Texte ici. - Université Evry Val d`Essonne

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L’ingénieur culturel
Jean PELLETIER1
P
ermettez-moi de proposer tout d’abord une citation un peu longue, mais qui en dit beaucoup
sur le concept d’ingénieur culturel :
« L’ingénieur culturel est capable d’apporter des solutions optimales en terme de qualité, de coûts et de délais.
Et cela face aux demandes exprimées par les partenaires de la vie culturelle pour la définition d’objectifs, la
mise en œuvre de programmes, la mobilisation de financements et la réalisation de projets.
Les champs d’action de l’ingénieur culturel sont multiples :
– l’expertise-conseil qui comprend l’analyse des structures culturelles (privées et publiques) ;
– l’étude et l’optimisation de la communication, de la programmation ;
– mais aussi la définition des besoins en actions et en projets (pour une municipalité par exemple) ;
– la direction et la réalisation de manifestations (festivals, résidences, expositions…). »
L’ingénieur culturel doit également être une force de propositions pour les municipalités et les institutions
départementales et régionales : par son regard transversal, il doit être à même de formuler des projets qui répondent à
des besoins spécifiques (qu’ils soient économiques, sociaux,...) et ainsi proposer la culture comme une solution
performante. »
Que de mots, si loin de la culture, si loin de l’intime, du sensoriel, de l’émotion et de la beauté.
Que de mots si peu évocateurs de la culture : qualité, coûts, programme, objectifs, optimisation,
etc. ; pourtant il faut en passer par là pour comprendre ce que le mot ingénieur culturel veut dire.
Je reprends à mon compte l’introduction de Violaine Anger, lorsqu’elle parle d’oxymore à propos
de cet étrange attelage d’ingénierie artistique ou culturel.
J’ai commencé par cette longue citation car je veux rendre à César ce qui lui appartient ; s’il
n’en est pas le seul pionnier, ni l’unique artisan, Claude Mollard a eu le mérite de mettre en œuvre
le concept d’ingénieur culturel en créant la première agence spécialisée ABCD (ou Art, Budget,
Concept et Développement). D’autres ont largement contribué à ce travail, et j’ai moi-aussi fait ce
chemin-là, puisque j’ai travaillé avec Claude Mollard de 1987 à 1991 avant de créer ma propre
agence DE. ME.TER. (ou Décision, Mémoire et Territoire).
Pour autant, ces questions « d’études préalables à tout investissement culturel » étaient bien
souvent menées de longue date par les architectes en charge de la construction des équipements
culturels, j’en ai trouvé fréquemment la trace. C’était imparfait, c’était la vision d’architectes, une
vision issue de leur formation.
Pour ce qui me concerne, je ne suis pas arrivé non plus par hasard au des années 1980 à
l’ingénierie culturelle. Fils d’un militaire du génie, donc ingénieur de l’armée, j’ai baigné dans un
univers de logique et de rationalité, tout en développant un intérêt très fort pour la culture (sans
Ancien élève de l’Institut d’études politiques de Paris, Directeur des relations extérieures à l’ADAMI (Société civile
pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes, Enseignant associé au département Artsmusique de l’université d’Evry.
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Jean Pelletier
doute par opposition à la figure du père qui voulait faire de moi un scientifique, un ingénieur…,
au sens traditionnel du mot). J’ai poussé cette opposition jusqu’à entreprendre des études
littéraires après un baccalauréat scientifique – une maîtrise de lettres modernes –, tout en flânant
en parallèle à la faculté de droit pour suivre avec passion des cours de politique économique.
Me destinant, après un concours, au métier de professeur de français, j’ai déserté très vite le
bateau pour intégrer l’Institut des sciences politiques de Paris. Ceci avec l’intuition que j’allai
pouvoir y trouver des éléments de réponses à toutes mes interrogations.
Ce fut en particulier le cas dans les cours d’économie politique (une fois de plus) et les travaux
pratiques de statistiques dont je vis l’intérêt en tant qu’outils d’analyse et de décryptage du réel.
Ma sortie de Science Po me propulsa dans un premier temps dans le monde politique, comme
attaché parlementaire d’Edgard Pisani, puis dans l’équipe de Michel Rocard (où j’étais le
permanent des groupes études qui réunissaient des hauts fonctionnaires au service des idées et de
la carrière de Michel Rocard), ensuite dans un cabinet ministériel en 1981 (au ministère du Temps
libre) où très vite je me suis intéressé au lien entre l’éducation populaire et la culture. J’ai été à
l’initiative de la création au ministère de la Jeunesse et des Sports d’un bureau de la
« communication sociale » pour fédérer et rationaliser l’action des associations d’éducation
populaire qui voulaient investir dans l’usage du matériel audiovisuel et informatique. Je pilotais
aussi les études du Ministère dans le domaine du tourisme et de la jeunesse.
Puis, les cabinets ministériels ayant toujours une fin, je me suis investi dans l’Agence de
l’informatique (établissement public en charge de développer l’informatique en France) où je me
consacrai très vite à la mise en place d’un réseau de centres de ressources informatiques, dits
X2000, dans les régions, tournés vers l’éducation des pratiques du grand public. Je participais
aussi au vaste projet des équipements scolaires en matériel informatique lancé en 1985 par le
Premier ministre de l’époque Laurent Fabius, le Plan informatique pour tous.
Enseignant parallèlement dans une école de commerce (l’INSEEC), j’y créai très vite (en
1985) un département spécialisé à partir de la deuxième année dit de « management culturel » où
se sont formés les premiers « ingénieurs culturels » en France.
Bref, ces expériences ont fait, qu’au moment même où les collectivités locales s’interrogeaient
sur la gestion des fonds qu’elles investissaient dans la culture, que des crises de confiance
violentes éclataient entre les équipes culturelles et les élus municipaux (souvent à l’occasion d’un
changement de majorité), la formalisation de méthodes de prévisions, d’anticipation et d’audit aux
mains d’experts reconnus a très vite trouvé sa pertinence et ainsi sa place et son succès.
La plaquette d’ABCD s’ouvrait ainsi : « ABCD mobilise le “savoir-faire” des professionnels
en un large réseau d’experts. Ce réseau fait intervenir des concepteurs, analystes financiers,
ingénieur en organisation, architecte, programmateurs, spécialistes artistiques, qui ont, depuis
quinze ans, travaillé à plus de cent projets concernant une trentaine de pays. »
Très rapidement, l’idée que l’art et la culture étaient aussi, à leur manière, constitutive d’un
marché, faisait son chemin.
D’où la nécessité d’un métier adapté, d’un savoir-faire, bref, en un mot, une ingénierie
spécifique à la culture pour faire face aux défis que représentaient alors les investissements dans
ce domaine.
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Les interrogations des collectivités locales étaient multiples. Elles portaient aussi bien sur
l’opportunité de construire une salle de spectacle, d’en mesurer l’intérêt, mais aussi de trouver
« l’événement phare » qui serait constitutif de leur communication. C’était cette période lointaine
où la ville d’Angoulême sortait de l’anonymat grâce à son festival de la Bande dessinée et où
Bourges émergeait du fond des campagnes avec son célèbre « Printemps ».
Des mots nouveaux apparaissaient dans le paysage : « professionnaliser la mise au point d’un
projet culturel et son développement », « gérer un équipement culturel », « analyser son public, ses
clients » et, à cette époque, le mot client passait mal auprès des responsables culturels qui
parlaient, eux, de spectateurs, l’idée d’une approche consumériste de leur activité les révoltant.
D’ailleurs lorsque j’intervenais alors dans une ville à la demande du maire, on disait « Voilà
Jean Pelletier et son FMI de la culture. » À l’époque le FMI avait encore plus mauvaise presse
qu’aujourd’hui, puisque ses interventions dans l’économie des pays défaillants se traduisait
souvent par du chômage et des moments difficiles pour les populations.
Quelles étaient les propositions d’interventions et les activités de ces nouveaux spécialistes
qu’étaient les ingénieurs culturels ?
La communication culturelle sur la base d’enquête, de sondage, d’interviews afin de formuler
un projet fort et porteur pour une collectivité culturelle ou une institution.
L’audit culturel pour dresser un véritable tableau de bord, présentant les outils de
compréhension d’une politique ou d’un équipement afin d’en modifier l’orientation.
Les études de cas pour retenir des expériences passées le fruit de leur travail.
Les études de publics pour cerner les besoins et les attentes.
Les études de définition et de faisabilité, en amont de tout projet, pour en mesurer la
nécessité, l’impact et les coûts.
Et, enfin, l’émergence du concept de « tourisme culturel » auquel j’ai particulièrement
contribué.
Mais aussi, dès cette période, « la formation permanente aux métiers de la culture ».
Pour être plus précis et pour actualiser un peu notre propos d’aujourd’hui, on entendra parler
aussi de :
– consultant culturel ;
– médiateur culturel ;
– manager culturel.
On peut dire que les termes de « consultant » et d’« ingénieur culturel » sont interchangeables
et correspondent selon leur emploi plus à une culture du milieu. Le terme de « consultant » est
propre aux grandes agences de « consulting » qui se sont appropriées le moment venu ce nouveau
secteur d’intervention. Le terme d’ingénieur est un peu plus « militant » dirions-nous, il implique
non seulement une simple intervention technique, mais recouvre aussi l’idée d’« un message » à
faire passer et une action volontariste.
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Jean Pelletier
Le terme de médiateur culturel est apparu depuis une dizaine d’années, et on le retrouve dans
les petites annonces de Télérama. Il est l’intermédiaire entre le public er l’action culturelle, son
métier est plus orienté vers le développement d’une politique des publics.
Le manager culturel est celui qui travaille au sein d’une institution, d’une association, d’un
festival. Il gère un projet, met en œuvre et contrôle un budget.
Pour bien comprendre comment cela se passait concrètement sur le terrain je vais raconter
une anecdote.
Nous avions été sollicités par le maire d’une commune moyenne d’Alsace qui, récupérant un
ancien hôtel-Dieu, réfléchissait comment en faire un équipement culturel et cherchait des
conseils.
Ce maire n’avait pas un profil particulièrement culturel. Mais à la question : « Pourquoi fait-il
appel à nous, d’où vient cette nécessité de réfléchir et d’investir sur un projet culturel, il me
répondit : monsieur Pelletier, ma mission de maire c’est aussi assurer des emplois sur ma
commune et attirer des investisseurs ; cela fait plusieurs années que je constate qu’au-delà des
facilités d’installations (terrains mis à disposition) ou des avantages fiscaux, ces investisseurs
posent tous des questions très précises sur nos équipements sportifs et culturels en insistant sur
ces derniers. Devant mon étonnement, ils me répondent tous que pour réussir une implantation
industrielle, il faut une équipe de cadres de hauts niveaux, qui sont très exigeants sur la qualité de
vie qu’on leur propose et que cela inclut non seulement les écoles, les équipements sportifs mais
aussi d’une manière très globale la politique culturelle de la ville. » Tout était dit.
Pour nous résumer, l’ingénierie culturelle est née à la fois :
– de la volonté des élus de reprendre la main sur les équipements culturels ;
– d’obtenir de la lisibilité sur les investissements ;
– de s’assurer par la culture une communication de qualité ;
– de « rassurer » les investisseurs économiques ;
– de se nourrir de la culture pour développer des projets touristiques et vice versa.
D’une certaine manière le monde de l’entreprise mettait le pied dans l’univers de la culture, ce
qui chagrina un grand nombre de personnes ; pour autant, dans les actions que j’ai menées en
tant qu’ingénieur culturel ou économiste de la culture, je n’ai jamais eu le sentiment de « vendre
au diable » mon idéal.
Bien au contraire, j’ai eu à chaque fois dans tous ces beaux et innombrables projets (loin de
cet amphithéâtre, il y a la belle cathédrale d’Evry construite par le grand architecte international
Mario Botta) le sentiment de faire avancer et progresser l’idée que la culture n’est pas seulement
la résultante d’une volonté issue du mécénat (église, princes puis chefs d’État) comme notre
histoire l’a démontré, mais une composante active et enrichissante de notre société au même titre
que l’industrie, la science et le savoir.