Le comportement alimentaire humain
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Le comportement alimentaire humain
Le comportement alimentaire humain Approche scientifique MONOGRAPHIES DE LA CHAIRE DANONE 1. TOMÉ, Daniel. Des macro-nutriments alimentaires à la santé de l’homme. 1995, 106 p. 2. ALLISON, Simon Philip. Nutrition in Medicine : A Physician’s View. 1996, 153 p. 3. CUMMINGS, John Hedley. The Large Intestine in Nutrition and Disease. 1997, 155 p. 4. SCHAAFSMA, Gertjan. The Western Diet, with a Special Focus on Dairy Products. 1997, 124 p. 5. ROZIN, Paul. Towards a Psychology of Food Choice. 1998, 265 p. 6. BRIEND, André. La malnutrition de l’enfant. Des bases physiopathologiques à la prise en charge sur le terrain. 1998, 163 p. 7. BELLISLE, France. Le comportement alimentaire humain. Approche scientifique. 1999, 138 p. Le comportement alimentaire humain Approche scientifique France BELLISLE Cours dispensé dans le cadre de la Chaire Danone 1998 Publié par l’INSTITUT DANONE en 1999 © Institut Danone rue du Duc, 100 B-1150 BRUXELLES (Belgique) e-mail: institut [email protected] http://www.danone-institute.be http://www.danone-institute.com D/1999/7468/1 ISBN 2-930151-08-0 Page de couverture : Thierry De Prince Table des matières Avant-propos Préface Remerciements Résumé VII IX XI XIII Introduction 1 1 – Le comportement alimentaire et ses déterminants 3 1-1 1-2 1-3 1-4 L’homéostasie L’organisation chronologique de la prise alimentaire Trois mécanismes déterminants 1-3-1 Le mécanisme de faim-satiété 1-3-2 Le rassasiement 1-3-3 Le mécanisme d’apprentissage alimentaire • Les lois de l’apprentissage alimentaire • L’inné et l’acquis Les conditionnements 1-4-1 L’apprentissage et la sélection des aliments 1-4-2 La phase céphalique de la digestion 1-4-3 Le conditionnement instrumental 1-4-4 Paramètres du renforçateur 1-4-5 Relations entre réponse et renforcement 1-4-6 Renforcement et homéostasie 1-4-7 Déclenchement du comportement 2 – Description des comportements alimentaires 2-1 La distribution circadienne de la prise alimentaire 2-2 Les choix alimentaires au cours de la vie 2-2-1 Stade fœtal 2-2-2 Le nourrisson 2-2-3 Les goûts de l’enfant 2-2-4 La consommation alimentaire spontanée de l’enfant 2-2-5 La consommation apprise 2-2-6 L’aliment-récompense 2-3 Fonctions sensorielles et goûts alimentaires 2-3-1 Psychophysique de la stimulation alimentaire 2-3-2 Les préférences alimentaires 2-4 Le goût sucré 3 5 7 7 9 11 15 16 17 21 26 29 32 33 34 34 39 39 41 41 43 43 46 49 50 51 51 51 60 3 – Les hommes et les femmes devant l’alimentation 3-1 Perception des goûts alimentaires 3-2 Capacité de régulation dans des conditions changeantes 3-3 Résultats d’enquêtes 3-4 Le «semainier» alimentaire 65 65 66 67 68 4 – Les aliments nouveaux 4-1 Les édulcorants intenses 4-1-1 La compensation 4-1-2 Aspartame : effets sensoriels et métaboliques 4-1-3 Utilisation courante 4-1-4 Conclusions concernant les édulcorants intenses 4-2 Lipides et allégés en matières grasses 4-2-1 L’offre d’aliments allégés en lipides 4-2-2 Sécurité alimentaire 4-2-3 Propriétés organoleptiques 4-2-4 Régulation énergétique et compensation 4-2-5 Étude de consommation 4-2-6 Vitamines liposolubles 4-3 Les nouveaux additifs alimentaires 71 72 73 76 77 79 79 80 81 82 82 86 88 88 5 – L’obésité 5-1 Première hypothèse : l’obèse mange trop 5-2 Deuxième hypothèse : l’obèse choisit mal ses aliments 5-3 Troisième hypothèse : le comportement alimentaire de l’obèse est anormal 5-3-1 Thérapie comportementale 5-4 Quatrième hypothèse : l’obèse mange pour de mauvaises raisons 5-5 Contribution de l’environnement 5-6 Conclusions sur l’obésité 91 93 95 98 104 105 105 109 6 – Les troubles des comportements alimentaires 111 Conclusions 115 Bibliographie 117 Index 137 Avant-propos L’INSTITUT DANONE est une association regroupant des scientifiques, spécialistes de l’alimentation et de la nutrition. Il a pour vocation d’établir un lien entre la communauté scientifique et les professionnels de la santé et de l’éducation. C’est dans cette perspective que l’Institut a créé la CHAIRE DANONE. La CHAIRE DANONE a pour objet l’exposé d’acquisitions récentes dans le domaine de la nutrition humaine. Chaque année, une université francophone et une université néerlandophone belges organisent sous leurs auspices un enseignement dispensé par un savant belge ou étranger. Cet enseignement, destiné à un public universitaire multidisciplinaire, comprend une leçon inaugurale suivie de 15 heures de cours. L’ensemble des conférences fait l’objet d’une publication intégrée dans une série de monographies éditées par l’INSTITUT DANONE. Le Dr France Bellisle, chercheur auprès de l’INSERM, a été titulaire de la CHAIRE DANONE attribuée à la Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux pour l’année académique 1997-1998. La monographie “Le comportement alimentaire humain. Approche scientifique” reprend le contenu des cours qu’elle a donné dans ce cadre. L’INSTITUT DANONE témoigne sa vive reconnaissance au Dr France Bellisle pour un enseignement dont la richesse a laissé un souvenir vivace auprès de ceux et celles qui l’ont suivi. Il remercie le Professeur Claude Deroanne, Recteur de la Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux, et le Professeur André Théwis, pour leur précieuse contribution à l’organisation de la Chaire Danone. Madame Micheline Populer, responsable des Presses Agronomiques de la Faculté de Gembloux, poursuit avec un enthousiasme qui ne se dément pas l’édition de la collection “Monographie CHAIRE DANONE”. La qualité de son travail éditorial contribuera certainement à assurer à la monographie du Dr Bellisle le succès qu’elle mérite. Prof. Dr Kenny DE MEIRLEIR Prof. Dr André HUYGHEBAERT Président du Conseil Scientifique Président du Conseil d’Administration VII Préface Née à Lauzon au Québec, le docteur France BELLISLE a débuté ses études universitaires en psychologie expérimentale à l’Université McGill à Montréal. Après avoir obtenu son masters dont le sujet concernait le substrat neuronal de la motivation à manger chez le rat, elle vient poursuivre ses travaux dans le laboratoire de Jacques LE MAGNEN au Collège de France. Elle y travaille au développement de méthodes d’étude du comportement alimentaire humain en laboratoire. Elle étudie expérimentalement la stimulation à manger chez l’homme sain, stimulation produite par des facteurs sensoriels tels que le goût des aliments ou systémiques tels que la phase céphalique de la digestion ou encore la sécrétion d’hormones pancréatiques. Ces travaux aboutissent en 1984 à la présentation d’une thèse de Doctorat d’État brillamment réussie. Parallèlement, à travers des études épidémiologiques longitudinales, elle s’intéresse à l’alimentation du jeune enfant et ses répercussions sur l’obésité future. Elle séjourne ensuite un an à l’École de Médecine de Prague où elle se consacre à l’enseignement et à la recherche. En 1985, elle entame sa carrière de chercheur au CNRS. Elle est affectée à l’Unité 341 de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), Unité de Génie biomédical et Diabète sucré, et travaille dans le service de Médecine et Nutrition de l’Hôtel-Dieu de Paris. Actuellement, France BELLISLE poursuit ses travaux de recherche au sein de cette Unité au titre de chargée de recherche de première classe. L’étude scientifique quantitative du comportement alimentaire humain constitue toujours la base de ses recherches. Au cours de ses travaux, elle décortique les mécanismes et les lois qui commandent la consommation alimentaire chez l’humain, recherches difficiles car les facteurs impliqués dans le comportement alimentaire sont multiples et variés. Ses thèmes de recherche actuels concernent le comportement alimentaire humain vis-à-vis des nouveaux aliments, en particulier les allégés, le pouvoir rassasiant et satiétogène de diverses protéines, de repas traditionnels ou de fast foods, la palatabilité et la stimulation de la prise alimentaire, l’alimentation des personnes âgées hospitalisées, les cycles quotidiens, hebdomadaires et saisonniers de la consommation alimentaire chez les sujets sains, obèses ou diabétiques. Le docteur F. BELLISLE est auteur ou coauteur de très nombreuses publications de haut niveau, mais également d’articles de vulgarisation. Elle a acquis une réputation internationale non seulement dans le milieu scientifique mais également dans le secteur de l’industrie agro-alimentaire. La Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux est très honorée d’avoir accueilli le docteur France BELLISLE en sa qualité de titulaire de la CHAIRE DANONE. IX L’importance du public présent à l’occasion de la leçon inaugurale et à chacun des cours témoigne tant de l’intérêt pour le thème choisi que de la qualité de l’orateur. La rigueur de la démarche scientifique, la clarté des exposés, l’écoute du docteur BELLISLE à l’égard des hommes et des femmes face à leurs problèmes nutritionnels, sa passion pour le travail et l’étendue de ses connaissances ont été appréciées de tous. Mais à côté de la scientifique de haut niveau, ce fut un plaisir pour nous de côtoyer la femme agréable et affable qu’est le docteur F. BELLISLE. Que l’INSTITUT DANONE trouve également ici l’expression de nos sincères remerciements pour la persévérance avec laquelle il soutient l’organisation de telles Chaires. Que les succès rencontrés depuis la création des premières CHAIRES DANONE durant l’année académique 1993-1994, l’importance de la nutrition pour la santé humaine et les progrès constants des connaissances scientifiques dans le domaine, constituent un encouragement à la poursuite de cette heureuse initiative. X Prof. A. THÉWIS Prof. C. DEROANNE Unité de Zootechnie Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux Unité de Technologie des Industries agro-alimentaires Recteur de la Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux Remerciements Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Monsieur Jacques LE MAGNEN, Directeur de Recherche au C.N.R.S., auprès de qui j’ai appris des concepts qui m’ont guidée dans tout mon parcours scientifique. Il n’y a pas une page de cette monographie qu’il n’ait inspirée, directement ou indirectement. Ses travaux pionniers éclairant les mécanismes de l’homéostasie alimentaire chez l’animal ont déterminé chez moi, et bien d’autres, la conviction que le comportement humain, si complexe soit-il, peut être appréhendé de façon heuristique par la démarche scientifique. Cette démarche, en ce qui me concerne, a été accompagnée par de très nombreux collaborateurs de grande valeur, parmi lesquels Pierre AIMEZ, Arnaud BASDEVANT, Dominique BLAZY, Francis BORNET, Michèle CHABERT, Élisabeth CONTOUR, Anne-Marie DALIX, Anne-Marie DARTOIS, John DE CASTRO, Michèle DEHEEGER, Françoise DEMOZAY, Martine DOASSANS, Adam DREWNOWSKI, Fabienne ELGRABLY, Ismène GIACHETTI, Serge HERCBERG, Vincent LANG, Christiane LARUE-ACHAGIOTIS, Michèle LE BARZIC, Valérie LEHNERT, Jeanine LOUIS-SYLVESTRE, François LUCAS, Christine MARTIN, Mounir MESBAH, Marie-Odile MONNEUSE, Jean-Michel OPPERT, Jana PARIZKOVA, Catalina PEREZ, Marianne POUILLON, Miroslav PROKOPEC, Bertrand SAMUELLAJEUNESSE, Michel SEMPé, Yves SIMON, Tatjana SOLTYSOVA, Stephen SPECTER, Andrew STEPTOE, Jane WARDLE et tant d’autres. Qu’ils soient remerciés chaleureusement. Des remerciements particulièrement affectueux vont à ma complice de prédilection, Marie-Françoise ROLLAND-CACHERA, dont les écrits et les trouvailles de génie sont abondamment cités dans cette monographie. Je lui suis infiniment redevable d’une joyeuse stimulation de tous les instants. Plusieurs grands esprits scientifiques contemporains méritent ma gratitude pour l’apport important qu’ils ont fait à notre champ d’étude. Leurs noms apparaissent dans la bibliographie de cet ouvrage. Je dois beaucoup à Leann BIRCH, John BLUNDELL, David BOOTH, Claude BOUCHARD, Arthur CAMPFIELD, Marc FANTINO, Harry KISSILEFF, Barbara ROLLS, Paul ROZIN, Anthony SCLAFANI, Albert STUNKARD, Angelo TREMBLAY. Puisqu’ils sont aussi d’excellents amis, je leur adresse toute mon affection reconnaissante. Les Professeurs Bernard GUY-GRAND et Gérard SLAMA, qui m’accueillent à l’Hôtel-Dieu de Paris depuis 1992, méritent ma gratitude respectueuse, de même que le Docteur Gérard REACH, Directeur de l’Unité INSERM 341 dont je fais partie. Grands chercheurs eux-mêmes, ils sont de ces trop rares médecins convaincus de l’intérêt de la démarche scientifique dans l’étude du comportement humain. Grâce à leur générosité et à leurs conseils, j’ai pu continuer à expérimenter dans ce domaine et prolonger ainsi les travaux initiés autrefois sous l’impulsion de Jacques LE MAGNEN. XI Je remercie enfin le Professeur André THÉWIS, qui a proposé ma candidature à l’INSTITUT DANONE, et les membres de cet Institut qui l’ont acceptée. Grâce à eux, j’ai eu la chance d’enseigner à Gembloux, devant un auditoire enthousiaste et chaleureux. Madame Fabienne TRINON a été tout simplement parfaite à toutes les étapes de cette aventure qui se termine aujourd’hui par la publication d’une monographie. Je n’aurais sûrement pas trouvé l’énergie de la rédiger sans l’initiative de mes amis de l’INSTITUT DANONE de Belgique. Je leur exprime toute ma gratitude. Dr France BELLISLE XII Résumé Le comportement alimentaire humain est un objet de science. Il est le versant comportemental de mécanismes de régulation énergétique et nutritionnelle agissant pour assurer l’homéostasie de l’organisme. Les concepts et les connaissances tirés de la recherche animale sont à l’origine d’hypothèses concernant les mécanismes d’action de la régulation nutritionnelle chez l’homme. À partir de telles hypothèses, l’action des mécanismes de faim, de satiété, de rassasiement, et celle des apprentissages alimentaires sont étudiées dans les conditions spécifiques de la vie humaine. L’origine des choix alimentaires de l’enfant puis de l’adulte, le développement de préférences et d’aversions, les différences comportementales entre hommes et femmes, les capacités d’adaptation de l’alimentation dans des conditions changeantes (apparition de nouveaux aliments, diminution de la dépense énergétique, etc.) sont discutés à partir de travaux scientifiques, réalisés en laboratoire ou sur le terrain. L’obésité de l’adulte et celle de l’enfant ont suscité de très abondants travaux. Les corrélats comportementaux de ce grave problème de santé publique sont abordés, de même que les stratégies comportementales qui peuvent contribuer à le limiter. Enfin, les troubles des comportements alimentaires sont décrits. Cette monographie propose une revue actuelle, et donc datée, des connaissances acquises grâce à l’étude scientifique du comportement alimentaire humain. Elle précise ses hypothèses et ses méthodes, elle souligne ses apports et fait entrevoir le domaine immense qui demeure encore inconnu. XIII Introduction Le comportement alimentaire humain est un objet de science; il est le sujet d’une abondante recherche scientifique. Bien que les facteurs qui le déterminent soient multiples et appartiennent à des domaines très disparates, il est possible et fructueux d’étudier les lois qui gouvernent ce comportement. Ici comme ailleurs, la démarche scientifique a pour but d’expliquer, de comprendre et de prédire, en utilisant les outils de la méthode expérimentale. La physiologie, la psychologie, la science du comportement et les mathématiques, entre autres, jouent un rôle incontournable dans notre compréhension des déterminismes qui aboutissent à ce comportement complexe consistant à rechercher des substrats alimentaires dans l’environnement et à les ingérer. Dans les pages qui suivent, nous verrons comment les besoins définis par le maintien des fonctions vitales commandent l’exécution du comportement. La manière dont le comportement est exécuté dépend de multiples conditions de l’environnement. Il est clair que les qualités sensorielles des substances disponibles ont un impact décisif sur le choix des aliments et la quantité qui en est ingérée. De plus il ne faut pas négliger, parmi les nombreux facteurs de l’environnement, les circonstances sociales du repas. De nombreux outils méthodologiques sont disponibles pour révéler les actions et interactions qui déterminent le comportement alimentaire chez l’homme. Dans le texte qui suit, plusieurs seront décrits. Les divers événements de la vie alimentaire seront expliqués, compris, et même prédits grâce aux efforts menés depuis des décennies pour appliquer les principes de la méthode scientifique au comportement humain. 1 1 – Le comportement alimentaire et ses déterminants 1-1 L’homéostasie Le concept d’homéostasie, en d’autres termes, la constance du milieu intérieur, constitue le point de départ de notre propos. Tout organisme vivant doit, pour mener une vie indépendante, maintenir la constance de certains paramètres de son milieu intérieur [BERNARD, 1856]. Tous les paramètres concernés sont loin d’être compris ou même connus. Nous savons cependant que les besoins en oxygène, en liquide et en énergie sont continus. À chaque moment de sa vie, l’animal ou l’homme doit pouvoir disposer de ces substrats pour l’entretien de ses fonctions vitales. Nous respirons constamment. Plus précisément, l’alternance entre inspiration et expiration se fait avec une fréquence telle que les besoins en oxygène du corps sont comblés sans interruption. La respiration est compatible avec toutes les activités animales, en particulier le sommeil. Il n’est donc pas nécessaire de constituer des réserves d’oxygène dans l’organisme. L’organisme vivant perd ses liquides corporels continûment. Pendant la respiration, de l’eau est expirée avec l’air rejeté par les poumons ; la transpiration nous prive elle aussi d’une partie de nos réserves liquidiennes ; enfin le rein filtre les liquides corporels sans interruption et produit une urine plus ou moins diluée dont l’excrétion permet l’élimination des substances rejetées par le système rénal. On ne peut pas boire tout le temps. Un animal qui vit en milieu naturel ne se trouve pas tout le temps à proximité d’une source d’eau, et même si c’était le cas, il lui faudrait aussi consacrer une partie de son temps à d’autres activités : le sommeil, la recherche de nourriture, le soin des petits, etc. ; pour une personne vivant en société, les activités déterminées par la vie en groupe font qu’on ne peut pas boire à tout moment de la journée. De plus, que l’on soit animal ou personne, on ne boit pas pendant son sommeil. Les réserves liquidiennes de l’organisme sont très importantes. Elles constituent près de 65 % du poids corporel. Lorsque leur niveau commence à baisser significativement et que, par exemple, le maintien de la pression artérielle 3 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS de l’organisme est menacé, se mettent en action plusieurs mécanismes totalement intérieurs à l’organisme, impliquant plusieurs hormones et plusieurs organes. Cependant ces mécanismes ne peuvent, au mieux, que freiner la perte de liquide entraînée par le jeu des fonctions vitales et en aucun cas ne peuvent augmenter les réserves disponibles. L’évolution des espèces a sélectionné des réponses à ce problème. Dans le cas des animaux supérieurs, en particulier dans le cas de l’homme, c’est le comportement qui prend la relève de la physiologie. La régulation des réserves de l’organisme a un versant physiologique et elle a aussi un versant comportemental. Ce versant comportemental permet à l’organisme de s’approprier les ressources de son environnement et de les faire passer dans le milieu intérieur, afin de couvrir ses besoins pendant un certain temps [ROLLS, ROLLS, 1982]. Une fois ingérées les ressources de l’environnement, disons en eau, l’organisme doit les conserver dans des compartiments multiples qui seront ensuite mobilisés pour faire face aux besoins à mesure qu’ils se produiront. Les réserves de l’organisme en eau, malgré leur importance, ne sont que de quelques jours. Par conséquent, le comportement dipsique doit être mobilisé fréquemment afin de les renouveler de manière adéquate. 4 La prise alimentaire est le versant comportemental de la régulation des réserves d’énergie et de nutriments dans l’organisme. Il existe un versant physiologique fort important et complexe dont les différents mécanismes ont pour fonction la digestion, l’utilisation et le stockage des nutriments. L’organisme utilise de façon continue des sources d’énergie, des acides aminés pour la synthèse des protéines, et du glucose pour le métabolisme cellulaire. Les dépenses énergétiques de base ne sont pas inférieures à 1200 kcal par jour chez l’adulte ; s’y ajoute l’énergie nécessaire à l’activité physique. On estime les besoins protéiques à 1 g par kg de poids corporel chez l’adulte [DUPIN et al., 1992]. Le cerveau humain a besoin de 100 g de glucose par jour pour assurer son fonctionnement [BLUNDELL, TREMBLAY, 1995]. Des réserves de protéines existent dans le corps humain ; elles sont stockées dans l’organisme, au niveau des muscles essentiellement. Les réserves de sucres, stockées sous forme de glycogène hépatique et musculaire, sont très limitées. Les réserves en graisses peuvent varier énormément entre individus dans l’espèce humaine et peuvent suffire pour maintenir l’organisme en vie pendant un à deux mois. Cependant, l’envie de manger se produit bien avant cet intervalle et le comportement alimentaire est organisé, une ou plusieurs fois par jour, dans toutes les sociétés disposant de vivres en abondance. 1-2 L’ORGANISATION CHRONOLOGIQUE DE LA PRISE ALIMENTAIRE 1-2 L’organisation chronologique de la prise alimentaire La figure 1 représente en quelques traits plusieurs notions fondamentales pour comprendre la prise alimentaire. Il s’agit d’une courbe cumulative correspondant aux ingesta d’un rat dans sa cage, pendant une période de 24 heures. L’examen de multiples tracés tels que celui-ci a permis à l’équipe de Jacques LE MAGNEN [1992], au Collège de France, de mettre en évidence plusieurs relations entre les événements alimentaires qui y sont représentés. Il apparaît nettement que l’animal dont le comportement est enregistré est sensible à l’éclairage de son environnement. Le tracé montre que le rat mange surtout pendant la phase d’obscurité du nycthémère, et ne mange presque rien pendant la phase de lumière. Le rat est un animal nocturne et son activité, en particulier alimentaire, est surtout abondante la nuit. Nous voici devant un premier cycle d’activité (veille-sommeil) qui détermine profondément la prise alimentaire et qui est synchronisé par l’alternance des jours et des nuits. Chez l’homme, animal surtout diurne, l’essentiel de l’activité, en particulier alimentaire, est observé le jour. Il peut paraître étonnant que, jusqu’aux travaux classiques de LE MAGNEN réalisés dans les années 60, les chercheurs étudiant la Prise alimentaire (g) Nuit Jour 0 12 Temps (h) 24 Figure 1 — Courbe cumulative représentant la prise alimentaire d’un rat nourri ad libitum, enregistrée sur 24 heures consécutives. D’après LE MAGNEN [1992]. 5 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS prise alimentaire ne se soient souciés que des rations de 24 heures, sans aucune notion d’une différence des comportements entre le jour et la nuit. Nous verrons plus loin que ce cycle circadien est très important pour permettre l’ajustement de la consommation alimentaire aux besoins de l’organisme. Chez l’obèse animal ou humain, il existe souvent une perturbation plus ou moins importante de cette alternance des deux phases. La figure 1 montre aussi que même pendant la période d’activité, l’animal ne mange pas tout le temps. Contrairement aux idées reçues, le rat n’est pas un grignoteur chronique. Le tracé montre clairement qu’il fait des repas plus ou moins abondants, et qu’entre ces repas, la courbe est tout à fait horizontale, c’est-à-dire que l’animal ne mange pas. Il se livre pendant ce temps à d’autres activités : se laver, explorer son environnement, dormir, etc. La courbe cumulative révèle que tout repas est précédé et suivi de périodes de temps marquées par une absence de consommation alimentaire. Voici un deuxième cycle de comportements : l’animal va vers sa mangeoire, se nourrit, ingère une certaine quantité de nourriture, puis il s’arrête et cet arrêt dure plusieurs minutes ou plusieurs heures. 6 LE MAGNEN et son équipe ont mis en évidence que des relations mathématiques existent entre les divers événements de la journée alimentaire du rat dans sa cage. Dans un article classique publié en 1971, LE MAGNEN décrit ces relations complexes et en déduit un ensemble de concepts qui expliquent le décours chronologique des événements. Durant la période d’activité, chez le rat qui se nourrit ad libitum, la taille du repas est corrélée positivement à la durée de l’intervalle qui suit le repas. Il semble donc que l’animal épuise avant de recommencer à manger le stock de nutriments qu’il a ingéré au repas précédent. Il n’existe pas de corrélation entre la taille du repas et la durée de l’intervalle qui le précède. Autrement dit, la taille du repas n’est pas déterminée par l’amplitude d’un “besoin” qui serait ressenti par l’animal. La taille du repas est affectée par des facteurs de l’environnement, et en particulier par les qualités sensorielles des substances alimentaires offertes. Lorsque le rat est soumis à un programme d’activité où, comme l’homme, il est restreint à trois repas par jour à heures fixes, la corrélation entre taille du repas et intervalle qui suit disparaît dans un premier temps, puis reparaît après que l’animal s’est familiarisé avec son nouvel horaire. L’animal apprend à manger assez pour ne pas avoir faim dans l’intervalle qui suit son repas et qui lui est imposé par l’expérimentateur. Pendant la phase inactive de l’animal, les corrélations observées sont plus faibles ou absentes. Dans des situations expérimentales où les conditions du bilan d’énergie changent, par exemple lorsque la densité énergétique de l’aliment est modifiée, l’animal réagit d’abord en ajustant le nombre de ses repas pendant sa période d’activité. Si on lui présente un aliment dilué, il doit manger plus en quantité pour maintenir le niveau de ses apports énergétiques. Sa réponse immédiate à ce 1-3-1 LE MÉCANISME DE FAIM-SATIÉTÉ traitement est de manger plus souvent tout en consommant des repas de taille inchangée. Au bout de quelques jours de ce régime, l’animal commence à augmenter la taille de ses repas et en diminue le nombre. Si au contraire on lui présente soudain une nourriture plus riche en énergie, il doit manger moins en quantité afin d’ajuster ses ingesta à ses besoins. Il commence par manger moins souvent, les périodes entre les repas deviennent plus longues. Puis, progressivement, il diminue la quantité de nourriture ingérée au cours de ses repas. Les changements du nombre des repas quotidiens sont pour l’animal le moyen le plus rapide d’ajuster ses ingesta au contenu énergétique de l’aliment. Au bout de quelques jours, une autre stratégie se développe, qui consiste à modifier la taille des repas. À partir de ces observations répétées chez des centaines d’animaux et sur des centaines de jours, trois mécanismes différents furent proposés pour expliquer les paramètres quantitatifs et chronologiques de la prise alimentaire. 1-3 Trois mécanismes déterminants 1-3-1 Le mécanisme de faim-satiété Le premier de ces mécanismes règle la durée des intervalles entre les repas, et donc l’alternance des phases de consommation et de satiété. La satiété est ici définie comme un état de non-faim qui s’étend sur une durée proportionnelle à la ration énergétique consommée dans le repas précédent. Lorsque la réserve de nutriments constituée par le repas a été totalement utilisée par l’organisme, la faim revient. C’est alors qu’un ensemble de mécanismes physiologiques se mettent en œuvre pour conserver l’énergie de l’organisme et que le cerveau perçoit des signaux qui le mènent à organiser et à commander le comportement de recherche de nourriture. La nature du signal qui indique au cerveau qu’il est temps de se nourrir a été l’objet de nombreuses recherches. Leur examen détaillé dépasse le cadre de ce texte. Notons cependant les travaux décisifs de CAMPFIELD et SMITH [1986 ; 1990] (Figure 2) qui ont montré chez l’animal en cage, de même que chez l’homme privé de repères chronologiques, que la démarche d’aller vers la nourriture, ou de commander son repas, suit dans presque tous les cas une légère baisse (autour de 7 %) du niveau de glycémie. Cette légère baisse se produit après l’épuisement de la ration constituée par le repas précédent, ou encore à la fin d’un jeûne de plusieurs heures observé pendant la phase circadienne d’inactivité spécifique de l’espèce. Elle se poursuit pendant environ vingt minutes. On voit alors se produire 7 Fluctuations de la glycémie (%) LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS 0 Repas -2 -4 -6 -8 -10 -12 -12 8 -8 -4 0 Temps (min) 4 8 12 Figure 2 — Fluctuations de la glycémie enregistrées avant l’initiation d’un repas et pendant les premières minutes de ce repas. D’après CAMPFIELD et SMITH [1986]. un effet de redressement induit par les mécanismes physiologiques de régulation. Avec un court retard par rapport au début du redressement de la glycémie, le comportement alimentaire se déclenche : l’animal dans sa cage va vers sa mangeoire et consomme, l’homme observé en laboratoire commande son repas. C’est un signal qui fonctionne en tout ou rien. Nous voyons ici clairement le fonctionnement du mécanisme de régulation chez les animaux supérieurs, avec son versant métabolique qui se déclenche rapidement, et son versant comportemental composé de séquences intégrées et complexes d’actions motrices. Chez le volontaire humain isolé dans un laboratoire et privé de tout repère chronologique, la commande d’un repas est faite quelques minutes après un tel signal glycémique. Cependant, dans la vie de tous les jours avec ses exigences sociales, le consommateur humain n’a pas toute liberté de répondre à ce signal. Il en est souvent empêché par l’activité qui l’occupe et qu’il ne peut pas ou ne veut pas interrompre pour aller se procurer de la nourriture. Le mécanisme de faimsatiété, qui déclenche périodiquement la prise de nourriture en réponse à une séquence d’événements glycémiques ne peut donc pas fonctionner lorsque l’heure des repas est fixée par des règles sociales et qu’il existe peu de possibilités de se procurer de la nourriture en dehors des moments prévus pour les repas. Cette 1-3-2 LE RASSASIEMENT dernière situation était jusqu’à ces dernières années celle des sociétés européennes où trois repas par jour étaient prévus, plus une collation ou un apéritif en fin d’après-midi. On peut ici émettre l’hypothèse que les consommateurs, comme les rats soumis à un programme de trois repas par jour, avaient appris à manger assez pour ne pas avoir faim jusqu’au repas suivant. Nous verrons plus bas que cette hypothèse a été testée chez des consommateurs de plusieurs pays [DE CASTRO et al., 1997]. D’autres hypothèses existent quant à la nature du signal de faim, c’est-à-dire celui qui, une fois perçu par le cerveau, déclenche la séquence d’actions organisées qui aboutit à la consommation alimentaire. La baisse des réserves en acides aminés, l’inversion du métabolisme hépatique, ou peut-être un signal émanant des réserves lipidiques de l’organisme sont des candidats possibles. Chacun suscite beaucoup de recherche expérimentale à laquelle il est impossible de rendre justice dans le cadre de ce texte. Il n’est pas possible actuellement d’exclure l’action et même l’interaction de plusieurs facteurs capables d’inciter le cerveau à déclencher l’acte alimentaire. 1-3-2 Le rassasiement On vient de voir que la cinétique de la glycémie chez un organisme disposant d’aliment ad libitum produit un signal que le cerveau interprète comme une baisse des substrats à laquelle il faut répondre métaboliquement d’une part, et par le comportement d’autre part. Une fois le repas déclenché, la prise alimentaire se poursuit pendant une durée variable (quelques minutes et le plus souvent moins d’une heure) et s’arrête après l’ingestion d’une quantité variable de nourriture. Un ensemble de facteurs de stimulation et d’inhibition du comportement alimentaire détermine la durée et la taille du repas. Chez le sujet dont le déficit en nutriments n’est pas énorme, comme c’est le cas dans les sociétés développées ou comme chez le rat disposant de nourriture ad libitum, l’état de relatif besoin nutritionnel préalable au repas a peu d’effet sur la taille du repas. L’action des facteurs de stimulation alimentaire prédomine au début du repas ; ils sont représentés par l’ensemble des qualités sensorielles des aliments, surtout leur goût et leur arôme, mais aussi leur aspect visuel, leur texture, leur température, etc. Le nombre et la variété sensorielle des aliments contribuent à la stimulation [BELLISLE, LE MAGNEN, 1980 ; 1981 ; ROLLS et al., 1981b ; 1983]. Cette stimulation se manifeste par le rythme d’ingestion qui est rapide au début du repas. Au fur et à mesure que l’ingestion se poursuit, un ensemble de signaux émanant du tractus digestif se développe. Des récepteurs spécialisés situés au niveau des parois de l’œsophage et de l’estomac informent le cerveau du passage de nutriments [MEI, 1990] ; l’estomac gonfle sous la 9 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS pression du bol alimentaire, ce qui est également signalé au cerveau ; des hormones sont sécrétées, en particulier le glucagon [GEARY, 1990]. Cette configuration de divers signaux nerveux et hormonaux exerce une influence inhibitrice croissante sur la consommation. Cette influence inhibitrice se traduit par un ralentissement du rythme d’ingestion [MEYER, PUDEL, 1972 ; BELLISLE, LE MAGNEN, 1980 ; 1981 ; KISSILEFF, THORNTON, 1982] et finalement par la fin du repas. L’arrêt de la consommation, la fin du repas, est ce que LE MAGNEN appelle le rassasiement. Les facteurs sensoriels qui sont déterminants dans la stimulation à manger exercent aussi une grande influence sur le développement du rassasiement en cours de repas et sur la satiété qui le suit. Les repas où sont présentés plusieurs aliments aux caractéristiques sensorielles variées sont plus abondants que ceux qui ne comptent qu’un aliment unique, même si cet aliment est très apprécié du mangeur [BELLISLE, LE MAGNEN, 1980 ; 1981 ; ROLLS et al., 1981b] (Figure 3). Au cours de la consommation d’un repas varié se développe un rassasiement qui est spécifique de l’aliment qui a été consommé et qui diminue le pouvoir de cet 400 1 saveur 10 4 saveurs Consommation (g) 300 200 100 0 0 16 24 Temps (min) 32 Total Figure 3 — Des repas de 32 minutes sont partagés en quatre services de 8 minutes chacun. Il est servi soit une seule variété de sandwiches au cours des quatre services, soit quatre variétés successivement (jambon, œuf, fromage ou tomate). Les consommations de 36 volontaires apparaissent dans ces deux conditions. La variété des saveurs stimule la prise alimentaire. D’après ROLLS et collaborateurs [1983]. 1-3-3 LE MÉCANISME D’APPRENTISSAGE ALIMENTAIRE aliment de stimuler l’ingestion. Cependant, les aliments qui n’ont pas été consommés gardent une appétibilité relativement intacte. Au fur et à mesure que divers aliments sont ingérés et qu’un rassasiement sensoriel spécifique se produit pour chacun d’eux, un rassasiement plus général, non spécifique, dû sans doute aux effets gastriques (distension, vidange) et post-gastriques (absorption) se développe et finalement, provoque la fin du repas. Après la fin d’un repas, le caractère agréable des aliments consommés au cours du repas est diminué en comparaison de ce qu’il était avant le repas. Les aliments qui n’ont pas été ingérés n’ont pas perdu leur appétibilité après ce repas [ROLLS et al., 1981a] (Figure 4). Cet effet de rassasiement spécifique dépend des caractéristiques sensorielles des aliments et non de leur contenu nutritionnel. Des aliments de saveurs différentes de ceux qui constituent un repas sont capables de relancer la consommation après l’arrêt de la consommation chez un mangeur rassasié. Les desserts sucrés sont particulièrement efficaces pour rétablir la stimulation à manger chez la majorité des humains. Le signal qui déclenche le début du repas est donc différent de ceux qui stimulent la consommation une fois le repas commencé et de ceux qui font ralentir et cesser la consommation après ingestion d’une certaine quantité de nourriture. Les relations existant entre les facteurs qui influencent les paramètres de la prise alimentaire pendant le repas ont été étudiées et des équations expliquent l’évolution du comportement entre le début et la fin du repas [KISSILEFF et al., 1982] (Figure 5). Chez l’homme qui vit en société, la composition et la taille des repas sont en grande partie fixées par des normes sociales, tout comme l’horaire des repas. Selon la culture du consommateur, chaque repas de la journée est non seulement prévu à une certaine heure, mais il comprend certains aliments préparés et servis en quantités convenues : les qualités sensorielles et la variété des aliments dépendent de l’approvisionnement mis en place au sein d’une société. Par conséquent, le mécanisme de rassasiement, que nous pouvons observer au mieux chez l’animal de laboratoire nourri ad libitum, est restreint dans son action chez le consommateur humain vivant dans une société organisée. 1-3-3 Le mécanisme d’apprentissage alimentaire Le mécanisme de faim-rassasiement et le mécanisme de rassasiement sont complétés par un mécanisme d’apprentissage qui permet à l’animal d’adapter son comportement devant un nouvel aliment, en fonction des propriétés nutritionnelles de cet aliment. 11 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS Changements de cotation +0,4 0 -0,4 -0,8 Repas saucisses -1,2 -1,6 biscuits banane raisins pain noix poulet saucisse aliments goûtés fromage -2,0 12 Changements de cotation +0,4 0 -0,4 -0,8 Repas fromage et crackers -1,2 -1,6 goût -2,0 quantité Figure 4 — Changements des cotations accordées par des volontaires à huit aliments avant et après un déjeuner composé soit de saucisses (en haut), soit de fromage sur crackers (en bas). La barre noire indique le changement du plaisir ressenti à goûter chaque aliment et la barre grise montre le changement de la quantité de chaque aliment que les volontaires se disent disposés à consommer. La satiété est spécifique de l’aliment consommé. D’après ROLLS et collaborateurs [1981]. Vitesse (g/min) 1-3-3 LE MÉCANISME D’APPRENTISSAGE ALIMENTAIRE dérivée (b+2ct) 100 0 Consommation attendue (g) 600 400 t) n (b o i t ula stim t2 ) (bt+c e m som 200 0 inhib ition (+ct 2 ) -200 13 -400 0 2 4 6 Temps (min) Figure 5 — Courbes théoriques représentant une fonction quadratique dont les composantes sont identifiées : stimulation (bt) et inhibition (ct2). Les valeurs utilisées sont b = 100 g/min et c = - 5 g/min2. À la partie supérieure : dérivée mathématique de la fonction quadratique, qui donne la vitesse d’ingestion à chaque moment du repas. Les projections en pointillés indiquent l’évolution des courbes au-delà du point où la stimulation et l’inhibition s’annulent, correspondant à la fin du repas. D’après KISSILEFF et THORNTON [1982]. Lorsqu’un animal ou un humain ingère pour la première fois une substance alimentaire, deux séries de stimulations se produisent dans l’organisme : d’abord une configuration de messages sensoriels définissant ce que l’on appelle la “flaveur” de l’aliment, c’est-à-dire l’ensemble de ses caractéristiques organoleptiques ; ensuite, entre quelques minutes et quelques heures après la consommation, un ensemble de messages nerveux entéroceptifs signalant l’assimilation des nutriments contenus dans le repas. Une association automatique et inconsciente se produit chez le consommateur entre ces deux ensembles de LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS signaux. On peut décrire cette association dans les termes de l’apprentissage, ou conditionnement, classique ou pavlovien [PAVLOV, 1927]. Le passage de nourriture dans le tractus digestif est un stimulus non conditionné complexe qui entraîne une cascade de réponses non conditionnées, dont plusieurs sécrétions endocrines et exocrines. Les qualités sensorielles d’un aliment déjà ingéré au moins une fois sont associées pour le mangeur aux répercussions métaboliques qui suivent l’ingestion de cet aliment ; en d’autres termes, les qualités sensorielles de l’aliment deviennent un stimulus conditionné complexe qui est associé au stimulus non conditionné complexe que sont les effets métaboliques du repas. En conséquence de cet apprentissage, le stimulus conditionné acquiert le pouvoir de déclencher des réponses conditionnées de même nature ou de nature différente que les réponses non conditionnées. 14 Parmi les réponses conditionnées déclenchées par la perception sensorielle d’un aliment, notons plusieurs réponses enregistrées à différents niveaux du tractus digestif, entre la bouche (sécrétion salivaire) [PANGBORN et al., 1979] et le pancréas endocrine (sécrétion d’insuline) [BELLISLE et al., 1985 ; LUCAS et al., 1987 ; TEFF et al., 1991 ; 1993 ; 1995] et exocrine [SARLES et al., 1968 ; NOVIS et al., 1971]. D’autres réponses conditionnées, et non des moindres en ce qui concerne le contrôle de la prise alimentaire, sont l’appétit et le rassasiement conditionnés. Une personne ou un animal, dès sa première expérience alimentaire, apprend à associer à tout un ensemble de stimulations sensorielles qui définissent un aliment, un ensemble d’effets métaboliques positifs ou négatifs, puissants ou modestes. Un répertoire se constitue ainsi qui permet au mangeur de savoir, en percevant tel ou tel aliment, s’il faut en manger ou non, s’il faut en manger beaucoup ou peu, pour répondre à la situation alimentaire et aux besoins actuels ou anticipés. Un tel apprentissage, une telle association, peuvent être réalisés à la suite d’une seule expérience d’un aliment si l’ingestion en a été suivie d’un malaise digestif ; l’aliment sera refusé à la prochaine présentation [GARCIA et al., 1961 ; SMITH, ROLL, 1967 ; ROZIN, KALAT, 1971]. Chez l’homme, l’aversion alimentaire conditionnée fait partie de l’expérience de la plupart des gens. Rozin [1986] a montré que la nausée était un élément crucial de l’ensemble des effets métaboliques incriminés pour créer l’aversion. Fort heureusement, la consommation alimentaire est peu souvent suivie de malaise digestif. Au contraire, ses effets sont positifs et consistent dans différents aspects nerveux et hormonaux de l’état de satiété. Le plus souvent, plusieurs répétitions de l’association entre qualités sensorielles et effets métaboliques positifs sont nécessaires [DOMJAN, BRUKHARD, 1982] afin de modeler le comportement et de l’ajuster aux besoins. Cet apprentissage permet au comportement de s’ajuster non seulement en tout ou rien (consommer ou ne pas consommer tel aliment), mais aussi de façon sélective (choisir tel aliment plutôt qu’un autre) et de façon quantitative (ingérer 1-3-3 LE MÉCANISME D’APPRENTISSAGE ALIMENTAIRE moins d’un aliment qui produit une satiété importante que d’un aliment qui produit une satiété très modeste). Dans la situation du consommateur humain vivant dans une société organisée, ce mécanisme permettant d’ajuster les ingesta aux besoins est d’une très grande importance puisque, comme nous l’avons vu plus haut, l’horaire et la composition des repas sont essentiellement fixés par des règles sociales. • Les lois de l’apprentissage alimentaire Pour comprendre le comportement alimentaire humain, il est essentiel de bien connaître les lois biologiques qui permettent cet apprentissage. Bien que l’énoncé des divers éléments de la théorie de l’apprentissage qui se rapportent à l’alimentation soit quelque peu fastidieux, il est crucial d’approfondir ces notions afin de comprendre pourquoi et comment s’effectuent les ajustements du comportement alimentaire en fonction des besoins et en fonction des conditions de l’environnement. Il est généralement admis que les goûts alimentaires d’un adulte sont appris. Comment s’effectue un tel apprentissage? On n’apprend pas n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment. L’apprentissage a ses règles, ses lois, ses mécanismes dont l’étude constitue une discipline féconde de la psychologie expérimentale. D’abord sa définition : l’apprentissage est un changement durable dans le mécanisme d’un comportement, qui résulte de l’expérience de certains événements de l’environnement [DOMJAN, BRUCKHARD, 1982]. Ainsi défini, il n’implique pas la conscience ; il peut demeurer totalement automatique et inconscient. Son champ d’application dépasse naturellement celui de la consommation alimentaire. Il englobe tous les rapports de l’animal avec les objets et les conditions de son environnement. Depuis les découvertes historiques de PAVLOV [1927], les notions de conditionnement et d’apprentissage n’ont pas cessé d’évoluer. Le terme de conditionnement est dû à PAVLOV lui-même et le choix de ce terme n’était pas indifférent. Dans les premières années du XXe siècle, PAVLOV étudiait la salivation chez le chien au moment de la présentation d’un morceau de viande dans la bouche de l’animal. PAVLOV s’aperçut bientôt que les chiens salivaient déjà au moment de l’arrivée de l’animalier qui devait leur présenter l’aliment. Un stimulus arbitraire, le son d’une clochette, fut ensuite systématiquement associé à la présentation de la nourriture et, comme chacun sait, les chiens apprirent à saliver en réponse au son de cette clochette. À la différence des réponses non conditionnées ou non conditionnelles (RNC), ici la réponse obligatoire des glandes salivaires induite par la présence de la viande dans la bouche de l’animal, la salivation induite par le son de la clochette, avait un caractère 15 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS imprévisible, plus ou moins reproductible, plus ou moins intense. Bref, ces réponses étaient “conditionnelles” (RC), c’est-à-dire qu’elles se produisaient sous certaines conditions et non de manière obligatoire. Un stimulus appelé lui aussi “conditionnel” (SC) ou “conditionné” acquiert son pouvoir de produire la réponse à la faveur de son association avec un stimulus “non conditionnel” ou “non conditionné” (SNC). La simplicité et l’élégance de la démonstration pavlovienne sont si grandes qu’elles ne laissent pas soupçonner la richesse, la portée, la complexité des notions d’apprentissage telles que nous les utilisons aujourd’hui. Le concept de comportement induit, lui aussi hérité de PAVLOV qui parlait de “réflexe” conditionnel, est central dans la théorie de l’apprentissage : le comportement se produit en réponse à un stimulus, c’est-à-dire un signal émanant de l’environnement. Le modèle de l’arc réflexe qui servit à PAVLOV pour décrire une simple réponse de salivation s’est aujourd’hui considérablement enrichi. Ce modèle s’applique à la transformation de comportements très complexes induits par des signaux sensoriels multiples, impliquant des relais nombreux au niveau du système nerveux central et un ou plusieurs programmes moteurs. 16 • L’inné et l’acquis Quelques heures après la naissance, et avant toute expérience alimentaire, les nouveau-nés humains manifestent tous un répertoire de réponses physiques à la présentation de stimuli sapides [STEINER, 1977]. Une goutte de liquide sucré placée sur la langue est acceptée et avalée, pendant que la mimique du nourrisson se détend et parfois manifeste un sourire. Une goutte de liquide acidulé placée sur sa langue induit une contraction du visage. Une goutte de liquide amer entraîne un ensemble de réponses faciales manifestant un rejet violent : grimaces, large ouverture de la bouche, crachotement, plissement des yeux, etc. Ces “réflexes gusto-faciaux” sont universels et immuables. Des nouveaux-nés hydrocéphales ou anencéphales, affectés de graves malformations du système nerveux central, les expriment [STEINER, 1977]. Quelle que soit la culture de l’enfant ou le régime de la mère pendant la grossesse, le même répertoire de réponses à la stimulation gustative est observé. Nous savons maintenant grâce aux progrès de l’imagerie médicale que le fœtus, dont les bourgeons du goût sont fonctionnels au cours du troisième trimestre de la grossesse, exprime sur son visage et par son comportement sa perception du goût changeant du liquide amniotique. Lorsque la mère reçoit une perfusion de glucose, on peut observer que l’enfant déglutit avec une fréquence accrue, et qu’il esquisse parfois un sourire. Les réponses innées sont donc préparées par l’expérience intra-utérine. Leur caractère universel suggère cependant qu’elles ont une origine génétique très forte et qu’elles doivent peu au milieu intra- ou extra-utérin. 1-4 LES CONDITIONNEMENTS À partir de sa naissance, chaque enfant fait l’expérience de l’ingestion de nombreuses substances que son milieu culturel met à sa disposition. Le lait maternel d’abord, composé surtout de lipides et d’un peu de sucres et de protéines. Au bout de quelques mois, l’alimentation se diversifie progressivement. Chez l’homme, les attitudes devant les aliments passent d’une uniformité universelle à la naissance à une diversité considérable des goûts et des dégoûts observée chez l’adulte. Privilège de notre espèce, on voit même apparaître chez les humains des goûts pour des substances qui à l’origine sont aversives, par exemple les épices, le poivre, le café, l’alcool, etc. Comment le passage se fait-il entre l’uniformité absolue chez le nouveauné et l’extrême diversité observée chez l’adulte? Par les divers mécanismes de l’apprentissage. Les goûts sont appris, l’appétit et le rassasiement sont des réponses apprises, le plaisir à manger est appris. 1-4 Les conditionnements 17 Les premiers travaux ont été réalisés chez l’animal, surtout le chien [PAVLOV, 1927], ou le pigeon [SKINNER, 1938]. Les premiers principes de la théorie de l’apprentissage ont été proposés comme des moyens de modeler les conduites animales ou humaines. Des progrès notables de la théorie de l’apprentissage ont été réalisés grâce à l’intégration de notions tirées de l’éthologie, de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle. Ces notions permettent de préciser le cadre où agissent les mécanismes de l’apprentissage et partant, de mieux délimiter leur portée réelle. On distingue deux types de conditionnement. Le premier, appelé conditionnement classique ou pavlovien, concerne surtout la mise en place de réponses involontaires sous l’effet d’un stimulus arbitraire, “conditionnel”, associée à un stimulus déclenchant une réponse réflexe de manière obligatoire, non conditionnelle. À la suite de cet apprentissage, un “réflexe conditionnel” apparaîtra. Les termes “conditionnel” et “conditionné” sont équivalents, de même que “non conditionnel” et “non conditionné”. Le second type d’apprentissage est appelé instrumental ou skinnérien, d’après B.F. SKINNER [1938], son plus illustre théoricien. Ici, l’organisme apprend à émettre ou à inhiber un comportement volontaire, en réponse à l’apparition dans l’environnement d’un stimulus discriminatif qui le renseigne sur la disponibilité d’une récompense ou d’un renforçateur. Le comportement est instrumental dans l’apparition de cette récompense (Tableau I). LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS Tableau I — Présentation schématique des conditionnements ou apprentissages 1) CONDITIONNEMENT CLASSIQUE OU PAVLOVIEN Première phase Stimulus non conditionnel ——> Réponse non conditionnelle Stimulus conditionnel ——> X Associations répétées : stimulus conditionnel + stimulus non conditionnel Seconde phase Stimulus conditionnel ——> Réponse conditionnelle 2) CONDITIONNEMENT INSTRUMENTAL OU SKINNÉRIEN Première phase Stimulus conditionné + Réponse ——> Renforcement L’obtention répétée du renforcement dans ces conditions renforce le lien entre le stimulus et la réponse Seconde phase Stimulus conditionné + 18 ——> Réponse Un organisme qui ne pourrait produire que des réponses innées, stéréotypées, aux sollicitations de son environnement serait dans l’incapacité de s’adapter à des situations nouvelles pour lesquelles aucun mécanisme biologique n’aurait pu être sélectionné dans l’histoire antérieure de l’espèce. Le mécanisme mis en place par l’Évolution pour assurer l’adaptation aux situations nouvelles est précisément l’apprentissage [ROZIN, SCHULL, 1984 ; ROZIN, ZELLNER, 1985]. Les individus et les espèces capables de transformer leur comportement en fonction des exigences du milieu ont les meilleures chances de survivre et de se reproduire. Pour répondre aux conditions particulières d’un milieu donné, il faut d’abord savoir établir des relations entre les événements de cet environnement, en particulier des relations de cause à effet. L’animal peut ainsi anticiper l’effet quand il perçoit la cause et déterminer son comportement en fonction de cette prédiction. Le mécanisme le plus simple grâce auquel les organismes apprennent à exécuter de nouvelles réponses à certains stimuli est le conditionnement classique. Cet apprentissage permet à l’animal de tirer avantage d’une séquence prévisible d’événements. Dans l’expérience classique de PAVLOV sur la salivation [1927], le chien apprenait une relation entre le son d’une clochette et la présentation de son repas. Puisque chaque sonnerie de la clochette prédisait l’imminence du repas et la présence d’aliments dans la bouche (stimulus non conditionné, SNC), induisant la salivation obligatoire (réponse non conditionnée, RNC), le comportement du chien s’est transformé de sorte que la clochette est devenue un stimulus conditionné (SC) induisant une réponse conditionnée (RC) appropriée aux circonstances : la salivation. 1-4 LES CONDITIONNEMENTS Temps SC Conditionnement simultané SNC SC Conditionnement à court délai SNC SC Conditionnement trace SNC SC Conditionnement à long délai SNC SC Conditionnement inversé SNC Figure 6 — Cinq méthodes fréquemment utilisées pour produire un conditionnement classique ou pavlovien. D’après DOMJAN et BURKHARD [1982]. SC = Stimulus conditionné. SNC = Stimulus non conditionné. 19 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS L’apprentissage pavlovien repose sur l’apprentissage de relations de dépendance entre un événement et un autre. Pour que cette relation soit perçue par l’organisme, il doit s’écouler un certain délai entre le premier et le second événement (Figure 6). Dans la plupart des circonstances, le délai le plus efficace est court (entre quelques secondes et quelques minutes) mais dans certains cas, une association peut être apprise entre deux stimuli présentés à plusieurs heures d’intervalle. C’est le cas dans ce que l’on appelle “l’aversion gustative conditionnée” [GARCIA et al., 1961]. Dans ce paradigme, un animal (ou un humain) consomme un aliment nouveau ; peu de temps après l’ingestion, il éprouve un malaise digestif ; ce malaise peut être induit expérimentalement par irradiation ou injection de chlorure de lithium à l’animal. Après une seule expérience de ces événements, l’animal évitera de consommer de nouveau l’aliment concerné. Chez l’homme, le malaise digestif accompagné de nausée, qui suit parfois fortuitement l’ingestion d’un aliment, suffit à produire une aversion pour cet aliment qui est souvent nouveau, inhabituel et de caractéristiques sensorielles nettes, à tel point 100 • 80 Préférences (%) 20 simulation • • (2) • • • • 60 (1) • 40 irradiation 20 • • • 0 •• 0 1 3 • 6 12 Intervalle SC-SNC (h) 24 Figure 7 — Pourcentage de préférences exprimées par un animal pour une saveur associée à un stimulus conditionné (une solution de saccharine), dans deux conditions. Dans un cas (1), la première ingestion de ce stimulus conditionné par l’animal a été suivie d’un malaise digestif induit par irradiation réalisée à des intervalles variables après la consommation. Dans le deuxième cas (2), aucun malaise digestif n’a été induit après la première ingestion (simulation). Les préférences sont clairement différentes dans ces deux conditions, en particulier si l’irradiation (et le malaise digestif) a suivi la première consommation de six heures ou moins. D’après SMITH et ROLL [1967]. 1-4-1 L’APPRENTISSAGE ET LA SÉLECTION DES ALIMENTS que la seule évocation du nom de cet aliment suffira parfois à induire la nausée. Dans ce type d’apprentissage, un malaise digestif survenant jusqu’à 12 heures après l’ingestion peut susciter la création d’une aversion. Cependant, l’efficacité maximale est limitée aux six heures qui suivent le repas (Figure 7) [SMITH, ROLL, 1967]. L’aversion conditionnée est un processus très puissant et très résistant. On peut même produire chez le rat de laboratoire une aversion puissante et durable pour un goût qu’il apprécie beaucoup à l’origine : le goût sucré de la saccharine. L’aversion alimentaire conditionnée est aujourd’hui considérée comme un exemple extrême des conditions où s’établit habituellement l’apprentissage pavlovien [DOMJAN, BRUCKHARD, 1982]. Celui-ci se réalise le plus souvent après plusieurs répétitions de la paire SC-SNC, et le délai optimal entre ces deux stimuli varie entre quelques secondes et plusieurs heures. Le mécanisme de création d’aversions alimentaires conditionnées est biologiquement utile. Puisque l’animal qui, par accident, ingère un produit toxique n’en ressentira les mauvais effets que quelques heures plus tard, il est avantageux pour lui que l’apprentissage puisse s’établir sur de longs intervalles. C’est ainsi qu’à partir de son expérience, il transformera son comportement à l’avenir et évitera de reconsommer le produit toxique. On appelle “extinction” la présentation expérimentale d’un SC sans celle du SNC, par exemple la clochette sans la viande. Dans cette situation, le sujet apprend une nouvelle relation de dépendance entre ces stimuli et transforme progressivement son comportement en fonction de cette nouvelle connaissance : la RC disparaît. 1-4-1 L’apprentissage et la sélection des aliments Le tableau II montre comment l’ensemble des qualités sensorielles d’un aliment se constituent en un SC complexe qui, par l’apprentissage pavlovien, acquiert la capacité de stimuler une chaîne complexe de réponses associées à la digestion. Tableau II — Mécanisme de conditionnement alimentaire. STIMULUS CONDITIONNEL Caractéristiques sensorielles des aliments —-> STIMULUS NON CONDITIONNEL Conséquences physiologiques de l’ingestion + Capacité innée à associer des caractéristiques sensorielles à des signaux physiologiques qui suivent la consommation alimentaire. 21 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS Le conditionnement classique joue un rôle capital dans l’adaptation du comportement alimentaire aux besoins de l’organisme. Les caractéristiques sensorielles des aliments tiennent le rôle de SC qui, dans une relation de dépendance étroite, prédisent les SNC que sont les conséquences physiologiques de l’ingestion. Cette association guide le comportement alimentaire et lui permet de s’ajuster aux besoins présents ou anticipés [BOOTH et al., 1976 ; BOOTH, 1977 ; ROZIN, 1990]. Cet apprentissage est facilité par une très grande capacité innée à associer les caractéristiques sensorielles d’une substance ingérée aux signaux physiologiques qui suivent l’ingestion. À la suite d’une enquête chez 110 personnes, Rozin [1986] a montré que chez la plupart des gens, il existe au moins une aversion alimentaire, apparue brutalement au moment où l’aliment fut associé à un malaise gastro-intestinal survenu après plusieurs heures. Bien mieux, dans 21 % des cas, les personnes interrogées savent que le malaise n’a pas été causé par l’aliment, montrant ainsi que l’aversion alimentaire conditionnée est indépendante de la pensée rationnelle. 22 Les patients cancéreux soumis à la chimiothérapie ont parfois des nausées qui provoquent chez eux des aversions alimentaires plus ou moins généralisées. Ces aversions contribuent à faire diminuer l’appétit de ces patients. Les connaissances acquises sur les mécanismes de l’aversion alimentaire ont permis de contrer cet effet néfaste de la chimiothérapie. Avant leur séance de chimiothérapie, des patients cancéreux sont invités à consommer en laboratoire un aliment à saveur nouvelle. La chimiothérapie a lieu ensuite, et malheureusement, entraîne des sensations nauséeuses chez plusieurs patients. Cette nausée est associée automatiquement au goût de l’aliment nouveau consommé en laboratoire, qui devient aversif. Chez ces patients, l’aversion n’affecte pas les aliments du régime habituel, qui ne deviennent pas aversifs [BROBERG, BERNSTEIN, 1987 ; MATTES et al., 1987]. Le même mécanisme fonctionne pour mettre en place les goûts, les préférences alimentaires. Les caractéristiques sensorielles des aliments deviennent dans ce cas un stimulus conditionnel qui prédit des conséquences métaboliques positives : le rassasiement énergétique ou encore le rassasiement d’un besoin spécifique [MEHIEL, BOLLES, 1984 ; 1988 ; SCLAFANI, 1991a, b]. Chez des modèles animaux, une aversion apparaît pour le goût arbitrairement donné à un régime carencé en vitamines, en acides aminés ou en minéraux [ROZIN, 1967 ; ROZIN, KALAT, 1971]. Les caractéristiques sensorielles distinctes de ce régime sont associées par conditionnement classique aux conséquences nutritionnelles de l’ingestion, c’est-à-dire une carence spécifique. Cet état de carence motive l’aversion. Si l’on donne à l’animal le choix entre plusieurs aliments, différemment odorisés, dont l’un est susceptible de corriger la carence expérimentalement induite, l’animal apprend à consommer 1-4-1 L’APPRENTISSAGE ET LA SÉLECTION DES ALIMENTS spécifiquement l’aliment dont il a besoin. De plus, il développe un goût pour les caractéristiques sensorielles de cet aliment, goût qui persiste bien après la disparition de la carence induite. On parle dans ce cas “d’appétit spécifique” [RICHTER, 1947 ; ROZIN, 1965 ; 1967]. Ces appétits sont présents également chez l’homme et guident les choix alimentaires [BOOTH, 1989]. La rapidité de l’apprentissage dépend de l’intensité et de la nouveauté des stimuli, de même que de la relation entre les SC et SNC. Un stimulus est conditionné d’autant plus facilement qu’il est nouveau et qu’il est intense, et qu’il est associé à un SNC lui-même nouveau et intense. L’apprentissage est plus lent si l’un ou l’autre des stimuli est familier. En effet, dans ce dernier cas, le consommateur a déjà appris, par l’expérience, que les stimuli concernés sont inoffensifs. La quantité de tel ou tel aliment que le mangeur consomme est elle aussi déterminée par l’apprentissage. Il existe de nombreuses démonstrations de ce phénomène chez des sujets humains, enfants, adolescents ou adultes. Les humains, comme les animaux, apprennent progressivement à manger davantage d’un aliment dont la densité énergétique est faible, et moins d’un aliment dont la densité énergétique est forte (Figure 8) [BOOTH, 1972]. Cet ajustement de la consommation en fonction des conséquences métaboliques de l’ingestion se 23 ▼ aliment dilué (concentration 10%) ▼ ▼ ▼ 10 ▼ aliment concentré (concentration 50%) ▼ Taille du repas (ml) ▼ ▼ 15 5 1 2 3 4 5 Repas successifs 6 7 8 Figure 8 — Un rat apprend à consommer plus d’un aliment très dilué (10 %) que d’un aliment dense (50 %) en énergie au cours de repas successifs. D’après BOOTH, [1972]. LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS poursuit tout au long de la vie. La capacité d’adapter son comportement alimentaire aux effets nutritionnels des aliments varie beaucoup d’une personne à l’autre. Certains sont de bons “régulateurs” : ils modifient rapidement leur comportement et l’ajustement de la ration permet de faire face aux besoins de façon efficace. D’autres sont de moins bons, ou même de mauvais “régulateurs” : leur consommation s’adapte lentement et imparfaitement. L’équipe de BIRCH aux États-Unis a montré que le jeune enfant (3–5 ans) possède une capacité à ajuster son ingestion en fonction du contenu nutritionnel de ses aliments. Cette capacité agit de manière non conditionnée (ajustement immédiat) ou de manière conditionnée (ajustement qui se met en place après plusieurs expériences) [BIRCH, DEYSHER, 1985 ; 1986]. 24 La sensibilité de jeunes enfants à la densité énergétique de leurs aliments a été confirmée au cours d’une expérimentation consistant à consommer un repas à deux plats. Des jours différents, le premier plat est soit riche soit pauvre en énergie. L’enfant en consomme une part fixe. Le second plat consiste en un menu sélectionné par l’enfant lui-même, et la consommation est mesurée [BIRCH et al., 1990]. Les enfants mangent plus dans la seconde partie du repas quand la première est peu énergétique. Ils ajustent leurs ingesta du second plat pour compenser les variations d’énergie du premier. Chez l’enfant de trois à cinq ans, BIRCH et DEYSHER [1985] ont mesuré la consommation spontanée au cours d’un goûter qui suivait l’ingestion d’une collation (une crème dessert) soit très calorique, soit peu calorique. On voit à la figure 9 que les enfants mangent plus au goûter après la collation peu calorique qu’après la collation très calorique. Pour chaque enfant, les deux crèmes présentées avant le goûter avaient des flaveurs clairement discriminables. Au cours de six jours d’expérience avec ces aliments, chacune des deux crèmes fut présentée trois fois avant le goûter à chaque enfant. L’enfant a ainsi eu l’occasion d’associer, inconsciemment bien sûr, des caractéristiques sensorielles précises à des effets post-ingestifs précis. Il a donc appris à reconnaître les deux parfums de ces crèmes et à modifier sa consommation en réponse au stimulus qui la précédait. Ensuite, au cours de deux tests de cet apprentissage, l’enfant consomme avant son goûter des crèmes de valeur énergétique identique, mais aromatisées aux deux parfums conditionnés préalablement. On voit clairement, figure 9, que les enfants se comportent alors comme ils ont appris à le faire pendant la phase de conditionnement : leur comportement alimentaire au goûter est déterminé par la flaveur de la crème dessert et non pas en fonction de sa valeur énergétique réelle (augmentée ou diminuée comparativement à la phase de conditionnement). Les enfants peuvent réguler leurs apports énergétiques sur 24 heures. Les coefficients de variation pour l’énergie ingérée au cours de plusieurs jours sont de 10 % environ, alors que pour les repas observés pendant ces mêmes jours, ils 1-4-2 LA PHASE CÉPHALIQUE DE LA DIGESTION 400 pré-charge à forte teneur en énergie Consommation (kcal) pré-charge à faible teneur en énergie 300 200 100 0 1 2 Conditionnement 3 1 Extinction Paires d’essais Figure 9 — Consommation par un groupe d’enfants, au cours de collations précédées de l’ingestion soit d’une pré-charge de forte teneur énergétique soit d’une précharge de faible teneur énergétique. Les deux pré-charges avaient des parfums différents. Les deux dernières colonnes représentent les ingesta dans la condition d’extinction, c’est-à-dire lorsque les deux pré-charges consommées avant la collation avaient la même teneur énergétique, mais des parfums différents. D’après BIRCH et DEYSHER [1985]. atteignent 40 %. C’est une compensation d’un repas sur le suivant qui produit ces effets [BIRCH et al., 1991 ; 1993]. Cependant, il existe de larges différences individuelles dans la compétence des enfants à réguler leurs apports [JOHNSON, BIRCH, 1994] : les enfants gros sont moins habiles et les garçons sont meilleurs que les filles. Les enfants de parents très autoritaires en matière alimentaire sont les moins compétents de tous. Chez l’adulte, les capacités d’adaptation sont plus limitées en fonction de facteurs encore imparfaitement connus. HERMAN et POLIVY [1980] ont montré que les personnes qui restreignent leur alimentation de façon chronique (régimes restrictifs) présentent une capacité d’adaptation particulièrement faible. 1-4-2 La phase céphalique de la digestion La consommation alimentaire est un comportement privilégié pour l’apparition de conditionnements classiques. En effet, l’odeur, l’aspect, le goût et 25 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS l’arôme d’un aliment sont autant de stimuli qui se prédisent entre eux et qui prédisent l’arrivée de nutriments dans l’oesophage, l’estomac et l’intestin. Le mangeur commence ainsi à saliver avant l’arrivée de l’aliment dans la bouche. Il peut aussi commencer à digérer le repas avant que celui-ci parvienne effectivement dans le tractus digestif. C’est ce que l’on appelle la “phase céphalique de la digestion”. Le mot “céphalique” est tiré du grec et signifie “de la tête”. Les récepteurs céphaliques impliqués ici sont donc les récepteurs sensoriels situés au niveau de la tête : visuels, olfactifs, gustatifs, thermiques, entéroceptifs, et même auditifs (le craquement d’une pomme dans la bouche, le crépitement d’un biscuit, etc.). 26 Depuis PAVLOV et tout au long du XXe siècle, des recherches multiples ont confirmé l’évocation de réponses appartenant aux processus de la digestion, lorsque des récepteurs sensoriels de la tête sont stimulés par des objets alimentaires ou des stimuli associés à l’acte de s’alimenter. La digestion commence donc par l’activation de réponses sensorielles céphaliques, annonciatrices de l’arrivée imminente d’aliments dans le tractus digestif. Les réponses digestives de la phase céphalique sont des réflexes conditionnés, au sens pavlovien du terme. Elles sont apprises par l’association entre primo, un stimulus conditionnel analogue aux clochettes de PAVLOV (les caractéristiques sensorielles elles-mêmes le plus souvent) et secundo, un stimulus non conditionnel (l’aliment dans le tractus digestif). Après plusieurs associations entre cette paire de stimuli complexes, le stimulus conditionnel seul devient capable d’évoquer une réponse conditionnelle qui ressemble à la réponse non conditionnelle produite par le passage de l’aliment aux différents niveaux du processus digestif. Comme toutes les réponses “conditionnelles”, celles de la phase céphalique sont fragiles, plus ou moins reproductibles et souvent de faible amplitude. Néanmoins, elles peuvent agir de manière significative sur la prise alimentaire, la nutrition et même le poids corporel. La stimulation sensorielle amorce une cascade d’événements dont l’effet global semble être de préparer l’organisme à l’absorption et l’utilisation des nutriments. C’est ainsi que la stimulation chimiosensorielle et trigéminale enregistrée par les récepteurs de la tête est rapidement suivie de réponses conditionnées impliquant plusieurs niveaux du tractus digestif. Une exagération des réflexes digestifs déclenchés au cours de la phase céphalique a même été incriminée dans le développement de l’obésité [POWLEY, 1977]. La sécrétion de salive augmente en réponse à une stimulation olfactive ou gustative. Parallèlement, la salive devient plus riche en enzymes (lipase). Cet effet varie en fonction de l’état de faim chez le consommateur et du caractère agréable de l’aliment ingéré [PANGBORN et al., 1979 ; TEPPER, 1992]. La réponse conditionnée salivaire contribue à rendre le bol alimentaire plus fluide et à faciliter son transit dans le pharynx et l’œsophage. Comme l’a montré PAVLOV, les 1-4-2 LA PHASE CÉPHALIQUE DE LA DIGESTION sécrétions gastriques (gastrine, acide gastrique) augmentent en réponse à la perception d’un stimulus associé à l’aliment. La vue, l’odeur ou même l’évocation mentale d’un aliment agréable sont capables de déclencher une réponse gastrique [JANOVITZ et al., 1950 ; FELDMAN, RICHARDSON, 1981 ; 1986]. Cependant le stimulus le plus puissant est gustatif. La faim, le bon goût de l’aliment et les attentes du mangeur modulent l’amplitude des réponses conditionnées. La sécrétion gastrique est encore observable 45 minutes après la fin de la stimulation céphalique. On croit que la réponse gastrique est susceptible d’agir sur la nutrition en favorisant la sécrétion et l’activation d’enzymes digestifs (pepsine, chymotrypsine, lipase, trypsine, amylase) et d’hormones (sécrétine, pancréozymine, gastrine) dans le tractus digestif [NOVIS et al., 1971]. Le pancréas exocrine produit des sécrétions abondantes, concentrées, riches en enzymes (trypsine, lipase, amylase) facilitant la digestion des protéines, des lipides et des glucides. Une brève stimulation céphalique trigéminale, olfactive, visuelle, mais surtout gustative, entraîne une réponse prolongée (une heure) du pancréas exocrine [SARLES et al., 1968 ; NOVIS et al., 1971]. L’heure de la journée, le bon goût de l’aliment, les préférences alimentaires du consommateur modulent la réponse [BEHRMAN, KARE, 1968]. Les réponses endocrines du pancréas à la stimulation céphalique sont bien étudiées. Une sécrétion d’insuline qui peut atteindre quatre fois le niveau de base a été mise en évidence en réponse à la stimulation visuelle, olfactive, gustative produite par un aliment agréable ou encore suggérée sous hypnose. La figure 10 montre une telle réponse produite au tout début d’un repas (4 minutes de latence), alors que la glycémie contemporaine ne varie pas encore. Cette réponse est le type parfait du réflexe conditionné pavlovien. Difficile à mesurer, cette réponse est difficile à produire, à reproduire, et son amplitude semble presque imprévisible. Toutefois, plusieurs facteurs l’affectent : le bon goût de l’aliment, la sensibilité individuelle du mangeur, son âge, sa corpulence [SJOSTROM et al., 1985 ; LUCAS et al., 1987 ; TEFF et al., 1991 ; 1993 ; 1995]. Une décharge d’insuline peut être observée en l’absence de tout aliment, en mettant simplement les volontaires dans un endroit où ils ont mangé plusieurs fois : la réponse d’insulinosécrétion paraît conditionnée aux stimuli arbitraires entourant habituellement le repas (lieu, horaire, activité de l’entourage, etc.) [LUCAS et al., 1987]. L’amplitude de la phase céphalique de sécrétion d’insuline est négativement corrélée à la vitesse de perte de poids chez des femmes obèses au régime, ce qui suggère une contribution de cette réponse au poids corporel [KROTKIEWSKI et al., 1980]. La décharge d’insuline en phase céphalique est souvent associée à des changements du taux d’acides gras, ce qui indique un effet sur le métabolisme énergétique. 27 Vitesse (g/min) 1-3-3 LE MÉCANISME D’APPRENTISSAGE ALIMENTAIRE dérivée (b+2ct) 100 0 Consommation attendue (g) 600 400 t) n (b o i t ula stim t2 ) (bt+c e m som 200 0 inhib ition (+ct 2 ) -200 13 -400 0 2 4 6 Temps (min) Figure 5 — Courbes théoriques représentant une fonction quadratique dont les composantes sont identifiées : stimulation (bt) et inhibition (ct2). Les valeurs utilisées sont b = 100 g/min et c = - 5 g/min2. À la partie supérieure : dérivée mathématique de la fonction quadratique, qui donne la vitesse d’ingestion à chaque moment du repas. Les projections en pointillés indiquent l’évolution des courbes au-delà du point où la stimulation et l’inhibition s’annulent, correspondant à la fin du repas. D’après KISSILEFF et THORNTON [1982]. Lorsqu’un animal ou un humain ingère pour la première fois une substance alimentaire, deux séries de stimulations se produisent dans l’organisme : d’abord une configuration de messages sensoriels définissant ce que l’on appelle la “flaveur” de l’aliment, c’est-à-dire l’ensemble de ses caractéristiques organoleptiques ; ensuite, entre quelques minutes et quelques heures après la consommation, un ensemble de messages nerveux entéroceptifs signalant l’assimilation des nutriments contenus dans le repas. Une association automatique et inconsciente se produit chez le consommateur entre ces deux ensembles de 1-4-3 LE CONDITIONNEMENT INSTRUMENTAL digestif (voir figure 10) pourrait faire croire que leur effet est modeste. Toutefois, les travaux de CAMPFIELD et SMITH [1986 ; 1990] confirment que de très modestes fluctuations du niveau de glycémie constituent un signal responsable du déclenchement des repas chez l’homme comme chez l’animal de laboratoire. Par conséquent, les signaux sensoriels susceptibles de modifier, même de façon brève, les hormones de glucorégulation peuvent exercer sur le comportement alimentaire une influence dont il reste à préciser les limites. La stimulation orale ralentit la vidange gastrique : en effet, la même charge alimentaire délivrée directement dans l’estomac s’évacue plus vite que lorsqu’elle est ingérée par voie orale [KAPLAN et al., 1993]. De plus, la stimulation céphalique entraîne une thermogenèse dont l’amplitude est sensible au bon goût de l’aliment [BRONDEL, FANTINO, 1994]. Cet effet pourrait être dû à un mécanisme cholinergique. Cette cascade d’effets déclenchés par une stimulation sensorielle a d’importantes implications nutritionnelles et cliniques. Lorsqu’un aliment liquide est introduit dans l’estomac via un tube naso-gastrique, sans passer par la cavité buccale et donc sans avoir déclenché de phase céphalique de la digestion, des volontaires humains ressentent un rassasiement moins satisfaisant pour une même quantité d’aliment [JORDAN, 1969]. Cependant, lorsque ces volontaires doivent se nourrir exclusivement par voie naso-gastrique, ils réussissent à s’auto-administrer une quantité de l’aliment liquide à peu près semblable à la quantité qu’ils consomment spontanément par voie orale pendant un repas. Des enfants prématurés sont parfois nourris par tube naso-gastrique. Lorsque leur nourriture est associée à une stimulation sensorielle [MAONE et al., 1990], les fonctions gastro-intestinales de l’enfant s’améliorent, la prise de poids s’accélère et l’autonomie nutritionnelle est avancée de plusieurs jours [MEASEL, ANDERSON, 1979 ; FIELD et al., 1982]. Ces effets cliniques suggèrent que la stimulation alimentaire céphalique facilite l’utilisation de l’énergie et des nutriments. 1-4-3 Le conditionnement instrumental Dans bien des circonstances, les événements sont un résultat du comportement individuel. Les réponses comportementales sont un instrument pour obtenir certaines conséquences. C’est pourquoi l’apprentissage de ce type de réponses est appelé instrumental. Les conséquences que le sujet veut obtenir sont le “renforcement” de son comportement. THORNDIKE [1898] énonçait ainsi la loi de l’effet : “Si une réponse faite en présence d’un stimulus est suivie d’un événement satisfaisant, l’association entre le stimulus et la réponse est renforcée. Si la réponse est suivie par un événement insatisfaisant, l’association est affaiblie.” 29 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS La conséquence, positive ou négative, n’est pas impliquée dans l’association ; elle sert simplement à renforcer ou à affaiblir le lien, l’association entre stimulus et réponse (Tableau I, p. 18). Chacun connaît les travaux de B.F. SKINNER [1938], l’inventeur de la boîte qui porte son nom et dans laquelle un animal peut obtenir une récompense en appuyant sur un levier. Le comportement à apprendre, appelé “opérant”, est modelé progressivement. Pour ce faire, l’expérimentateur “renforce” (attribue une récompense après) des approximations successives de l’opérant. Quel que soit cet opérant, il aura une certaine probabilité d’être exécuté par hasard : c’est la fréquence de base de l’opérant. Lorsque la réponse opérante se produit par hasard, l’expérimentateur la renforce systématiquement, c’est-à-dire qu’il présente une récompense pour chaque exécution de la réponse. Très souvent, des récompenses alimentaires sont utilisées dans des protocoles expérimentaux d’apprentissage pour renforcer certaines réponses chez des animaux à jeun. On voit alors la fréquence de l’opérant augmenter considérablement puis se stabiliser. 30 Après avoir renforcé chaque exécution de la réponse (renforcement continu), l’expérimentateur peut passer à un programme de renforcement partiel où il ne renforcera plus qu’une réponse sur trois, dix, cinquante ou plus ; c’est ce qu’on appelle “quotient fixe”. Le programme de renforcement à “quotient variable” consiste à accorder le renforcement après un nombre variable d’exécutions de la réponse, constituant des séries dont la valeur moyenne est fixée. On peut aussi choisir de renforcer la réponse après un certain intervalle : dans ce cas, c’est la première réponse exécutée après expiration du délai qui entraîne le renforcement. Cet intervalle peut être fixe (trois secondes, soixante minutes, etc.) ou il peut être variable (un renforcement est administré après divers intervalles dont la moyenne est trois secondes, soixante minutes, etc.). Les programmes de renforcement partiel ont des effets très différents sur le comportement. Les programmes à renforcement variable provoquent une fréquence de réponse uniforme, alors que les programmes de renforcement partiel fixe font apparaître des pauses dans l’activité du sujet immédiatement après l’obtention du renforcement. L’apprentissage sur programme de renforcement partiel est plus lent que sous renforcement continu ; cependant les réponses apprises sont plus résistantes à l’extinction. La résistance à l’extinction observée pour les comportements renforcés de façon partielle vient probablement du fait que dans ces conditions, la discrimination par le sujet entre situation de renforcement ou de non renforcement est difficile à réaliser. L’animal habitué à une situation où il n’est renforcé que rarement, met longtemps à comprendre que le renforçateur n’est plus jamais disponible. Dans les exemples donnés plus haut, à chaque fois, la relation de dépendance entre réponse et renforcement était toujours positive : l’exécution de la réponse en présence du stimulus approprié entraîne la récompense. On appelle cette méthode de conditionnement instrumental “renforcement positif”. L’adjectif 1-4-3 LE CONDITIONNEMENT INSTRUMENTAL “positif” fait référence à la nature de la relation de dépendance et non pas à la nature du stimulus renforçateur. D’autres types de conditionnement instrumental existent. Ils sont présentés au tableau III. Si l’exécution de la réponse entraîne un stimulus désagréable, on parle de “punition”. Si la relation de dépendance entre réponse et renforcement devient négative, on parle de “renforcement négatif”. C’est le cas lorsque l’exécution de la réponse comportementale élimine ou empêche l’administration d’un stimulus désagréable. L’animal et l’homme peuvent apprendre à supprimer certains comportements lorsque l’exécution de ces comportements, dans une relation de dépendance négative, empêche ou élimine la présentation d’un stimulus récompensant. Tableau III — Méthodes de conditionnement instrumental. Nom de la méthode Effet de la réponse instrumentale Renforcement positif La réponse produit un stimulus appétitif Punition La réponse produit un stimulus aversif Renforcement négatif (fuite ou évitement) La réponse élimine ou empêche la présentation d’un stimulus aversif Omission La réponse élimine ou empêche la présentation d’un stimulus appétitif On peut traduire ces divers modes de conditionnement instrumental en termes alimentaires. Il est courant que les parents tentent d’influencer le comportement alimentaire de leurs enfants en utilisant des relations de dépendance semblables à celles qui sont décrites dans ce chapitre. Lorsqu’on utilise un aliment particulier comme récompense d’un comportement, on constate bien sûr que la fréquence de ce comportement augmente, mais aussi que la valeur affective de l’aliment utilisé comme renforçateur augmente également. C’est ainsi que bonbons, chocolats, gâteaux deviennent encore plus désirables [BIRCH et al., 1980 ; 1982]. Lorsqu’on récompense l’enfant pour avoir consommé un aliment (“mange tes petits pois, tu auras du dessert”), l’aliment dont l’ingestion est renforcée (ou simplement “forcée”) sera peut-être consommé davantage mais il risque de devenir de plus en plus aversif [BIRCH et al., 1984b]. Lorsque l’enfant est puni pour ne pas avoir mangé comme le désirent ses parents (“mange tes petits pois”, “finis ce qu’il y a dans ton assiette”), son comportement ne se modifie pas favorablement. La punition est généralement considérée comme un moyen peu efficace de modifier un comportement. En 31 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS revanche, le renforcement négatif favorise l’établissement de réponses parfois peu désirables. Si l’enfant pleure et que ce comportement lui évite de devoir manger un aliment qu’il aime peu, il apprendra à le reproduire souvent. Certaines anorexiques ont développé tout un répertoire de comportements qui ont le pouvoir de faire disparaître de leur environnement les stimuli alimentaires qu’elles évitent. Par exemple, le fait de se déclarer “végétariennes” leur évitera d’avoir à consommer des plats de viandes sans susciter d’insistance de la part de leur entourage. Enfin, les consommateurs, en tous cas les femmes, apprennent souvent à ne pas consommer (à omettre) certains aliments (les biscuits apéritifs, les entrées) afin de se garder de l’appétit pour des aliments plus convoités comme les desserts. C’est la stratégie de celui ou celle qui ne met pas de sucre dans son café afin de pouvoir s’accorder une gâterie dans l’après-midi. C’est ce que les parents souhaitent inculquer à leurs enfants en leur disant : “Ne mange pas de bonbons avant le repas, tu n’auras plus d’appétit.” Cet apprentissage est difficile et long à se mettre en place, mais nous en voyons tous les jours des effets multiples dans le comportement alimentaire de consommateurs de tous les âges. 32 Comme dans le conditionnement classique, l’expérimentateur focalise son observation sur un comportement particulier qui l’intéresse (l’opérant) et qu’il veut faire apprendre par le sujet, mais cet opérant n’est qu’un aspect de ce qui arrive au sujet au cours de cet apprentissage. Bien d’autres comportements sont modifiés que le seul opérant défini par l’expérimentateur. Parmi ces derniers, citons les comportements “accessoires” qui apparaissent sous programmes de renforcement partiel. Ces comportements se développent à la faveur d’un programme de renforcement intermittent, mais ils ne sont aucunement impliqués dans l’obtention du renforcement. Ils paraissent souvent excessifs : chez des animaux amaigris mais non privés d’eau qui obtiennent leur nourriture sur programme de renforcement partiel, on constate une consommation effrénée de boisson pendant que le renforcement alimentaire est indisponible. L’intensité de cette polydipsie dépend de l’intervalle entre les présentations d’aliments. Elle peut atteindre jusqu’à dix fois la consommation d’eau normale [FALK, 1961]. Chez l’homme, des situations diverses (écrire un long texte, préparer un exposé, attendre) reproduisent des programmes où le renforcement du comportement est retardé. Souvent dans ces circonstances, on voit apparaître des comportements accessoires importants parmi lesquels ceux de manger, boire ou fumer sont fréquents. 1-4-4 Paramètres du renforçateur La quantité aussi bien que la qualité du stimulus renforçateur agissent sur l’efficacité de l’apprentissage. Des effets de contraste peuvent apparaître : l’exécution de la réponse instrumentale augmentera soudain si la valeur du 1-4-5 RELATIONS ENTRE RÉPONSE ET RENFORCEMENT renforçateur est augmentée ; elle baissera si la valeur du renforçateur est diminuée. Une fois l’effet de contraste passé, le comportement se stabilise à un niveau intermédiaire entre celui qui précède et celui qui suit immédiatement le contraste. Un exemple de cet effet est connu chez le rat de laboratoire. Cet animal nourri ad libitum d’un aliment standard uniforme se nourrit suffisamment pour couvrir ses besoins énergétiques. Si on lui présente soudain un aliment plus appétitif (sucré par exemple), le rat fait dans un premier temps des repas plus abondants. Ensuite, il s’adapte à ce nouvel aliment et sa consommation se stabilise à un niveau correspondant à ses besoins. Cependant, si des aliments nouveaux et agréables lui sont présentés ad libitum chaque jour, la consommation demeure à un niveau élevé et l’animal peut devenir obèse [SCLAFANI, SPRINGER, 1976 ; ROLLS, ROWE, 1977]. On a appelé “régime cafétéria” ce mode d’alimentation qui ressemble beaucoup à celui des consommateurs humains. Une différence cependant existe : l’homme qui dispose des mêmes aliments ne peut pas, du moins en théorie, manger n’importe quand, ni n’importe où. Sa prise alimentaire est limitée par des contraintes sociales. La disparition progressive des structures traditionnelles des repas et l’omniprésence d’aliments divers disponibles à toute heure dans notre environnement risquent de rendre l’homme semblable à la bête, en l’occurrence : obèse. 33 1-4-5 Relations entre réponse et renforcement De même que les rapports de contiguïté et de dépendance entre stimuli jouent un rôle important dans le conditionnement classique, ces rapports influent également sur la réalisation du conditionnement instrumental. L’apprentissage est rapide s’il y a un délai très bref entre réponse et renforcement et si le renforcement est administré pour chaque exécution de la réponse instrumentale (quitte à passer, dans une phase ultérieure, à un programme de renforcement partiel). Dans ces conditions, l’apparition dans l’environnement du stimulus discriminatif signalant la disponibilité du renforcement acquerra rapidement le pouvoir de déclencher la réponse. Les organismes sont sensibles aux relations de causalité qu’ils détectent entre un comportement et les effets que celui-ci entraîne. Bien souvent, dans les situations expérimentales et dans la vie, certains effets suivent fortuitement certains comportements, ce qui n’empêche pas l’auteur du comportement de percevoir une relation causale entre ces événements. C’est ainsi que sont appris les comportements superstitieux : un comportement qui se trouve accidentellement renforcé, c’est-à-dire qu’il est suivi fortuitement d’un effet positif lorsqu’il est accompli dans un environnement donné, se répétera dans ces mêmes conditions de l’environnement. Le renforcement fortuit a le même effet que s’il s’agissait d’une relation causale authentique et donc, augmente le lien entre les stimuli discriminatifs de la situation et la réponse. Un comportement superstitieux est LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS renforcé accidentellement de temps à autre ; il se maintient donc sur un programme de renforcement partiel et devient ainsi très résistant à l’extinction. 1-4-6 Renforcement et homéostasie Selon la théorie de HULL [1930 ; 1931], le renforcement équivaut à un processus homéostatique. Claude BERNARD [1856] avait déjà énoncé que la constance du milieu intérieur est nécessaire à la vie autonome. Le comportement est motivé par le maintien de cette constance, ou homéostasie, et donc par la réduction des besoins. Des stimuli biologiquement importants, notamment la boisson ou la nourriture, sont souvent utilisés comme renforçateurs dans l’expérimentation animale. Les animaux sont d’abord privés d’une substance, puis le retour de cette substance peut servir de renforcement à l’exécution d’un opérant sélectionné par l’expérimentateur. Privation et renforcement sont des processus opposés qui transforment l’état physiologique. La privation crée un manque ; le renforcement survient et rétablit l’équilibre interne. Tous les stimuli de l’environnement susceptibles de contribuer à l’équilibre homéostatique sont potentiellement des renforçateurs efficaces : eau, nourriture, température, oxygène. 34 La motivation à exécuter la réponse dépend de l’état de besoin. Les stimuli correspondants à un besoin biologique (eau, nourriture, etc.) sont appelés “renforçateurs primaires”, pour les distinguer des “renforçateurs secondaires”, c’est-à-dire ceux qui ont acquis leur pouvoir renforçateur par association avec les renforçateurs primaires (l’homme et ses animaux familiers se contentent parfois de paroles comme renforcement de leur conduite). Les qualités du renforçateur contribuent aussi à la motivation, indépendamment de l’état physiologique. Ces deux sources de motivation se complètent en situation alimentaire. Des rats nourris par sonde gastrique sont motivés à travailler pour obtenir leur nourriture ; cependant, ce renforcement est moins puissant que celui procuré par l’aliment présenté dans la bouche [MILLER, KESSEN, 1952]. Normalement un aliment participe des deux sources de motivation : il est potentiellement capable de réduire le besoin et de plus, ses qualités sensorielles induisent une stimulation plus ou moins grande de la consommation. 1-4-7 Déclenchement du comportement Pour réaliser un conditionnement instrumental, il faut trois éléments : les stimuli ambiants (S) en présence desquels la réponse instrumentale (R) est exécutée et la conséquence de cette réponse, ou renforçateur (S R +). Dans cette perspective, des stimuli ambiants acquièrent le pouvoir de déclencher (ou d’inhiber) le comportement. Or un environnement n’est jamais composé d’un seul stimulus. Au 1-4-7 DÉCLENCHEMENT DU COMPORTEMENT contraire, l’environnement est composé d’éléments multiples, eux-mêmes complexes, dont certains seulement acquièrent ce pouvoir de déterminer le comportement. Comment ces éléments deviennent-ils des S+, des stimuli déclenchants, alors que d’autres demeurent des S-, des stimuli sans effet? Le premier facteur important est l’expérience du sujet dans l’environnement. Les stimuli particulièrement nouveaux ou intenses sont plus facilement intégrés au mécanisme du conditionnement. Ils pourront même faire de l’ombre à d’autres stimuli, moins saillants, qui n’acquièrent aucun contrôle sur la réponse. Les apprentissages préalables dans cet environnement jouent un rôle pour faciliter ou inhiber un nouvel apprentissage en fonction de la compatibilité des réponses déjà acquises avec celle qui doit être apprise. Des stimuli de l’environnement peuvent déclencher la prise alimentaire même chez des animaux rassasiés [WEINGARTEN, 1984 ; 1985 ; CORNELL et al., 1989]. BIRCH et son équipe [1990] ont travaillé chez de jeunes enfants passant leur journée à la crèche. Au moment de la collation, un stimulus discriminatif audiovisuel (SC+ : une lampe allumée plus une mélodie) apparaissait dans l’environnement. Un autre stimulus audiovisuel discriminatif (SC- : une lumière de couleur différente plus une autre mélodie) apparaissait parfois dans l’environnement, mais jamais en association avec des aliments. Après plusieurs présentations de ces stimuli aux enfants, le test suivant fut réalisé : juste après le 600 500 200 400 150 300 100 Latence (s) Consommation ad libitum (kcal) 250 200 50 0 100 SC+ SCSC+ Condition du test SC- 0 Figure 11 — Consommation alimentaire (quantité et latence) chez l’enfant rassasié dans une condition de SC+ et dans une condition de SC-, après plusieurs jours de conditionnement. D’après BIRCH et collaborateurs [1989]. 35 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE ET SES DÉTERMINANTS déjeuner, alors que les enfants étaient rassasiés, les aliments habituels du goûter étaient présentés soit accompagnés du SC+, soit accompagnés du SC-. Les résultats sont présentés à la figure 11. En présence du SC+, les enfants se mirent à manger après une latence très brève, et mangèrent plus que lorsque le SC- était présenté. Les personnes qui s’astreignent à des régimes restrictifs sévères et prolongés sont très sensibles aux incitations venant de l’environnement [HERMAN, POLIVY, 1980]. Leur comportement peut subir une “désinhibition soudaine” en réponse à certaines situations (stress, incitation sociale, consommation d’alcool, etc.), ce qui se traduit par un accès d’hyperphagie. La figure 12 montre la consommation d’un groupe de personnes qui restreignent leur prise alimentaire de façon chronique, comparée à celle d’un groupe de personnes qui mangent sans restriction, dans trois conditions expérimentales. Dans la première, une collation est servie et les 230 Groupe témoin sans restriction 36 Consommation (g) 200 170 140 110 Groupe avec restriction 80 0 0 1 Pré-charge (milk-shake) 2 Figure 12 — Consommation au cours d’une collation chez deux groupes de personnes dans trois conditions : 0 = aucune pré-charge ingérée avant la collation ; 1 = milk-shake consommé avant la collation ; 2 = une double part de milk-shake consommée avant la collation. Un groupe de personnes qui s’astreignent à une restriction alimentaire chronique se comporte de manière opposée au groupe témoin composé de personnes qui ne restreignent pas habituellement leur prise alimentaire. D’après HERMAN et POLIVY [1980]. 1-4-7 DÉCLENCHEMENT DU COMPORTEMENT volontaires mangent ad libitum. Dans la deuxième, une pré-charge (un milk-shake) est consommée avant la collation. Dans la troisième, une double part de milkshake doit être consommée avant la collation. Les volontaires sous restriction alimentaire chronique se conduisent d’une façon opposée au comportement des témoins. Ces derniers mangent le plus lorsque la collation est servie sans précharge, et mangent le moins lorsque la pré-charge est importante. La consommation des personnes sous restriction est faible lorsque la collation est servie sans pré-charge et augmente de façon importante avec la taille de la précharge. Leur comportement est apparemment inhibé dans la première condition, alors qu’ils semblent perdre tout contrôle dans la troisième. 37 2 – Description des comportements alimentaires 2-1 La distribution circadienne de la prise alimentaire Le recueil et le dépouillement de milliers de tracés montrant la prise alimentaire d’animaux de laboratoire ont permis à l’équipe de LE MAGNEN [1992] de quantifier plusieurs paramètres de la consommation et de détecter les relations mathématiques existant entre eux. C’est ainsi que la corrélation entre la taille des repas et la durée de l’intervalle qui les suit a été mise en évidence de même que l’absence de corrélation entre la taille des repas et la durée de l’intervalle qui les précède. On peut déduire de ces observations que l’animal en situation ad libitum ne mange pas parce qu’il a faim mais parce qu’il vient d’épuiser les réserves énergétiques et nutritionnelles constituées par son précédent repas. La taille de chaque repas dépend de l’heure de la journée (ou de la nuit) et surtout des propriétés sensorielles des aliments disponibles. L’intervalle qui suit un repas est d’autant plus long que ce repas est abondant. La quantification des paramètres de la journée alimentaire permet de comprendre la motivation à manger chez l’animal. Et chez l’homme, est-il possible de quantifier les paramètres importants, de telle sorte que l’on puisse comprendre la motivation à manger? Sur le modèle des travaux de LE MAGNEN, DE CASTRO [1987 À 1997 ; DE CASTRO et al., 1985 à 1991] a développé une méthodologie originale qui a déjà produit des résultats précieux concernant l’alimentation de milliers de Nord-Américains. Le semainier alimentaire (Figure 13) est un carnet où le volontaire note toutes les consommations d’une semaine, de même que de nombreuses indications concernant le temps, le lieu, et les circonstances psychologiques et sociales entourant chaque consommation. Un programme informatique quantifie les paramètres de chaque événement alimentaire de la semaine et calcule ses relations avec tous les autres événements relevés dans le semainier. 39 40 Figure 13 — Une page du “semainier alimentaire”. DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES Mauvais-Bon Rassasié-Affamé Désaltéré-Assoiffé Déprimé-Joyeux Calme-Anxieux 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 JourMauvais-Bon - Lu Ma Me Je Ve SaRassasié-Affamé Di Heure - Début_______ Fin_____ Déprimé-Joyeux Repas_______ Collation_________ Désaltéré-Assoiffé Calme-Anxieux Nombre 1 2 3 de 4 personnes 6 5 7 présentes: 1 2 3 4 6Hommes__________ 5 7 1 2 3 4 6 Femmes__________ 5 7 1 2 3 4 6 5Relation: 7 1 2___________ 3 4 6 5 7 Lieu: _____________________________ Niveau d’activité physique: ➝ Légère 1 2 3 4 5 6 7 Intense Jour - Lu Ma Me Je Ve Sa Di Heure - Début_______ Fin_____ Repas_______ Aliment ou boissonCollation_________ Quantité Mauvais - Bon Nombre de personnes présentes: Hommes__________ Femmes__________1 2Relation: 3 4 5 6 7 ___________ 1 2 3 4 5 6 7 Lieu: _____________________________ Niveau d’activité physique: ➝ Légère1 12 23 344 55 66 7 Intense 1 2 3 4 5 6 7 1Mauvais 2 3 4 5- Bon 6 7 Aliment ou boisson Quantité 11 22 3 34 45 56 76 Rassasié-Affamé Désaltéré-Assoiffé Déprimé-Joyeux Calme-Anxieux 7 Mauvais-Bon 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 2 3 4 6 5 7 1 12 23 3 4 64 55 76 7 1 2 3 4 5 6 2-2-1 STADE FŒTAL Dans l’alimentation nord-américaine, il existe une corrélation entre l’intervalle qui précède un repas et la taille de celui-ci. Le contenu de l’estomac avant le repas et les sensations de faim ressenties par le volontaire avant le repas sont également corrélés à la taille du repas. En revanche, la corrélation entre taille du repas et intervalle post-prandial est faible et n’est pas toujours significative. Une des révélations importantes de ce travail est la force d’une stimulation sociale à manger [DE CASTRO et al., 1990]. Le facteur le plus fortement associé à la taille des repas est le nombre de convives qui le partagent (Figure 14). La facilitation sociale de la prise alimentaire se vérifie en tous lieux, à toutes heures, pour les repas comme pour les collations, pour les repas pris chez soi ou à l’extérieur. Elle est indépendante des effets enregistrés sur la durée des repas. Les membres de la famille et les amis produisent une plus grande stimulation à manger que les autres personnes. DE CASTRO et KREITZMAN [1985] font l’hypothèse que, en présence des contraintes écologiques spécifiques de la consommation humaine, la régulation énergétique et nutritionnelle s’effectue en ajustant la taille des repas en fonction des facteurs pré-prandiaux plutôt qu’en ajustant la durée des intervalles de satiété en fonction de la taille des repas. Ce mode de régulation contraste fortement avec celui que LE MAGNEN [1992] a décrit chez l’animal. Une étude réalisée avec cette méthode chez des jumeaux identiques ou fraternels a révélé que la séquence de consommation quotidienne, la fréquence des repas et les apports en macronutriments, en alcool et en eau ont une héritabilité importante [DE CASTRO, 1993]. 2-2 Les choix alimentaires au cours de la vie 2-2-1 Stade fœtal Le fœtus dispose de chimiorécepteurs fonctionnels dans les dernières semaines de la grossesse. Il peut percevoir l’odeur et le goût du liquide amniotique, un environnement très complexe sur le plan chimique. À 18 semaines de gestation, 400 composés distincts ont été identifiés dans le liquide amniotique [ANTOSHECHKIN et al., 1989]. De plus, la composition de ce fluide est changeante en fonction des apports nutritionnels de la mère (épices par exemple) et du flux urinaire du fœtus lui-même [SCHAAL, 1995]. Après la naissance, le nourrisson de quelques heures manifeste une reconnaissance et un intérêt pour l’odeur de son propre liquide amniotique [SCHAAL et al., 1995]. L’impact de la stimulation 41 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES 800 Taille du repas (kcal) Contenu gastrique Protéines 600 Lipides 400 200 Glucides a 2 Convives 1 b 0 0,6 Score Z moyen 42 Nombre de convives 0 0,4 Corrélation 0,2 c 0 Petit déjeuner Déjeuner Dîner Figure 14 — Les contenus de plusieurs petits déjeuners, déjeuners et dîners sont donnés en a de même qu’une évaluation du contenu gastrique au début de chaque repas. Le graphique b donne le nombre de convives partageant chaque repas. Le graphique c montre les corrélations significatives entre taille des repas et nombre de convives. D’après DE CASTRO et collaborateurs [1990]. 2-2-3 LES GOÛTS DE L’ENFANT chimiosensorielle intra-utérine sur le développement des préférences alimentaires est probable, mais seules des observations réalisées chez l’animal sont disponibles aujourd’hui : des préférences pour l’ail, le genièvre ou l’alcool ont été observées [HEPPER, 1988 ; ALTBÄCHER et al., 1995 ; MOLINA et al., 1995]. 2-2-2 Le nourrisson Des nouveau-nés de quelques heures, avant toute expérience alimentaire, répondent de manière totalement prévisible, stéréotypée, au dépôt sur la langue de quelques gouttes de liquide sucré, acide ou amer. Le sucré est accepté, avec une physionomie caractérisée par la détente des muscles faciaux, le relèvement des angles de la bouche, des léchages, des succions et parfois avec un sourire. Le goût acidulé provoque une grimace alors que l’amertume est violemment rejetée avec des mimiques qui évoquent le dégoût : dépression des angles de la bouche, saillie des lèvres et de la langue. Ces réponses, les “réflexes gusto-faciaux”, sont innées et se retrouvent chez tous les nourrissons humains. Elles constituent en quelque sorte l’équipement de base, un répertoire très sommaire qui permet au petit enfant d’accepter les solutions sucrées, qui dans la nature sont souvent associées à des sources de glucides et d’énergie, et de rejeter des produits amers potentiellement toxiques. Des enfants de deux semaines, nourris au biberon depuis leur naissance, montrent plus d’intérêt pour l’odeur du sein d’une femme allaitante (qui n’est donc pas leur mère) que pour l’odeur du lait dont ils sont nourris [PORTER et al., 1991]. On pourrait postuler, après STEINER, l’existence d’un mécanisme cérébral, génétiquement programmé, qui contrôlerait la réactivité hédonique du nouveauné aux stimulations chimiques. 2-2-3 Les goûts de l’enfant Ces réponses sommaires exprimées par le nouveau-né ne sont pas des goûts alimentaires et les solutions qui les déclenchent ne sont pas non plus des aliments. Les goûts se développent à partir de ces attitudes innées et évoluent pendant l’enfance et l’âge adulte. Des goûts différents et même complètement opposés se mettent en place au sein d’une même culture ou d’une même famille. Les facteurs de formation des goûts sont si puissants qu’ils peuvent aller jusqu’à inverser les attitudes innées : privilège de l’espèce humaine, certaines personnes se délectent de boissons amères (bière, café), de plats très épicés, ou encore n’aiment pas du tout le sucre. La formation des goûts dépend de facteurs purement biologiques (maturation des organes du goût, par exemple) et surtout de l’expérience du 43 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES mangeur, son “vécu” dans un contexte social et culturel particulier. À partir d’un aliment unique, le lait, qui est celui de tout nourrisson, l’enfant doit apprendre à intégrer les composantes d’un régime varié. Qu’advient-il des attitudes innées pendant l’enfance? Le goût pour le sucré demeure très puissant. Des études longitudinales ont montré que la consommation de produits sucrés varie énormément entre les âges de deux et huit ans [DEHEEGER et al., 1996]. Contrairement à ce qui se passe pour les protéines, la ration de produits sucrés à deux ans ne prédit aucunement la ration de produits sucrés chez le même enfant à quatre, six ou huit ans. Cependant peu d’enfants se montrent non-consommateurs de saccharose et il faut suspecter dans ces cas soit une prohibition parentale soit un problème de santé (les enfants insuffisants rénaux aiment peu le sucré). Le goût pour les fortes concentrations de sucre est vif chez les jeunes garçons. Il s’estompe avec l’âge. Chez les filles, les concentrations de sucre les mieux appréciées sont modestes (autour de 10 %) et ressemblent à celles qu’apprécient les femmes adultes [MONNEUSE et al., 1991]. 44 À la naissance, une solution salée n’évoque aucune réaction. Cette indifférence se maintient à six mois, alors que de 18 mois à trois ans se développe une aversion pour les solutions salées. Cependant, l’enfant qui rejette une solution de NaCl demeure capable d’apprécier le sel présenté dans un potage ou sur des légumes, par exemple [BEAUCHAMP, MORAN, 1984 ; BEAUCHAMP et al., 1994]. Cette observation met en évidence le rôle du contexte alimentaire. À cet âge, l’enfant a pris l’habitude de consommer de véritables aliments et sa réaction devant une sensation gustative dite “pure” (sucrée, salée, acide ou amère) ne nous informe en rien sur ses goûts. Les enfants mangent ce qu’ils aiment, laissent ce qu’ils n’aiment pas, sont totalement indifférents aux considérations qui affectent les adultes : taux de lipides, de cholestérol, coût et temps de préparation [BIRCH, 1998]. Le jeune enfant est conservateur, il aime se sentir en sécurité, spécialement en matière alimentaire. Aussi manifeste-t-il ce que l’on appelle la “néophobie”, c’est-à-dire l’évitement actif de ce qui est nouveau. Chaque petit enfant passe par une phase plus ou moins longue de néophobie pendant laquelle il refuse les aliments inconnus. Cette phase est tout à fait normale. Il est important de ne pas la contrarier. La familiarité qui résulte de la présentation répétée d’un aliment est le meilleur antidote à la néophobie [BIRCH, MARLIN, 1982 ; PLINER, 1982 ; PLINER et al., 1986 ; 1993 ; SULLIVAN, BIRCH, 1990]. Un aliment qui a été présenté 5 à 10 fois, voire jusqu’à 20 fois au minimum, est de mieux en mieux accepté par l’enfant (Figure 15). La familiarité de l’aliment, ou la somme d’expériences positives avec cet aliment, peut aller jusqu’à renverser des goûts préexistants. Dans une expérience menée chez des enfants américains (3–5 ans), trois versions d’un même aliment inhabituel (tofu) sont proposées : nature, sucré ou salé [SULLIVAN, BIRCH, Échelle d’acceptabilité de THURSTONE 2-2-3 LES GOÛTS DE L’ENFANT 1,0 0,8 0,6 0,4 0,2 0 0 5 10 15 Nombre de présentations 20 Figure 15 — Acceptabilité de divers aliments en fonction du nombre de présentations à l’enfant. Les résultats de trois expérimentations sont montrés. L’ordonnée représente une échelle croissante d’acceptabilité. D’après BIRCH et MARLIN [1982]. 1990]. Naturellement les enfants préfèrent spontanément le produit sucré au début de l’expérience. Pendant neuf semaines, l’une des trois versions est offerte à trois groupes d’enfants au moment du goûter à la crèche. Au bout de ces neuf semaines d’entraînement, l’acceptabilité de la version habituelle a augmenté et dépassé celle des deux autres versions. Tout se passe comme si le produit consommé habituellement devenait progressivement meilleur. C’est comme si l’enfant avait appris qu’il pouvait faire confiance à cet aliment. Toutefois, cet apprentissage est spécifique de l’aliment familiarisé. Il n’est pas généralisable à d’autres aliments. Par exemple, si au bout de neuf semaines on présente aux enfants des trois groupes de cette expérience trois variétés de ricotta : nature, sucré ou salé, les enfants qui ont appris à préférer le tofu nature ou salé auront néanmoins une préférence pour le ricotta sucré. Par son expérience avec un aliment, l’enfant a appris que le tofu se mange salé, ou bien nature ou bien sucré ; pour un autre aliment, l’apprentissage est à refaire. L’enfant, comme l’adulte, apprend à associer certaines stimulations sensorielles au contexte alimentaire où elles sont “appropriées”. Il n’existe actuellement que peu de démonstrations d’effets génétiques sur les préférences alimentaires [ANLIKER et al., 1991 ; DREWNOWSKI, ROCK, 1995]. L’enfant comme l’adulte apprend à aimer le goût des aliments qui exercent un effet 45 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES post-ingestif bénéfique, ce qui est le cas pour tous (ou presque tous) les aliments sélectionnés par les parents dans un contexte socioculturel donné. Cet effet est soit le rassasiement énergétique, soit le rassasiement spécifique d’un besoin particulier (en nutriments, en vitamines, par exemple). Toutes choses étant égales par ailleurs, un aliment plus rassasiant, plus dense en énergie et donc plus satisfaisant pour le mangeur, devient progressivement préféré à un aliment qualitativement semblable mais moins dense en énergie [JOHNSON et al., 1991]. 46 Chez l’enfant [BIRCH et al., 1990], ce phénomène a été démontré en présentant deux boissons nouvelles. L’une des boissons avait un goût d’orange chocolatée, l’autre un goût proche de celui des chewing-gums. Ces deux parfums sont très inhabituels dans une boisson, même pour de petits Américains. Les enfants n’avaient donc aucun a priori à leur sujet et, à la première présentation des boissons, elles paraissaient également agréables. Le contenu énergétique de ces boissons pouvait être manipulé : il était soit de 3 kcal soit de 155 kcal par verre de 150 ml. La moitié des enfants a reçu la boisson chocolatée à 155 kcal et la boisson au goût de chewing-gum à 3 kcal ; pour l’autre moitié des enfants, c’est la boisson chocolatée qui contenait 3 kcal et la boisson au goût de chewing-gum 155 kcal. Après plusieurs semaines d’apprentissage (ou de conditionnement), au cours desquelles les enfants consommaient plusieurs fois chaque boisson, les enfants avaient appris à préférer la boisson la plus énergétique, quel que soit son parfum. Lorsqu’on leur donnait le choix, les enfants consommaient davantage de la boisson la plus calorique. Dans ce cas, ils compensaient en mangeant moins au repas suivant. Cet apprentissage est qualitatif (apprendre à préférer tel ou tel aliment) aussi bien que quantitatif (apprendre à manger plus ou moins de tel ou tel aliment pour atteindre le rassasiement). Il a été récemment montré que le goût des enfants pour les aliments riches en graisses est fortement corrélé avec l’Index de masse corporelle des parents. Cet index, aussi appelé Index de QUÉTELET [1871], est calculé par la formule : Poids (kg)/ [Taille (m)]2. La consommation de lipides alimentaires par l’enfant est elle aussi corrélée à l’Index de QUÉTELET des parents. Bien que l’importance d’une transmission génétique des préférences alimentaires reste à déterminer, il est probable que ces préférences et ces comportements sont appris au sein de la famille [FISHER, BIRCH, 1995]. 2-2-4 La consommation alimentaire spontanée de l’enfant Dès sa première expérience alimentaire, qu’il soit allaité par sa mère ou nourri au biberon, l’enfant s’engage dans le comportement alimentaire en interaction avec une autre personne. Dans l’allaitement, la dyade mère-enfant 2-2-4 LA CONSOMMATION ALIMENTAIRE SPONTANÉE DE L’ENFANT assure une réponse plus précoce à l’expression du désir de nourriture par l’enfant, par opposition à la présentation d’un biberon. Le comportement alimentaire commence dès cet âge à prendre de la distance par rapport aux besoins de l’enfant. Cette distance s’accentue lors du passage à l’alimentation solide, lorsque l’enfant est convié à participer aux repas familiaux. La spontanéité de l’expression des besoins alimentaires chez le nourrisson évolue donc progressivement vers l’acceptation et l’intégration d’un mode de consommation fondé sur des coutumes familiales et ethniques. L’enfant doit apprendre à remplacer sa spontanéité par un ensemble de règles déterminées par son milieu de sorte que ses besoins nutritionnels soient couverts par trois repas (et accessoirement une collation) consommés à heures relativement fixes. Comment ce passage s’opère-t-il? Les difficultés sont nombreuses, ainsi que l’a fait remarquer Hilde BRUCH [1984] qui voit l’origine des troubles du comportement alimentaire (anorexie mentale, boulimie) dans l’incapacité de la mère à distinguer les besoins alimentaires des autres besoins (tendresse, sommeil, etc.) exprimés par l’enfant. D’après Hilde BRUCH, certaines mères répondraient à toutes les demandes de l’enfant par la présentation de nourriture. Au début du siècle, Clara DAVIS [1928] a montré que le tout jeune enfant (à partir de 6 mois) peut sélectionner et ingérer un régime alimentaire varié, si on lui laisse une liberté totale de choisir entre plusieurs aliments. Contrairement aux craintes de certains parents, les enfants dans cette situation ne se contentent pas d’ingérer seulement un ou deux aliments agréables au goût, mais font spontanément ce que les diététiciennes conseillent, c’est-à-dire manger un peu de tout en quantités raisonnables. Les travaux de DAVIS ont été beaucoup critiqués depuis lors. En effet, s’il est incontestable que les enfants se sont composé un régime équilibré, ils ne pouvaient guère faire autrement puisque les aliments mis à leur disposition avaient été préalablement sélectionnés par l’expérimentatrice pour leur bonne valeur nutritionnelle. De plus, aucun des aliments présentés dans ces expériences n’était sucré. Les conclusions de DAVIS sont néanmoins considérées aujourd’hui comme valides et sont intégrées dans les théories des experts contemporains. Les abondants travaux expérimentaux de Leann BIRCH [BIRCH, 1980 ; 1985 ; 1990 ; 1998 ; BIRCH et al., 1980-1991 ; KERN et al., 1993 ; SULLIVAN, BIRCH, 1994], réalisés auprès de jeunes (4–5 ans) enfants américains, confirment qu’il existe une part quantifiable de spontané dans le comportement alimentaire des enfants de cet âge. Par exemple, les enfants sont capables d’ajuster leur consommation alimentaire en fonction de la taille d’une pré-charge (boisson, glace, etc.) ingérée avant le repas. Chez l’adulte cette adaptation est plus difficile, en particulier chez les personnes qui s’astreignent à une restriction alimentaire chronique. Pour BIRCH, cette capacité repose sur une bonne sensibilité de l’enfant à des signaux physiques 47 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES internes. Avec la socialisation de l’enfant, le pouvoir que possèdent les signaux physiologiques de faim et de satiété de commander la consommation alimentaire diminue progressivement pour être remplacé par des impératifs socioculturels. Lorsque les parents insistent pour que l’enfant vide systématiquement son assiette, indépendamment des besoins qu’il ressent, ils favorisent la perte d’attention aux signaux internes (qui n’ont plus d’importance) et augmentent l’influence de facteurs externes, sociaux, qui a priori n’ont rien à voir avec les besoins actuels de l’enfant. Apprendre à manger aux heures des repas, et non pas à chaque fois qu’on a un “petit creux”, et surtout apprendre à avoir faim à l’heure des repas, sont des étapes importantes dans la socialisation de l’enfant. Ainsi le comportement alimentaire de l’enfant devient-il de moins en moins spontané. La régulation nutritionnelle repose de plus en plus sur des mécanismes socioculturels de maîtrise du comportement alimentaire. La société met en place des coutumes, des traditions, qui paraissent souvent absurdes mais qui reposent parfois sur des mécanismes nutritionnels très sages [ROZIN, 1982]. Il semble malheureusement que les sociétés d’aujourd’hui n’assurent plus les limites de la consommation alimentaire aussi bien qu’autrefois et laissent plus facilement prise à l’obésité [ROLLAND-CACHERA et al., 1993a]. 48 LESTRADET et DARTOIS [1992] ont republié intégralement un article paru pour la première fois 30 ans plus tôt, intitulé “L’alimentation spontanée de l’enfant”. Les auteurs insistent sur deux observations frappantes : d’une part, il existe une diversité importante des habitudes alimentaires selon les régions et d’autre part, les prescriptions diététiques faites aux enfants sont d’une extrême précision. Or, ces prescriptions ne sont fondées sur aucune étude scientifique mais plutôt sur des impressions ou des hypothèses. Si on laisse aux enfants un libre accès aux aliments, le comportement observé est très différent de celui que prescrivent les différentes écoles pédiatriques. Lorsque l’enfant est libre de s’alimenter quand et comme il le veut, les variations du comportement alimentaire d’un jour à l’autre sont importantes. Les choix alimentaires, et donc les apports, sont variés. Si un effort physique survient, le comportement alimentaire n’est pas augmenté immédiatement, mais deux jours plus tard. L’enfant répartit sa consommation quotidienne en plusieurs (entre 4 et 8) petits repas. La raison profonde de ces oscillations du comportement nous échappe. Cependant, conseillent les auteurs, il faut introduire dans nos habitudes de pensée, de calcul et de prescription, la notion de variations autour d’une moyenne. Chez l’adulte, dont la spontanéité alimentaire est moindre que celle de l’enfant, on retrouve néanmoins une importante variation des apports énergétiques quotidiens, mesurés sur un an [TARASUK, BEATON, 1992]. Une enquête alimentaire longitudinale, menée chez 112 enfants entre les âges de dix mois et huit ans, appuie cette notion de variation “spontanée” de la prise alimentaire, en énergie ou macronutriments [DEHEEGER et al., 1996]. Bien que la ration moyenne augmente avec l’âge, il arrive que certains enfants mangent 2-2-5 LA CONSOMMATION APPRISE moins alors qu’ils avancent en âge, c’est-à-dire au moment de la plus tardive de deux mesures successives. La même chose se vérifie pour les apports en protéines. La variabilité d’un âge à l’autre est spécialement grande pour les apports en lipides et en glucides (amidons surtout). Les auteurs proposent l’hypothèse que ces variations reflètent l’action de processus régulateurs pendant la croissance. Cette hypothèse reste évidemment à étayer. Elle appuie le conseil donné par LESTRADET et DARTOIS [1992], à savoir qu’il faut observer et respecter les changements d’appétit, de préférences et de comportements alimentaires chez l’enfant, chez l’adolescent et même chez l’adulte, dans la mesure où ils ne sont pas manifestement aberrants. La souplesse alimentaire n’est pas l’anarchie. En grandissant, l’enfant doit progressivement participer davantage à l’activité sociale, d’abord à l’école, puis dans le monde du travail. Il doit donc apprendre à se plier à des horaires exigeants. Ses besoins physiologiques d’une ou plusieurs collations en cours de journée devraient cependant pouvoir être respectés, en particulier si son activité sportive est importante. Jusqu’à aujourd’hui, les structures imposées par la vie en société imposaient des limites à la prise alimentaire (horaire, cadre, menu des repas, etc.). Or, il semble maintenant que ces structures cèdent de plus en plus devant la prolifération d’un mode d’alimentation dite “rapide”, qu’il s’agisse de produits tout préparés à consommer chez soi, ou de “repas” dans des lieux spécialisés. La contribution de ces changements à l’augmentation de la prévalence de l’obésité reste à quantifier. 2-2-5 La consommation apprise L’apprentissage alimentaire devient de plus en plus complexe au cours de la vie. C’est ainsi que l’on apprend non seulement quoi manger, en quelle quantité, mais encore quand il est approprié de manger tel ou tel aliment. Cet apprentissage inconscient s’exprime par des “préférences” que la personne manifeste spontanément. Au petit déjeuner, les préférences qui s’expriment ne sont pas les mêmes que le soir [BIRCH et al., 1984]. Les aliments qui composent les déjeuners ou dîners au cours d’une semaine changent tous les jours ; pourtant on peut consommer les mêmes aliments au petit déjeuner pendant des années. Ces choix sont appris au cours de la vie. Le vécu de l’enfant en croissance est évidemment plus complexe que l’expérience physiologique des répercussions de son comportement alimentaire. L’enfant vit en famille, dans une culture donnée, il a des camarades et des parents qui contribuent à mettre en place les goûts alimentaires. D’après ROZIN [1990a ; 1990b], le facteur le plus déterminant des choix alimentaires d’une personne est 49 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES la culture dans laquelle elle vit. C’est ainsi que des populations entières acquièrent des goûts caractéristiques pour des plats très épicés, la cuisine à l’huile, ou encore les insectes, les termites et autres serpents. La culture est déterminante pour délimiter le domaine de ce qui peut être mangé, et les conditions de cette consommation. La culture définit également les limites de ce qui est “dégoûtant”. Cette catégorie varie énormément d’une culture à l’autre : nous ne mangeons pas de vers de terre mais nous nous délectons d’escargots, ce qui apparaît comme répugnant à d’autres. La notion qu’un objet est “dégoûtant” est apprise par l’enfant avant l’âge de 30 mois alors que la notion qu’un objet est tout simplement impropre à la consommation se manifeste pleinement beaucoup plus tard (après l’âge de 60 mois) [ROZIN et al., 1986]. C’est ainsi que les enfants de cinq ans continuent d’accepter de manger des aliments potentiels que les adultes refuseraient, comme des biscuits pour chien par exemple. La catégorie regroupant les stimuli “dégoûtants” s’applique essentiellement à des produits animaux. 50 L’enfant apprend ces catégories au cours de son éducation et s’y conforme spontanément. L’ingestion d’objets “inappropriés” par de jeunes consommateurs suggère de graves problèmes psychologiques. Les choix de l’enfant sont également influencés par ceux de ses pairs. Il est surtout disposé à imiter les choix d’enfants plus âgés, même si les aliments choisis sont peu appréciés [DAVIS, 1928 ; BIRCH, BILLMAN, 1986]. 2-2-6 L’aliment-récompense L’influence des adultes sur l’alimentation de l’enfant est très complexe et souvent source de conflits. Des parents bien intentionnés essaient parfois de forcer l’enfant à manger un aliment, parfois ils récompensent l’enfant en lui offrant un autre aliment. Dans ce cas, l’aliment que l’on propose comme récompense devient de plus en plus apprécié [BIRCH et al., 1982]. Dire à l’enfant: “Mange tes petits pois et tu auras du gâteau” aboutit à faire adorer le gâteau et peut-être à faire détester les petits pois. Le contrôle exercé de l’extérieur sur la consommation des enfants, et qui agit au moyen de récompenses, de pressions, de critères arbitraires (“Finis ton assiette”), peut affecter les capacités de l’enfant à ajuster sa consommation en fonction des signaux internes de besoin ou de satiété qu’il ressent. Ses effets sont potentiellement nocifs, non seulement sur les goûts alimentaires mais aussi sur la régulation nutritionnelle et le poids corporel [BIRCH et al., 1980 ; 1987]. Comme dans d’autres aspects du comportement, la contrainte et la punition sont de mauvais outils pédagogiques. 2-3-2 LES PRÉFÉRENCES ALIMENTAIRES 2-3 Fonctions sensorielles et goûts alimentaires 2-3-1 Psychophysique de la stimulation alimentaire La stimulation chimique procurée aux récepteurs périphériques situés dans la cavité oro-pharyngée peut être quantifiée de diverses façons. La nature, l’intensité et la valeur hédonique (le caractère agréable) de cette stimulation peuvent être quantifiées. Une méthode d’évaluation sensorielle classique consiste à demander aux dégustateurs de donner une note, située entre deux valeurs extrêmes, à un ou plusieurs stimuli gustatifs. Le dégustateur peut aussi indiquer l’intensité du stimulus en traçant une croix le long d’une échelle analogique visuelle, constituée par une ligne de 10 ou 15 cm marquée à ses extrémités par des termes indiquant la perception minimale et maximale. La note accordée augmente et la croix tracée se déplace en fonction de l’intensité du stimulus, ou encore de son caractère agréable. L’échelle de catégories est une alternative : le volontaire exprime sa perception (intensité, bon goût, etc.) par un nombre entier situé entre deux limites (par exemple 1 à 9, 1 à 5, etc.). C’est ainsi qu’il est possible d’obtenir des cotations pour plusieurs stimuli sucrés et de les comparer chez une même personne, et avec davantage de prudence, entre personnes différentes. Il est important de distinguer le “goût de” l’aliment et le “goût pour” l’aliment. Le “goût de” l’aliment est la perception de ses qualités chimiosensorielles : leur nature (salé, sucré, etc.) et leur intensité. Un panel d’experts peut se mettre d’accord sur ces qualités qui décrivent l’aliment. Le “goût pour” un aliment est le caractère hédonique, agréable, qu’il présente pour un consommateur. C’est son pouvoir de stimuler l’appétit dans des circonstances particulières. Il peut s’agir de préférences ou d’aversions relativement stables (par exemple : “J’aime le poisson et je déteste le fromage”), ou bien il peut s’agir d’attitudes ponctuelles susceptibles de se modifier en fonction de l’état nutritionnel (par exemple : “J’aime le sucré, mais pas en début de repas”) ou de facteurs de l’environnement (par exemple : “J’aime beaucoup prendre l’apéritif en bonne compagnie”). L’aliment a non seulement son goût, son arôme, sa couleur, etc., il a aussi la propriété d’évoquer chez le consommateur un affect positif ou négatif. Cet affect détermine le comportement. 2-3-2 Les préférences alimentaires La sensibilité à l’amertume est une des rares dispositions héritées génétiquement [DREWNOWSKI, ROCK, 1995]. On distingue trois populations en fonction des réponses à un test d’évaluation sensorielle : les non-goûteurs qui ont 51 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES une sensibilité faible aux stimuli amers, les goûteurs et les super-goûteurs. Ces derniers sont susceptibles de rejeter de leur alimentation courante certains végétaux dont le goût a une composante amère. Les conséquences à long terme sur la santé d’un tel rejet sont actuellement étudiées. En général, les préférences alimentaires sont apprises en associant les caractéristiques sensorielles des aliments aux effets métaboliques qui suivent l’ingestion. Au cours d’une vie humaine, de nombreux changements sont enregistrés dans les effets métaboliques et dans la perception des caractéristiques sensorielles des aliments. Par conséquent, les préférences alimentaires ne sont pas stables au cours de la vie. Chez l’adulte, une altération des fonctions olfactives et gustatives peut se produire avec le temps, de la même manière que la vue et l’ouïe se détériorent. Des prothèses visuelles et auditives existent ; il n’existe actuellement aucun équipement susceptible de corriger une chimioréception défectueuse. 52 Plusieurs événements de la vie ajoutent leurs effets négatifs à ceux du vieillissement. Plusieurs pathologies ou accidents peuvent induire des troubles de la perception du goût ou de l’odorat (Tableau IV). Parmi de très nombreux exemples, citons la sclérose en plaques, le cancer, le diabète, la rhinite allergique, l’asthme et la cirrhose du foie. Ces événements perturbent l’acuité sensorielle de façon brève ou prolongée, voire définitive. À mesure qu’elle avance en âge, chaque personne est exposée à ces troubles et à leurs conséquences sensorielles plus ou moins irrémédiables. Tableau IV — Troubles affectant le goût et l’odorat. Troubles Nerveux Paralysie de BELL Atteinte à la corde du tympan Dysautonomie familiale Traumatisme crânien Sclérose en plaques Maladie de PARKINSON Syndrome paratrigéminal Nutritionnels Cancer Déficience rénale chronique Cirrhose du foie Carence en niacine (vitamine B3) Brûlure thermique Carence en vitamine B12 Carence en zinc Goût A/D A/D A/D A/D A/D/A Odorat A/D A/D A/D Distorsions A/D A/D/A A/D A/D/A A/D/A A/D A/D A/D A/D 2-3-2 LES PRÉFÉRENCES ALIMENTAIRES Tableau IV (suite) — Troubles affectant le goût ou l’odorat. Troubles Endocriniens Insuffisance corticosurrénalienne Hyperplasie surrénalienne congénitale Panhypopituitarisme Syndrome de CUSHING Crétinisme Hypothyroïdisme Diabète mellitus Syndrome de TURNER (agénésie ovarienne) Syndrome de KALLMANN (hypogonadisme hypogonadotrophique) Aménorrhée primaire Pseudohypoparathyroidisme Locaux Hypoplasie faciale Syndrome de SJÖGREN (sarcoïdose) Hypertrophie adénoïde Rhinite allergique Polypose nasale Sinusite Asthme bronchique Lèpre Rhinite atrophique Radiothérapie Goût Odorat DARR DARR DARR A/D A/D (PTC) A/D/A A/D (glucose) A/D/A A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D DA A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D A/D/A Viraux et infectieux Hépatite virale aiguë Grippe A/D/A Autres Fibrose cystique Hypertension Laryngectomie VI A/D (sel) A/D/A A/D/A A/D/A VI A/D A/D = absent ou diminué ; A/D/A = absent, diminué ou altéré. DARR = détection augmentée mais identification diminuée. PTC = phenylthiocarbamide, un composé au goût amer pour certains sujets mais pas pour d’autres. VI = variations individuelles. D’après SCHIFFMAN [1983]. 53 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES Avec l’âge aussi, on a de plus en plus souvent l’occasion ou le besoin de recourir à un traitement pharmacologique. Plusieurs médicaments ont une influence néfaste sur l’acuité olfacto-gustative (Tableau V). Il n’est pas rare qu’un adulte consomme quotidiennement plusieurs médicaments différents. Ils peuvent être consommés à long terme, en particulier chez des sujets âgés (agents antirhumatismaux, hypoglycémiants, anti-hypertenseurs, atténuateurs de la maladie de PARKINSON). Indépendamment des pathologies et de leurs traitements, une détérioration de la perception de l’aliment est fréquemment observée à cause des altérations du système olfacto-gustatif associées au vieillissement [COOPER et al., 1958 ; SCHIFFMAN, 1979 ; WYSOCKI, PELCHAT, 1993]. Plusieurs transformations de l’appareil sensoriel sont observées chez le sujet âgé [MAC LEOD, SAUVAGEOT, 1986] : le nombre des bourgeons gustatifs dans une papille gustative décroît de 250 chez le jeune à 100 environ chez le sujet âgé ; le nombre de papilles gustatives fonctionnelles baisse, lui aussi ; une importante diminution du nombre des axones Tableau V — Agents pharmacologiques qui affectent le goût ou l’odorat. 54 Agents antimicrobiens Agents antiproliférants ou immunosuppresseurs Agents antirhumatismaux, analgésiques, anti-inflammatoires Agents antithyroïdiens Agents d'hygiène dentaire Agents hypoglycémiants Agents psychopharmacologiques et antiépileptiques Agents sympathomimétiques Amibicides et antihelmintiques Anesthésiques locaux Anticholestérolémiants Anticoagulants Antihistaminiques Antiseptiques Diurétiques et anti-hypertenseurs Opiacés Relaxants musculaires et médicaments de la maladie de PARKINSON Vasodilatateurs D’après SCHIFFMAN [1983]. 2-3-2 LES PRÉFÉRENCES ALIMENTAIRES apparaît au sein des glomérules olfactifs, de sorte que l’olfaction est le premier système sensoriel à décliner avec l’âge. Le cortex olfactif (une structure très primitive du cerveau) dégénère chez le sujet âgé et des plaques séniles apparaissent. Le renouvellement cellulaire ralentit. Par ailleurs, le déclin de l’acuité gustative est favorisé par les problèmes dentaires (perte des dents progressive) et la modification de la salive qui devient hyperconcentrée et très salée. La sensibilité gustative pour le sucré, le salé, et l’amer paraît intacte jusqu’à environ 50 ans et connaît un déclin rapide par la suite ; la sensibilité aux stimuli acidulés ne décline qu’à partir de 60 ans [COOPER et al., 1958]. Des seuils de détection élevés ont été décrits chez des sujets âgés pour de nombreuses substances : quinine, urée caféine, sels, acide citrique, sucres, glutamate monosodé, etc. [SCHIFFMAN, 1979 ; SCHIFFMAN et al., 1994c]. Les écarts entre population jeune et âgée (plus de 65 ans) varient selon les substances utilisées: la sensibilité à l’urée est moins affectée par l’âge que la sensibilité à la quinine [COWART et al., 1994]. En moyenne, les seuils gustatifs sont de deux à trois fois plus élevés chez les sujets de plus de 65 ans. Il n’apparaît pas de différence entre hommes et femmes, non plus qu’entre fumeurs et non-fumeurs. La détection du sel (NaCl) dans un stimulus complexe tel qu’un potage ou un autre aliment représente une difficulté particulière [STEVEN, CAIN, 1993]. Ce problème peut survenir à cause de la haute teneur en sodium de la salive qui baigne en permanence les récepteurs gustatifs, créant ainsi un effet de masque. Les seuils de détection olfactive sont augmentés jusqu’à douze fois en comparaison des seuils mesurés chez des sujets jeunes. Au-dessus du seuil de perception, le sujet âgé n’a pas la même sensibilité aux changements d’intensité du stimulus, en comparaison avec des témoins jeunes. La fonction psychophysique (intensité/perception) est modifiée. Des changements définitifs de cette fonction surviennent vers 40 ans [WEIFFENBACH et al., 1986]. Chez les sujets âgés, l’affaiblissement de la perception du différentiel d’intensité entre stimuli de concentrations différentes est variable selon le stimulus : des pertes importantes de la sensibilité supraliminaire à treize substances amères ont été enregistrées [SCHIFFMAN et al., 1994a]. Les sujets qui sont sensibles au phénylthiocarbamide (PTC) conservent toutefois une acuité meilleure que les personnes non sensibles au PTC. La perception du goût sucré semble subir un déclin moins important que celui d’autres qualités gustatives [MURPHY, 1985]. L’identité des odeurs est perçue moins fidèlement chez les personnes âgées de plus de 65 ans. Dans une étude où 80 odeurs familières étaient présentées à des concentrations nettement supraliminaires, elles furent moins bien identifiées par les personnes âgées de 50–70 ans que par des plus jeunes (Figure 16) [MURPHY, CAIN, 1986]. 55 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES L’identification de stimuli mixtes (sucre ou sel dans une solution d’acide citrique, sucre dans une solution de caféine, etc.) est un problème chez les personnes de plus de 65 ans. Le goût du mélange sucré + caféine s’altère avec l’âge, puisque le goût du sucre est relativement épargné alors que celui de la caféine amère se détériore très tôt. Des aliments mixés sont plus difficiles à identifier par des sujets âgés que par des jeunes, et par des hommes que par des femmes [MURPHY, 1985]. Le déficit des personnes âgées est essentiellement dû au déclin de la fonction olfactive : en effet, des sujets jeunes expérimentalement privés d’olfaction ne réussissent pas mieux que leurs aînés. Du sel et de la marjolaine présents dans un potage à des concentrations supraliminaires sont moins bien perçus par les sujets âgés [STEVENS, CAIN, 1993]. Les personnes âgées ont souvent une conscience très vive de leur perte olfactive et reconnaissent moins souvent la diminution de la fonction gustative [BARTOSHUK et al., 1986]. Le goût des aliments se modifie donc avec l’âge : la perception supraliminaire devient moins intense que chez le sujet jeune et les différentes composantes du goût caractéristique d’un aliment peuvent être altérées à des degrés variables. Les préférences pour certains aliments risquent d’être modifiées à la suite d’altérations de la perception du goût de ces mêmes aliments. La perte d’acuité olfacto-gustative est un facteur important de la diminution de l’appétit et 56 90 Bonnes réponses (%) 80 • 70 60 •• • • • • • •• 50 • • • • • • •• • •• • • •• • 40 • • • • • • 30 • •• • 20 • • • • ••• • • 10 20 30 40 50 Âge (ans) 60 70 Figure 16 — Pourcentage de réponses correctes à un test d’identification de stimuli olfactifs familiers. D’après MURPHY et CAIN [1986]. 2-3-2 LES PRÉFÉRENCES ALIMENTAIRES de la consommation alimentaire. Cette baisse de la stimulation à manger résulte aussi de la baisse de l’acuité visuelle et sans doute du déclin de la perception thermique et tactile. L’ensemble des éléments qui constituent la “flaveur” (d’après LE MAGNEN) caractéristique d’un aliment, est altéré. Il en résulte souvent des changements de la sélection des aliments et des habitudes de consommation. Les changements des comportements associés à l’alimentation ont été étudiés chez des personnes de 40 à 60 ans qui ont perdu toute perception gustative (agueusie) et chez des personnes du même âge qui éprouvent des distorsions de leurs perceptions gustatives (dysgueusie) [MATTES et al., 1990]. La figure 17 montre des pertes d’appétit (autour de 40 % des répondants), une très fréquente diminution du plaisir à manger (près de 80 % des patients), des changements des choix alimentaires (60 % des patients), l’apparition d’aversions 100 patients dysgueusiques (n=60) patients agueusiques (n=58) 80 Patients (%) p < 0,001 60 40 20 ali me pe ntai rtu res rbé d’a s ssa iso nn e mo men dif ts Av iés ers ion sa lim en tai res Pu lsio ns ali me nta ire s Ch oix Ch oix Mo ins de pla i Pe sir rte d’a àm an pp ge éti r t 0 Figure 17 — Modifications de la motivation à manger chez deux groupes d’adultes : 60 patients dysgueusiques et 58 patients agueusiques. D’après MATTES et collaborateurs [1990]. 57 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES (45 % environ des dysgueusiques) et des pulsions nouvelles pour un aliment particulier (chez 20 % des sujets). Ces troubles sensoriels ne sont pas sans conséquences sur l’ingestion, l’absorption ou la digestion. Le dysfonctionnement sensoriel trouble la digestion car la stimulation alimentaire affecte les flux salivaire et pancréatique, les contractions gastriques et la motilité intestinale, entre autres fonctions [SCHIFFMAN, 1983]. Chez le sujet âgé en particulier, la stimulation alimentaire diminuée est susceptible de favoriser la sous-nutrition ou des carences spécifiques. La qualité de la vie en est réduite, ouvrant la voie à la dépression qui, à son tour, favorise l’anorexie [FERRY, 1996]. En outre, les risques d’empoisonnement accidentel des personnes âgées qui vivent seules sont accrus à cause de l’incapacité de détecter une odeur ou un goût inhabituel. 58 Les sujets âgés sont encore sensibles à leur état de besoin nutritionnel et sont capables d’y répondre par un comportement adapté [MURPHY, 1993]. Les préférences manifestées pour différentes concentrations d’hydrolysats de caséine sont augmentées chez le sujet âgé comparé au sujet jeune, ce qui peut être expliqué par la perte de la perception du goût très amer des protéines. Cependant, un facteur nutritionnel n’est pas à écarter puisque cette préférence des personnes âgées est sensible à leur statut nutritionnel. Elle est plus affirmée chez des personnes âgées présentant une relative sous-nutrition protéique, en comparaison de sujets du même âge sans sous-nutrition. BELLISLE et collaborateurs [1991] ont montré une réponse à la manipulation sensorielle des aliments chez des personnes âgées vivant en résidence spécialisée. Certains aliments du régime courant ont été additionnés de glutamate monosodé (MSG), un exhausteur de goût, dans l’espoir d’augmenter la consommation de ces aliments et d’améliorer ainsi la valeur nutritionnelle des repas. La consommation spécifique des aliments cibles augmenta. Cependant, l’ingestion des autres aliments présentés aux mêmes repas était diminuée, de sorte que la ration énergétique du repas n’était pas modifiée. MURPHY remarque que le sujet âgé ne présente pas le rassasiement sensoriel spécifique étudié par ROLLS, ROLLS et ROWE chez des sujets jeunes [1981]. Le “goût pour” un aliment ne diminue pas chez la personne âgée après consommation ad libitum de cet aliment. L’avantage adaptatif de cette modulation sensorielle spécifique de la motivation à manger est évident car elle favorise la recherche et la consommation d’un régime varié par ses aspects sensoriels et nutritionnels. En théorie, la pression de la sélection naturelle ne joue pas chez le sujet qui a dépassé l’âge de la reproduction. À quel moment de la vie et comment le rassasiement sensoriel spécifique disparaît-il? Seules des études longitudinales difficiles à réaliser permettraient de répondre à cette question. La perte de sensibilité peut sans doute expliquer pourquoi le goût pour des aliments très salés ou très sucrés est augmenté chez le sujet âgé comparé au sujet 2-3-2 LES PRÉFÉRENCES ALIMENTAIRES jeune [MURPHY, 1993]. Les préférences alimentaires persistent donc et, dans la très grande majorité des cas, les personnes âgées aiment à consommer plusieurs aliments. La perte sensorielle affecte les sensations agréables qui diminuent, mais le caractère désagréable de bien des aliments (trop amers, trop acides) diminue lui aussi, de sorte qu’une nouvelle hiérarchie des préférences peut se mettre en place. Peut-on agir pour remédier aux transformations des perceptions olfactogustatives qui affectent l’appétit des personnes âgées? C’est une entreprise qui a été menée avec succès par SCHIFFMAN et WARWICK [1988]. Elles ont tenté de compenser les déficits olfactifs de sujets âgés de 70 à 79 ans en ajoutant des arômes à plusieurs aliments du régime courant (légumes, viandes, potages). Leurs résultats sont très nets : les préférences exprimées par les consommateurs allaient immanquablement vers les aliments rehaussés d’un arôme semblable ou différent de celui de l’aliment lui-même. C’est ainsi que les sujets préféraient les carottes quand un puissant arôme de carottes leur était ajouté, et les haricots verts quand ils étaient servis avec un arôme de viande fumée. Un travail plus ambitieux des mêmes auteurs [1993] confirme la modulation des préférences alimentaires par la présence d’arômes qui amplifient le signal olfactif sans agir sur le goût proprement dit. La consommation de 20 sur 30 aliments à l’arôme renforcé augmente dans une population de résidents (moyenne d’âge : 85 ans) en foyer spécialisé (Figure 18). Diverses mesures métaboliques et anthropométriques ont permis de constater une amélioration des fonctions immunitaires (cellules B et T augmentées) et de la force de préhension des deux mains, chez les sujets de cette étude après trois semaines de consommation des aliments à arôme amplifié. Les raisons de ces améliorations de l’état des consommateurs ne sont pas claires. Elles ne passent pas par l’intermédiaire de changements dans la composition nutritionnelle du régime, de la ration énergétique ou du statut biochimique (somatomédine C, créatinine, transferrine, albumine) qui ne sont pas affectés par la manipulation. Les auteurs suggèrent l’hypothèse que le statut immunitaire puisse être amélioré grâce à la sécrétion d’opiacés endogènes (endorphines), favorisée par la stimulation du système limbique par les arômes. Cette hypothèse reste à vérifier après confirmation des résultats dans d’autres contextes. Ces travaux rappellent celui de BELLISLE et collaborateurs [BELLISLE et al., 1991] qui utilisait un stimulus gustatif, sans caractère olfactif, pour améliorer la flaveur de plusieurs aliments. L’ajout de glutamate de sodium (0,6 %) dans des légumes et des potages a stimulé l’ingestion des aliments concernés chez 100 sujets de 84 ans en moyenne. 59 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES 70 60 50 40 30 20 10 ge ma Fro ble Éra uf Bœ n co Ba n bo -20 Jam -10 R bœ ôti uf 0 de Changement de la consommation comparée au niveau de base (%) 80 Arôme ajouté 60 Figure 18 — Changements de la consommation de plusieurs aliments chez des personnes âgées de plus de 70 ans hospitalisées, en fonction de l’arôme ajouté. D’après SCHIFFMAN et WARWICK [1993]. 2-4 Le goût sucré Le sucré exerce une grande attirance pour les humains comme pour une grande partie du règne animal. Le sucre est fréquemment soupçonné de favoriser l’hyperphagie et l’obésité. Nombreux sont les parents qui craignent d’encourager un goût pour le sucré chez leurs enfants et qui considèrent le sucre comme une drogue dure capable de créer une assuétude et de pervertir le comportement. Le goût pour le sucré dans l’espèce humaine est une source potentielle de surconsommation, c’est pourquoi les industriels, croyant répondre aux attentes des consommateurs, ont investi des sommes considérables à mettre au point des édulcorants intenses qui ont un goût sucré mais peu ou pas de calories. Les études sur la perception du sucré chez l’homme et sur les conséquences de la consommation de sucre sont très abondantes. Elles suggèrent que le sucre ne mérite pas la saccharophobie existant depuis de nombreuses années aussi bien dans le public que chez certains experts en nutrition [FISCHLER, 1987]. La perception du goût sucré varie en fonction de plusieurs facteurs, même chez des sujets sains. Les sucres, monosaccharides et disaccharides principalement, ne sont pas tous semblables, leur goût sucré peut varier dans une marge considérable [FAURION, 1987]. MONNEUSE et collaborateurs [1991] ont 2-4 LE GOÛT SUCRÉ interrogé 226 enfants ou adolescents des deux sexes sur leurs perceptions de l’intensité et du caractère agréable de stimuli (fromage blanc) contenant entre 1 et 40 % de saccharose. Les réponses à ce test d’évaluation sensorielle classique ont montré que tous perçoivent fidèlement l’augmentation de la concentration en sucre. Le caractère agréable de ces produits dépend de la concentration selon une fonction en U inversé, avec un optimum à 10 % chez les filles et à 20 % de sucre chez les garçons. Les mêmes stimuli étaient jugés un peu plus sucrés et un peu moins agréables après qu’avant le déjeuner. Chez 112 personnes âgées de 56 à 90 ans vivant chez elles, WALTER et SOLIAH [1995] ont examiné la capacité à discriminer entre différents agents sucrants (sucres et édulcorants) dans plusieurs aliments et boissons. Il s’avère que les personnes de cette tranche d’âge conservent une excellente discrimination des saveurs différentes des agents sucrants et préfèrent généralement le saccharose aux autres édulcorants. Il est bien établi que chez le sujet à jeun, l’évaluation hédonique pour diverses solutions de saccharose est plus élevée que celle qui est obtenue de la même personne quelques minutes après l’ingestion de sucre [CABANAC, 1971]. CABANAC a appelé cette baisse du caractère agréable du sucré “alliesthésie négative”. L’alliesthésie est consécutive à la réponse de chimiorécepteurs sensibles aux oses situés au niveau des muqueuses gastriques et duodénales [CABANAC, 1977]. Dans l’alliesthésie négative, l’évaluation de l’intensité du stimulus demeure inchangée. SCHIFFMAN et collaborateurs [1994b] ont montré des différences entre sucres et édulcorants intenses dans le degré d’adaptation de la perception au cours de présentations répétées. Plusieurs sucres (fructose, glucose, saccharose), deux polyols et divers édulcorants intenses ont été évalués pour l’intensité de leur goût sucré par un panel d’experts. Quatre concentrations de chaque produit ont été présentées en ordre d’intensité croissante. L’adaptation dans ce contexte se manifeste par la diminution de la perception de l’intensité croissante entre le premier et le quatrième échantillon. Les sucres et les polyols ont montré moins d’adaptation (la perception de leur intensité n’a pas subi de diminution au cours des tests) alors que l’acésulfam et la saccharine étaient parmi les produits les plus affectés par l’adaptation sensorielle. Une telle adaptation peut provenir de la désensibilisation des récepteurs gustatifs au sucré. Son influence sur les choix alimentaires n’est pas connue. L’impact d’un stimulus sucré sur l’alimentation libre de personnes normopondérales a été examiné dans une étude de REID et HAMMERSLEY [1994]. Un relevé de toutes les consommations de 24 h fut comparé chez 52 adultes après l’ingestion d’une boisson à l’orange contenant soit 40 g de saccharose soit 4,34 g de saccharine. La boisson était ingérée tôt le matin après le jeûne nocturne, à la 61 DESCRIPTION DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES place d’un petit déjeuner. Cette étude montre que les hommes qui viennent d’ingérer une boisson au saccharose consomment souvent une autre boisson calorique (thé ou café avec lait et/ou sucre) avant leur prochain repas, comparés aux hommes qui viennent d’ingérer une boisson édulcorée. Cet effet n’est dû ni au poids corporel des volontaires ni aux préférences pour les boissons caloriques ni aux habitudes de consommation. Cependant, la nature de la boisson n’affecte pas les rations alimentaires de la journée. Cet effet n’est pas manifesté par les femmes, dont la consommation n’est pas affectée par le type de boisson présentée en précharge. L’examen des données suggère un degré de restriction alimentaire considérable chez les femmes au cours de la journée, malgré l’absence de petit déjeuner (remplacé par la boisson) le jour du test. Ce résultat rappelle celui de PEREZ et collaborateurs [1994] (Figure 19). Après un déjeuner pris en laboratoire, un dessert (fromage blanc) était servi. Le contenu en saccharose de ce dessert pouvait varier de 0 à 40 %. Après la consommation du dessert, les volontaires quittaient le laboratoire et devaient noter scrupuleusement toutes leurs consommations pendant les 24 heures suivantes. Il hommes femmes 62 Consommation énergétique (kcal) 2800 } } } 2400 (3) 2000 1600 1200 (2) 800 400 (1) 0 0 5 10 20 Sucre (g/100 g fromage blanc) sur 24 h jusqu’au coucher jusqu’à 19h 40 Figure 19 — Consommation énergétique de sujets humains après un test en laboratoire où un stimulus alimentaire (fromage blanc plus saccharose) était ingéré ad libitum. Trois niveaux d’ingesta sont montrés : (1) depuis la fin du test en laboratoire jusqu’à 19 h ; (2) depuis la fin du test en laboratoire jusqu’au coucher le même jour ; (3) depuis la fin du test en laboratoire sur une durée de 24 h. Les données présentées ne comprennent pas les ingesta ad libitum au cours du test en laboratoire. D’après PEREZ et collaborateurs [1994]. 2-4 LE GOÛT SUCRÉ fut observé qu’après ingestion en laboratoire du dessert ayant la concentration préférée (10 % de sucre), les volontaires hommes consommaient dans l’après-midi une boisson ou un aliment sucré. Cet effet était absent chez les femmes. La stimulation de la consommation d’un produit sucré chez les hommes fut attribuée dans cette étude à la palatabilité optimale du dessert. Chez les femmes, l’absence d’effet peut être attribuée soit à une restriction alimentaire dominant les effets des facteurs de stimulation, soit au fait que la palatabilité du dessert était moins élevée que chez les hommes. La signification biologique du stimulus sucré dans les deux dernières études demeure à élucider. Pourquoi l’ingestion d’un stimulus sucré (aliment ou boisson) et non pas édulcoré, consommé soit à la place du petit déjeuner soit après le déjeuner, stimule-t-elle la consommation rapide d’une autre boisson ou d’un autre aliment sucré chez les hommes seulement? Notre hypothèse, qui est loin d’être vérifiée, est qu’il s’agit d’un effet de palatabilité, de stimulation à manger, qui se produirait tout aussi bien avec un aliment salé très palatable. L’hypothèse avancée par REID et HAMMERSLEY [1994] est que la précharge au glucose n’augmente pas la faim mais interagit avec les habitudes alimentaires pour commander le comportement. La nature de cet effet “paradoxal” d’une dose de sucre (faire remanger du sucre rapidement) est énigmatique et mérite d’être approfondie aussi bien pour en connaître le mécanisme à court terme que pour en évaluer les répercussions possibles à long terme. 63 3 – Les hommes et les femmes devant l’alimentation En théorie du moins, les mécanismes de régulation et d’apprentissage ont la même action chez tous les consommateurs. Dans cette perspective biologique, l’homme est proche du rat et la femme est proche de l’homme. Or, il existe de nombreuses études démontrant que l’homme et la femme ne sont pas égaux devant l’alimentation et que le jeu des mécanismes assurant la régulation énergétique est infléchi par de nombreuses influences, surtout sociales, qui peuvent en limiter la portée. Puisque dans une société humaine, les horaires et les contenus des repas sont fixés par des exigences sociales, le consommateur humain doit surtout compter sur le conditionnement – l’apprentissage dont nous avons parlé plus haut – pour ajuster sa prise alimentaire à ses besoins. Ceci suggère un certain délai et peut-être une moindre efficacité de la régulation chez le sujet humain. Si les enfants paraissent souvent de bons “régulateurs”, les adultes varient beaucoup quant à leur compétence régulatrice. Certains répondent rapidement et efficacement, d’autres sont lents et/ou incapables d’ajuster leur comportement à de nouvelles conditions nutritionnelles [SPIEGEL, 1973]. L’un des facteurs importants de cette variabilité pourrait être le sexe du consommateur. Nous avons vu au chapitre précédent (§ 2-4) que les effets d’une stimulation gustative par un aliment sucré sont différents chez les hommes et les femmes. 3-1 Perception des goûts alimentaires La perception de l’intensité du goût de stimuli alimentaires est la même chez l’homme et chez la femme. Au cours d’un test classique d’évaluation sensorielle [MONNEUSE et al., 1991], la teneur en sucre et la teneur en matières grasses de produits laitiers furent évaluées de la même façon par des volontaires masculins et féminins. Dans ce groupe de 226 Français dont l’âge varie entre 10 et 40 ans, le caractère agréable du produit laitier est une fonction directe de sa teneur en sucre chez les jeunes garçons (10–13 ans), alors que chez tous les autres volontaires, cette fonction est en U inversé, avec une concentration optimale de 10 % chez les femmes et de 20 % chez les hommes. 65 LES HOMMES ET LES FEMMES DEVANT L’ALIMENTATION Chez l’homme adulte, le seuil de perception de la saveur sucrée est stable. Chez la femme, deux études ont récemment décrit les changements de perception du sucré au cours du cycle menstruel. THAN et collaborateurs [1994] montrent que les seuils de perception du saccharose s’abaissent chez la femme en période de préovulation alors qu’ils sont identiques à ceux des hommes pendant les règles et la période qui suit l’ovulation. Cette sensibilité augmentée en période de préovulation est attribuée à des facteurs hormonaux (le niveau élevé d’œstrogènes). Les seuils de perception d’autres substances au goût sucré demeurent à étudier pendant les phases du cycle ovarien. Les préférences pour diverses concentrations de saccharose (0 à 20 %) dans un produit laitier varient chez les femmes en fonction de la phase du cycle : en phases menstruelle ou lutéale (deuxième partie du cycle), l’évaluation du bon goût des stimuli est plus élevée que dans la phase folliculaire ou pendant la période d’ovulation (première partie du cycle) [FRYE et al., 1994]. 66 PEREZ et collaborateurs [1994] confirment que les préférences des hommes et des femmes pour la teneur en sucre d’un produit laitier sont différentes. D’après des tests d’évaluation sensorielle, la concentration de saccharose dans un fromage blanc la mieux appréciée par les femmes est de 5 % alors que chez les hommes elle est de 10 %. L’ingestion d’un dessert sucré varie en quantité en fonction de la concentration de saccharose dans le produit. Les hommes consomment beaucoup du produit lorsque la concentration de sucre est de 10 %. Dans les heures qui suivent cette ingestion, les hommes consomment de nouveau des produits (boissons ou aliments) sucrés, comme si l’ingestion du dessert sucré n’avait pas entièrement rassasié la stimulation à manger produite par l’aliment optimalement sucré. Aucun effet semblable n’est relevé chez les femmes participant au même protocole. 3-2 Capacité de régulation dans des conditions changeantes La capacité à modifier sa prise alimentaire en fonction des conditions changeantes des paramètres affectant le bilan d’énergie est très étudiée depuis l’apparition dans le commerce d’aliments dits “allégés”. Ces nouveaux aliments peuvent être utilisés pour réduire les apports énergétiques si et seulement si le consommateur ne va pas chercher, consciemment ou inconsciemment, une compensation calorique qui ramènera les apports au niveau régulé par les mécanismes sensibles aux besoins nutritionnels. Dans les protocoles les plus 3-3 RÉSULTATS D’ENQUÊTES souvent réalisés, un aliment ou une boisson est ingéré soit dans sa version traditionnelle, soit dans une version allégée. Les sensations de faim, l’appétit, le désir de manger et parfois la consommation dans les heures qui suivent sont mesurés. Dans ces études, il apparaît que les hommes sont parfois de meilleurs régulateurs que les femmes. Une étude hollandaise ne rapporte aucune compensation chez 29 femmes après un petit déjeuner à teneur énergétique changeante (100, 250 ou 400 kcal) [DE GRAAF et al., 1992]. Six hommes montrent une bonne compensation ultérieure pour les manipulations expérimentales du contenu énergétique de leurs aliments [FOLTIN et al., 1992]. 3-3 Résultats d’enquêtes Les motivations, les attitudes, les croyances sont souvent étudiées au moyen de questionnaires ; cette méthode révèle de très grandes différences entre hommes et femmes. Dans une étude réalisée en France (Val-de-Marne) par exemple [BELLISLE et al., 1994], d’importantes différences sont apparues dans la consommation alimentaire chez les répondants masculins et féminins. En particulier, la consommation d’aliments allégés en matières grasses (yaourts, fromages, beurre, crème) était plus fréquente chez les femmes que chez les hommes. Les consommatrices de ces produits se distinguaient des nonconsommatrices par un grand nombre de mesures anthropométriques et par différents comportements suggérant un intérêt pour la santé et/ou l’apparence. Chez les hommes, les rares consommateurs de produits allégés en matières grasses n’étaient pas différents des autres par l’anthropométrie, mais avaient des choix alimentaires suggérant une envie de compensation : les consommateurs d’allégés en matières grasses se permettaient plus souvent du chocolat, du miel et des biscuits que les non-consommateurs. Une étude réalisée dans 21 pays d’Europe auprès de 16 000 étudiants universitaires a confirmé que les connaissances et les croyances alimentaires, de même que les préoccupations relatives au poids corporel, sont largement différents entre étudiants et étudiantes [BELLISLE et al., 1995 ; STEPTOE, WARDLE, 1996 ; MONNEUSE et al., 1997]. Dans ces 21 pays, et malgré un index de masse corporelle normalement bas correspondant à l’âge des répondants, la proportion de femmes désireuses de perdre du poids est élevée et de deux à quatre fois supérieure à la proportion des hommes dans le même cas (en moyenne européenne : 43,8 % versus 17,4 %). Quatre fois plus de femmes que d’hommes déclarent suivre un régime. Alors que la moitié des étudiants et des étudiantes croient que leur poids est normal, l’autre moitié des femmes se trouvent trop grosses et l’autre moitié des 67 LES HOMMES ET LES FEMMES DEVANT L’ALIMENTATION hommes se répartit également entre ceux qui se trouvent trop gros et ceux qui se croient trop maigres. Les femmes, surtout quand elles se trouvent grosses et font des régimes, sont susceptibles de sauter des repas, en particulier le petit déjeuner. Les femmes déclarent consommer de la viande moins souvent que les hommes, mais plus souvent des fruits. Elles disent faire un effort pour manger des fibres et éviter les graisses plus souvent que les hommes. Elles consomment moins souvent de l’alcool. Une analyse de régression multiple montre que le sexe explique 24 % de la variance des comportements alimentaires et que cette proportion est ellemême largement attribuable aux croyances dans l’impact de ces comportements sur la santé, qui sont plus marquées chez les femmes que chez les hommes. Malgré l’extrême variabilité des comportements entre pays européens, le facteur sexe demeure un déterminant significatif de toutes les variables alimentaires. Une étude australienne [TURRELL, 1997] confirme les différences de comportement alimentaire entre hommes et femmes dans un échantillon représentatif de la population urbaine. Les connaissances alimentaires, l’intérêt pour la santé et les préférences alimentaires expliquent des proportions significatives de la variance comportementale entre hommes et femmes. 68 3-4 Le “Semainier” alimentaire La méthode du semainier alimentaire, développée par DE CASTRO [1987, 1994], permet d’analyser les rythmes d’ingestion des consommateurs. Elle consiste pour le volontaire à noter toutes ses ingestions d’une semaine sur un carnet spécialement conçu. L’heure de chaque consommation est notée, de même que le lieu et les circonstances psychologiques et sociales. Le dépouillement de ces données permet de quantifier les relations entre divers événements alimentaires d’une même journée, à peu près comme LE MAGNEN le faisait avec ses rats. Une étude réalisée chez des volontaires français révèle des différences marquées entre hommes et femmes [DE CASTRO et al., 1997]. Les femmes mangent moins que les hommes mais le nombre de repas quotidiens est semblable. La taille des repas est corrélée à plusieurs paramètres : qualité sensorielle des aliments, sensations de faim au début du repas, nombre de personnes présentes au repas et durée de l’intervalle préprandial (Figure 20). Ces corrélations sont plus élevées chez les hommes que chez les femmes. La durée de l’intervalle postprandial est corrélée significativement avec la taille du repas et son contenu en macronutriments (Figure 21). Ici les corrélations sont plus élevées chez les femmes que chez les hommes. Chez les volontaires français, le contenu énergétique et nutritionnel du repas est un inhibiteur efficace de la prise alimentaire dans les heures qui suivent. hommes femmes Intervalle postprandial 0,6 0,5 0,4 0,3 0,1 -0,3 -0,4 -0,5 Faim avant le repas -0,2 Intervalle préprandial -0,1 Nombre de convives 0 Heure du repas Corrélation (+SEM) 0,2 Contenu gastrique avant le repas LE SEMAINIER ALIMENTAIRE Changement de la faim 3-4 -0,6 69 -0,7 -0,8 Paramètres corrélés avec la taille du repas Figure 20 — Corrélations entre plusieurs paramètres quantifiés par la méthode du semainier alimentaire et la taille des repas, chez les hommes et chez les femmes. Un tel effet a été décrit par LE MAGNEN chez les rats de laboratoire, mais pas par DE CASTRO [1987a ; 1987b ; 1988 ; DE CASTRO, KREITZMAN, 1985] chez les jeunes nord-américains. Les recherches évoquées ici témoignent de différences de motivations et de comportements alimentaires entre hommes et femmes. L’impact de ces différences sur le poids corporel et la santé peut être considérable. L’étude française [DE CASTRO et al., 1997] montre que les femmes paraissent plus sensibles au pouvoir satiétogène du repas. Cependant elles paraissent moins aptes, dans des contextes expérimentaux, à ajuster leurs ingesta à leurs apports antérieurs. Beaucoup de travail doit encore être réalisé pour nous révéler comment les stratégies alimentaires mises en oeuvre par les hommes et les femmes dans une société humaine réussissent à adapter les apports aux besoins. hommes femmes 0,4 0,2 0,1 Heure du repas -0,4 Protides Contenu gastrique postprandial -0,3 Lipides -0,2 Glucides -0,1 Contenu énergétique 0 Nombre de convives Corrélation (+SEM) 0,3 Heures de sommeil la nuit précédente 0,5 Faim après le repas LES HOMMES ET LES FEMMES DEVANT L’ALIMENTATION Paramètres corrélés avec l’intervalle postprandial 70 Figure 21 — Corrélations entre plusieurs paramètres quantifiés par la méthode du semainier alimentaire et la durée de l’intervalle postprandial et établies chez les hommes et chez les femmes. Le contenu énergétique et nutritionnel d’un repas est corrélé avec la durée de l’intervalle qui le suit (satiété). 4 – Les aliments nouveaux Vingt-quatre heures par jour un consommateur est environné de signaux de toutes sortes dont plusieurs ont une importance alimentaire. Au cours de sa vie, il a appris à se comporter avec plus ou moins d’efficacité en réponse à la stimulation qui provient des caractéristiques sensorielles d’aliments familiers. Ces aliments dépendent de sa culture et de ses ressources économiques. Les réponses acquises envers chaque aliment sont bien établies. Il existe une hiérarchie de préférences et d’aversions relativement stables. En général, du moins dans les pays industrialisés, les aliments traditionnels fournissent les substrats nécessaires à la couverture des besoins. Nos contemporains vivant dans des sociétés riches et organisées ont une abondance d’aliments variés à leur disposition. Dans ces conditions, pourquoi devrait-on introduire des aliments nouveaux ? Les industriels proposent aux consommateurs des milliers de formulations alimentaires nouvelles chaque année. Les objectifs sont de répondre à certains besoins des consommateurs. Il est évident que les aliments tout préparés, qui ne demandent pas une longue corvée de préparation, sont appréciés par les consommateurs pressés qui ne peuvent pas consacrer une grande partie de leur temps aux courses et à la cuisine. La nature de ces aliments n’est pas très éloignée de celle des aliments traditionnels. On ne peut guère les considérer comme “nouveaux” sur le plan nutritionnel, bien qu’ils présentent parfois des avancées considérables sur le plan technologique. Les surgelés et les aliments conservés sous vide sont de bons exemples de ces nouveautés qui permettent au consommateur de reproduire une alimentation qui ressemble à celle de son enfance, même si personne ne passe ses journées entières derrière les fourneaux à cuisiner. D’autres types d’aliments nouveaux ont des visées nutritionnelles. Des aliments arrivent sur le marché accompagnés d’allégations concernant la santé. On parle aujourd’hui d’aliments “fonctionnels” [BELLISLE et al., 1998] et même de “nutraceutique”. Tout aliment est fonctionnel, puisqu’il nourrit l’organisme et lui fournit de l’énergie et des nutriments. Par-delà cette fonction élémentaire, de nouveaux aliments sont conçus et mis en marché dans le but de répondre à certaines attentes des consommateurs modernes : rester minces, être en forme, bien vieillir, etc. C’est le cas des aliments allégés et des produits de substitution à faible teneur énergétique qui sont proposés au consommateur pour remplacer des aliments traditionnels qu’on accuse de favoriser l’obésité. 71 LES ALIMENTS NOUVEAUX 4-1 Les édulcorants intenses 72 Le goût du sucre est un puissant stimulant de la consommation chez l’homme. Il est dû la plupart du temps à un glucide qui apporte 4 kcal au gramme. Les glucides sucrés les plus courants sont le saccharose (notre sucre blanc habituel), le fructose, le glucose et le lactose. Leurs goûts, légèrement différents, ont en commun la caractéristique “perception du sucré”. La charge énergétique représentée dans l’alimentation par les aliments sucrés peut être importante. L’industrie alimentaire a développé des substituts des sucres qui apportent aux aliments la saveur sucrée sans ajouter la charge énergétique des glucides. Un grand nombre de ces substituts a été proposé au public depuis le début du XXe siècle : saccharine (découverte dès 1879), acésulfam, cyclamates, aspartame, etc. [LEMORDANT, 1988]. Ces édulcorants dits “intenses” ont un pouvoir sucrant très supérieur à celui des sucres (Tableau VI). Des quantités minimes suffisent pour obtenir le goût sucré dans un aliment ou une boisson, sans augmenter significativement les rations énergétiques. L’innocuité de ces produits a été vérifiée. Leurs effets biologiques ont été étudiés de façon approfondie et il a été accordé à chacun une autorisation de mise en marché pour utilisation par l’industrie alimentaire ou par les consommateurs. Tableau VI — Pouvoir sucrant de plusieurs molécules en solution. Saccharose ..................1 Sorbitol........................0,5 Glucose .......................0,5 Mannitol......................0,7 Sorbose........................1 Xylitol..........................1 Fructose.......................1,7 Cyclamates .................. 15–30 Aspartame ...................150–200 Acésulfam....................200 Saccharine...................300 D’après LEMORDANT [1988]. Les édulcorants intenses ont aussi suscité des interrogations concernant leurs incidences possibles sur l’appétit, la consommation alimentaire et l’évolution du poids corporel. Ces produits ont été développés et offerts au public dans le but de remplacer partiellement ou complètement les sucres dans l’alimentation et 4-1-1 LA COMPENSATION ainsi de permettre une baisse “sans douleur” de la consommation énergétique. Cet objectif est toujours celui que propose la publicité, avec la notion qu’il est facile et agréable de rester mince si on utilise des édulcorants intenses plutôt que de véritables sucres. Une controverse a éclaté lorsque des résultats expérimentaux [BLUNDELL, HILL, 1986 ; ROGERS et al., 1988 ; ROGERS, BLUNDELL, 1989 ; TORDOFF, FRIEDMAN, 1989a-d] ont montré un effet paradoxal de stimulation de l’appétit chez des animaux et chez des volontaires après l’ingestion d’un produit contenant des édulcorants intenses (aspartame, saccharine, acésulfam). Cette notion a rapidement été relayée par la presse grand public et a marqué les consommateurs. De nombreuses études furent donc mises en œuvre à partir de 1990 afin de confirmer ou d’infirmer l’effet stimulateur de l’appétit produit par les édulcorants intenses. En termes scientifiques, un grand nombre de travaux réalisés depuis 1990 avaient pour but de démontrer l’hypothèse nulle, à savoir que les édulcorants intenses n’ont pas d’effet stimulant sur l’appétit. 4-1-1 La compensation Une autre source de débat dans la recherche récente trouve son origine dans la constance relative du poids corporel de l’adulte pendant la vie. Cette stabilité est dépendante de mécanismes régulateurs de l’appétit, responsables en particulier de commander la prise alimentaire et de l’ajuster aux besoins nutritionnels. La stabilité du poids corporel chez l’adulte implique une adaptation des entrées (alimentation) aux sorties (métabolisme et activité physique) d’énergie. Les apports doivent correspondre aux besoins de sorte que la consommation d’un aliment pauvre en énergie devra être plus abondante et celle d’un aliment riche en énergie plus faible afin de couvrir les dépenses énergétiques. Ce phénomène est bien décrit chez les animaux de laboratoire qui “apprennent” en peu de temps à modifier la quantité d’aliments qu’ils ingèrent en fonction de la densité nutritionnelle de cet aliment [LE MAGNEN, 1957a-b ; 1992]. En d’autres termes, les animaux “compensent” pour les manipulations expérimentales de leur aliment. La question est donc posée de savoir si l’homme compensera aussi pour les aliments allégés, dont la teneur énergétique est diminuée, en consommant plus de l’aliment allégé lui-même ou plus d’autres aliments disponibles. Cette question continue d’être débattue par les experts scientifiques. Le grand public a appris avec terreur le mot “compensation”, comme si l’existence récente d’édulcorants intenses avait créé une nouvelle situation nutritionnelle où l’équilibre vital serait menacé. Le problème de la compensation alimentaire dans des conditions changeantes du bilan énergétique n’est pas limité au cas des édulcorants intenses. C’est une question fondamentale de physiologie et de science du comportement. 73 LES ALIMENTS NOUVEAUX David BOOTH [1972 ; 1991] est à l’origine du concept de compensation énergétique comportementale. Le concept de compensation se rapportait à la force et la durée des effets de satiété, c’est-à-dire les relations entre taille des repas et durée des intervalles interprandiaux observées chez le rat nourri ad libitum d’un aliment standard. Dans ce cadre d’une théorie “énergostatique”, fut démontrée l’existence d’un mécanisme postgastrique, non osmotique, qui pouvait produire une compensation complète. Il s’agit donc d’un phénomène biologique de base qui permet le maintien de l’homéostasie. Bien après les travaux de BOOTH, des signes de “compensation” ont été recherchés en mesurant le comportement d’ingestion alimentaire à la suite de pré-charges dont la composition et la teneur énergétique varient. L’arrivée des “allégés” dans l’alimentation humaine a stimulé un grand nombre d’études sur ce modèle qui, malgré des protocoles très semblables, ont produit des résultats tout à fait discordants. 74 Les effets comportementaux des manipulations de la densité en énergie ou en macronutriments varient selon les études. Par exemple, trois études parues en 1992 montrent des niveaux de “compensation” différents. CAPUTO et MATTES [1992] ont diminué ou augmenté la densité en lipides et en glucides de déjeuners servis en laboratoire. Le comportement alimentaire après ces déjeuners était libre et noté sur des carnets. Les 16 volontaires ont réagi davantage à la dilution des nutriments qu’à leur concentration, mais n’ont pas réussi à “compenser” suffisamment pour ramener leur consommation quotidienne au niveau habituel. Ils ont ainsi ingéré des proportions différentes de leur ration quotidienne habituelle après des déjeuners riches ou pauvres en glucides : 134 % et 91 %, riches ou pauvres en lipides : 165 % et 95 % respectivement. Un protocole semblable utilisé par DE GRAAF et collaborateurs [1992] chez 29 femmes ne montre aucune compensation. Une charge liquide fut présentée à la place d’un petit déjeuner ; elle contenait une charge variable par son contenu énergétique (100, 250 ou 400 kcal) et par sa nature nutritionnelle (protéines, lipides ou glucides). Ces variations n’eurent aucun effet sur le déjeuner consommé en laboratoire 3 h plus tard. Cependant, les sensations de faim pendant la période interprandiale variaient en fonction de la teneur énergétique de la charge liquide. Des manipulations de la teneur (basse, moyenne, élevée) en lipides et en glucides des aliments ont été pratiquées par FOLTIN et collaborateurs [1992]. Chez des volontaires (six hommes) hospitalisés pendant deux jours et prenant tous leurs repas à l’hôpital, ces manipulations ont entraîné une bonne compensation énergétique mais aucune compensation pour les nutriments. Ces trois études nous montrent que tous les résultats sont possibles : une compensation parfaite, imparfaite, ou inexistante. Des différences dans les protocoles (repas en laboratoire ou à l’extérieur, un ou plusieurs repas manipulés, horaires de ces repas, durée de l’observation, nature des réponses 4-1-1 LA COMPENSATION comportementales mesurées, caractéristiques des volontaires, etc.) peuvent être à l’origine des divergences observées. Le consensus actuel est que la compensation est, au mieux, imparfaite si les conditions expérimentales permettent de la manifester [POPPITT, PRENTICE, 1996]. D’autres études ont recherché la “compensation” survenant après l’ingestion d’aliments contenant des édulcorants intenses, comparés à des aliments contenant du sucre. Une heure après l’ingestion d’une boisson (eau, boisson sucrée ou boisson édulcorée), la consommation au cours d’un déjeuner pris en laboratoire fut comparée chez vingt volontaires dont 18 femmes [CANTY, CHAN, 1991]. La nature de la boisson n’eut aucun effet sur la consommation du déjeuner. Cependant, la perception de l’état de faim fut plus intense après (15 et 45 min) ingestion d’eau qu’après ingestion de la boisson sucrée. Les auteurs de ce travail concluent explicitement que les édulcorants intenses n’augmentent pas la faim ni la prise alimentaire. Chez des hommes, BLACK et collaborateurs [1991] rapportent les effets (perception de la faim, consommation au repas suivant) qui suivent l’ingestion de boissons (eau minérale ou sodas à l’aspartame, 280 ou 560 ml) consommées à 11 h. Les différentes boissons n’eurent aucun effet sur les sensations subjectives de l’appétit ni sur la consommation du déjeuner buffet servi à 12 h. Les sensations de faim à 11 h 05 et à 11 h 30 étaient moindres après consommation de 560 ml de soda qu’après consommation d’eau ou de 280 ml de soda. Les auteurs de cette étude concluent en affirmant que l’ingestion de boissons à l’aspartame n’augmente pas la faim ou la consommation à court terme. Deux publications de DREWNOWSKI et collaborateurs [1994 a-b] relatent les comportements alimentaires et la motivation à manger chez des hommes normopondéraux et des femmes normopondérales ou obèses qui consomment en laboratoire des petits déjeuners (composés de fromage blanc) dont le contenu en glucides et en énergie est manipulé par l’utilisation soit de saccharose soit d’aspartame. Le déjeuner, la collation de l’après-midi et le dîner sont consommés en laboratoire et mesurés. Les ingesta au déjeuner sont plus importants après les petits déjeuners moins énergétiques (300 kcal), qu’après les petits déjeuners plus énergétiques (700 kcal). La présence de saccharose ou d’aspartame, ou l’absence d’agent sucrant n’affectent pas la consommation au déjeuner ni celle des repas ultérieurs. Aucune compensation n’est observée au niveau de la consommation alimentaire totale de la journée qui demeurait la même quel que soit le type de petit déjeuner présenté. L’ensemble des études rapportées ici suggère que la compensation est peu susceptible de se produire lorsque le saccharose, ou un autre sucre, est remplacé par un édulcorant dans un produit alimentaire, à l’insu du consommateur. Parfois, chez des volontaires hommes, une certaine modification du comportement peut 75 LES ALIMENTS NOUVEAUX se produire pour compenser le contenu énergétique de l’aliment allégé mais pas pour compenser le contenu en glucides diminué. 4-1-2 Aspartame : effets sensoriels et métaboliques Les édulcorants comme les sucres ont chacun un goût distinct, caractérisé par une puissante composante sucrée. Ils ont aussi des effets métaboliques correspondant aux molécules qui les composent. L’aspartame est un produit très particulier dans cette perspective. Il se compose de deux acides aminés, l’aspartate et la phénylalanine, dont la conjonction impressionne des récepteurs gustatifs à l’origine de la perception du sucré [LINDEMAN, 1996]. Ces acides aminés ont aussi des effets métaboliques. La phénylalanine, en particulier, est un puissant sécrétagogue de la cholecystokinine, une hormone impliquée dans le rassasiement (la fin d’un repas). Ce produit est donc susceptible d’agir de deux manières sur le comportement d’ingestion : en le stimulant par son action sensorielle, et en l’inhibant par son action post-absorptive. 76 Ce double aspect de l’aspartame a été étudié par des protocoles où l’on compare l’effet d’une boisson à l’aspartame (effet sensoriel de stimulation de la consommation) à l’effet de l’ingestion d’une capsule contenant une forte dose d’aspartame (effet inhibiteur de la consommation). BLACK, LEITER et ANDERSON [1993] ont étudié ces effets chez 18 hommes jeunes à qui ils demandèrent d’ingérer cinq types de pré-charges avant un déjeuner buffet pris en laboratoire (280 ml ou 560 ml d’eau minérale, les mêmes quantités d’eau avec une capsule contenant 340 mg d’aspartame ; 560 ml de soda à l’aspartame). Ces différentes pré-charges n’eurent aucun effet sur la consommation du déjeuner servi une heure plus tard. Des diminutions de l’intensité de l’appétit furent enregistrées dans l’intervalle interprandial après consommation de 560 ml de liquide. Seules les différences de volume de la boisson eurent un effet sur les sensations subjectives. L’aspartame en capsule n’eut aucun effet. Ces conclusions rappellent un travail plus ancien où l’administration de fortes doses d’aspartame et de phénylalanine en capsules n’avait produit aucune variation de la prise alimentaire consécutive [RYAN-HARSHMAN et al., 1987]. ROGERS et BLUNDELL [1992 ; 1993 ; 1994] réaffirment l’effet stimulant de l’aspartame contenu dans un aliment (et non une boisson), malgré ses possibles effets inhibiteurs post-ingestifs [RYAN-HARSHMAN et al., 1987]. ROLLS [1991, 1993] nie que l’aspartame dans un aliment ou en capsule exerce quelque effet que ce soit (stimulant ou inhibiteur) sur la prise alimentaire ou sur l’appétit. Seule une recherche plus approfondie arrivera à délimiter jusqu’où l’une et les autres ont raison ou tort. 4-1-3 UTILISATION COURANTE 4-1-3 Utilisation courante Il est bien établi à présent que l’utilisation d’édulcorants intenses n’a pas d’effet magique pour diminuer la ration énergétique et le poids corporel des utilisateurs. La conclusion de la revue bibliographique publiée par ROLLS dès 1991 est très prudente : “si les édulcorants intenses sont utilisés dans le cadre d’un programme de contrôle du poids, ils peuvent aider à limiter les apports en procurant des aliments agréables au goût et allégés en énergie”. Le rôle capital d’un programme de contrôle du poids corporel ne peut pas être sous-estimé, que le consommateur choisisse ou non de se servir d’édulcorants pendant son régime. Comment les édulcorants intenses cohabitent-ils dans l’alimentation des consommateurs? CHEN et PARHAM [1991] ont étudié cette question au moyen d’une enquête dans une population de jeunes Américains des deux sexes (n=195 dont 135 femmes). Chez 31% des hommes et 61% des femmes l’utilisation d’édulcorants intenses (aspartame et saccharine) coexistait avec la consommation d’aliments contenant du sucre. Les femmes utilisatrices d’édulcorants consomment moins de sucre que les non-utilisatrices ; cependant, les apports en sucres étaient importants dans les deux groupes (17 à 25 parts d’aliments sucrés par semaine). Chez les hommes, les utilisateurs d’édulcorants intenses ont rapporté plus de consommations d’aliments contenant du sucre que les non-utilisateurs. Chez les hommes encore, l’utilisation d’édulcorants intenses est positivement corrélée avec les apports glucidiques totaux et les apports en sucres simples. L’utilisation d’édulcorants chez les volontaires de cette étude n’est pas associée à une restriction alimentaire cohérente, non plus qu’à une réduction biologiquement importante des apports en sucres. Les utilisateurs d’édulcorants s’accordent parfois une “récompense” alimentaire pour leurs efforts de régime [MATTES, 1990]. Cette récompense, qui est souvent un aliment riche en graisses et en sucres, peut contenir plus de calories que ne représentent les sucres remplacés par des édulcorants. Que se passerait-il si un groupe de personnes réussissait effectivement à faire diminuer ses apports en sucres, peut-être en les remplaçant par des édulcorants? Quelles seraient les conséquences probables de ce changement sur l’équilibre alimentaire? Cette question très importante a été traitée par BEATON et collaborateurs [1992] qui proposent de mettre en équations les effets possibles d’une diminution de glucides dans le régime courant. Il est possible qu’une part de l’énergie manquante dans les aliments édulcorés soit rattrapée par le consommateur, en ingérant davantage de ses aliments familiers. Dans ce cas, le modèle mathématique proposé suggère que le remplacement des glucides sucrés par des édulcorants dans des aliments habituels résulterait en une augmentation 77 LES ALIMENTS NOUVEAUX claire de la part des protéines et des graisses et en une diminution des glucides dans l’alimentation. 78 À partir d’une étude des ingesta de 29 personnes pendant 365 jours, un exemple précis est proposé [BEATON et al., 1992] : si 50 g de sucres sont remplacés par un édulcorant intense non-calorique, alors la charge énergétique diminue de 200 kcal. Cette charge énergétique peut être compensée partiellement ou complètement ; cependant la compensation n’est pas spécifique du nutriment allégé, c’est-à-dire le sucre. Une compensation de 100 kcal à partir des aliments habituels donnerait une diminution nette des glucides de 41 g par jour, mais aussi une augmentation de 5 g par jour de lipides et une augmentation de 3 g par jour de protides. Une compensation totale des 200 kcal résulterait dans une diminution de 32 g de glucides par jour, mais aussi dans une augmentation des rations lipidique (10 g/jour) et protidique (6 g/jour). L’amplitude des changements nets des apports alimentaires est fonction de l’amplitude de la réduction énergétique entraînée par l’usage d’édulcorants et du degré de compensation. Une utilisation d’édulcorants fréquente et abondante pourrait entraîner une diminution importante des glucides et une augmentation de la part des lipides et des protides de la ration, un effet qui peut paraître indésirable d’après les recommandations des experts en nutrition. La question de l’équilibre des apports ne doit pas être négligée, surtout chez des consommateurs qui ont peu de motivation pour suivre un régime exigeant. Plusieurs travaux récents affirment que la restriction alimentaire chronique pourrait produire des effets positifs sur la santé et la longévité [MASORO, 1992]. Les réductions qui ont montré des effets bénéfiques chez l’animal de laboratoire atteignent jusqu’à 30 ou 50 % de l’énergie consommée par des animaux nourris ad libitum. Une telle diminution énergétique serait sans doute intenable pour des humains vivant au milieu des tentations alimentaires. LEVIN et collaborateurs [1995] pensent que l’utilisation d’édulcorants dans les boissons et les aliments pourrait contribuer à faire baisser durablement et insensiblement la ration énergétique. Les effets d’une sous-alimentation chronique chez l’homme sont loin d’être aussi bien démontrés que chez l’animal. S’ils s’avéraient aussi bénéfiques, on peut se demander si l’utilisation d’un ou de plusieurs édulcorants à la place des sucres contribuerait réellement à maintenir la consommation dans des limites modestes. Rien dans ce que nous avons vu jusqu’ici ne nous permet de croire que les utilisateurs d’édulcorants ont effectivement des apports en sucres diminués et mangent moins au total que les nonutilisateurs. Manger peu pendant toute sa vie, en espérant en tirer des avantages à très long terme, ne peut pas être accompli sans une motivation indéfectible. Or, dans la majorité des cas, les personnes qui utilisent les édulcorants ne sont pas des champions du régime hypocalorique. Peut-être augmentent-ils ainsi leur consommation de lipides et leur ration énergétique quotidienne. Chez des personnes qui auraient cette motivation chronique à limiter rigoureusement les apports alimentaires, il demeure à démontrer que l’existence d’édulcorants ou d’aliments allégés présente un intérêt. 4-2 LIPIDES ET ALLÉGÉS EN MATIÈRES GRASSES 4-1-4 Conclusions concernant les édulcorants intenses Chez certains consommateurs, les édulcorants intenses permettent d’intégrer plus facilement au régime quelques aliments et boissons au goût sucré, le rendant ainsi moins pénible [KANDERS et al., 1993]. L’utilisation d’édulcorants intenses sans le régime restrictif n’a pas d’effet pondéral démontré. Il faut reconnaître aussi, avec de nombreux auteurs, que les édulcorants intenses n’augmentent pas la faim ni la consommation dans la plupart des situations où ils sont testés. Le public consommateur continuera donc sans doute à utiliser des édulcorants, non pas à cause de leurs effets démontrés sur le poids, mais parce que, dans la lutte désespérée contre les kilos, lucide ou non, cohérente ou non, les allégés promettent un peu de magie avec le plaisir du sucre. 4-2 Lipides et allégés en matières grasses L’ingestion excessive de lipides dans l’alimentation courante est une des causes possibles de l’obésité. Les lipides alimentaires sont souvent incriminés dans l’hyperphagie d’une part, dans le stockage des réserves adipeuses corporelles d’autre part. Les lipides alimentaires facilitent l’hyperphagie pour deux raisons au moins. D’abord, ils contribuent de façon importante à la qualité organoleptique des aliments. Ils sont responsables pour une large part de la texture de nombreux produits, tels les glaces, les crèmes, les chocolats, les viandes, etc., auxquels ils confèrent un caractère onctueux, lisse, velouté, crémeux, riche, entre autres qualités. Ils ajoutent de l’opacité aux fromages et autres produits laitiers, ils contribuent à la tenue en bouche, à la stabilité, ils agissent comme exhausteurs de goût. De plus, les aliments riches en lipides libèrent leurs arômes de façon prolongée (viandes, fromages, etc.). De nombreuses molécules volatiles, solubles dans les lipides, constituent souvent l’arôme distinctif d’un plat, qui est perçu bien avant le début de la consommation et qui ouvre l’appétit. D’autre part, les lipides alimentaires sont très denses en énergie (38 kiloJoules par gramme). Après le contenu en eau, les lipides sont le principal déterminant de la densité énergétique des aliments. Par conséquent, l’ingestion d’un petit volume d’aliments riches en lipides représente déjà une charge énergétique importante [POPPITT, PRENTICE, 1996]. Pour une même ration 79 LES ALIMENTS NOUVEAUX énergétique quotidienne couvrant les besoins, le choix d’aliments riches en graisses ne permet qu’une prise alimentaire peu volumineuse, alors que le choix d’aliments riches en glucides (17 kiloJoules par gramme) permet d’ingérer un grand volume alimentaire. Le consommateur d’aliments riches en lipides a l’impression de manger peu, alors qu’il ingère en fait une charge énergétique facilement excessive [WARWICK, SCHIFFMAN, 1992 ; POPPITT, PRENTICE, 1996]. En dehors de leurs effets sur les ingesta, les lipides alimentaires favorisent l’accumulation de graisses corporelles. En effet, dans la période post-absorptive, l’énergie dérivée des lipides alimentaires est plus facilement convertie en masse corporelle que l’énergie dérivée des glucides [SCHWARTZ et al., 1995]. La thermogénèse post-prandiale est moindre après l’ingestion de lipides qu’après celle de glucides [WESTERTERP et al., 1997a]. La satiété induite par l’ingestion d’aliments riches en lipides est également moindre que celle qui suit l’ingestion de protides ou de glucides [GREEN et al., 1994 ; PRENTICE, POPPITT, 1996]. À court terme, une alimentation hyperlipidique entraîne l’hyperphagie et, à long terme, un pourcentage élevé de lipides dans la ration est corrélé avec une adiposité corporelle importante, comme le montrent des mesures de plis cutanés [TREMBLAY et al., 1991 ; ROLLS et al., 1994] 80 Pour toutes ces raisons, les experts en santé publique conseillent de réduire les apports en lipides de la ration, quoique tous ne soient pas d’accord sur la contribution maximale des lipides dans une alimentation saine : 35 %, 30 % ou moins [KRITCHEVSKY, 1998]. Des recommandations récentes conseillent de limiter la part des lipides à moins de 30 % de la ration [OMS, 1990]. Le public a intégré ces conseils et, dans de nombreux pays, la proportion des graisses dans le régime a baissé au cours des dernières années [SEIDELL, 1995 ; ROLLAND-CACHERA et al., 1997], quoiqu’elle demeure au-dessus des recommandations. La motivation essentielle de bien des consommateurs (et consommatrices) est de réduire leurs ingesta totaux et de contrôler leur poids corporel. 4-2-1 L’offre d’aliments allégés en lipides Certains allégés en matières grasses existent depuis longtemps sur le marché. En effet, le lait est proposé aux consommateurs soit entier, soit demiécrémé, soit totalement écrémé. Il s’agit ici non pas de remplacer les matières grasses par un substitut moins énergétique, mais de les éliminer du produit. Ce même procédé sert à alléger des glaces, des crèmes, des fromages, etc. Dans ce cas, le produit d’origine subit une certaine transformation de ses qualités organoleptiques au cours du processus d’élimination des graisses et cette transformation peut être mal acceptée par le consommateur. 4-2-2 SÉCURITÉ ALIMENTAIRE Pour tenter de remédier à cet inconvénient, les industriels de l’agroalimentaire ont mis au point des substituts des matières grasses qui, ajoutés à l’aliment, lui restituent une partie de ses qualités sensorielles d’origine, en particulier sa texture riche et onctueuse. Ces substituts des lipides sont de plusieurs types. Ils sont soit d’origine glucidique (fibres, amidons modifiés, polydextrose, gommes, gels, pectine), soit d’origine protidique (protéines du lait, solides du lait, protéines de blé, gélatine, protéines de soja, etc.) ou encore d’origine lipidique (émulsifiants, polyester de saccharose, huiles synthétiques et non digestibles). Le tableau VII [MIRAGLIO, 1995] propose une liste de quelques produits utilisés par l’industrie comme substituts des lipides, avec leur valeur énergétique. Aucun de ces substituts ne restitue l’entièreté des qualités sensorielles du produit d’origine et leur intérêt est essentiellement d’améliorer la texture et l’apparence des aliments allégés tout en réduisant la charge énergétique totale. D’autres substituts sont actuellement à l’étude. Tableau VII — Quelques produits utilisés comme substituts des matières grasses alimentaires (38 kJ/g). Substituts des matières grasses alimentaires Valeur énergétique (kJ/g) 81 Produits tirés des glucides Amidons modifiés, dextrines, maltodextrines Gommes et gels (cellulose, pectines, etc.) Polydextrose (polymère d’amidon) Fibres (avoine, pois, pomme, cellulose, betterave) 13,9–16,8 0–13,9 4,2 0–11,8 Produits tirés des protides Solides du lait et concentré de protéines de blé Protéine de soja Gélatine 13,0–17,2 11,3–14,3 15,1 Produits tirés des lipides Émulsifiants Huiles et lipides synthétiques Polyester de saccharose 34,0–38,2 0 0 4-2-2 Sécurité alimentaire Comme celle des édulcorants intenses, l’innocuité des substituts de matières grasses a été abondamment vérifiée. La plupart de ces substituts dérivent de produits non-synthétiques, tels que les amidons, les fibres solubles, les protéines, etc. On les considère donc comme non-toxiques. Une exception à cette LES ALIMENTS NOUVEAUX règle est le polyester de saccharose qui soulevait des problèmes importants de digestibilité et d’absorption des vitamines liposolubles. Après investigation poussée, ce produit a été autorisé pour usage limité dans les produits du commerce [LINDLEY, 1993]. Il est nécessaire de demeurer vigilant afin de dépister tout effet nocif ou toxique consécutif à l’utilisation courante et prolongée de substituts de matières grasses, en particulier chez des sujets sensibles (personnes âgées, adolescents, etc.). 4-2-3 Propriétés organoleptiques Les substituts des matières grasses ont surtout pour fonction de restituer aux allégés leur texture d’origine [BELLISLE, PEREZ, 1994]. Cet effet n’est qu’imparfaitement atteint pour les aliments du commerce. L’amélioration relative de la texture s’accompagne parfois d’un goût parasite, d’une saveur qui laisse à désirer et qui ne soutient pas la comparaison avec celle de l’aliment non allégé. 82 La dimension olfactive des allégés en matières grasses n’est restituée par aucun des substituts proposés jusqu’à présent. Or, il est bien établi qu’une grande part de l’identification et de l’appréciation des aliments relève de facteurs de stimulation olfactive. Des progrès demeurent donc encore à réaliser avant que le consommateur exigeant n’accepte de remplacer ses aliments gras par des allégés. Les consommateurs habituels de certains produits allégés en matières grasses, tels que le lait écrémé, finissent par préférer le produit allégé à sa version non-allégée. Il est donc possible de rééduquer son goût et de modifier ses préférences alimentaires. Cependant, ce changement exige une grande motivation préalable et l’habitude exclusive de l’allégé pendant une période plus ou moins longue, nécessaire à l’établissement d’une nouvelle préférence alimentaire. On peut aussi se demander si ce changement est souhaitable ou souhaité par les consommateurs : voulons-nous vraiment nous habituer à accepter des aliments qui auront perdu une grande partie de leur goût et de leur arôme? 4-2-4 Régulation énergétique et compensation La question cruciale concernant l’intérêt des substituts de matières grasses est de savoir si, effectivement, ils pourront permettre aux consommateurs de réduire leurs ingesta lipidiques et leurs apports énergétiques sur une période de temps suffisamment longue pour que l’état nutritionnel et/ou le poids corporel en soient affectés favorablement. Les effets nutritionnels se mesurent à long terme et 4-2-4 RÉGULATION ÉNERGÉTIQUE ET COMPENSATION des études réduites à des observations de quelques heures ou de quelques jours sont d’un intérêt limité. De nombreuses études sur la question de la compensation énergétique et nutritionnelle après ingestion d’allégés ont été réalisées aussi bien en laboratoire que sur le terrain [BELLISLE, PEREZ, 1994]. Plusieurs de ces études visent à établir si l’ingestion d’un ou de plusieurs aliments allégés en matières grasses sera “compensée” par une consommation augmentée de ces mêmes produits ou d’autres aliments disponibles ultérieurement [DE GRAAF et al., 1996 ; POPPITT, PRENTICE, 1996]. Certaines portent sur l’évolution des sensations de faim, le désir de manger, la consommation que le mangeur s’estime prêt à faire, après la consommation d’aliments allégés [BLUNDELL, GREEN, 1996]. Dans les expériences où un seul aliment du régime est allégé, on observe souvent une compensation importante réalisée par l’ingestion ultérieure d’aliments plus riches en graisses et en énergie [TREMBLAY et al., 1989 ; ROLLS et al., 1992 ; POPPITT, PRENTICE, 1996]. Dans des études réalisées sur un à trois jours, des volontaires humains compensent pour les calories correspondant à un allégement en lipides [FOLTIN et al., 1990 ; FOLTIN et al., 1992]. Cependant, cette compensation énergétique ne se fait pas exclusivement à partir de lipides (la ration comporte aussi des glucides et des protides), de sorte qu’une économie d’apports lipidiques demeure. MATTES et collaborateurs [1988] manipulent les contenus glucidiques et lipidiques d’aliments et de boissons du commerce, de sorte qu’ils peuvent présenter à des volontaires un déjeuner riche en énergie et un déjeuner faible en énergie. Chaque condition fut répétée pendant 14 jours. Les volontaires se montrèrent plus capables de compenser pour la dilution énergétique que pour l’augmentation de la densité. En d’autres termes, les volontaires ont mangé davantage après un repas allégé, mais n’ont pas mangé moins après un repas enrichi. Il est donc plus facile de sur-consommer passivement que de sousconsommer. Un excès de calories paraît moins susceptible d’entraîner une compensation qu’un déficit de calories. Dans une étude réalisée chez des hommes dont le déjeuner était allégé en lipides grâce à l’utilisation d’une substance noncalorique (Olestra), les apports lipidiques des 24 heures étaient diminués et les apports en glucides augmentés ; aucune diminution des apports énergétiques des 24 heures ne fut constatée [ROLLS et al., 1997]. Dans les études où plusieurs aliments ou tous les aliments proposés sont allégés en matières grasses, alors la compensation est faible ou nulle [STUBBS et al., 1993]. La consommation et le poids corporel furent mesurés chez 24 hommes hébergés pendant trois périodes de deux semaines dans un laboratoire expérimental [LISSNER et al., 1987]. Le contenu en lipides des aliments disponibles pendant ces périodes pouvait être manipulé. Lorsque ces aliments étaient allégés en lipides (15–20 % de la ration énergétique), les volontaires ont mangé moins en calories (11,3 %) que pendant la période où le contenu en lipides des aliments 83 LES ALIMENTS NOUVEAUX était moyen (30–35 % de la ration énergétique). Lorsque les aliments étaient très riches en graisses (40–45 %), les volontaires ingéraient 15,4 % plus d’énergie que sous régime moyennement gras. Le poids corporel des volontaires changea en fonction des rations : pendant les deux semaines de régime pauvre en graisses, les volontaires maigrirent ; ils grossirent au cours des deux semaines de régime hyperlipidique. À la fin de ces périodes de deux semaines, aucun changement du comportement alimentaire ne suggérait une tendance à compenser ou une adaptation. Un régime hypolipidique exerce des effets de réduction de la ration énergétique encore visibles après onze semaines [KENDALL et al., 1991]. Les femmes participant à cette expérience conservèrent spontanément une ration quotidienne de poids constant au début de l’étude. Puisque cette ration était moins dense en énergie, les volontaires perdirent du poids (2,5 kg sur la période de onze semaines). Le groupe témoin qui consommait une alimentation normalement grasse (35–40 %) a maintenu des apports stables pendant la période d’observation ; en revanche, le groupe expérimental a augmenté progressivement sa ration au cours des semaines et est passé de 7000 kJ à 8100 kJ par jour. Ceci suggère un mécanisme d’adaptation comportementale lente à la réduction de la charge énergétique. 84 Après vingt semaines d’un régime pauvre en graisses, PREWITT et collaborateurs [1991] ont observé une réduction du poids corporel (2,8 %) des volontaires, une diminution de leur masse grasse (11,3 %) et une augmentation de leur masse maigre (2,2 %). Dans ces conditions, la consommation spontanée avait augmenté considérablement au cours de la période d’observation et était devenue plus élevée que celle des témoins consommant une alimentation plus riche en graisses (37 %). Ce résultat indique que la composition nutritionnelle du régime pourrait avoir un impact sur la ration énergétique nécessaire au maintien du poids, peut-être par l’entremise de changements de la composition corporelle. Des femmes consommant une alimentation allégée en graisses pendant deux ans ont perdu un peu de poids (3,2 kg) pendant les six premiers mois d’observation. Au bout des deux ans, cette perte de poids n’était plus que de 1,9 kg sous le poids de départ. Pourtant l’alimentation à la fin de l’étude n’avait apparemment que 22,8 % de contenu lipidique [SHEPPARD et al., 1991]. L’ensemble de ces études indique que les volontaires qui consomment des allégés pendant un ou plusieurs jours ont des rations énergétiques et lipidiques significativement réduites. Si cette alimentation dure assez longtemps, une perte de poids est enregistrée [LISSNER et al., 1987 ; DE GRAAF et al., 1996]. L’allégement en lipides de nombreux aliments courants semble donc exercer un effet nutritionnel bénéfique de réduction de la ration lipidique et énergétique, sans entraîner de modification correctrice du comportement, du moins à court terme, et sans accentuer les sensations de faim ressenties au cours de la journée. 4-2-4 RÉGULATION ÉNERGÉTIQUE ET COMPENSATION Bien qu’une certaine compensation énergétique semble se mettre en place lorsqu’un régime allégé en lipides est maintenu pendant plusieurs mois, il n’est pas observé de compensation pour les lipides eux-mêmes. Lorsque des volontaires mangent progressivement plus pour rattraper l’énergie manquante dans un régime faible en lipides, cette consommation augmentée se distribue sur les trois macronutriments. Pour une ration énergétique donnée, les économies de lipides sont donc compensées par des apports aussi bien protéiques, glucidiques que lipidiques, ce qui a pour conséquence de modifier la contribution relative des macronutriments à l’alimentation. La contribution des glucides à la ration augmente, celle des protides paraît régulée à un niveau stable, pendant que celle des lipides diminue [ROLLS et al., 1991 ; FOLTIN et al., 1992]. D’un point de vue strictement nutritionnel, l’allégement en matières grasses se solde toujours, du moins dans un contexte expérimental, par une réduction des ingesta lipidiques, ce que l’on peut considérer en soi comme un effet positif. Le phénomène de la compensation est encore imparfaitement compris. Dans des conditions expérimentales, une compensation énergétique se manifeste plus souvent chez des volontaires masculins que chez des femmes. Plusieurs facteurs l’influencent, tels que l’habitude des régimes chroniques (ce que l’on appelle couramment la “restriction” alimentaire), la durée d’exposition aux aliments allégés, le fait que l’allégement soit réalisé au cours des repas ou dans les collations [WESTERTERP-PLANTENGA et al., 1997b]. Le nombre d’allégés et de nonallégés dans l’alimentation quotidienne est également un facteur important [POPPITT, PRENTICE, 1996]. Le pourcentage de l’énergie éliminée par l’allégement lipidique peut jouer un rôle, la compensation étant d’autant plus importante que le déficit est profond [SHEPPARD et al., 1991]. Au-delà de ces quelques éléments de compréhension, des études doivent encore explorer et rendre plus claires les conditions de la compensation énergétique et/ou nutritionnelle. Qu’une compensation se produise ou non lors de l’introduction d’aliments allégés en matières grasses dans l’alimentation, il reste à savoir si cette compensation est susceptible de se modifier au cours du temps, à mesure que le consommateur acquiert de l’expérience avec le produit allégé. Après un certain délai [PREWITT et al., 1991], une adaptation de la consommation peut se manifester pour annuler les effets d’un allégement, de telle sorte que le niveau des apports énergétiques antérieurs soit rétabli. Bien que cette éventualité ne soit encore qu’imparfaitement étudiée, il semble que peu de modifications du comportement se développent sur une période de deux semaines [LISSNER et al., 1987]. Sur un an, il a été observé qu’une alimentation prescrite et faible en lipides augmente lentement en quantité [SHEPPARD et al., 1991]. Des volontaires qui consomment pendant six mois un régime hypolipidique prescrit ne perdent de poids que si les apports énergétiques ont diminué pendant cette période [WESTERTERP et al., 1996]. 85 LES ALIMENTS NOUVEAUX Tous les procédés d’allégement ne sont pas équivalents : lorsque les lipides alimentaires sont remplacés par du polyester de saccharose, la compensation énergétique est inférieure à 50 % chez les hommes, alors qu’elle atteint 66 % quand les lipides sont remplacés par de l’eau [HULSHOF et al., 1995]. Dans un protocole de 12 jours, il fut observé que le remplacement de graisses alimentaires par du polyester de saccharose conduisait à une réduction de la ration lipidique de 43 % à 32 % et à une perte de poids [DE GRAAF et al., 1996]. La substitution par du polyester de saccharose des lipides contenus dans des collations conduit à une réduction des apports énergétiques chez des femmes normopondérales [WESTERTERP-PLANTENGA et al., 1997]. Cet allégement ne s’accompagne d’aucune augmentation des sensations de faim ou de satiété. Ces résultats sont encourageants. Ils suggèrent que dans la plupart des situations, il y a un bénéfice nutritionnel à pratiquer l’allégement lipidique, avec ou sans utilisation de substituts. Il reste à vérifier les effets de l’allégement sur l’évolution du poids corporel et sur le statut nutritionnel au cours des années. 86 À mesure que les allégés de toutes sortes apparaissent sur le marché, il est probable qu’ils vont coexister avec les aliments traditionnels non-allégés dans l’alimentation courante. Dans ces conditions, une compensation énergétique peut se mettre en place. Elle ne sera pas parfaite, elle se répartira sur les trois macronutriments. Il est douteux que les allégés conduisent à une perte de poids passive ; leur rôle sera cependant positif dans le cadre de programmes actifs de contrôle du poids. Leurs effets sur le poids corporel restent à démontrer sur une période de temps suffisante (plusieurs mois au moins). 4-2-5 Étude de consommation Une étude concernant l’alimentation et l’anthropométrie a été conduite dans un échantillon représentatif de la population générale dans la région française du Val de Marne [BELLISLE et al., 1994]. Les volontaires, hommes et femmes, adultes et enfants, se sont prêtés à des mesures anthropométriques et ont répondu à un interrogatoire alimentaire (méthode de l’histoire alimentaire) pendant l’année 1988. À cette époque, l’utilisation d’édulcorants intenses dans les aliments et boissons du commerce n’était pas encore autorisée. Cependant, les ingesta de nombreux produits allégés en matières grasses furent relevés. Une exploitation spécifique de la base de données fut entreprise pour déterminer chez les adultes répondants (N=741) quels étaient les corrélats socio-démographiques, biologiques et nutritionnels de l’ingestion habituelle des produits allégés (lait écrémé ou demi-écrémé, crème légère, fromages allégés en lipides, beurre allégé, yaourt allégé). La population fut divisée en consommateurs et non-consommateurs habituels de ces aliments. 4-2-5 ÉTUDE DE CONSOMMATION Chez les femmes, les consommatrices d’allégés en matières grasses avaient une ration énergétique quotidienne inférieure à celle des non-consommatrices ; cependant les consommatrices d’allégés étaient plus lourdes et avaient un grand nombre de mesures anthropométriques indiquant une plus grande adiposité corporelle que les non-consommatrices (circonférences de la cuisse, de la taille et des hanches). Les paramètres nutritionnels présentaient également de nombreuses différences entre ces deux groupes de femmes : ration énergétique moindre, rations glucidique et lipidique moindres en valeurs absolues ; pourcentage de protéines dans la ration plus important et pourcentage de lipides moins important ; moins de saccharose ; moins de porc, de pain, de pâtes, de pommes de terre, de beurre et plus d’eau chez les utilisatrices d’allégés. Chez les hommes, l’habitude de consommer des aliments allégés en lipides n’était associée à aucune différence anthropométrique sauf la circonférence des hanches, plus étroite chez les consommateurs d’allégés. Les rations énergétique, protéique, glucidique et lipidique étaient les mêmes dans les deux groupes d’hommes. Les hommes consommateurs d’allégés en lipides consommaient moins d’alcool, de beurre et de sucre, mais plus de biscuits, de chocolat et de confiture que les non-consommateurs. Cette étude montre une différence très nette entre la place des allégés en matières grasses chez les hommes et chez les femmes au sein d’une même population. Cette observation nous amène à soulever le problème crucial de la motivation des utilisateurs d’aliments allégés, et plus particulièrement des substituts de matières grasses. Le même problème s’est posé, avec quelques années d’avance, concernant l’utilisation d’édulcorants intenses. Il est vite apparu que les substituts du sucre ne sont pas des produits miracles qu’il suffit d’intégrer à son alimentation pour produire une perte de poids. En dehors d’un programme délibéré de contrôle du poids, les édulcorants intenses ne contribuent pas à réduire les apports et ne facilitent pas la perte de poids ou son contrôle [ROLLS, 1991]. L’intérêt des allégés en matières grasses est-il limité à un tel contexte de restriction alimentaire active? On peut craindre que le consommateur moyen n’espère de ces produits un effet magique d’amaigrissement qui n’est susceptible de se produire que si la ration énergétique diminue elle aussi [WESTERTERP et al., 1996]. Chez les hommes de l’étude épidémiologique française, l’utilisation d’allégés en matières grasses ne s’accompagnait pas d’une réduction de la ration énergétique, en comparaison de la ration des non-utilisateurs, mais au contraire de consommations significativement plus élevées de sucre, de biscuits, de chocolats, de miel, de confiture, etc. Une tendance à s’accorder une “récompense” alimentaire en contrepartie de la consommation d’aliments au goût peu flatteur mais “bons pour la santé” a également été mise en évidence chez des volontaires américains [MATTES, 1990]. 87 LES ALIMENTS NOUVEAUX Pour que les aliments allégés en matières grasses aient un effet nutritionnel bénéfique sur les ingesta lipidiques et/ou sur le poids corporel, il faudra que les consommateurs s’en servent dans le cadre d’une alimentation rationnelle [MELA, SACCHETTI, 1991]. 4-2-6 Vitamines liposolubles Une dernière considération est importante pour l’évaluation des mérites des substituts lipidiques. La diminution d’une part relativement importante des lipides de l’alimentation habituelle va entraîner une diminution proportionnelle des apports en vitamines liposolubles. Des apports correspondants aux besoins doivent être maintenus à long terme, spécialement chez les sujets sensibles, comme les enfants ou les personnes âgées. De plus, les régimes faibles en lipides suivis pendant une longue période ont des effets pervers : par exemple, une alimentation riche en glucides et faible en graisses produit des altérations du métabolisme des lipoprotéines [BORKMAN et al., 1991]. 88 La digestibilité et la biodisponibilité de ces vitamines ne doivent pas être compromises par l’utilisation de substituts susceptibles de causer des malabsorptions. Le nombre d’aliments allégés en matières grasses offerts sur le marché, leur importance dans l’alimentation courante, le type de substituts proposés et leurs effets sur la digestion et l’absorption sont des facteurs dont les effets cumulés et prolongés doivent faire l’objet d’une surveillance continue de la part des experts en nutrition et en santé publique [BELLISLE et al., 1998]. 4-3 Les nouveaux additifs alimentaires. Il est possible d’améliorer sensiblement la saveur d’un aliment en y ajoutant un agent qui en modifiera le goût, l’arôme ou encore la texture. Certains de ces agents, le sucre par exemple, rendent de nombreux aliments plus acceptables mais ajoutent de l’énergie à ce qui est consommé. D’autres agents modifient les qualités sensorielles des aliments sans changer leur valeur nutritionnelle. Un exemple de tels agents est le glutamate monosodé qui harmonise les saveurs d’aliments variés sans en changer le goût ni le contenu nutritionnel. Parmi les aliments fabriqués industriellement, nombreux sont ceux où le fabricant a ajouté un ou plusieurs agents susceptibles de rendre optimales les caractéristiques sensorielles du produit. Quels sont les effets de tels ajouts sur les comportements alimentaires et 4-3 LES NOUVEAUX ADDITIFS ALIMENTAIRES sur la capacité du consommateur à réguler sa consommation? On sait que la taille des repas est déterminée de façon cruciale par les caractéristiques sensorielles des aliments offerts. Il existe encore peu de travaux sur cette question importante. Quelques études ont été réalisées chez des volontaires sains, ou encore des personnes âgées ou des diabétiques hospitalisés, pour examiner les effets de l’ajout de glutamate de sodium dans différents aliments. Chez des volontaires sains, il a été démontré que des aliments nouveaux qui contiennent une quantité sensible de glutamate de sodium (0,6 %) sont mieux acceptés que les mêmes aliments sans glutamate [BELLISLE et al., 1991]. Chez des patients hospitalisés, il a été montré que l’ajout de glutamate à certains aliments présentés dans des repas complexes favorise l’ingestion de ces mêmes aliments comparativement à l’ingestion des autres aliments du menu. Aussi bien chez des personnes âgées hospitalisées que chez des diabétiques insulino-dépendants ou non-insulino-dépendants, la consommation d’aliments contenant du glutamate (soupes, légumes, féculents) a augmenté au cours d’un repas et celle d’autres aliments (desserts en particulier) a baissé, de sorte que le contenu énergétique du repas n’a pas été modifié [BELLISLE et al., 1991 ; 1996]. L’ajout de glutamate monosodé apparaît donc comme un moyen de moduler les choix alimentaires au cours d’un repas, en favorisant l’ingestion de certains aliments tout en ne modifiant pas la taille de ce repas. De tels effets méritent d’être confirmés dans d’autres populations et sur des périodes d’observation plus longues. Les enfants insuffisants rénaux sont très difficiles à nourrir. Leur grave pathologie impose un régime sans sel. De plus, ces enfants n’ont pas l’appétit pour le sucré que les enfants en bonne santé manifestent. Les enfants insuffisants rénaux et dialysés ont une attirance pour le sucré moindre que les enfants sains [BELLISLE et al., 1990a]. Le mécanisme de ce phénomène n’est pas connu, mais des observations réalisées chez l’animal suggèrent un problème dans le métabolisme du saccharose. Ce manque d’appétit pour le sucré constitue un obstacle important à l’ingestion de rations alimentaires suffisantes. Ce facteur nutritionnel s’ajoute aux effets de la maladie pour induire d’importants retards de croissance dans cette population. Il serait donc d’un grand intérêt d’arriver à stimuler l’appétit de ces enfants. Il a été montré que l’ajout de glutamate de calcium dans plusieurs aliments en améliore le goût chez ces enfants [BELLISLE et al., 1992] ; les deux tiers d’un groupe d’enfants insuffisants rénaux ont montré un intérêt à se servir de sachets de glutamate de calcium pour en saupoudrer leurs aliments [BELLISLE et al., 1992]. Il n’est pas exclu qu’un exhausteur de goût puisse renforcer l’appétit de personnes qui n’en n’ont pas assez et même augmenter leur consommation alimentaire. Les répercussions à long terme d’une amélioration durable des qualités sensorielles de nombreux aliments doivent encore être étudiées au niveau du poids et de la composition corporels. 89 5 – L’obésité L’obésité est un grave problème de santé publique dans les sociétés industrialisées. Des données épidémiologiques récentes indiquent que la proportion d’obèses est en augmentation dans les pays riches, surtout chez les enfants [ROLLAND-CACHERA et al., 1993 ; SEIDEL, 1995]. Depuis des décennies, les scientifiques essaient de comprendre les facteurs qui entraînent le développement et le maintien de l’obésité chez un grand nombre de personnes de tous les âges. Il existe une bibliographie très abondante à ce sujet, qui dégage peu de certitudes. Les importantes zones de discordance entre études peuvent être attribuées à de nombreux facteurs au premier rang desquels la nature multiforme, multifactorielle de l’obésité. Des experts médicaux parlent d’ailleurs des obésités (au pluriel) plutôt que de l’obésité (au singulier) [VAGUE, 1991 ; BASDEVANT et al., 1993b ; GUY-GRAND, 1996]. Voici un aperçu simplifié des multiples sources de divergences dans les études concernant les populations d’obèses. Il est difficile d’examiner ouvertement le comportement alimentaire d’une personne obèse. Que l’étude ait lieu en laboratoire ou sur le terrain, le comportement de la personne obèse peut être modifié par la présence d’un observateur ou d’un instrument de mesure. L’obésité et le comportement alimentaire qui l’accompagne peuvent varier en fonction de multiples facteurs, parmi lesquels nous citerons les suivants. • L’étiologie Elle peut relever de facteurs nutritionnels, génétiques, hypothalamiques, endocriniens, réactionnels (suite à un stress, un choc, un traumatisme), iatrogènes (causés par des traitements médicaux), de la sédentarité, etc. • L’âge du sujet au moment de l’étude En effet, il est bien démontré que la consommation alimentaire diminue et se modifie avec l’âge. On peut donc difficilement comparer des études dont les volontaires sont d’âges différents. • L’âge du sujet au moment de l’apparition de l’obésité Certains sont obèses dès la naissance ou le deviennent dans les premières années de la vie. Chez ces personnes, il semble que des facteurs génétiques soient très déterminants [PRICE et al., 1990 ; STUNKARD, 1991] alors que les facteurs de l’environnement n’ont pas encore eu l’occasion d’exercer une influence. Les travaux génétiques réalisés sur des modèles animaux commencent à fournir des pistes pour l’identification des gènes responsables de telles obésités souvent 91 L’OBÉSITÉ massives [FRIEDMAN et al., 1991]. Des études humaines ont prolongé ces pistes par l’observation de mutations et de leurs effets dans des familles d’obèses humains [GUY-GRAND, 1996]. D’autres personnes deviennent obèses à l’adolescence, ou encore au moment de grossesses ou à la ménopause. Certains développent une obésité progressivement au cours de leur vie. Ils sont normopondéraux dans leur jeunesse mais leur poids monte insensiblement avec les années. Un jour, ils atteignent une masse corporelle qui les classe parmi les obèses. En France, les femmes gagnent en moyenne 8 kg entre les âges de 20 et 60 ans, les hommes en prennent 12 [ROLLAND-CACHERA, 1988]. Une telle augmentation du poids représente 250 grammes par an environ et témoigne de la précision extraordinaire des mécanismes de régulation. Pour gagner 250 grammes de poids par an, il suffit d’un excès de moins de 5 kilocalories par jour, créé par les apports et/ou par les dépenses. Chez ceux dont la régulation est un peu moins bonne, l’excès des apports par rapport aux dépenses, même modeste, explique le développement progressif des réserves de graisses corporelles jusqu’à l’obésité. Le comportement d’une personne devenue obèse pendant l’enfance peut être différent du comportement de celle qui constitue son obésité petit à petit, sur une longue période de temps. 92 L’obésité chez l’enfant est particulièrement difficile à analyser. L’obésité de l’enfant peut être transitoire et correspondre à une phase particulière du développement [ROLLAND-CACHERA et al., 1987 ; PROKOPEC, BELLISLE, 1993]. Chez l’enfant, l’adiposité corporelle se développe en plusieurs phases. Pendant la première année de sa vie, elle augmente, si bien que l’enfant normal paraît gros à un an. L’adiposité décroît ensuite, au cours d’une phase de durée variable, qui s’achève vers l’âge de six ans. Durant cette phase, l’enfant de corpulence moyenne paraît plus mince ou même maigre. Après quelques années, vers l’âge de six ans, se produit un “rebond d’adiposité” [ROLLAND-CACHERA et al., 1984] et la masse adipeuse de l’organisme augmente par la suite jusqu’à la fin de la croissance, où elle peut marquer un plateau, et de nouveau jusqu’à la fin de la vie. L’enfant plus gros que la moyenne à un an ne le sera peut-être plus à six ans ou à la fin de la croissance. À l’inverse, un enfant qui est encore mince à trois ou quatre ans peut, à la suite d’un rebond d’adiposité précoce, s’orienter vers l’obésité, qui ne sera décelable sur la balance que des années plus tard [ROLLAND-CACHERA et al., 1984 ; 1987 ; 1989 ; 1990 ; PROKOPEC, BELLISLE, 1993 ; ROLLAND-CACHERA, 1994]. Il est donc important de déterminer si, chez l’enfant gros, il s’agit d’un surpoids ou d’une maigreur transitoire, qui va régresser vers la normale avec le temps, ou bien si effectivement l’évolution pondérale révèle une obésité en formation. La consultation des valeurs de référence peut aider les parents et les pédiatres à évaluer les situations individuelles. 5-1 L’OBÈSE MANGE TROP • Le stade de développement de l’obésité au moment de l’étude Au moment de la constitution de l’obésité, lorsque le poids corporel augmente rapidement, les apports énergétiques sont très supérieurs aux besoins. En revanche quand le poids d’un obèse est devenu stable et n’augmente pas, les apports énergétiques doivent correspondre aux dépenses. Dans le premier cas, la phase dynamique de constitution de l’obésité, il peut être plus facile d’observer des comportements aberrants que pendant la seconde phase, appelée phase statique, où l’obèse a un comportement alimentaire qui ne diffère pas beaucoup de celui des normopondéraux. • Le surpoids relatif Une personne dont l’obésité est modérée (IMC autour de 27) n’a peut-être pas le même comportement alimentaire qu’une personne très obèse ou massivement obèse. • Les régimes suivis antérieurement Les régimes nombreux auxquels se sont astreints les obèses au cours de leur vie ont souvent laissé des traces dans l’alimentation et même sur le poids d’un patient, même après l’abandon de ce régime. On voit pourquoi il est très difficile de constituer des groupes homogènes d’obèses au cours d’une même étude et, à plus forte raison, de comparer les résultats d’études différentes. Cependant, la gravité du problème de l’obésité dans les sociétés modernes constitue un stimulus inépuisable pour la recherche. La multitude de travaux à propos de l’obésité s’organise autour d’hypothèses qui continuent de susciter des polémiques. 5-1 Première hypothèse : l’obèse mange trop Les réserves adipeuses de l’organisme sont le résultat d’une simple soustraction : énergie ingérée (par l’alimentation) moins énergie dépensée (pour le métabolisme, la thermogénèse et l’activité physique). Si le bilan est négatif, l’organisme doit puiser dans ses réserves et maigrit. Si le bilan est positif, l’excès des apports au-delà des dépenses est stocké, essentiellement sous forme de graisses corporelles. Si ce bilan est positif pendant plusieurs jours, le sujet grossit. Cette équation n’est contestée par personne. Cependant, il existe des controverses 93 L’OBÉSITÉ sur chacun des termes qui la composent, autrement dit sur les méthodes de mesure de la composition corporelle, de mesure des ingesta et de mesure des dépenses. La majorité des études concernant la quantité d’aliments ingérée concluent que les obèses ne mangent pas davantage que les personnes de poids normal. Cette affirmation concerne aussi bien les études expérimentales en laboratoire, l’observation sur le terrain, les questionnaires alimentaires administrés par une diététicienne et les auto-questionnaires, les populations d’adultes et d’enfants, les obèses américains ou européens, etc. Les études épidémiologiques donnent rarement une corrélation significative entre ingesta et adiposité corporelle et, lorsqu’elle apparaît, cette corrélation est aussi bien négative que positive. Il est souvent confirmé que les obèses mangent moins de glucides et de sucre que les non-obèses. L’adiposité est souvent corrélée positivement avec les ingesta lipidiques et presque toujours avec les ingesta protidiques [ROLLAND-CACHERA, 1994]. 94 Certains spécialistes de l’obésité ont affirmé qu’il existe des obèses hypophages aussi bien que des normophages ou hyperphages [CREFF, HERSCHBERG, 1979]. En d’autres termes, la variabilité des rations énergétiques est aussi large dans la population des obèses que dans la population des normopondéraux. Certaines personnes, surtout des femmes, vivent avec moins de 2 000 kcal par jour, alors que d’autres en consomment largement plus de 3 000. Ces hypophages et ces hyperphages peuvent être aussi bien normopondéraux qu’obèses. Les méthodes de mesure de la dépense énergétique se sont beaucoup perfectionnées au cours des dernières années. Il est maintenant possible grâce aux méthodes de calorimétrie directe ou indirecte, à la méthode de l’eau doublement marquée, de connaître la dépense énergétique d’une personne. De plus, on sait que les obèses ont non seulement plus de masse grasse que les normopondéraux, mais encore plus de masse maigre. C’est la masse maigre qui détermine la dépense énergétique d’un organisme. Plus la masse maigre est abondante, plus la dépense est grande. Ces observations incontestables ont mis en doute la validité des études qui n’établissent pas de différences entre les ingesta des obèses et ceux des témoins. En effet, si l’obèse a plus de masse maigre, il dépense plus d’énergie, et donc il doit obligatoirement manger plus pour maintenir son poids. Les enquêtes épidémiologiques en particulier ont été attaquées à partir de ces observations. L’argument des experts du métabolisme est le suivant : si ces enquêtes ne trouvent pas d’hyperphagie, c’est parce que les obèses trichent en déclarant leurs apports [PRENTICE et al., 1986 ; LISSNER et al., 1989 ; LIVINGSTONE et al., 1990 ; GOLDBERG et al., 1991 ; FRICKER et al., 1992 ; LICHTMAN et al., 1992 ; BLACK A.E. et al., 1993 ; HEITMANN, LISSNER, 1995 ; POPPITT et al., 1995]. Consciemment ou inconsciemment, les obèses rapportent des ingesta inférieurs à leur consommation réelle. 5-2 L’OBÈSE CHOISIT MAL SES ALIMENTS Certaines personnes déclarent des apports si faibles qu’ils ne couvrent même pas les dépenses minimales estimées pour leur corpulence. Ces sous-rapporteurs (“under-reporters”), se trouvent en nombre plus important chez les obèses que chez les normopondéraux. Les travaux épidémiologiques actuels doivent identifier systématiquement les sous-rapporteurs dans les populations testées. La présence de nombreux sous-rapporteurs dans une étude est de nature à faire baisser les ingesta moyens estimés et à induire des conclusions erronées. Cependant, il est possible d’imaginer d’autres causes à l’observation fréquente d’ingesta identiques chez les obèses et les témoins. Par exemple, les obèses sont souvent au régime et une étude de leur consommation peut être faite précisément au moment où ils sont au régime restrictif. Les apports déclarés seraient donc parfaitement exacts mais non représentatifs des ingesta à long terme. Les consommations déclarées aux diététiciennes ou aux médecins par les obèses pourraient être celles des jours de régime plutôt que celles des jours d’abandon de toute règle diététique. On peut aussi imaginer que c’est parce qu’ils sont obèses et qu’ils ont suivi de nombreux régimes que les patients déclarent manger beaucoup de protéines et peu de sucres. Ces choix alimentaires sont effectivement ceux qui sont le plus souvent conseillés par les experts de l’amaigrissement depuis près de 40 ans. Le débat est ouvert et les scientifiques se partagent entre ceux qui ne croient pas à l’hypophagie des obèses et ceux qui y croient, du moins de manière transitoire ; entre ceux qui pensent que les obèses mentent ou s’illusionnent quant à leurs apports réels et ceux qui les croient aussi sincères et compétents pour évaluer ces apports que les témoins normopondéraux. L’avenir de la recherche approfondira les deux thèses opposées. Aujourd’hui certains sont prêts à affirmer que les obèses mangent forcément trop, alors que d’autres croient encore possible qu’un obèse au poids stable ait une ration énergétique parfaitement semblable à celle des non-obèses. 5-2 Deuxième hypothèse : l’obèse choisit mal ses aliments Contrairement à la croyance populaire, les obèses ne se signalent pas par un appétit exagéré pour le sucré. Il est bien démontré, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte, que les obèses sont rarement amateurs de sucre et que les amateurs de sucre sont rarement obèses [ROLLAND-CACHERA et al., 1993b ; BOLTON-SMITH, 1996]. Une étude réalisée chez des enfants de 7 à 12 ans montre des différences considérables dans cette population de 102 enfants pour les 95 L’OBÉSITÉ ingesta de sucre [ROLLAND-CACHERA et al., 1995]. Les plus petits amateurs de sucré consomment 31 grammes de saccharose par jour alors que les plus grands amateurs de sucre en consomment 93 grammes par jour. Cependant, ces derniers ne sont pas plus gros que les premiers. On peut faire l’hypothèse que les enfants les plus actifs, ayant besoin d’énergie rapide, la trouvent dans les aliments et les boissons sucrés. Parmi les obèses, certains ont un poids stable alors que d’autres s’adonnent à des régimes restrictifs de façon irrégulière, ce qui mène à des cycles répétés de perte et de reprise de poids. Le goût pour un aliment sucré (crème glacée) est plus fort chez les obèses dont le poids corporel fluctue que parmi les obèses au poids stable. L’attirance pour les desserts est aussi plus marquée chez les femmes obèses dont le poids fluctue [DREWNOWSKI, HOLDEN-WILTSE, 1992 ; DREWNOWSKI et al., 1992b]. Ces études ne départagent pas ce qui revient à l’appétit pour les graisses ou à l’appétit pour les sucres dans l’attirance ressentie pour les desserts. 96 Les personnes obèses ont un appétit prononcé pour les lipides. Enfants, adolescents et adultes obèses montrent des préférences marquées pour des produits riches en lipides [DREWNOWSKI, SCHWARTZ, 1990]. Les aliments lipidiques et sucrés (chocolat, biscuits, gâteaux, etc.) sont spécialement appréciés par les obèses [DREWNOWSKI, 1985 ; DREWNOWSKI et al., 1985 ; 1992a] de même, il faut le dire, que par les normopondéraux. En Amérique du Nord, les aliments préférés des enfants, obèses ou non, sont souvent hypercaloriques [DREWNOWSKI, 1988]. Les ingesta lipidiques des enfants prédisent leur niveau d’adiposité [GAZZANIGA, BURNS, 1993 ; NGUYEN et al., 1996]. Les enfants gros aiment les aliments très gras, ont une alimentation riche en lipides et ont des parents gros [FISHER, BIRCH, 1995]. L’environnement alimentaire des enfants gros est systématiquement différent de celui des enfants plus minces. Chez l’adulte, les études épidémiologiques, celleslà mêmes qui ne trouvent pas de corrélation entre ration énergétique et corpulence, trouvent parfois des corrélations positives entre apports en lipides et corpulence. Les données récentes concernant le métabolisme des graisses soulignent comment les lipides peuvent facilement favoriser une déposition de graisses corporelles [FLATT, 1987 ; DREON et al., 1988 ; DATILLO, 1992 ; JÉQUIER, 1992 ; GAZZANIGA, BURNS, 1993 ; BOLTON-SMITH, WOODWARD, 1994 ; LISSNER, HEITMANN, 1995 ; NGUYEN et al., 1996 ; TREMBLAY, SAINT-PIERRE, 1996]. L’obèse abuse-t-il des protéines alimentaires? Cette hypothèse vient d’être proposée par ROLLAND-CACHERA [1994]. Les études épidémiologiques mettent souvent en évidence une corrélation entre apports protéiques et corpulence. Cette observation pourrait être due au fait que les obèses sous-estiment et sousrapportent leurs ingesta d’aliments “qui font grossir”, c’est-à-dire les lipides et les sucres. Elle pourrait aussi résulter du fait que les obèses qui sont au régime de 5-2 L’OBÈSE CHOISIT MAL SES ALIMENTS façon plus ou moins continue depuis des années, ont appris à s’alimenter surtout d’aliments riches en protéines et à rejeter les graisses et les sucres. Dans nos pays développés, en Europe et en Amérique du moins, les apports protéiques sont très supérieurs aux recommandations des experts nutritionnistes. La ration recommandée représente 12 % de l’énergie totale ingérée quotidiennement [DUPIN et al., 1992]. Les adultes en consomment plus de 15 % et parfois jusqu’à 18 ou 20 %. Une étude épidémiologique longitudinale montre que le rôle de l’excès des protéines alimentaires pourrait être causal dans le développement de l’obésité, du moins chez l’enfant [ROLLAND-CACHERA, 1995]. Des rations protéiques très élevées à l’âge de deux ans, chez des enfants déjà obèses ou chez des enfants encore minces à cet âge, sont corrélées à l’adiposité corporelle à l’âge de huit ans, même après ajustement pour l’IMC de l’enfant à deux ans et celui de ses parents. Les ingesta énergétiques à deux ans (la ration calorique quotidienne) ne sont pas corrélés à la corpulence à huit ans, une fois ajustés pour l’IMC des parents. Les ingesta protéiques à l’âge de deux ans sont très supérieurs aux recommandations : la moyenne pour l’ensemble de la population est quatre fois supérieure aux rations recommandées. Chez les enfants obèses à huit ans, les rations protéiques enregistrées à l’âge de deux ans sont jusqu’à dix fois supérieures aux recommandations. L’excès protéique peut agir sur la croissance de l’enfant en modifiant l’état hormonal de façon chronique, affectant la taille puis la corpulence. Des études expérimentales devront vérifier cette hypothèse. Il a été proposé que l’obèse soit exceptionnellement sensible aux qualités sensorielles des aliments et qu’il abuse des bonnes choses. Une hypothèse ancienne [SCHACHTER, 1968 ; 1971] affirmait, à partir d’études réalisées sur des modèles animaux, que les obèses sont prêts à manger beaucoup de ce qui est bon, qu’ils cèdent facilement à la tentation, mais qu’ils sont très réticents à consommer des aliments au goût peu flatteur. Inversement, les obèses, toujours d’après cette hypothèse, seraient moins sensibles que les normopondéraux aux signaux physiques indiquant la faim ou la satiété. De nombreuses études ont été suscitées par cette hypothèse. Il en ressort que certaines personnes, obèses ou non, sont effectivement très sensibles à la stimulation sensorielle et sont facilement entraînées à manger des aliments agréables même si elles n’ont pas faim. Ce trait de la personnalité peut sans doute nuire à la conduite d’un régime restrictif. Cependant, il n’est pas plus fréquent chez les obèses que chez les normopondéraux. Les nombreuses expériences décrites dans cette monographie montrent bien qu’il est facile de stimuler la consommation alimentaire même chez des normopondéraux et que les signaux de faim ou de satiété ont une influence limitée chez tous les humains, qu’ils soient obèses ou non. L’hypothèse voulant que ce soit l’abus de bonnes choses, la gourmandise, qui soit à l’origine de l’obésité, n’est donc pas démontrée. 97 L’OBÉSITÉ Chez certaines personnes, une consommation importante de boissons alcoolisées peut conduire à une prise de poids et entraîner l’obésité. L’alcool contient 7 kilocalories au gramme et représente donc une source d’énergie non négligeable. Les ingesta d’alcool jouent un rôle complexe dans le bilan d’énergie. Encore une fois, le problème de la régulation énergétique est posé. Les résultats expérimentaux ne sont pas clairs. Dans certains cas, les calories tirées de l’alcool sont compensées par une diminution de la prise alimentaire [FOLTIN et al., 1993]. Dans d’autres cas, ces calories s’ajoutent simplement à la ration quotidienne, sans aucune compensation [RISSANEN et al., 1987 ; DE CASTRO, OROZCO, 1990]. Les circonstances qui favorisent une compensation ne sont pas clairement définies. L’association alcool plus lipides est particulièrement propice à faciliter l’accumulation de graisses corporelles, même si la densité de l’alimentation est contrôlée [TREMBLAY, SAINT-PIERRE, 1996]. 98 5-3 Troisième hypothèse : le comportement alimentaire de l’obèse est anormal Il est souvent observé que la consommation alimentaire des personnes obèses, enfants ou adultes, est anormalement distribuée au cours de la journée. Les obèses mangent peu le matin, moyennement à midi, et beaucoup le soir, dans la soirée et même pendant la nuit. Les observations recueillies chez des enfants de 7 à 12 ans en France confirment ce déplacement horaire de la consommation alimentaire des obèses [BELLISLE et al., 1988]. Alors que les petits déjeuners des enfants obèses représentent 15,7 % de l’énergie ingérée au cours de la journée, ceux des enfants de corpulence normale représentent 19,2 % de la ration énergétique. Inversement, le dîner des enfants normopondéraux correspond à 28,7 % de l’énergie quotidienne, et celui des enfants obèses à 32,5 %. Un syndrome de consommation nocturne (“night eating syndrome”) décrit par STUNKARD [1955] est parfois observé chez des obèses qui se relèvent la nuit pour manger. On peut penser qu’un trouble métabolique (peut-être hormonal) pousse l’obèse à consommer de nuit comme de jour. Chez les obèses humains, l’habitude des régimes peut renforcer l’habitude de manger tard dans la journée : en effet la personne au régime est pleine de courage le matin et peut se priver de manger ; à mesure que la journée avance, la faim se fait sentir de plus en plus fortement ; avec la fatigue de la journée, il devient de plus en plus difficile de résister à la faim, si 5-3 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE DE L’OBÈSE EST ANORMAL bien que le grignotage commence dans l’après-midi et que la résistance psychologique s’effondre dans la soirée, ce qui explique l’importance du dîner et la consommation devant la télévision. Chez les modèles animaux de l’obésité, causés par une lésion cérébrale, par l’administration d’insuline, ou encore par des manipulations du régime alimentaire, l’une des premières manifestations de l’obésité en train de se développer est une altération de l’alternance jour/nuit entre une période d’activité où l’animal mange et boit, et une période de repos où l’animal dort et réduit son activité au minimum [LE MAGNEN, 1992]. Les animaux en train de devenir obèses mangent jour et nuit. Pendant leur période d’activité, ils consomment comme leurs pairs non-obèses ; ces derniers ne mangent pas pendant la période de repos et dépensent les calories accumulées pendant la période d’activité précédente alors que les animaux obèses continuent leur consommation. Ce cycle comportemental perturbé chez l’obèse s’accompagne d’une altération du cycle neuro-endocrinien qui commande la lipogenèse pendant la phase active et la lipolyse pendant la phase de repos. Les traitements expérimentaux qui rendent les rats obèses ont souvent pour effet de faire disparaître ou d’atténuer considérablement la lipolyse diurne et, sur le plan comportemental, de faire manger l’animal le jour comme la nuit. Au lieu d’une alternance lipogenèse-lipolyse qui assure l’équilibre circadien du bilan d’énergie, l’animal fait de la lipogenèse continue. Cette observation a fait dire à LE MAGNEN [1988] que l’obèse n’est peut-être pas tant celui qui grossit mais plutôt celui qui ne maigrit pas. De multiples observations réalisées chez des modèles animaux suggèrent que les perturbations neuro-endocriniennes sont “premières” dans l’instauration du déséquilibre métabolique conduisant à l’obésité, par rapport aux troubles comportementaux qui apparaissent comme “secondaires”. En plus de l’horaire de la consommation, il se peut que les obèses mangent moins souvent que les témoins de poids normal [FABRY, TEPPERMAN, 1970 ; GATENBY, 1997]. Des études publiées par FABRY et ses collaborateurs montraient que des hommes adultes ingérant un petit nombre de repas par jour (trois ou quatre, comprenant collations et autres casse-croûte) étaient plus adipeux (selon des mesures de poids et de plis cutanés) et avaient un quotient cholestérol/ phospholipides sériques élevé, en comparaison avec des hommes consommant cinq ou six repas quotidiens [FABRY et al., 1964 ; HEJDA et al., 1964]. Chez 226 enfants de 6 à 16 ans, pensionnaires dans trois établissements scolaires différents, une intervention d’une année a consisté à servir l’alimentation quotidienne soit en trois, soit en cinq, soit en sept repas. Le poids rapporté à la taille est plus élevé au bout de cette année chez les élèves de l’école où l’on sert trois repas par jour, en comparaison de celles où l’on en sert cinq ou sept [FABRY et al., 1966]. 99 L’OBÉSITÉ 100 Des enquêtes plus récentes ont reproduit les observations de FABRY [METZNER et al., 1977 ; CHARZEWSKA et al., 1981 ; DALASSO et al., 1982 ; KANT, 1995 ; SUMMERBELL et al., 1996 ; ANDERSON, ROSSNER, 1996]. Ces études ont été critiquées pour leur méthodologie qui laisse une large place à la sous-déclaration des ingesta de la part des obèses [BELLISLE et al., 1997]. En effet, lorsque les données provenant de personnes qui manifestement sous-déclarent leurs ingesta sont éliminées, les associations entre nombre de repas et adiposité corporelle deviennent beaucoup moins nettes [SUMMERBELL et al., 1996]. Il est également possible que les personnes obèses ou qui veulent maigrir sautent des repas afin de limiter leur consommation. C’est l’obésité ou le surpoids qui pourraient ainsi entraîner une distribution de la ration alimentaire sur un petit nombre de repas quotidiens, et non l’inverse. L’addition des effets de la sous-déclaration par les obèses et de l’omission d’un ou de plusieurs repas par les personnes au régime suffit peut-être à expliquer la relation inverse entre adiposité et nombre de repas. Il semble en tous cas certain qu’il ne suffit pas d’augmenter le nombre de repas quotidiens pour maigrir. Plusieurs études cliniques montrent qu’un même régime amaigrissant n’est pas plus efficace s’il est distribué sur un plus grand nombre de repas [BORTZ et al., 1966 ; FINKELSTEIN, FRYER, 1971 ; YOUNG et al., 1971 ; GARROW et al., 1981 ; VERBOEKET-VAN DE VENNE, WESTERTERP, 1991] malgré quelques indications isolées dans ce sens [DEBRY et al., 1973]. L’obèse est souvent considéré comme un grignoteur dont la consommation entre les repas est importante. Il existe peu de travaux portant sur le grignotage, que ce soit chez l’obèse ou chez le témoin de poids normal. Le grignotage est très difficile à mesurer et ceux qui le pratiquent en sont à peine conscients. Dans une étude récente réalisée chez un groupe de femmes obèses [BASDEVANT et al., 1993a], le grignotage est décrit comme une absorption quasi automatique d’aliments, par petites quantités fractionnées. Ce comportement a un caractère mécanique et peut se dérouler sur des périodes plus ou moins longues. Il peut donc représenter une charge énergétique considérable s’il se poursuit assez longtemps. Il n’est pas déclenché par l’envie d’aliments particuliers. Sur 273 patientes obèses vues en consultation, 60 % manifestent un comportement de grignotage, ce qui entraîne des apports extra-prandiaux conséquents (430 kcal par jour). Chez les grignoteuses de cette étude, les consommations au cours des repas sont supérieures à celles des non-grignoteuses (1 800 contre 1 580 kcal au total par jour). Plus de la moitié des grignotages ont lieu l’après-midi; les aliments le plus souvent choisis sont les pâtisseries, les viennoiseries, les fruits, le chocolat, le fromage, la viande, les produits laitiers et le pain. Les données de cette étude représentent les ingesta déclarés par les patientes elles-mêmes. On peut se demander si elles ont effectivement rapporté de façon exacte toutes leurs consommations aussi bien prandiales qu’extra-prandiales quant à la quantité et quant à la nature des aliments. Ce problème du grignotage est comme on le voit 5-3 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE DE L’OBÈSE EST ANORMAL très difficile à apprécier, faute de moyens de mesure suffisamment précis. Il est pour l’instant impossible d’établir le rôle causal d’un grignotage dans le développement ou le maintien de l’obésité en général. L’obèse est-il sujet à des crises de boulimie? La boulimie mentale est une maladie répertoriée en psychiatrie, caractérisée par une propension à des accès de consommation alimentaire forcenée, très abondante, très riche, et très rapide. Nous verrons plus loin comment la patiente atteinte de cette pathologie agit pour conserver un poids normal. Chez l’obèse, il pourrait exister une tendance à la crise d’hyperphagie irrépressible, sans les corrélats psychiatriques de la boulimie mentale. Il est évident qu’une personne qui présente ce comportement avec une fréquence importante est à risque de devenir obèse ou de le rester, car la prise calorique est importante et, à cause de cette importance, a peu de chance d’être compensée par une diminution correspondante des ingesta futurs. Les accès d’hyperphagie peuvent donc faciliter le développement ou le maintien d’une obésité. Des experts américains ont affirmé que l’obèse, contrairement au sujet de poids normal, vide systématiquement son assiette. Ce comportement, s’il est vérifié, suggère que le consommateur détermine ses ingesta non pas en fonction de sa faim ou de ses besoins nutritionnels mais en fonction de facteurs complètement externes comme la taille d’une portion. Une personne qui tient compte de sa faim mange en fonction de ses signaux physiologiques et s’arrête de manger lorsqu’elle atteint le rassasiement, peu importe si elle doit laisser dans l’assiette une part plus ou moins importante de ce qui lui est servi. Or, il n’est pas démontré que les obèses soient moins compétents dans ce domaine que les normopondéraux. Tous sont sous l’influence de signaux sensoriels très puissants et doivent néanmoins adapter leur comportement à leurs signaux internes. Nous avons vu plus haut que nous sommes tous différents dans notre sensibilité aux stimuli internes comme externes et que les obèses, en général, ne se différencient pas des normopondéraux en général. Les patients obèses se plaignent souvent qu’ils n’éprouvent jamais la satiété. Malgré des apports parfois importants, ils s’arrêtent de manger avant d’être vraiment rassasiés. Il existe quelques travaux de recherche qui quantifient cette impression subjective des patients obèses. Au cours d’un repas, le rythme d’ingestion est rapide au début du repas, car il est sous l’influence de la stimulation sensorielle produite par les caractéristiques organoleptiques des aliments. Pendant le repas, le rythme d’ingestion décroît progressivement à mesure que les facteurs sensoriels perdent de leur appétibilité et que se développent des signaux postingestifs provenant du tractus gastro-intestinal. Chez une majorité de sujets normopondéraux, la courbe cumulative représentant le rythme d’ingestion au cours du repas montre une décélération claire ; chez plusieurs sujets obèses, cette décélération ne se produit pas et le rythme d’ingestion demeure le même entre le début et la fin du repas [MEYER, PUDEL, 1972] (Figure 22). 101 Ingesta (cm3) L’OBÉSITÉ Type A 5 102 10 Temps (min) 15 20 10 Temps (min) 15 20 Ingesta (cm3) Type B 5 Figure 22 — Courbes cumulatives d’ingestion chez deux volontaires au cours de 12 repas. Le premier sujet, de type A, a une ingestion qui ralentit en cours de repas. Le second sujet, de type B, a un rythme d’ingestion uniforme du début à la fin du repas. Grâce à l’enregistrement oscillographique continu des séquences de mastication, de déglutition et de pauses au cours de repas standard, il a été montré au cours de repas consommés en laboratoire que des obèses mangent plus vite que des témoins normopondéraux [BELLISLE, LE MAGNEN, 1981]. Leur mastication de bouchées standardisées est plus brève, le nombre de mouvements de mastication 5-3 LE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE DE L’OBÈSE EST ANORMAL par bouchée est réduit, et la durée des pauses entre bouchées successives est plus courte que chez les témoins. Alors que les témoins ralentissent leur rythme d’ingestion au cours du repas, par l’allongement de la durée de mastication et de la durée des pauses entre bouchées, ces paramètres demeurent les mêmes entre le début et la fin d’un repas chez les obèses. Si le ralentissement du rythme d’ingestion est bien un marqueur comportemental du rassasiement, alors le comportement de certains obèses pendant un repas n’en montre aucun signe (Figure 23). 20 Normopondéraux Obèses 15 Fréquence (n=115) 10 103 5 0 50 60 70 Proportion des ingesta à mi-durée du repas (%) Figure 23 — Distribution des 115 sujets de l’étude en fonction de la proportion des ingesta observée durant la première moitié d’un repas. Les sujets obèses sont retrouvés le plus souvent parmi les volontaires qui ont consommé entre 50 et 60 % de leurs ingesta pendant la première moitié de la durée du repas. Les sujets normopondéraux ont le plus souvent consommé entre 60 et 70 % de leurs ingesta pendant la première moitié de la durée du repas. D’après MEYER et PUDEL [1972]. Une autre différence entre obèses et normopondéraux pourrait être la consommation de boisson au cours du repas, qui est peut-être plus importante chez l’obèse [BELLISLE, LE MAGNEN, 1981]. Si la boisson est de l’eau, ceci ne tire pas L’OBÉSITÉ à conséquence. Toutefois si la boisson est du vin, un jus de fruit ou un soda, ce comportement contribue pour une part non négligeable aux apports énergétiques et peut aboutir à créer un excès. Cette observation doit cependant être vérifiée dans d’autres contextes expérimentaux avant de pouvoir y attribuer un rôle dans le développement ou le maintien de l’obésité. Il est démontré que l’énergie apportée par les boissons (ou les aliments liquides) est moins bien intégrée dans les mécanismes de régulation alimentaire que celle qui provient d’aliments solides et que la compensation pour cette énergie est moins précise [RAMIREZ, 1982]. RAMIREZ et collaborateurs [RAMIREZ et al., 1989] pensent que des effets osmotiques pourraient aussi jouer un rôle : les aliments liquides ou gras, c’est-à-dire les aliments à osmolarité faible, créent des conditions osmotiques dans le tractus gastro-intestinal qui pourraient favoriser l’hyperphagie. 5-3-1 Thérapie comportementale 104 Si les comportements d’ingestion de l’obèse sont effectivement susceptibles de favoriser l’obésité, alors il n’est pas impossible qu’en changeant ces comportements, il soit possible d’aider l’obèse à maigrir. La constatation que le comportement alimentaire, comme tout autre comportement d’ailleurs, peut être placé sous l’influence des stimuli de l’environnement, a inspiré les thérapies comportementales proposées aux personnes qui veulent maigrir. Leurs comportements alimentaires peuvent être modifiés par une intervention qui porte sur les conditions dans lesquelles les gens mangent et sur les stimuli susceptibles de faire manger moins ou davantage. La prise alimentaire peut être déclenchée par de multiples facteurs dans l’environnement : heure de la journée, publicité à la télévision, simple présence d’aliments, etc. Les programmes de thérapie comportementale visent à limiter au maximum les effets de ces stimuli : le patient doit apprendre à ne manger que dans un environnement précis ; seuls les aliments adéquatement préparés et servis convenablement (sur une table, avec nappe et couverts) peuvent être consommés ; il faut manger lentement, reposer ses couverts sur la table entre chaque bouchée, ne pas lire ni regarder la télévision pendant un repas.... Les thérapies comportementales enregistrent souvent des résultats positifs : les patients perdent du poids de façon durable, cependant la perte de poids maximale n’est pas très élevée. Une évaluation publiée en 1980 [STUNKARD et al., 1980] concluait que la perte de poids est plus lente et moins importante avec les techniques comportementales (quelques dix kilos sur plusieurs semaines) qu’avec les régimes classiques ; cependant un an après le début du traitement, les kilos perdus ne sont pas repris. Il est peut-être plus facile de limiter les circonstances et les horaires des repas que la quantité ou la nature des aliments choisis. 5-5 CONTRIBUTION DE L’ENVIRONNEMENT 5-4 Quatrième hypothèse : l’obèse mange pour de mauvaises raisons En plus de la notion que l’obèse mange à cause d’une gourmandise incontrôlable, que nous avons examinée plus haut, d’autres notions ont été proposées pour expliquer une éventuelle hyperphagie de l’obèse. Déjà Hilde BRUCH [1984] pensait qu’une mère pouvait encourager chez son enfant une consommation alimentaire excessive en répondant à toutes les demandes de l’enfant (demande d’attention, de soins, etc.) par la présentation de nourriture. L’enfant deviendrait ainsi incapable de différencier ses multiples besoins et apprendrait que la réponse adaptée à toute situation difficile (contrariété, stress, fatigue, etc.) est la consommation d’aliments. Cette hypothèse est intéressante mais elle est difficile à prouver. On sait qu’il existe chez certaines personnes une telle tendance à manger dans les situations d’anxiété ou de stress, cependant ces personnes ne sont pas nécessairement obèses [FANTINO, GOILLOT, 1986 ; BELLISLE et al., 1990b]. Chez l’obèse, il semble que la consommation d’un repas réduise effectivement le niveau d’anxiété [ROBINSON et al., 1980]. Cependant, il n’est pas démontré que le sujet obèse a recours à l’aliment pour manipuler son niveau d’anxiété. 5-5 Contribution de l’environnement Une étude réalisée chez des jumeaux fraternels ou identiques, élevés séparément depuis la naissance, suggère fortement un rôle capital de l’hérédité, et un rôle modeste des conditions de l’environnement dans le niveau d’adiposité corporelle atteint par un sujet adulte [STUNKARD et al., 1986]. La comparaison de populations différentes, en particulier entre pays industrialisés et pays en voie de développement, montre sans ambiguïté qu’il y a davantage d’obèses dans les pays riches. Dans plusieurs pays asiatiques récemment industrialisés, la prévalence de l’obésité augmente de façon fulgurante avec l’abandon du mode de vie traditionnel et le passage à un mode de vie, en particulier alimentaire, typique du monde occidental. Ces observations attestent d’une forme de relation entre consommation et corpulence qui n’est pas incompatible avec le manque de corrélation au niveau individuel évoqué plus haut. 105 L’OBÉSITÉ Des populations d’enfants français (1 à 3 ans, n = 727 et 7 à 12 ans, n = 333) ont été réparties en groupes en fonction de la profession du père (Figures 24 et 25) [ROLLAND-CACHERA, BELLISLE, 1986 ; ROLLAND-CACHERA et al., 1988]. L’étude des ingesta de ces enfants montre clairement que les apports nutritionnels quotidiens sont différents entre classes socio-professionnelles. Les enfants d’ouvriers, quelle que soit leur corpulence, mangent plus que les enfants de cadres. À l’intérieur de chaque classe socio-professionnelle, l’absence de corrélation entre consommation individuelle et corpulence est observée. 1400 (28) ▲ 1350 ▲ (42) (48) ▲ ▲ (309) 1300 ▲ 1250 (201) (17) (26) ★ ★ ★ (30) ★ 1200 (8) ▲ Ouvriers ★ Cadres et professions libérales ★ s èse ob s gro s en mo y es mi nc res 1150 ma ig 106 Consommation énergétique (kcal/jour) (18) Enfants de 1 à 3 ans Figure 24 — Consommation alimentaire quotidienne dans deux groupes d’enfants appartenant à deux catégories socio-professionnelles définies selon la profession du père : ouvriers et cadres ou professions libérales. Les enfants sont répartis en cinq classes selon leur niveau de corpulence. Âge des enfants : un à trois ans. D’après ROLLAND-CACHERA et collaborateurs [1988]. 5-5 CONTRIBUTION DE L’ENVIRONNEMENT 2800 ▲ 2600 (11) (13) ▲ (71) ▲ ● 2400 (68) 2200 ▲ (11) (18) ● ★ (17) ● ▲ (32) ● (13) ★ (22) ● (20) (8) ★ 1800 ▲ Ouvriers ● Ouvriers qualifiés ★ Cadres et professions libérales ★ ns s (3) 2000 ★ (4) s èse ob gro ye mo es nc mi igr es 1600 ma Consommation énergétique (kcal/jour) (22) Enfants de 7 à 12 ans Figure 25 — Consommation alimentaire quotidienne dans trois groupes (totalisant 333 sujets) d’enfants appartenant à trois catégories socio-professionnelles définies selon la profession du père : ouvriers, ouvriers qualifiés, et cadres ou professions libérales. Les enfants sont répartis en cinq classes selon leur niveau de corpulence. Âge des enfants : 7 à 12 ans. D’après ROLLAND-CACHERA et BELLISLE [1986]. Or, la proportion d’enfants gros ou obèses est plus importante dans les milieux où la consommation énergétique quotidienne est plus élevée (Figure 26) [ROLLAND-CACHERA et al., 1988]. Cette apparente contradiction souligne qu’il ne faut pas, lorsqu’on parle de la relation entre alimentation et corpulence, confondre deux types de comparaisons : comparaison entre populations différentes (par exemple classes socio-professionnelles) et comparaisons cas/témoins (par exemple obèses et normopondéraux) à l’intérieur d’une même population. On peut faire l’hypothèse d’une interaction entre la constitution individuelle, déterminée par la génétique, et l’environnement [ROLLAND-CACHERA et al., 1988]. 107 L’OBÉSITÉ Pourcentage des sujets (%) 100 50 0 obèses gros 3% 12% 1% 8% 3% 13% 4% 13% moyens 70% 74% 69% 68% minces 12% 12% 12% 11% maigres 3% 5% 3% 4% Population totale 108 Cadres et professions libérales Ouvriers Ouvriers qualifiés Figure 26 — Pourcentage d’enfants maigres, minces, moyens, gros et obèses dans une population de 2 440 enfants répartis en trois catégories socio-professionnelles définies selon la profession du père : ouvriers, ouvriers qualifiés, et cadres ou professions libérales. Âge des enfants : 7 à 12 ans. D’après ROLLAND-CACHERA et BELLISLE [1986]. Le style de vie, et en particulier le régime alimentaire d’une population, soumet les individus à des conditions où sont mises à l’épreuve les capacités d’adaptation et de régulation de chacun. Plus le régime habituel excède les besoins en énergie, plus grande est la proportion d’individus dont les capacités de résistance à l’obésité (qu’elles soient métaboliques ou associées à l’activité physique) sont dépassées. En d’autres termes, des facteurs de l’environnement tels qu’un régime très riche en énergie, agissent de manière facilitatrice ou permissive dans le développement de l’obésité, bien que le comportement de l’obèse ne soit pas nécessairement différent de celui des personnes normopondérales vivant dans les mêmes conditions. Cette hypothèse est appuyée par les travaux portant sur des paires de jumeaux identiques (monozygotes), qui ont établi que la réponse à une suralimentation ou à une sous-alimentation chronique prolongée dépend de la susceptibilité individuelle, largement déterminée par les gènes [BOUCHARD, PÉRUSSE, 1988 ; BOUCHARD et al., 1988a ; 1988b ; 1990 ; BOUCHARD, PÉRUSSE, 1993]. 5-6 5-6 CONCLUSIONS SUR L’OBÉSITÉ Conclusions sur l’obésité Les travaux existants montrent que certains comportements sont potentiellement facilitateurs de l’hyperphagie. L’hyperphagie prolongée favorise un bilan d’énergie positif qui, à plus ou moins long terme, mène à l’obésité. Cependant, les comportements en question sont rarement spécifiques des sujets obèses et se retrouvent aussi bien chez des témoins normopondéraux. On peut donc conclure qu’il n’existe pas un profil alimentaire spécifique de la population des obèses en général. Toutefois, certains comportements, chez certaines personnes, peuvent contribuer à créer ou à maintenir l’obésité. Lorsque des comportements potentiellement anti-régulateurs sont observés dans un groupe d’obèses, la relation de cause à effet entre ces comportements et l’obésité reste à établir. De plus, le sens de la relation de cause à effet n’est pas toujours clair : par exemple est-ce le fait de manger tard qui rend obèse ou bien le fait d’être obèse qui conduit à manger de plus en plus tard dans la journée? On le voit, la recherche sur l’obésité n’est pas facile. Malgré toutes les limitations évoquées ici, un consensus assez large existe sur plusieurs aspects de l’obésité : – la multiplicité des étiologies ; – le comportement alimentaire ne peut pas toujours être incriminé comme facteur premier dans l’obésité ; – le déterminisme biologique est important. L’influence de facteurs génétiques sur le métabolisme du tissu adipeux et sur la distribution corporelle des réserves adipeuses (périphériques ou centralisées) est démontrée ; – certains environnements sont plus propices au développement d’obésités que d’autres, d’où l’importance d’une hygiène de vie ; – la sédentarité est, à côté du comportement alimentaire, un élément du style de vie susceptible de jouer un rôle déterminant dans l’obésité [SCHUTZ et al., 1982 ; ROLLAND-CACHERA, 1993 ; 1997]. 109 6 – Les troubles des comportements alimentaires Les mécanismes de commande du comportement alimentaire assurent la régulation nutritionnelle de façon efficace chez la majorité des humains. Cependant, des troubles plus ou moins graves du comportement peuvent apparaître. L’anorexie mentale (anorexia nervosa) est un trouble psychiatrique sévère mais peu fréquent. Jusqu’à ces toutes dernières années, on a beaucoup parlé de l’anorexie mentale de la jeune fille : amaigrissement spectaculaire survenant à la puberté et précipité par des facteurs psychosociaux. Ce trouble se caractérise sur le plan comportemental par une abstinence alimentaire très rigoureuse, parfois accompagnée de rituels liés à l’alimentation, une hyperactivité physique et intellectuelle, un évitement des situations de contact (et surtout de conflit) interpersonnel, parmi d’autres symptômes. La raison avouée de la restriction alimentaire est la phobie de la graisse corporelle, la peur de grossir. Dans cette pathologie, les mécanismes de commande du comportement alimentaire sont apparemment inactivés. La malade ne ressent pas la faim mais une satiété totale, du moins c’est ce qu’elle affirme [SUNDAY, HALMI, 1990]. De très nombreux ouvrages ont paru sur cette affection grave dont le traitement peut relever de démarches très différentes et souvent complémentaires : hospitalisation, isolement, “contrats” de prise de poids, psychanalyse, thérapie cognitivo-comportementale, pharmacothérapie, etc. Depuis peu, on décrit de plus en plus souvent des cas d’anorexie mentale dans diverses populations : enfants pré-pubères des deux sexes [LASK, BRYANT-WAUGH, 1993], hommes et femmes d’âge mûr, et même personnes âgées [MORLEY, 1997]. La crainte de grossir et le refus de l’aliment sont des constantes de l’anorexie dans tous les cas. La boulimie (bulimia nervosa) est un autre trouble du comportement alimentaire dont les formes graves sont traitées en psychiatrie. Il se caractérise par des accès fréquents (plusieurs fois par semaine) de consommation alimentaire effrénée, au cours desquels le mangeur a l’impression de perdre le contrôle de son comportement. La crise de boulimie a lieu en cachette et s’arrête avec l’irruption d’un témoin. La définition psychiatrique de la boulimie insiste sur la présence de comportements “correcteurs” des excès alimentaires : vomissements surtout mais aussi usage de laxatifs ou de diurétiques, etc. Cette stratégie est efficace : le ou la boulimique a un poids normal. Parfois des périodes de régime strict et des accès de boulimie alternent chez certaines personnes. Il est vraisemblable que dans ce cas, les accès de boulimie 111 LES TROUBLES DES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES soient effectivement déclenchés par un état de besoin physiologique irrépressible qui suit une privation prolongée. La consommation alimentaire n’est pas vécue ici comme un acte positif visant à nourrir et à couvrir les besoins de l’organisme, mais plutôt comme une faiblesse coupable qui aura les pires effets sur le poids. Il arrive que des patientes anorexiques s’installent à long terme dans un jeûne quasi permanent entrecoupé de périodes de boulimie ; on parle alors d’anorexiquesboulimiques. La boulimie peut se résoudre d’elle-même après quelques années. De plus en plus, les boulimiques consultent médecins et psychologues pour surmonter leur problème. Plusieurs types de thérapie ont donné de bons résultats. Les travaux scientifiques actuels [HOEK et al., 1995] soulignent l’importance des facteurs génétiques dans l’anorexie mentale et celle des facteurs de l’environnement dans la boulimie. L’anorexie mentale est observée avec une prévalence comparable, quels que soient l’époque et le contexte socioculturel. Au contraire, la prévalence de la boulimie dans une société dépend des contraintes sociales qui imposent une restriction alimentaire importante, en particulier aux jeunes femmes. Chez les obèses, la présence d’un trouble du comportement alimentaire constitue un sérieux handicap au traitement. 112 Les goûts chez les patientes atteintes de troubles des comportements alimentaires (anorexie mentale, boulimie) ont été abondamment étudiés afin de déterminer leur rôle dans l’établissement ou le maintien de la maladie. Une aversion pour les graisses apparaît clairement dans ces pathologies [DREWNOWSKI et al., 1990]. La dimension hédonique, agréable, de solutions très sucrées (40 %) est augmentée chez les femmes souffrant de boulimie nerveuse, comparées à des femmes sans troubles des comportements alimentaires et à des anorexiquesboulimiques [FRANKO et al., 1994]. Aucune différence d’évaluation de l’intensité des solutions sucrées (0 à 40 % de saccharose) n’apparaît entre ces trois groupes. Il demeure à établir si la palatabilité élevée des solutions très sucrées chez les boulimiques implique une attirance augmentée pour des aliments sucrés et constitue un facteur capable de faciliter la crise de boulimie. Des femmes boulimiques normopondérales ont plus d’attirance pour des produits laitiers sucrés et des solutions sucrées que des témoins du même âge [DREWNOWSKI et al., 1987a ; 1987b ; DREWNOWSKI, 1989]. Des patientes anorexiques hospitalisées aux États-Unis aiment les aliments laitiers sucrés, alors que des anorexiques hospitalisées en France ne les apprécient pas davantage que des témoins sains du même âge [DREWNOWSKI et al., 1987b ; SIMON et al., 1993]. Les préférences des anorexiques pour les aliments sucrés ne sont pas modifiées à l’issue d’une cure de renutrition et ne paraissent donc pas dépendre du statut nutritionnel. . LES TROUBLES DU COMPORTEMENT ALIMENTAIRE En dehors des catégories psychiatriques, le comportement de restriction alimentaire chronique est une source potentielle de troubles nutritionnels. Des questionnaires ont été validés afin d’en mesurer la sévérité et celle d’autres paramètres (sensations de faim, vulnérabilité à la désinhibition, au stress, à la stimulation sensorielle) susceptibles d’induire une dérégulation comportementale [STUNKARD, MESSICK, 1985 ; VAN STRIEN et al., 1986]. Les personnes de poids normal pour leur taille et leur âge qui s’astreignent néanmoins à un régime restrictif chronique sont à risque de carences ou de déséquilibres nutritionnels. C’est pourquoi en Amérique du Nord, on considère la restriction chronique de la prise alimentaire comme un trouble potentiellement grave qu’il faut soigner [HERMAN, 1978 ; POLIVY, HERMAN, 1987]. La restriction chronique et irrationnelle est sûrement un comportement qui menace la croissance ou même la santé d’un grand nombre de jeunes filles [HILL et al., 1992 ; HILL, 1993] et d’adultes [HERMAN, POLIVY, 1980], même si ce comportement ne relève pas de la psychiatrie. 113 Conclusions La consommation alimentaire est le versant comportemental de mécanismes qui assurent la régulation du bilan d’énergie. Une approche scientifique permet d’étudier ce comportement dans la continuité des mécanismes de régulation physiologiques. Dans l’espèce humaine, le comportement répond non seulement aux impératifs biologiques et aux sollicitations de l’environnement naturel, mais il s’inscrit aussi dans une culture, dans un environnement social, dans un contexte économique. Ces derniers facteurs qui modèlent tout comportement humain, imposent des règles d’exécution aux conduites alimentaires. Pour autant, ils ne doivent pas faire oublier le rôle biologique, régulateur, vital du comportement alimentaire. Des protocoles expérimentaux, répondant aux mêmes exigences de rigueur que toute autre recherche scientifique, ont permis de quantifier les divers paramètres du comportement alimentaire humain dans des conditions stables ou changeantes, et d’en identifier les déterminants. Les signaux de faim, de satiété, de rassasiement, les mécanismes d’apprentissage classique ou instrumental, comme chez les autres espèces animales, déterminent divers aspects de ce comportement. Les exigences de la biologie s’expriment dans un contexte social. Ce contexte peut parfois jouer un rôle anti-physiologique. En empêchant ou en limitant le jeu des mécanismes reposant sur la biologie, il peut mettre en péril l’efficacité de la régulation. Les sociétés industrialisées offrent des ressources alimentaires sans précédent. Ce développement s’accompagne d’une épidémie d’obésité et de l’apparition de troubles des comportements alimentaires relevant de la psychiatrie. L’obésité frappe le mangeur humain, enfant ou adulte, et souvent ses animaux familiers, ce qui suggère un partage d’éléments nocifs du style de vie. Pléthore alimentaire et sédentarité sont au premier rang des suspects. L’étude des comportements régulateurs efficaces, chez l’homme comme chez l’animal, nous montre une structure complexe et souple des activités de la journée, qui permet d’intégrer une grande variabilité des apports alimentaires. Cette structure se caractérise par des cycles où alternent des épisodes de consommation avec des épisodes de non-consommation alimentaire. Au cours de chaque phase de ces cycles, le consommateur ressent des signaux internes multiples correspondant à la faim ou à la satiété, à un appétit spécifique ou à un rassasiement spécifique ou général. La disparition de cycles clairs, de ces alternances d’états physiologiques, favorisée par l’omniprésence d’aliments et de boissons disponibles à toute heure et sans restriction, apparaît comme un important facteur causal de la dysrégulation. Certains aliments nouveaux mettent le consommateur humain dans des situations inédites pour lesquelles l’Évolution naturelle n’a pas pu jusqu’à présent 115 CONCLUSIONS sélectionner de mécanismes de sauvegarde, comme elle l’a fait pour prémunir les animaux que nous sommes contre la pénurie. Les aliments industriels de densité énergétique très élevée, souvent hyperlipidiques, de même que ces aliments conçus pour ne pas nourrir tout en procurant une stimulation sensorielle agréable, représentent de nouveaux défis aux mécanismes de régulation chez un consommateur de plus en plus inactif et sollicité. Ces quelques lignes de conclusion font ressortir que, si l’humanité a su au cours de son histoire, par une certaine forme de progrès matériel, faire reculer les risques de pénurie, il lui reste à imaginer comment se prémunir contre les perversions de ce progrès. Le pari que nous pouvons faire ici, après avoir évoqué tant de travaux éminents, est que la recherche scientifique concernant les conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui la régulation alimentaire humaine a encore des révélations utiles à prodiguer, pourvu que nous puissions disposer des moyens nécessaires. 116 Bibliographie ALTBÄCHER V., HUDSON R., BILKO A. [1995]. Rabbit mother’s diet influences the pup’s later food choice. Ethology 99, 107-116. ANDERSON C.E., ROSSNER S. [1996]. Meal patterns in obese and normal weight men: the “Gustaf” study. Eur. J. Clin. Nutr. 50, 639-646. ANLIKER J.A., BARTOSHUK L., FERRIS A.M., HOOKS L.D. [1991]. 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