CHRONIQUE D`ACTUALITE - Franck Biancheri | Documentation

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CHRONIQUE D`ACTUALITE - Franck Biancheri | Documentation
CHRONIQUE D'ACTUALITE : LE TSUNAMI AMERICAIN ET LA PROSPECTIVE
Le monde a découvert ébahi et horrifié le spectacle de la catastrophe causée par le cyclone
Katrina. Une autre Amérique a été mise à nu. Celle de la pauvreté des noirs de la Louisiane,
ceux qui n'avaient pas de voiture pour fuir. Plus encore que le désastre matériel c'est la détresse
humaine qui a émergé des images de la télévision. Et la révélation des faiblesses de la
gouvernance américaine, lente à réaliser l'ampleur du désastre et encore plus à réagir
efficacement. Tout à été dit à ce sujet, particulièrement dans la presse américaine, et plus
particulièrement par les journalistes noirs. Il y aura des suites politiques et des réglements de
compte.
Mais sans attendre le grand débat, on peut se reposer la question des rapports entre la
prospective et l'action politique. Car, en l'occurrence le scénario était connu et avait été
annoncé avec une remarquable précision.
En 2004, une spécialiste de l’évaluation des risques avait décrit en détail les dangers “presque
inimaginables” que couraient les habitants de La Nouvelle-Orléans. Personne ne l’a écoutée1.
Shirley Laska écrivait à propos de l’ouragan Ivan de septembre 2004 : “Cette fois, La NouvelleOrléans a été épargnée, mais, si tel n’avait pas été le cas, Ivan aurait :
– provoqué une montée des eaux de plus de 5 mètres dans le lac Pontchartrain ;
– submergé les digues séparant le lac de la ville, entraînant l’inondation de la ‘cuvette’, l’eau
s’étendant de la digue du lac à la digue du fleuve et atteignant parfois 6 mètres de haut ;
– noyé les faubourgs de la rive nord jusqu’à plus de 10 kilomètres à l’intérieur des terres ;
– inondé les zones habitées au sud du Mississippi.
Dans ces zones, près de 80 % des structures auraient été sérieusement endommagées par le vent et
l’eau. Un tel risque, et les dégâts qui en résulteraient, est la conséquence d’un système de digues
dépassé par l’aggravation de la menace, elle-même liée à l’érosion rapide du littoral, et donc
incapable de protéger un paysage en récession constante.
L’avertissement était clair, exprimé noir sur blanc : “Les personnes dépourvues de moyens, les
personnes sous assistance médicale, les résidents ne disposant pas de moyens de transport personnels
et les sans-abri ne pourront être évacués sans aide substantielle.” Shirley Laska allait plus loin. Lors
du passage d’Ivan, en 2004, poursuivait-elle, “les résidents qui ne disposaient pas de moyens de
transport personnels n’étaient pas en mesure de quitter les lieux, même s’ils le souhaitaient. Quelque
120 000 résidents (soit 51 000 logements abritant en moyenne 2,4 personnes chacun) n’ont pas de
véhicule. Dans le sillage des évacuations liées au passage du cyclone Georges, il avait été suggéré
d’utiliser les bus publics pour faciliter l’évacuation de la ville. Cette mesure n’a pas été appliquée à
l’approche d’Ivan. Si ce dernier avait frappé La Nouvelle-Orléans de plein fouet, on estime que 40
000 à 60 000 habitants de la région auraient péri.” L’article s’intéressait également au cas des gens
qui, disposant de moyens de partir, s’y refuseraient. “On estime que, avant un ouragan
particulièrement violent, environ 700 000 habitants évacueraient l’agglomération de La NouvelleOrléans”, écrivait ainsi Mme Laska. “Dans le cas d’Ivan, les responsables calculent que près de 600
000 personnes ont été évacuées de la zone métropolitaine du lundi 13 septembre à l’aube au mercredi
15 septembre à midi, moment auquel l’ouragan a obliqué et où les principaux axes routiers ont
commencé à se désencombrer. Le fait que 600 000 résidents aient évacué la ville signifie qu’à peu
près autant sont restés sur place. Les dernières études à ce sujet montrent que les deux tiers des nonévacués ont refusé de partir parce qu’ils se sentaient à l’abri chez eux. D’autres s’appuyaient sur une
tradition culturelle les invitant à rester ou répugnaient à bouger à la suite d’expériences négatives
lors de précédentes évacuations.”
Il ne s'agissait pas de prospective, à futurs multiples, mais de prévision à futur unique, basé sur
l'extrapolation du passé récent. Dès lors ,au-delà des classiques plaintes des futuristes "Ah si on
nous avait écoutés !", il faut aller aux sources de cette imprévoyance.
1
Voir Courrier International N°775 septembre 2005 "Le scénario de la catastrohe était écrit " George Curry
dans The Black Press of America, Washington.
La réactivité organisée n'était pas préparée parce que les mesures de protection de
l'infrastructure ne faisaient pas partie des programmes politiques2, et que ceux-ci n'étaient pas
la traduction d'un projet de société éradiquant la pauvreté.
Ce qui est en cause ce n'est pas seulement l'incompétence des autorités, la lourdeur de la
bureaucratie, le manque de cordination des échelons de la structure constitutionnelle, mais la
vision de la société américaine sur elle même. Il semble que ce n'est pas un racisme rampant, la
corruption endémique régnante, qui expliquent le manque d'intérêt politique pour les habitants
des régions sinistrées, ni les clichés répandus par les films et le jazz de la Nouvelle Orléans3
dans l'opinion publique américaine, mais l'autisme des gens aisés et de leurs représentants
politiques. D'où sortaient ces noirs qu'on ne connaissait pas, qui dérangeaient l'image
rassurante d'une Amérique libérale, où chacun avait ses chances de vivre le rêve américain ? Ce
n'étaient pas des réfugiés4 mais des Américains en détresse.
Quelle conclusion tirer de cet événement majeur ? Pour ma part, je pense que le grand défi de
la prospective et de la politique est d'articuler vision à long terme, programme à moyen terme
et action à court terme. Ce qui implique une nouvelle praxéologie et de la prospective et de la
politique. La réactivité peut être pensée à l'avance, les programmes à moyen terme, 3 à 5 ans,
doivent être au confluent des problèmes ressentis dans le présent, et de la guidance de
l'orientation générale d'un programme sociétal auto-construit avec les citoyens. Le débat sur les
finalités devient l'essentiel5, l'Homme et l'Humanité, et donc l'anthropo, le centre et la raison
d'être. D'où le projet en cours d'élaboration de la "Prospective Anthropolitique".
La vision du leader est de plus en plus nécessaire, mais elle n'est pas sans danger. Ainsi Lenine
avait la vision que la révolution bolchevik allait embraser le prolétariat mondial et qu'il
s'ensuivrait une série de révolutions en Europe. Il y eut bien des tentatives en Allemagne, en
Autriche et en Hongrie, mais ce furent des feux de pailles, qui conduisirent à construire le
socialisme dans un seul pays, improviser des replis stratégiques avec la Nouvelle Politique
Èconomique (la NEP), notamment…et à la dérive tragique de l'URSS.
Aujourd'hui la vision doit être partagée, citoyenne, participative, ce qui soulève la question des
rapports entre démocratie représentative et participative, et permet avec Hugues de Jouvenel
d'y répondre :
"… un débat s'est instauré entre les tenants de la prospective au service du prince vs. les tenants de la
prospective du peuple. Vrai sujet au demeurant. Nous avons, en fait, besoin des trois : une
prospective au service des décisions, d'une prospective comme culture politique citoyenne, et d'une
prospective au sein des instances parlementaires, là où, théoriquement, s'exerce vis-à-vis de l'exécutif,
un contre-pouvoir qui n'est point celui de la rue mais celui de représentants du peuple
démocratiquement élus"6.
2
On sait, par ailleurs, que des crédits avaient été transférés au chapitre des dépenses militaires en Irak
La Nouvelle Orleans n'est pas l'Amérique, c'est même son opposite "slow, lazy, sleepy, sweaty, hot, wet, lazy
and exotic", mais culturellement irremplacable. Voir Mark Chidress "Why New Orleans willbe missed" New
York Times-Le Monde september 10, 2005.
4
Qualificatif qui indigne la chroniqueuse noire du Kentucky Merlene David, Lexington Herald Leader,
reproduit dans CI
5
Je pense, en particulier, aux débats actuels pour un programme du Parti socialiste en France, et plus
généralement au sein de la gauche français, où la vraie question est identitaire.
6
Hugues de JOUVENEL "Invitation à la prospective "Futuribles, perspectives juillet 2004. Voir du même
auteur l'article "La prospective pour une nouvelle citoyenneté" paru en 1982.
3