 2003, p. 2243.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
477
sexualisme ( 33) ou encore d’adoption d’enfant par un couple homosexuel ( 34) ou encore de recherche de filiation sous X ( 35) et où la
division des juges qui s’expriment par des opinions opposées mais
d’égale persuasion montre les limites de la Convention à traiter certaines questions qui relèvent davantage d’un choix éthique controversé que de l’application d’un principe de droit unanimement
admis, respecté et encouragé.
Ce qui ne veut pas dire qu’à l’avenir la Convention ne sera pas
en mesure de traiter et d’apporter une solution largement prévisible,
largement admise et donc largement acceptée voire attendue. Qui
eut cru en 1949 que la Convention européenne réglerait des questions comme celle des droits de l’enfant adultérin ( 36) ?
Le caractère flexible, adaptable de la Convention participe de la
qualité du droit. Compter avec le principe de prééminence du droit
ne consiste pas seulement à déterminer ce que les justiciables ont pu
raisonnablement prévoir mais consiste à reconnaître dans tout
litige, ce qui doit être tenu pour juste ou équitable en droit. Dans
un précédent article ( 37), nous avions souligné combien le principe
de la prééminence du droit doit nous inviter à une révision majeure
de nos réflexes ; davantage que l’autorité formelle de la norme ( 38),
ce sont ses qualités intrinsèques, tenant essentiellement à ses caractères de prévisibilité ( 39), de légitimité et de proportionnalité. C’est
cette qualité du droit qui permet de l’appliquer rétroactivement
tout autant que prospectivement sans susciter de réserves.
(33) D., 2003, com., p. 2032, obs. A.S. Chavent-Leclère ; D., 2003, som., p. 525,
obs. Corneliu Birsan.
(34) Cour eur. dr. h., 26 février 2002, Fretté c. France, J.C.P., 2002, G., I, 885,
note A. Gouttenoire.
(35) Cour eur. dr. h., 13 février 2003, aff. Odièvre c. France, J.C.P., G., I, 114 :
B. Mallet-Bricourt, « Droit d’accès aux origines personnelles : l’embarras de la
Cour européenne des droits de l’homme », D., 2003, p. 1240, Verdier, « La loi du
22 janvier 2002 constitue-t-elle une avancée pour le droit à la connaissance de ses origines », Famille, 2003, 92 ; Granet, « Confidentialité, secret ou anonymat autour
d’une naissance : de quelques aspects des droits européens », eodem loc; comp.
A. Cheynet de Beaupré, « Vivre et laisser mourir », D., 2004, chron., p. 2980.
(36) Cour eur. dr. h., 1 er février 2000, J.D.I., 2001, I, 230 note P.T.
(37) « Validation législative, imprévision contractuelle et principe de prééminence
du droit », Petites affiches, 2002, n os 203 et 204.
(38) Loi ou droit, y compris jurisprudentiel.
(39) Clarté, précision, accessibilité.
478
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
D. La vision du motif impérieux par la Cour de cassation
Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation identifie un impérieux
motif d’intérêt général. Elle reçoit les principes et la terminologie de
la Cour européenne, qui fait de l’existence de tels motifs la condition
de la conventionnalité des lois de validation :
« ... si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de
réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à
portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le
principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux
motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans
l’administration de la justice, dans le but d’influer sur le
dénouement judiciaire du litige ( 40)... ».
Sur le contrôle de conventionnalité de la loi du 19 janvier 2000
Aubry II, en moins de deux ans, la Cour de cassation a d’abord jugé
l’article 29 de la loi Aubry II incompatible avec l’article 6 Convention européenne puis l’a reconnu compatible.
Dans son arrêt du 24 avril 2001, la chambre sociale de la Cour de
cassation avait constaté qu’aucun motif impérieux susceptible de
justifier une atteinte au principe de non-ingérence de l’article 6 ne
pouvait être identifié ( 41). L’application aux instances en cours
d’une loi remettant en cause au profit de l’Etat employeur une
jurisprudence favorable au salarié en matière d’heures d’équivalence
n’est pas justifiée par un motif d’intérêt général.
Par l’arrêt d’Assemblée plénière Baudron du 24 janvier 2003 ( 42),
cette jurisprudence est renversée, puis le revirement est
confirmé ( 43). La Cour de cassation ne prend plus soin de constater
que l’association employeur était chargée d’une mission de service
public et se trouvait placée sous le contrôle d’une autorité publique
qui en assure le financement par le paiement d’un prix de journée,
ce dont aurait pu directement résulter une ingérence de l’Etat faisant modifier la loi pour influencer un litige en cours. Contrairement
(40) Arrêt du 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal et autres, § 57, précité, note 21.
(41) Cass. soc., 24 avril 2001, Etre enfant au Chesnay c. Terki, précité, note 4.
(42) D., 2003, I.R., pp. 66 et 467 ; D., 2003, n o 25, note S. Paricard-Pioux ;
B. Mathieu, « Remarques sur le conflit de légitimité entre le juge et le législateur
dans la détermination de l’intérêt général et la protection de la sécurité juridique,
à propos de la décision de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 24 janvier
2003 », R.F.D.A., 2003, p. 470.
(43) Cass. Soc., 18 mars 2003, D., 2003, I.R., 1482.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
479
à la chambre sociale, l’Assemblée plénière identifie un motif d’intérêt général. L’Assemblée plénière se limite à constater que
« ... obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention du législateur destinée à aménager les effets d’une jurisprudence nouvelle de nature à compromettre la pérennité du
service public de la santé et de la protection sociale auquel participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées ».
Pour l’arrêt de la Cour de cassation du 24 janvier 2003, l’article 6 de la Convention européenne est inapplicable parce qu’il
n’y a pas d’ingérence de l’Etat et que la qualité du droit — selon
le standard de qualité de la Convention — n’est pas affecté par
la loi nouvelle. Celle-ci a pour effet de rendre possible la perpétuation des rapports contractuels existants entre les parties, ou, si
l’on préfère, est une assurance contre leur désintégration puisqu’elle a précisément pour objet de rendre possible l’activité des
établissements accueillant les handicapés par une adaptation de la
rémunération de leur personnel de nuit, à savoir la pérennité du
service public.
En visant la pérennité du service public de la santé et de la protection sociale, la Cour de cassation s’est ainsi démarquée des justifications d’ordre financier telles qu’elles résultaient des travaux préparatoires de la loi Aubry II, cités par l’avocat général Kehrig dans
ses conclusions précitées sur l’affaire Etre enfant au Chesnay, où l’on
peut lire que l’article 29 a été proposé suite « aux craintes du milieu
associatif » faisant valoir que « si des actions étaient intentées par
tous ceux dont les rémunérations pourraient être remises en cause,
cela représenterait des sommes considérables, évaluées par Syndicat
national des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales à quatre milliards de francs » ( 44).
Or, on sait que l’objectif d’éviter une dépense publique supplémentaire ne constitue pas en soi un motif d’intérêt général permettant de déclarer une loi de validation compatible avec la Conven-
(44) Comp. CJCE, 9 septembre 2003, Aff. C-151/02, Landeshauptstadt Kiel et
N. Jaeger dans laquelle la question de l’organisation de la récupération des heures de
garde sur place est appréciée en considération des impératifs de santé et sécurité des
travailleurs.
480
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
tion ( 45). Selon S. Bolle ( 46), la Cour européenne n’a jamais admis à
ce jour la conventionnalité d’une loi de validation visant à éviter
une dépense publique supplémentaire.
En revanche, une validation législative n’est pas jugée contraire
à l’article 6 de la Convention européenne lorsque la loi ( 47) valide
une réglementation antérieure conforme au droit communautaire.
On est alors en présence d’un motif sans aspect financier : la mise
en conformité d’une loi avec une norme supranationale relève
comme telle des motifs impérieux d’intérêt général ( 48) :
« ... les juges du fond ont pu, sans violer ce texte [article 6-1],
faire application d’une loi nouvelle rétroactive entrée en
vigueur au cours de l’instance, dès lors qu’elle n’avait pour
objet que de valider une réglementation antérieure conforme au
droit communautaire ».
Compte tenu de cette analyse, que valent les motifs impérieux
d’intérêt général identifiés par la Cour de cassation dans le contentieux des tableaux d’amortissement ?
Identifiant des motifs d’ordre financier ou parafinancier pour justifier des exceptions au principe de non-conformité des lois de validation avec l’article 6, 1 o de la Convention européenne, l’Assemblée
plénière court le risque de ne pas satisfaire au standard posé par la
Cour européenne.
Nul doute que, dans l’arrêt du 29 avril 2003 concernant les
tableaux d’amortissement, la Cour de cassation aurait pu relever —
afin de caractériser le motif impérieux justifiant la rétroactivité —
que l’intervention législative avait prévu les désordres inhérents,
non pas à la survenance d’une solution qui, comme l’indiquait le
Conseil constitutionnel, aurait créé un possible ébranlement du sys(45) Pour le « resserrement » récent du contrôle constitutionnel des lois de validation sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne : Mathieu, « De quelques exemples récents de l’influence des droits européens sur le juge constitutionnel
français », D., 2002, chron., p. 1439; Cons. const., 7 février 2002, 458, D.C., D., 2003,
som., 1069 à propos de la validation de la loi de perception de contribution foncière
en Polynésie française.
(46) « L’inconventionnalité d’une validation législative conforme à la Constitution : l’arrêt Zielinski », R.F.D.A., 2000, p. 1254.
(47) Article 35 de la loi de Finances rectificative n o 93-859 du 22 juin 1993 déclarant conférer rétroactivement valeur législative aux circulaires du ministre de l’Equipement déterminant le mode de calcul de la puissance fiscale des véhicules pour fixer
l’assiette de la taxe différentielle sur les automobiles.
(48) Cass., ass. plén., 14 juin 1996, Bull. civ., n o 5, p. 9 ; D., 1996, I.R., p. 173 ;
J.C.P., 1996, II, n o 22692, concl. Y. Monnet.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
481
tème bancaire national, mais à l’incertitude sur la portée et le
sens de la loi, atteignant en cela à l’intelligibilité du droit, ce
qui est un caractère général de la prééminence du droit ( 49).
Il résulte clairement de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 23 janvier 2004 que l’un des facteurs clés pour pouvoir retenir l’existence
d’un motif impérieux d’intérêt général est le facteur temps — voy.
le rapport du conseiller rapporteur, p. 27 : la loi qui combat la
jurisprudence doit être prompte ( 50). Or le législateur n’a pas
réagi lorsque l’arrêt Privilèges a été rendu le 24 janvier 1996 ( 51). Ce
n’est que cinq ans plus tard, alors que la jurisprudence est fixée que
le législateur intervient. Citons en contrepoint, dans un tout autre
domaine, les arrêts Perruche ( 52) et la loi prise pour en annihiler les
effets ( 53).
(49) Frison-Roche et Baranes, « Le principe constitutionnel de l’accessibilité et
de l’intelligence de la Loi », D., 2000, chron., p. 361 ; Lasserre Kiesow, « La compréhensibilité des lois à l’aube du XXI e siècle », D., 2002, chron., p. 1157 ; Malaurie,
« La convention européenne et le droit civil Français », J.C.P., 2002, G, 143, §§ 13 et
14 ; notre article précité, §§ 31 et 32.
(50) Le Conseil constitutionnel a déjà dit que l’intervention des modifications
législatives rapprochées dans le temps ne constitue pas, en elle-même, une atteinte
à la clarté et l’intelligibilité de la loi : décision 455-DC du 27 décembre 2002, J.C.P.,
G, I, 115, note Mathieu et Verpeaux.
(51) La loi MURCEF, dans le domaine bancaire où elle intervient en matière de
rémunération de comptes, a donné également lieu à des « stop and go » successifs, suspendant ses dispositions à l’entrée en vigueur d’une charte régissant les tarifs bancaires : Leguevaques et Sala, « Que reste-t-il de la Loi MURCEF un an après : la
relation banque-client en question », Petites affiches, n o 44 du 3 mars 2003.
(52) Arrêt du 17 novembre 2000, D., 2001, J., p. 332, concl. Sainte Rose et notes
D. Mazeaud et P. Jourdain ; M. Gobert, « La Cour de cassation méritait-elle le
pilori? (à propos de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 17 novembre 2000) », Petites
affiches, n o 245 du 8 décembre 2000, p. 4 ; « Perruche et autres. La Cour de cassation
entre mystère et mystification », A. Sériaux, D., 2002, doctr., p. 1996, confirmé par
trois arrêts de l’Assemblée plénière du 13 juillet 2001 et deux arrêts du 28 novembre
2001, D., 2001, I.R., p. 3588.
(53) Loi du 4 mars 2002 ; voy. in Etudes offertes à Jacques Normand : Justice et
Droits fondamentaux, 2003, article de Monique Bandrac, « Perruche et le Père Ubu »,
observations sur le déni d’action par la loi ; M.E. Boursier, « La revanche de la jurisprudence Perruche ou l’inconventionnalité de la loi anti-Perruche », Petites affiches,
2002, n o 108 ; sur l’entrée en vigueur de la Loi du 4 mars 2002 : C.E., Ass. Avis du
6 décembre 2002, G.P., 2002 du 12 décembre 2002 ; Avis de la Cour de cassation du
22 novembre 2002, Bull. Inf., Cass., 2002, p. 91 ; P. Malaurie, « L’handicap de l’enfant : un droit désemparé », J.C.P., G, I, 110 ; J. Petit, « L’entrée en vigueur immédiate de la Loi Perruche », note sous C.E., Cass., 5 décembre 2002 (avis), R.F.D.A.,
2003, p. 339 ; D. Dendoncker, « Application dans le temps de la loi sur la réparation
des accidents médicaux », D. 2003, p. 1196 ; loi anti-Perruche, les questions posées au
Conseil d’Etat, conclusions Guedj sous T.A. Paris 3 septembre 2002, Petites affiches,
→
482
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
On observera que, pour caractériser l’incompatibilité de l’application immédiate de la loi nouvelle avec l’article 6, la Cour de cassation procède à rebours de la cour d’appel de Versailles, dont l’arrêt
n’est « sauvé » que par une substitution de motifs. La Cour de cassation ne se fonde pas sur une déclaration isolée d’un parlementaire
lors des débats ou sur l’avis du rapporteur de la commission du
Sénat — qui n’est pas l’avis du Parlement lui-même. C’est l’examen
de l’ensemble des termes de la loi et des travaux parlementaires,
comme le montre le rapport du conseiller rapporteur, qui n’a pas
permis d’identifier un impérieux motif d’intérêt général pour corriger l’interprétation juridictionnelle de l’article L 145-38 du Code de
commerce et donner à cette loi une portée rétroactive dans le but
d’influer sur le dénouement des litiges en cours.
L’accent mis par les promoteurs de la loi sur la nécessité de
mettre fin à une controverse juridique et des divergences de jurisprudence ou pronant des arguments d’ordre financier (pérennisation
du développement de l’investissement immobilier sur le long terme),
arguments l’un et l’autre irrecevables pour la Cour européenne,
interdisaient de justifier la loi nouvelle par d’impérieux motifs d’intérêt général au sens de la Cour de Strasbourg. Quoi qu’il en soit,
sur la question de la révision à la baisse des loyers commerciaux, la
Cour de cassation aura, en moins de huit années, opéré un revirement quatre fois et écarté une loi inconventionnelle.
II. L’effet de conviction de la solution nouvelle
a) Le débat sur le caractère rétroactif des lois de validation doit
être élargi au problème de la détermination de la date d’entrée en
vigueur de toute solution nouvelle, que ce soit du fait de la loi, du
règlement ou de la jurisprudence.
Lorsque la solution nouvelle imposée au justiciable prend la
forme d’un revirement de jurisprudence, celui-ci doit être compatible non seulement avec les principes de la Convention européenne
mais également avec tous les principes généraux du droit reconnus
et consacrés par le Conseil constitutionnel (dont les décisions s’imposent au juge ordinaire en vertu de l’article 62 de la Constitution)
ou par les juridictions ordinaires elles-mêmes.
←
n o 49 du 10 mars 2003. Sur l’application de la loi Perruche aux instances en cours
et sa compatibilité avec la C.E.D.H., avis du Conseil d’Etat, Ass., du 6 décembre
2002, Draon, précité.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
483
La jurisprudence pose une difficulté qui lui est propre. L’article 5
du Code civil prohibant les arrêts de règlement interdit de reconnaître une valeur normative aux décisions rendues. Selon la formule
d’Aubry et Rau, « quelle que soit l’autorité qui s’y attache, et alors
même qu’elle serait constante, la jurisprudence ne forme jamais une
règle juridiquement obligatoire pour les citoyens ou les tribunaux » ( 54), même s’il est possible de distinguer les arrêts dits « de
principe » ( 55).
Les décisions de la Cour de cassation interprètent la loi à laquelle
elles s’intègrent et sont naturellement rétroactives. L’interprétation
retenue par l’arrêt de revirement annule rétroactivement toute
interprétation antérieure et s’applique aux situations en cours
« comme si elle avait toujours été la seule » ( 56).
Cette rétroactivité de la jurisprudence est apparemment paradoxale puisque la loi, hiérarchiquement supérieure à la jurisprudence, n’est pas rétroactive (art. 2 du Code civil) : elle s’explique
par le fait que le juge statue nécessairement sur des faits antérieurs
à sa décision. Elle tient également au fait que ni le pouvoir constituant ni le législateur n’ont reconnu au juge un pouvoir normatif et
que tout sépare le juge et le législateur :
— la jurisprudence présente par rapport à la loi des défauts techniques : l’impuissance à faire de véritables réformes, la lenteur,
etc.
— la jurisprudence est une « norme individuelle, concrète et catégorique qui se mue en règle de droit générale, abstraite et hypothé-
(54) Cité in rapport Sargos sous l’arrêt de la 1 re chambre civile de la Cour de cassation, du 9 octobre 2001, D., 2001, J., p. 3470, note Dominique Thouvenin, R.T.D.
C.iv., 2002, p. 176, obs. Libchaber et Molfessis ; Petites affiches, 13 mars 2002,
n o 52 ; Droit et Patrimoine, n o 102, mars 2002, p. 95, obs. Chabas; Contr. Conc. cons.,
février 2002, n o 22, p. 9 ; R.J.P.F., janvier 2002, p. 21 note Chabas; également l’arrêt du même jour, Le Bihan c. Le Cam, cité in Cont. Conc. cons., ibidem, Bull. civ.,
I, n o 252 ; rapport de la Cour de cassation pour 2001, pp. 421 et s.; Cyril Clément,
« Le médecin, son devoir d’information et le principe constitutionnel de sauvegarde
de la dignité de la personne humaine », Petites affiches, 2001, 6 décembre 2001, p. 15 ;
Petites affiches, 25 avril 2002, chron. M.L. Coqueret.
(55) i.e. les arrêts aptes à la généralisation et à la réitération, ce que les Cours
suprêmes déterminent elles-mêmes à travers leurs décisions de les publier ou non et
les commentaires qu’elles en font dans leurs rapports annuels.
(56) Voy. C. Mouly, « Comment rendre les revirements de jurisprudence prévisibles? », Petites affiches, 1994, n o 33, p. 15.
484
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
tique seulement par interprétation » (Antoine Bolze, « La norme
jurisprudentielle et son revirement en droit privé ») ( 57).
— la loi « s’élabore par une déclaration de volonté fixée dans le
temps » ( 58) alors que la jurisprudence s’élabore au hasard des
cas d’espèce, rendant le revirement de jurisprudence accidentel.
Il s’ensuit que, a priori, l’absence de caractère normatif de la
jurisprudence exclut la mise en place d’un droit transitoire : « l’instauration d’un droit transitoire des revirements de jurisprudence,
censé faire droit à la sécurité juridique, exigerait au préalable que
la jurisprudence s’affirme comme une source du droit puisqu’elle
présuppose la normativité des décisions rendues » ( 59).
On peut toutefois se demander si, comme l’a fait A. Bolze, ce ne
sont pas précisément les défauts de la jurisprudence et les conditions de son élaboration qui fondent sa normativité, forme de normativité que la loi ne peut pas assurer, le droit n’étant pas
tout entier contenu dans la loi. La jurisprudence est « normative
dans ses effets mais pas dans sa cause » (A. Bolze, op. cit.) ( 60).
Du coup, si on peut démontrer que la rétroactivité de la jurisprudence, c’est la rétroactivité d’un certain type de norme, la question
de l’application d’un droit transitoire à la règle jurisprudentielle se
pose.
b) Dépassant la logique de Roubier, la mise en place d’un droit
transitoire des revirements de jurisprudence se heurte à de fortes
objections.
Il conduirait à ne donner effet au revirement que pour l’avenir,
ce qui aurait pour conséquence de donner des interprétations différentes d’une même norme suivant l’époque des faits, contrairement
aux principes d’égalité devant la loi et de légalité ( 61).
(57) R.R.J., 1997, p. 855, qui resitue le phénomène : selon lui, en 1992, 12 revirements pour 26.000 arrêts
(58) Eod. loc.
(59) N. Molfessis, R.T.D.C., 2001, p. 666.
(60) Egalement : Hiam Mouannes, « La contestation de la loi par et devant le
Conseil d’Etat », R.R.J., 2003-3, p. 2151, Presses universitaires d’Aix en Provence
citant Vedel, « interpréter ce n’est pas découvrir une vérité cachée, c’est la vouloir ».
(61) Le professeur Gautier a montré comment cet argument de la « discrimination
entre plaideurs » était réversible puisque « c’est précisément l’un des objectifs de l’application immédiate d’assurer au plus vite la large égalité de traitement » (D., 2003,
J., p. 723, in « Vers un bouleversement radical des sources du droit ou comment loi
et Cour de cassation se voient conjointement désavouées par le juge du fond (au sujet
de la révision du loyer commercial »).
Michel Friocourt et Bernard Mongin
485
La doctrine a toujours considéré que le revirement était un mode
nécessaire d’amélioration du droit (la qualité du droit) : on ne revire
pas pour des raisons de technique juridique. Le revirement est
rétroactif aussi parce que le changement de position de la Cour de
cassation est supposé meilleur. Ainsi, au nom de la prééminence de
la clarté et de l’intelligibilité du droit, l’effet rétroactif de certains
revirements doit être pourtant approuvé, surtout lorsque le revirement prend sa source dans des normes antérieures aux faits
jugés ( 62) et se fonde sur des principes constitutionnels, tel celui de
sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
De plus, est-il possible de priver le justiciable du bénéfice de la
jurisprudence nouvelle qui ne s’appliquerait que pour l’avenir alors
qu’elle n’existerait pas si ce justiciable ne l’avait pas sollicitée ? Doctrine du pain et des pierres...
En même temps, la rétroactivité d’un revirement de jurisprudence peut avoir des effets profondément iniques : « quant aux revirements de jurisprudence, leur rétroactivité est pire que celle des
autres arrêts puisqu’elle conduit à sanctionner ceux-là même qui se
sont conformés au droit antérieur » ( 63).
Seul le législateur est a priori en mesure d’aménager les répercussions des revirements de jurisprudence : « il faudrait peut-être considérer que seul le législateur est en mesure d’aménager les répercussions des revirements de jurisprudence ; le législateur s’approprie la
décision des arrêts : entériner la modification apportée et organiser
son application dans le temps » ( 64). Par exemple, la loi du
28 novembre 1949, complétant l’article 1675 du Code civil, reproduit purement et simplement la règle jurisprudentielle suivant
laquelle en cas de promesse unilatérale de vente, la lésion est calculée en fonction de la valeur de l’immeuble au jour de la levée de
l’option.
(62) Voy. l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2001, Coindroz, précité,
note 54.
(63) P. Voirin, cité par C. Mouly, « Le revirement de jurisprudence pour l’avenir », J.C.P., 1994, G, doctr. 3776. Que dire à cet égard du revirement récent par
lequel la Cour de cassation, appelée à cette solution par la doctrine, décide qu’une
servitude conventionnelle peut disparaître en raison même de l’évolution de son utilité pour le fonds dominant : Cass., 3 e civ., 9 juillet 2003, Caretti, R.D.I., 2003,
p. 570, note Bruschi, G.P., 15 novembre 2003, p. 27.
(64) D. Landraud au J.C.P., 1982, 3093.
486
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
Toutefois, si le législateur peut intervenir pour consacrer la jurisprudence, il peut également intervenir pour la condamner, comme
l’a montré la loi MURCEF, précitée.
De plus, l’intervention du législateur, nécessairement postérieure
au revirement, est inapte à prendre en compte les effets du revirement au moment où le juge statue. C’est donc bien dans la jurisprudence qu’il faut rechercher le pouvoir normatif « second » ou « résiduel » utile.
c) Dans une affaire portant sur une action en garantie des vices
cachés déclarée forclose en raison de l’expiration du bref délai, le
demandeur avait invoqué le principe de sécurité juridique pour critiquer l’indétermination du bref délai et pour s’opposer à ce que son
action soit déclarée irrecevable sur le fondement d’une jurisprudence nouvelle qui ne permettait plus d’invoquer le défaut de
conformité de la chose vendue afin d’échapper à l’exigence du bref
délai. La 1 re chambre de la Cour de cassation a jugé, par arrêt du
21 mars 2000 ( 65), que
« la sécurité juridique invoquée ne saurait consacrer un droit
acquis à une jurisprudence figée l’évolution de cette jurisprudence relevant de l’office du juge dans l’application du droit ».
Ce qui a suscité un commentaire sévère mais pénétrant : « si la
jurisprudence peut assurément changer, il faudra bien un jour se
demander comment concilier ses variations avec les exigences de la
justice... Nul ne peut, nul ne doit se satisfaire de voir une condamnation frapper celui qui agit conformément à la seule règle connue
alors. Par nature, l’application du droit est à l’opposé d’un piège
imprévisible » ( 66).
Les iniquités qu’entraînent certaines décisions de revirement
imposent d’envisager des corrections équitables, tout en respectant la place du juge et le statut de la jurisprudence dans l’équilibre
institutionnel et constitutionnel en vigueur.
La position de la Cour de cassation était-elle tenable au regard du
principe de sécurité juridique et n’y avait-il en effet pas lieu, comme
l’a fait le professeur Christian Mouly dans plusieurs articles sur
cette question, de l’inviter à la prudence ( 67) ? D’ailleurs les effets de
(65) D., 2000, n o 28, p. 593, note Atias ; Contrats Conc. cons., 2000, n o 126, note
Leveneur, R.T.D.C., 2000, p. 666, note Molfessis.
(66) C. Atias, préc.
(67) Le revirement pour l’avenir, J.C.P., 1994, G, doctr. 3776, § 3.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
487
la rétroactivité du revirement sur les situations en cours peuvent
être si néfastes ou injustes que la Cour en limite les effets par des
subterfuges : on l’a vu avec l’arrêt rendu sur les intérêts débiteurs
des comptes courants bancaires ( 68) dont l’effet a été limité en réduisant l’impact des restitutions à compter de l’entrée en vigueur des
règles de détermination du taux effectif global en 1985. De même
l’arrêt par lequel la Cour de cassation a imposé que les déclarations
de créances soient signées par un mandataire spécialement autorisé,
remettant en question des milliers de créances déclarées, a-t-il été
neutralisé par un arrêt du 14 décembre 1993 permettant de produire
tardivement le mandat d’agir. Le professeur Mouly a montré quels
inconvénients présentait la rétroactivité de la jurisprudence et a
proposé des moyens pour en adapter les effets, notamment en s’inspirant de la jurisprudence communautaire et des pratiques judiciaires anglo-saxonnes. La Cour de cassation pourrait elle-même
limiter la portée de ses revirements en distinguant l’autorité de la
chose jugée et la fonction normative de la jurisprudence et en fixant
la date d’application de la nouvelle norme à la publication de l’arrêt
dans le Bulletin ( 69). Dans Les revirements de jurisprudence de la
Cour de cassation ( 70) M. Mouly posait de façon visionnaire la question de la compatibilité d’une décision de jurisprudence — rétroactive par définition — avec la Convention européenne : « les justiciables qui pâtissent de la rétroactivité non atténuée des revirements français pourront-ils invoquer ce principe de sécurité juridique pour obtenir l’indemnisation de l’Etat français devant la Cour
européenne des droits de l’homme ? ».
Certes, la Cour de justice des Communautés européennes admet
que des circonstances exceptionnelles ou les effets disproportionnés
d’une décision de jurisprudence nouvelle peuvent commander une
application ex nunc de sa décision ( 71). Comparaison n’est toutefois
pas raison ; la Cour a étendu aux arrêts préjudiciels son pouvoir de
limiter les effets dans le temps de ses arrêts d’annulation que lui
(68) Cass. com., 12 avril 1988, J.C.P., 1988, 21026, note Gavalda et Stoufflet.
(69) Voy. notamment, « Le revirement pour l’avenir, précité ; Comment rendre les
revirements de jurisprudence prévisibles? », Petites affiches, 1994, n o 33, p. 15 ; « Comment limiter la rétroactivité des arrêts de revirements ? », Petites affiches, 1994, n o 53,
p. 9.
(70) In « L’image doctrinale de la Cour de cassation », La documentation française,
1994, p. 123.
(71) L’arrêt de principe est l’arrêt du 8 avril 1976, Defrenne, 43/75. Voy. également l’arrêt du 17 mai 1990, Barber, C-268/90. Voy. également les arrêts du
15 octobre 1980, Roquette, 145/79, Rec., p. 2917 et du 27 février 1985, Société des produits du maïs, 112/83, Rec., p. 719.
488
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
offre explicitement le Traité (art. 231, alinéa 2 du Traité), allant
même jusqu’à ce que la solution nouvelle ne puisse pas s’appliquer
au cas d’espèce (arrêt du 15 octobre 1980, Roquette) ( 72). Si la Cour
a pu étendre ce pouvoir de statuer sur les effets dans le temps aux
arrêts rendus sur renvoi préjudiciel, c’est parce qu’elle pouvait se
prévaloir d’une autorité de ses arrêts qui n’est pas celle des décisions des juridictions nationales : un arrêt en interprétation rendu
sur renvoi préjudiciel conformément à l’article 234 du Traité U.E.
lie le juge national, soit qu’il ait lui-même saisi la Cour, soit qu’il
soit saisi d’une question identique. Celui-ci conserve toutefois la
possibilité de saisir la Cour d’une question identique par un nouveau renvoi (qui n’est pas un recours en révision, ce qui montre bien
que la première décision n’a pas une autorité de la chose jugée erga
omnes). Quant à l’autorité d’un arrêt préjudiciel constatant l’invalidité d’un acte d’une institution, bien qu’il ne soit adressé directement qu’au juge qui a saisi la Cour, il constitue une « raison suffisante pour tout autre juge de considérer cet acte comme non valide
pour les besoins d’une décision qu’il doit rendre » ( 73).
Dans l’arrêt du 13 juin 1979, Marckx c. la Belgique, la Cour européenne, à propos d’une solution susceptible de remettre en cause
rétroactivement de nombreuses situations d’état créant des effets
induits incalculables, a repris les arguments de raison posés par la
Cour de Justice des Communautés européennes en leur conférant le
statut de « principe supérieur de sécurité juridique » ( 74). Reconnaissant
les droits successoraux de l’enfant naturel, l’arrêt de la Cour était susceptible de remettre en cause des partages successoraux passés dans
les limites d’une prescription de 30 ans. Elle a posé comme règle que
« le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au
droit de la Convention comme au droit communautaire, dispense l’Etat belge de remettre en cause les actes ou situations
juridiques antérieures au prononcé du présent arrêt » ( 75).
Ainsi les « considérations impérieuses de sécurité juridique » ou le
« principe de sécurité juridique, nécessairement inhérents au droit de
la convention comme au droit communautaire » qui ont prévalu respectivement devant la Cour de Justice des Communautés européennes et devant la Cour européenne ne sont pas immédiatement
transposables à la Cour de cassation lorsqu’elle statue sur l’intérêt
(72)
(73)
(74)
(75)
145/79, Rec., p. 2917 ; D., 1982, p. 10, note Boulouis.
Arrêt de la C.J.C.E. du 13 mai 1981, SpA ICI, 66/810, Rec., p. 1191.
Voy. l’article de J.P. Marguénaud au Répertoire Defrénois, 2001, n o 37420.
§ 58 de l’arrêt.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
489
débiteur des comptes en banque, sur les conditions de révision des
loyers commerciaux ou sur les tableaux d’amortissement.
On l’a vu, les exigences de sécurité juridique, de prééminence et
de qualité du droit commandent que le législateur national ne
remette en cause une jurisprudence fixée qu’avec célérité. Ajoutons
que ces mêmes exigences ne commandent pas la même promptitude
de la part de la Cour européenne. En effet, celle-ci n’opère de revirement qu’après avoir identifié un consensus dans les Etats contractants et son adéquation avec la protection de droits fondamentaux
subjectifs dont elle doit assurer concrètement la sauvegarde.
« Sans être formellement tenue de suivre l’un quelconque de
ses arrêts antérieurs, la Cour considère qu’il est dans l’intérêt
de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant
la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable des précédents.
La Convention étant avant tout un mécanisme de défense des
droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de
l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir,
par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant
aux normes à atteindre » ( 76).
Dans l’arrêt Goodwin du 11 juillet 2002 ( 77), la Cour européenne,
rappelant ces principes, a tenu compte de l’évolution de la situation
dans l’Etat défendeur et a admis que le consensus international
pouvait inciter au revirement de sa jurisprudence, même si l’Etat
défendeur ne s’est pas encore lui-même déjà senti interpellé.
III. Les limites du contrôle de conventionnalité
a) Ne voyons pas derrière le contrôle de conventionnalité une
sorte de toute puissance de la Convention européenne des droits de
l’homme qui viendrait se substituer ou primer toute autre forme
de contrôle de la loi nouvelle selon d’autres principes tout aussi fondamentaux.
A cet égard, la situation française ne doit pas faire illusion. La
fréquence des moyens fondés sur la Convention européenne dans les
débats devant la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, la fréquence
(76) Cour eur. dr. h., 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume Uni, § 70.
(77) Cour eur. dr. h., 11 juillet 2002, requête n o 2 8957/95 ; la Cour de Justice des
Communautés a tiré les conséquences de l’arrêt Goodwin en droit communautaire en
décidant que la loi anglaise interdisant le mariage des transsexuels constituait une
discrimination contraire au Traité en interdisant les pensions de réversion : C.J.C.E.,
7 janvier 2004, K.B., aff. C-1A/01, non encore publié au Recueil.
490
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
des saisines de la Cour de Strasbourg et la fréquence des ... condamnations de la France s’expliquent peut-être par les conditions
d’exercice restreintes du contrôle de constitutionnalité, comme le
montre la comparaison avec le droit allemand où les voies du
contrôle de constitutionnalité sont largement ouvertes et où les
droits fondamentaux constitutionnels sont garantis par la Loi fondamentale et la Cour constitutionnelle fédérale avec une telle
vigueur ( 78) que les saisines de la Cour de Strasbourg y sont exceptionnelles ( 79).
Elle ne signifie pas que la Constitution française et notre ordre
juridique interne ne fourniraient pas une norme appropriée à la
situation de fait ou une protection moindre du droit fondamental en
cause.
Il y a place, en droit interne, pour un large accueil et une large
prise en compte des principes fondamentaux dans des conditions qui
ne sont en aucun cas réductibles au contrôle de conventionnalité
avec la Convention européenne. Ainsi le contrôle de conventionnalité « à la française » nous paraît s’enrichir et se compléter
avec celui du contrôle de la compatibilité avec les principes
fondamentaux définis par l’ordre constitutionnel interne.
En se référant aux principes contenus — même implicitement —
dans le bloc de constitutionnalité (ou les révélant), le Conseil d’Etat
et la Cour de cassation viennent renforcer la prise en compte des
droits fondamentaux, bien au-delà des seules dispositions de la
Convention européenne.
Cette prise en compte est elle-même favorisée par la jurisprudence
du Conseil constitutionnel ( 80) qui, depuis son arrêt du 16 juillet
1971 sur la liberté d’association ( 81), fait entrer dans le bloc de
constitutionnalité des principes généraux, tel le principe d’association fondé sur les dispositions générales de la loi du 1 er juillet 1901
relative au contrat d’association. De même, le Conseil constitution(78) Malgré le fort filtrage de la Cour fédérale sur les recours, de l’ordre de 98 %,
chiffre à mettre en parallèle avec les 2 % environ d’arrêts de la Cour européenne
favorables aux recours de ses justiciables.
(79) Voy. sur ce point la thèse de droit comparé Droits fondamentaux, Constitution
et Procédure civile en France et en Allemagne par Eva Fischer, Université de Lyon,
2001.
(80) Sachant qu’aux termes de l’article 62 de la Constitution, les décisions du
Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités
administratives et juridictionnelles.
(81) Décision n o 71-44 DC, GA du Conseil constitutionnel n o 19 et les références
citées.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
491
nel a reconnu le ‘ principe de dignité de la personne humaine contre
toute forme d’asservissement ’ par référence au Préambule de la
Constitution qui, sans le citer, rappelle les conditions d’adoption
d’une Constitution votée « aux lendemains de la victoire remportée
par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de
dégrader la personne humaine » ( 82). Comme on l’a montré, cette
« révolution constitutionnelle » a donné naissance à « un important
corpus de jurisprudence sur la défense des droits de l’homme
confrontés à des projets de transgression législative » ( 83).
En ce qui concerne le principe de sécurité juridique, « ... si le
Conseil constitutionnel n’emploie presque jamais le terme de ‘ sécurité juridique ’ et s’il ne se réfère pas davantage au ‘ droit de la
sûreté ’, ces notions ne sont pas absentes, loin de là, de sa jurisprudence ( 84)... Les préoccupations de sécurité juridique se manifestent
encore plus clairement lorsque le Conseil constitutionnel admet les
validations correctives de concours de recrutement (ne s’agit-il pas
d’assurer alors le déroulement normal des carrières des candidats
auxquels n’était nullement imputable le vice affectant l’organisation des épreuves ?). Même remarque lorsque le Conseil admet une
validation destinée à parer les effets déstabilisateurs, pour des intérêts légitimes, d’un revirement de jurisprudence » ( 85).
Rappelons que depuis l’arrêt Zielinski de la Cour européenne, qui
avait condamné son analyse dans le contrôle des validations législatives, le Conseil procède à un contrôle de constitutionnalité approfondi de celles-ci, comme le démontre sa décision du 21 décembre
1999 ( 86) et, en dernier lieu, ses décisions du 7 février 2002 et du
11 décembre 2003 qui imposent notamment que la validation
réponde à un motif d’intérêt général suffisant ( 87).
En admettant de fonder leurs décisions sur des principes à valeur
constitutionnelle, les juridictions de l’ordre judiciaire sont allées jusqu’à identifier des principes fondamentaux « délaissés » par le
Conseil constitutionnel. La cour d’appel de Paris a, dans une déci(82) Décision n o DC 94-343-344 du 27 juillet 1994, bioéthique, Grands arrêts du
Conseil constitutionnel, n o 47, § 2 de la décision.
(83) Lord Irvine de Lairg, « Le législateur, la liberté et le droit : le système britannique et le système français », D., 2003, chron., p. 2103.
(84) F. Luchaire, Les cahiers du Conseil constitutionnel, n o 11/2001, p. 67.
(85) Eod. loc.
(86) Décision n o 99-422 du 21 décembre 1999, Rec., p. 143.
(87) Décision n o 2002-458 DC, Rec., Cons. const., p. 80; D., 2002, p. 1069, obs.
L. Gay ; P.A., 19 février 2002, p. 16, obs. J.-E. Schoettl ; Décision n o 2003-486 DC,
Petites affiches, 24 décembre 2003, obs. J.-E. Schoettl.
492
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
sion remarquée du 18 février 1992 ( 88), jugé que « le principe fondamental à valeur constitutionnelle énoncé par l’article 1 er de la loi du
28 juillet 1881, selon lequel l’imprimerie et la librairie sont libres,
n’est limité que par la répression d’abus dans les cas prévus par la
loi ( 89) ». La Cour de cassation a également érigé le droit à la défense
assorti de « son exercice effectif » pour toute personne, en droit fondamental à caractère constitutionnel ( 90).
Par l’arrêt du 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs
conseils ( 91), le Conseil d’Etat a reconnu l’existence de principes
généraux d’ordre constitutionnel susceptibles de limiter l’exercice
du pouvoir réglementaire autonome du gouvernement.
Plus encore, certains principes qui sont à la base de la jurisprudence administrative n’entrent même dans aucune catégorie juridique connue alors même qu’ils ont une importance primordiale.
Ainsi, selon une jurisprudence constante (arrêt d’Assemblée du
25 juin 1948, Société du journal « L’Aurore », sous la présidence de
René Cassin) ( 92), une décision administrative est applicable au plus
tôt, si elle est réglementaire à compter du jour de sa publication, si
elle est individuelle à compter du jour de sa notification à l’intéressé
et toute décision qui prévoit une date d’application antérieure est
illégale comme rétroactive ; en matière contractuelle, la rétroactivité
est exclue sauf à être démontrée comme indispensable à l’intérêt
général et sans alternative possible. Ce principe a été formulé par la
jurisprudence sans qu’elle ait jamais précisé son fondement juridique, le Commissaire du gouvernement Letourneur estimant que la
solution de la non-rétroactivité s’imposait « comme un acte de foi
dans la suprématie du droit » ( 93).
(88) Editions Maréchal, Le Canard Enchaîné c. Bergeron, D., 1992, I.R., p. 141.
(89) Voy. sur ce point, la thèse de N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le
droit privé, § 685.
(90) Assemblée plénière, 30 juin 1995, D., 1995, 512, concl. Jéol, note Drago ;
J.C.P., 1995, II, 22478, note Perdriau ; également Ass. plénière, 1 er juillet 1994, D.,
1995, 445, concl. Jéol ; Ass. plénière, 5 février 1999, Houry.
(91) Grands arrêts de la jurisprudence administrative, par M. Long, P. Weil,
G. Braibant et alii, 12 e édition, Dalloz, (ci-après « G.A. ») n o 87 et les références
citées, en particulier, D., 1959, 541, note L’huillier.
(92) G.A., n o 67 et les références citées.
(93) G.A., précité, p. 411 ; concl. Letourneur, in G.P., 1948, 2, 7, voy. aussi C.E.
Ass., 13 décembre 1991, Préfet de l’Hérault c. Dakoury, R.F.D.A., 1992, p. 91, concl.
Abraham : le réfugié ne bénéficie pas, selon la Convention de Genève du 28 juillet
1951, du droit d’accueil tant que le statut des réfugiés n’a pas été régularisé ; pour
autant, il se déduit de l’équité un « principe sous-jacent » qui va lui conférer ce droit
concret.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
493
On a même pu déceler des principes fondamentaux qui ne trouvent pas leur source dans le bloc de constitutionnalité. Il a été fait
observer que l’article 16 du nouveau code de procédure civile, tout
en n’ayant dans la hiérarchie des normes qu’une valeur réglementaire « n’en renferme pas moins, dans la hiérarchie des principes,
c’est-à-dire dans la classification des règles de droit d’après leur
contenu, un principe général du droit » ( 94).
La richesse et l’efficacité des principes fondamentaux du droit
dégagés par le droit interne sont d’autant plus fortes que, dans certains cas, ils priment sur le droit des Traités si une valeur constitutionnelle peut leur être reconnue.
b) En effet, souvenons-nous que, comme l’a écrit H. Kelsen ( 95) :
« ... le droit international n’oblige ni n’habilite des individus de
façon directe mais seulement de façon indirecte, en passant par l’intermédiaire de l’ordre juridique étatique ». Il n’y a pas d’efficacité
des normes internationales en droit interne sans une Constitution
qui détermine leur place dans ce droit ou, au moins, n’interdise pas
leur réception dans ce droit.
En France, la suprématie conférée par l’article 55 de la Constitution aux engagements internationaux ne s’applique pas dans l’ordre
interne aux dispositions de nature constitutionnelle. Le contrôle de
conventionnalité a des limites : il ne peut pas porter sur des normes
de nature constitutionnelle et la primauté de la Constitution dans
l’ordre interne a été consacrée par l’arrêt d’Assemblée du Conseil
d’Etat du 30 octobre 1998, Sarran ( 96) et l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, Fraisse ( 97). Il a été d’ailleurs observé
que « A supposer même que [le Conseil d’Etat et la Cour de cassation] aient voulu admettre la supériorité des traités sur toute norme
y compris constitutionnelle, ni le Conseil d’Etat ni la Cour de cassation ne seraient habilités à en tirer les conséquences contentieuses...
(94) B. Beignier, Hiérarchie des normes et hiérarchie des valeurs, Etudes offertes à
Pierre Catala, Litec, p. 153.
(95) Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, p. 426, cité in La Constitution et la
Convention européenne des droits de l’homme, rang et fonction, par B. Beignier et
S. Mouton, cité note 97.
(96) G.A., n o 117 ; A.J., 1998, 962, chron. Raynaud et Fombeur ; R.F.D.A.,
1998, 1081, concl. Maugüe, note Alland ; R.F.D.A., 1999, 57, note Dubouis,
Mathieu et Verpeaux ; Europe, mars 1999, p. 4, note Simon ; R.D.P., 1999, 919,
note Flauss; P.A., 23 juillet 1999, note Aubin.
(97) Voy. B. Beignier et S. Mouton, « La Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, rang et fonction », D., 2001, chron. p. 1636 ; également : C.E., 8 juillet 2002, Commune de Porta, J.C.P., 2003, I, 1021, note Ordoua.
494
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
aucune disposition constitutionnelle ne les autorise expressis verbis
à écarter une disposition conventionnelle. Il s’agirait d’une prise de
position sur la hiérarchie traité/Constitution, d’un non possumus,
fondé sur la notion de ‘ Constitution-écran ’ » ( 98).
Ainsi est-il possible de faire prévaloir le droit interne sur le
traité international lorsqu’un principe fondamental de valeur
constitutionnelle a pu être identifié, comme le démontre l’arrêt
du Conseil d’Etat Moussa Koné du 3 juillet 1996 ( 99). Dans cette
affaire, le Conseil d’Etat était saisi de la légalité d’un décret d’extradition pris en application d’une convention bilatérale France/
Mali qui n’interdisait pas l’extradition dans un but politique. La loi
française interdisant l’extradition demandée dans un but politique
ne pouvait prévaloir, par application de la jurisprudence
Nicolo ( 100). La Convention européenne d’extradition de 1957, ratifiée par la France ne pouvait s’appliquer, le Mali n’y étant pas partie et les normes internationales n’étant pas hiérarchisées entre
elles ( 101). Enfin les principes généraux du droit international ne
bénéficient pas de l’article 55 de la Constitution qui ne vise que les
traités et les accords internationaux régulièrement ratifiés ( 102) et
(98) Denys Simon, « A propos de l’arrêt Fraisse », Europe, août-septembre 2000,
p. 3.
(99) G.A., n o 113 ; D., 1996, J, p. 509, note F. Julien-Laferrière; B. Mathieu
et M. Verpeaux, « La reconnaissance et l’utilisation des principes fondamentaux
reconnus par les Lois de la République par le juge : la contribution de l’arrêt Koné
du Conseil d’Etat à l’analyse de la hiérarchie des normes en matière de droits fondamentaux », D., 1997, chron., p. 219.
(100) Arrêt du 20 octobre 1989, D., 1990, J, p. 135, note Sabourin ; G.A., n o 106.
(101) L’absence de hiérarchie entre les normes de droit international n’exclut pas
l’application simultanée de plusieurs conventions. Pour un exemple en matière fiscale, voir l’affaire Biso devant le Conseil d’Etat (arrêt du 11 juin 2003, concl. Laurent Vallée). Le cas du conflit entre deux traités n’est pas clairement résolu. La
Cour européenne juge que l’inobservation d’une disposition de la C.E.D.H. par un
Etat ne peut être excusée par un engagement international contraire pris par cet
Etat (Arrêt du 7 juillet 1989, Soering) et, par un arrêt du 22 mai 1992, Mme Larachi,
le Conseil d’Etat a jugé qu’un accord bilatéral conclu entre la France et l’Algérie ne
pouvait faire échec à l’application de la Convention européenne (R.D.P., 1992, 2,
1793, conclusions Abraham). Voy. sur ce point, P. Mayer, « L’applicabilité directe
des conventions internationales relatives aux droits de l’homme », in Libertés et droits
fondamentaux, sous la direction de M. Delmas Marty et C. Lucas de Leyssac, Seuil
2002, p. 315.
(102) Voy. sur ce point, la chronique de B. Mathieu et M. Verpeaux, précitée ;
voy. aussi pour le contrôle de régularité de la ratification d’un traité qui aboutit à
écarter le traité sur exception : C.E. Ass., 5 mars 2003, Aggoun, A.J.D.A., 2003,
p. 726, chron. F. Donnat et D. Casas, concl. Stahl; le contrôle par voie d’exception
de la ratification ou l’approbation d’un traité ou d’un accord international,
→
Michel Friocourt et Bernard Mongin
495
qui peuvent ainsi être dotés d’effet rétroactif ( 103). C’est donc en se
fondant sur un principe fondamental reconnu par les lois de la
République, sans qu’on puisse reconnaître à ce principe une valeur
formellement constitutionnelle, que le Conseil d’Etat a examiné la
légalité du décret d’extradition, pris en application de la convention
bilatérale en question.
On sait aussi que la réserve de réciprocité de l’article 55 de la
Constitution ne s’applique pas à un traité international ayant pour
objet la création d’une juridiction internationale permanente, tel
celui portant Statut de la Cour pénale internationale, pour autant
que ce traité ne contienne aucune clause mettant en cause les droits
et libertés constitutionnels garantis par la Constitution ou portant
atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté
nationale, auquel cas l’autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle ( 104).
c) Du coup, la dispersion des juridictions compétentes pour
constater ou consacrer tel ou tel principe fondamental ne va pas
sans conflits, qu’ils soient potentiels : le Conseil constitutionnel qualifierait-il de principe général de valeur constitutionnelle l’interdiction d’extrader pour un motif politique ? ou constitués : en témoigne
la divergence entre le Conseil d’Etat et la Cour européenne sur le
contrôle de la réciprocité des engagements internationaux. Dans
l’arrêt du 9 avril 1999, Chevrol ( 105), le Conseil d’Etat continue d’admettre que l’appréciation de la réciprocité d’un traité reste de la
compétence du ministre et n’est pas soumise à l’appréciation du
juge en tant que donnée purement politique. On sait pourtant que
la Cour européenne dans un arrêt Chevrol du 3 mai 2003, y voit une
violation de l’article 6, 1 o de la Convention européenne au motif
qu’en pratiquant ainsi le renvoi préjudiciel au ministre, et en s’obligeant à suivre son avis, c’est-à-dire l’avis d’une autorité qui lui est
←
R.F.D.A., 2003, p. 1215 ; et pour le même effet, fondé sur la modification ou l’approbation d’un acte devenu illégal par suite de circonstances de fait ou de droit postérieures : C.E. Ass., 3 février 1989, Alitalia, R.F.D.A., 1989, concl. Chahid-Nourai,
A.J.D.A., 1989, p. 387, note Fouquet.
(103) C.E. Ass., 8 avril 1997, Procopio., A.J.D.A., 1987, p. 472, concl. Schrameck.
(104) Décision du Conseil constitutionnel, n o 98-408 DC du 24 janvier 1999 —
Traité portant Statut de la Cour pénale internationale.
(105) Conclusions R. Schwartz, A.J.D.A., 1999, p. 401.
496
Rev. trim. dr. h. (58/2004)
extérieure et qui se trouve relever du pouvoir exécutif, le Conseil ne
soumet pas cet avis à la critique née d’un débat contradictoire ( 106).
De même la jurisprudence du Conseil d’Etat n’a pas consacré formellement le principe de sécurité juridique et juge que des actes
réglementaires peuvent en principe être abrogés à tout moment par
l’autorité compétente ( 107). Toutefois, ce principe irrigue la jurisprudence administrative comme en témoignent
— la jurisprudence sur les retraits des actes administratifs créateurs de droit (arrêts dame Cachet ( 108) et Ternon ( 109)) ;
— l’interdiction pour l’administration de prendre des actes réglementaires ou non réglementaires à effet rétroactif (voy. l’arrêt
Soc. du journal l’Aurore, précité) ;
— la jurisprudence sur l’indemnisation du préjudice anormal résultant de l’abrogation ou de la modification d’un règlement (voy.
le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du
8 décembre 1994, Entreprise Freymuth, portant sur l’absence de
mesure transitoire ou d’accompagnement à l’entrée en vigueur
d’un décret portant interdiction soudaine de l’importation de
déchets ( 110). Le Conseil d’Etat admet que la responsabilité de
l’Etat puisse être engagée en l’absence de toute faute de sa part,
à raison du préjudice subi par un particulier à la suite d’une
modification de la législation ou de la réglementation applicable
(voy. l’arrêt du 14 janvier 1938, société La Fleurette) ( 111).
— les situations définitivement fixées dans le passé ne peuvent être
remise en cause pour l’avenir : ainsi en matière fiscale, les règles
(106) A.J.D.A., 2003, p. 308. § 81 de l’arrêt. Par un arrêt Chevrol du 11 février
2004, le C.E. a refusé de réexaminer sa décision, suite à l’arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme, A.J.D.A., 2004, p. 357, A.J.D.A., 2004, chron. mars 2004.
(107) Arrêt du 25 juin 1954, Syndicat national de la meunerie à seigle, Rec., p. 379 ;
D., 1955, 49, concl. Donnedieu de Vabres.
(108) Arrêt du 3 novembre 1922, G.A. n o 41 et les références citées.
(109) Arrêt du 26 octobre 2001.
(110) A.J., 1995, 555, concl. Pommier ; J.C.P., 1995, II, 22474, concl. Pommier ;
R.F.D.A., 1995, 963, note Heers.
(111) G.A. n o 56 et les références citées; il est d’ailleurs remarquable que le principe de responsabilité sans faute de l’Etat du fait de ses lois aboutisse concrètement
à l’absence de droit à réparation individuelle des sujets de droit chaque fois que la
loi nouvelle en cause se justifie par « un intérêt général prééminent » notamment
de santé publique (C.E., 21 janvier 1998, Plan, Leb., p. 19) ou environnemental
(C.E., 8 avril 1994, Etablissements Charbonneus — Brabant, Leb., p. 187) et cela même
s’agissant d’une loi constitutionnelle (C.A.A. Paris, 8 octobre 2003, M me Desmaret,
A.J.D.A., 2004, p. 277, concl. Folscheid), c’est-à-dire d’une norme a priori insusceptible de contrôle de conventionnalité par le juge national.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
497
gouvernant le calcul de la dette des contribuables ne peuvent
être modifiées postérieurement à la date correspondant au fait
générateur de l’impôt, date à laquelle leur situation à l’égard du
Trésor est réputée définitivement cristallisée (arrêt du 16 mars
1956, Garrigou) ( 112).
Ainsi, la comparaison entre l’interprétation interne et l’interprétation européenne du principe de sécurité juridique révèle un meilleur standard de protection au niveau européen.
Inversement, on pourrait imaginer que la comparaison entre l’interprétation constitutionnelle interne et l’interprétation européenne
d’un même droit fondamental tourne à l’avantage de la première,
offrant un meilleur standard de protection. A propos des droits fondamentaux tel qu’intégrés en droit communautaire, la Cour constitutionnelle allemande a, dans le contexte d’un conflit possible entre
Constitution fédérale et ordre communautaire, clairement pris position en faisant valoir qu’elle appliquerait dans ce cas la norme la
plus protectrice. C’est le sens des décisions Solange I ( 113) et Solange II ( 114) par lesquels elle admet la primauté du droit communautaire aussi longtemps que ce dernier n’a pas atteint un niveau de protection des droits fondamentaux équivalent à celui offert par la Loi
fondamentale.
Ainsi, il est clair que ce n’est pas le rang de la norme dans la hiérarchie des normes qui lui donne son caractère de droit fondamental
ou de principe mais sa substance, observation faite que le droit
conventionnel n’offre pas nécessairement un standard plus protecteur que celui posé par le droit interne ( 115).
C’est dans ce contexte que les solutions visant à faire jouer à
plein le principe de subsidiarité (voy. l’arrêt de l’Assemblée plénière
du 30 juin 1995 de la Cour de cassation précité, fondé sur le principe
du respect des droits de la défense, « droit fondamental à caractère
constitutionnel », sans référence à l’article 6 de la Convention européenne) ou à renvoyer au juge national l’interprétation de la
(112) D., 1956, 253, concl. Laurent.
(113) Arrêt du 29 mai 1974, BverfGE, n o 37, p. 271.
(114) Arrêt du 22 octobre 1986, BverfGE, n o 73, p. 339.
(115) En particulier, bien des aspects de la procédure civile française, sous l’inspiration de la Cour européenne et/ou celle de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat.
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Convention européenne, doivent être examinées (voy., par exemple,
les réflexions du professeur Flauss) ( 116).
La puissance d’un principe fondamental comme celui de la nonrétroactivité de la norme nouvelle, ne se réduit pas à l’article 6 de
la Convention européenne comme le montre l’arrêt Société du Journal L’Aurore, et c’est en prenant en considération le droit conventionnel et le droit interne que la question de la mise en œuvre de
la loi nouvelle doit être examinée ( 117).
IV. Une révolution épistémologique
L’arrêt commenté suscitera peut-être dans le monde parlementaire ou judiciaire un émoi qui pourrait être comparé à la réaction
des parlementaires britanniques lorsque la Cour de justice des Communautés européennes avait jugé, dans l’arrêt Factortame du
25 juillet 1991 ( 118), que le juge national doit avoir les moyens de
suspendre provisoirement l’application d’une loi nationale dont la
compatibilité avec le droit communautaire est seulement contestée
devant cette Cour avant même une éventuelle décision définitive
d’incompatibilité.
La Cour européenne a été entendue : elle invitait les juridictions
à examiner « avec la plus grande circonspection les raisons avancées
pour justifier le caractère rétroactif » (voy. l’arrêt du 23 octobre
1997, National and Provincial Building Society, précité).
L’arrêt commenté est-il un arrêt de circonstance lié au caractère
manifeste de l’absence d’intérêt général et aux maladresses du législateur (voy. les déclarations du rapporteur de la commission des
(116) « Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction constitutionnelle ? », D., 2003, n o 25, p. 1638; on peut aussi voir cette raison possible comme une limitation à l’office du juge des référés en matière conventionnelle;
comp. B. Le Baut-Ferrarèse, « L’office du juge administratif des référés face à la
règle européenne », Petites affiches, 25 février 2004, p. 4 ; P. Cassia, « Le juge des
référés peut-il statuer sur la compatibilité d’une loi avec le droit communautaire »,
A.J.D.A., 2004, p. 465 ; comp. pour la compétence du juge des référés d’écarter une
loi contraire au droit communautaire; C.J.C.E., 19 juin 1990, Factortame, aff. C. 213/
89 et C.E. Réf. 29 octobre 2003, Société Techna Europe, janvier 2004, chron. 5-11.
(117) Sur les rapports entre le droit constitutionnel et le droit pénal interne, voy.
F. Palazzo, « Constitutionnalisme en droit pénal et droits fondamentaux », R.S.C.,
octobre/décembre, 2003, p. 709 ; voy. la remarque en note 111 ci-dessus.
(118) C-221/89, Rec., p. I-3905.
Michel Friocourt et Bernard Mongin
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Finances du Sénat) ? ou un arrêt fondateur au même titre que Jacques Vabre ( 119) ou Nicolo ( 120) ?
Les lois nouvelles devront-elles contenir un exposé des motifs et
des considérants comme les directives communautaires ? ou le Parlement est-il à la merci de la déclaration d’un parlementaire lors des
travaux préparatoires ? La motivation du législateur doit-elle
dépendre aussi de la moindre déclaration en séance d’un député ou
d’un sénateur ? La cour d’appel et la Cour de cassation ne se sont
pas bornées à examiner l’exposé des motifs de l’amendement Balligand qui était plutôt balancé (voy. p. 26 du rapport du conseiller
rapporteur). Voyons plutôt dans la jurisprudence nouvelle une invitation faite au législateur à réviser sa pratique en matière d’application transitoire des lois nouvelles : éviter les lois muettes sur ce
point et justifier l’éventuelle rétroactivité dans le respect des exigences de la Convention européenne.
On peut y voir une décision qui participe de l’autorité du pouvoir judiciaire face au législateur (voy. les arrêts de la Cour de cassation du 5 février 2003 sur la responsabilité pénale des personnes
morales en matière douanière ( 121) ou du Conseil d’Etat du 28 juin
2002 Villemain ( 122), où le Conseil d’Etat obvie à la carence du
législateur, voire se substitue purement et simplement au législateur défaillant, en donnant au gouvernement des directives d’action).
(119) Cass. chambre mixte 4 mai 1975, A.J.D.A., 1975, 567, note Boulouis.
(120) Précité ; voy. aussi : K. Michelet, « La Loi inconventionnelle », R.F.D.A.,
2003, p. 23.
(121) D., 2003, n o 42, p. 2855.
(122) Petites affiches, 28 novembre 2003, n o 238, p. 5 ; A.J.D.A., 2002, p. 586,
Chron. Donnat et Casas ; J.M. Garrigou-Lagrange, « Qui peut le moins fait le
plus : une contribution paradoxale du Conseil d’Etat à la cohérence du droit (à propos de l’avis de Mme Mouthe du 14 juin 2002 et de l’arrêt Vittemain du 28 juin
2002) », Petites affiches, 28 novembre 2003 ; voy. aussi C.J.C.E., 13 janvier 2004,
Kühne & Heitz N.V. c. Producshap voor Pluimvee en Eieren, où la Cour estime que,
sans léser les intérêts des tiers fondés sur leur confiance légitime a avoir agi sur base
de textes invalidés par la suite, le droit communautaire impose le réexamen — voire
le retrait — d’une décision nationale lorsqu’elle s’avère contraire à un arrêt de la
Cour. Egalement S. Perdu, « Vers un réexamen d’une décision définitive du juge
administratif français après une condamnation européenne? », Rev. trim. dr. h., 57/
2004, p. 179.
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On peut y voir également, alors qu’on s’inquiète parfois de l’insécurité juridique en découlant ( 123), une décision affirmant sa
confiance dans le progrès du droit à travers le revirement jurisprudentiel ( 124), et cela d’autant plus que la remise en cause des règles
de régularisation des contentieux ( 125), ne rend pas sans danger l’actualité du principe selon lequel nul ne peut se prévaloir d’un droit
acquis à une jurisprudence figée ( 126). D’ailleurs, ce n’est pas une
nouveauté de constater que la Cour de cassation ( 127) ou le Conseil
(123) « L’action de la jurisprudence s’accomplit aux dépens des justiciables pris
pour des cobayes d’une expérimentation aléatoire » : Carbonnier, « Intervention »,
R.T.D. Civ., 1992, pp. 3337 et s. : Echec aux conséquences funestes des revirements
en droit pénal : Guillaume Xavier Bourin, G.P., 1995, I, 599 ; P. Conte, « L’arbitraire judiciaire : chronique d’humeur », J.C.P., G., 1988, I, 3343 ; sur le progrès de
principe de sécurité juridique et bien qu’il ne soit pas reconnu comme principe général du droit : M. Delamarre, « La sécurité juridique et le juge administratif français », A.J.D.A., 2004, p. 186.
(124) La fausse consécration du « principe de sécurité juridique », Cass. 2 e civ.,
30 janvier 2003, D., 2003, p. 2722, note E. Ben Merzouk ; Huglo, « La Cour de cassation et le principe de la sécurité juridique », Les cahiers du Conseil constitutionnel,
2001, p. 82. F. Moderne, « A la recherche d’un fondement constitutionnel du principe de protection de la confiance légitime — Du droit communautaire au droit
interne », Mélanges en l’honneur de Louis Dubouis, 2002, p. 595.
(125) Cour eur. dr. h., 21 novembre 2001, MC Elhinney c. Irlande, n o 3/2253, AlAdsani c. Royaume Uni, n o 35763 et Fogarty c. Royaume-Uni, remettant en cause les
irrecevabilités des actions en justice « internes » et exceptions ou fins de non recevoir
et ouvrent, sous l’effet de l’appréciation in concreto, l’ensemble du droit processuel
au plein contentieux devant Strasbourg : N. Foulquier, « De la protection des droits
à l’insécurité juridique », Rev. trim. dr. h., 2000, p. 1203 ; en contraste : M. HerzogEvans, « L’Isolement carcéral et la jurisprudence dépassée » ; C.E., 6 juin 2001, D.,
2001, p. 2785 puis M. Herzog-Evans, L’isolement carcéral n’est plus une mesure
d’ordre intérieur : C.E., Sect. réunies, 30 juillet 2003, D., 2003, p. 2331 ; Cass. 2 e civ.,
5 déc. 2002, D., 2003, p. 2260, note A. Penneau ; voy. Cour eur. dr. h., 13 février
2002, Chevrol précité note 105, condamnant le renvoi préjudiciel au ministre des
Affaires étrangères qui n’est pas un « juge » des Traités : D., 2003, I.R., 742 ; voy.
aussi : sur l’interprétation de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 :
M.L. Niboyet, « La confirmation par la C.J.C.E. de l’intégration des droits fondamentaux au système de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 », G.P.,
2000, p. 1371 ; C.J.C.E., 28 mars 2000, Krombach c. Bamberski, Rev. crit. dr. internat.
privé, 2000, p. 481, note Muir Watt et la thèse de I. Delicostopoulos, Le procès
civil à l’épreuve du droit processuel européen, L.G.D.J., 2003.
(126) Cass., 1 re Civ., 9 octobre 2001, Bull. civ., I, n o 249 ; J.C.P., G., 2001, IV,
2863; voy. aussi : C. Attias, « Juris dictio : redire l’inédit », D., 1992, chron. 281 ;
C. Attias, « L’image doctrinale de la Cour de cassation », D., 1993, chron. p. 133 ;
J.L. Aubert, « Pour des rebellions constructives », R.T.D. Civ., 1992, 338 ; D. Tricot, « L’interrogation sur ‘ la jurisprudence d’aujourd’hui ’ », R.T.D. Civ., 1993, 87;
G. Canivet, « La convergence des systèmes juridiques du point de vue du droit privé
français », R.I.D. comp., 2003, p. 7.
(127) Soc. 14 janvier 1999, J.C.P., 1999, G, II, 10082, note Sudre.
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d’Etat ( 128) accueillent la même démarche d’interprétation constructive de la Convention européenne que la Cour de Strasbourg ( 129)
assurant, dans le cadre de la Convention, une convergence de leurs
offices respectifs ( 130).
✩
Privilège des arrêts de rejet et presque paradoxalement triomphe
de la motivation nécessaire au revirement ( 131), la décision commentée ne contient pas de visa et, même si elle cite l’article 6 de la
Convention européenne, on peut penser que la Cour aurait pu trouver dans le droit interne les ressources suffisantes pour écarter la
rétroactivité de la loi nouvelle.
A une aussi nette avancée, d’aucuns pourraient préférer le réexamen des conditions de saisine du Conseil constitutionnel et l’ouverture du contrôle de constitutionnalité aux particuliers afin que seul
le juge gardien du principe de la séparation des pouvoirs, et juge
naturel de la compatibilité de la loi avec les principes fondamentaux
et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisse se prononcer sur la rétroactivité de la loi nouvelle ( 132).
Saluons plutôt, au nom de l’objectif constitutionnel d’intelligibilité des normes juridiques imposant au juge, pour la cohérence du
droit, de faire évoluer les réglementations existantes en fixant, si
besoin, des directives d’action, le renforcement de l’office du
juge ( 133) et, à travers l’effet horizontal de la Convention euro(128) Ass., 5 mars 1999, Rouquette, A.J.D.A., 1999, p. 462, R.F.D.A., 1999,
p. 357, obs. C. Maugüe, D., 1999, I.R., p. 111, R.T.D. Civ., 1999, p. 729. obs. Molfessis, R.F.D.A., 2000, obs. Andrianstimbazovina.
(129) Gayguzuz c. Autriche, 16 septembre 1999 ; voy. Flauss, « Le contentieux de
la validité des réserves à la C.E.D.H. devant le tribunal fédéral suisse — requiem
pour la déclaration interprétative relative à l’article 6, § 1 », R.U.D.H., 1993. 297.
(130) Sudre, « L’Office du juge national au regard de la Convention européenne
des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 1999, p. 821 et Mélanges en hommage à
Pierre Lambert, Bruylant, 2000, p. 821 ; C. Deffigier, « L’obligation pour le gouvernement de prendre les règlements d’application de la loi Littoral », à propos de C.E.,
28 juillet 2000, Association France nature environnement, R.F.D.A., 2003, p. 116.
(131) I. Rozine, « Le revirement de jurisprudence », Etude de droit anglais et de
droit belge, Bruylant, 2003, spéc. n os 463 et s.; comp. Cass., 3 e civ., 12 juin 2003,
Arlatex c. S.N.C. Les Marguerites, visant l’article 11 de la Convention européenne
dans un contentieux portant sur un bail commercial, D., 2004, p. 367, note CamilleMarie Bénard, J.C.P., 2003, G., II, 10190, note Françoise Auque.
(132) Voy. D. Bailleul, « Le juge administratif et la conventionnalité de la loi
vers une remise en question de la jurisprudence Nicolo ? », R.F.D.A., 2003, p. 876.
(133) Le Conseil d’Etat l’a reconnu encore récemment dans C.E. Ass., 28 juin
2002, Villemain, précité.
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péenne, que complète la reconnaissance de principes fondamentaux
de nature constitutionnelle, la possibilité donnée à tout juge de
garantir l’effectivité de principes fondamentaux et universels.
Michel FRIOCOURT
Bernard MONGIN
Directeur juridique
Pinault Printemps Redoute
Directeur juridique adjoint
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