Rencontre avec José Bové

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Rencontre avec José Bové
Rencontre avec José Bové
Samedi 19 juillet 2014 - Mèze - 24e édition du Festival de Thau
Une rencontre animée par Thierry Salomon. Propos retranscrits par Raquel Hadida
Les aventures du militant-député | Une figure altermondialiste au cœur de l’Europe. Juste après
sa réélection comme eurodéputé du Sud-Ouest de la France, José Bové nous plonge dans les
arcanes de l’institution communautaire lors d’une conférence à Mèze pour le Festival de Thau, le
19 juillet. Des rouages démocratiques, de puissants lobbys, un dangereux traité, et des jeux de
pouvoir agricoles : à Bruxelles aussi, l’ancien syndicaliste joue les empêcheurs d’exploiter en rond.
Votre dernier livre, Hold-up à Bruxelles, est un véritable
polar aux côtés de l’inspecteur Bové. Tout d’abord,
comment fonctionne Bruxelles ?
751 députés sont élus simultanément dans les 28 pays
de l’Union européenne. Le Conseil — l’équivalent du
Sénat — regroupe les chefs d’États et de gouvernement.
Et la Commission sert à l’exécutif, avec 28 Commissaires,
proposés par chaque État pour le représenter. Jusqu’à
maintenant, les chefs d’État nommaient un président de
Commission qui ne ferait pas de vagues, comme Barroso.
Mais la règle du jeu vient de changer : c’est le parti le
plus représenté au Parlement qui installe son président
— j’étais co-candidat pour les Verts européens. C’est
Jean-Claude Juncker, le chef du parti conservateur (PPE),
qui vient donc d’être ratifié [le 16 juillet 2014] comme futur président de la Commission. Contre l’avis des chefs
d’État, qui n’ont pas réussi leur coup de force face au
Parlement.
C’est une démocratie bien différente de celle qu’on
connaît en France…
Oui, car le vote est à la proportionnelle : il n’y a pas de
parti majoritaire au Parlement. Ainsi, les votes ne sont
pas stratégiques : des alliances se font sur des textes,
projet par projet, avec amendements et compromis.
© Raquel Hadida
Parlez-nous de votre métier d’eurodéputé : un député
européen a-t-il les moyens de faire bouger les choses ?
Nous avons chacun au moins deux assistants au niveau
européen et un assistant au niveau local. Ensuite, on
peut financer des études d’experts comme négaWatt,
faire venir des conférenciers, donner des moyens aux
mouvements citoyens comme les anti-gaz de schiste…
Mais pour ça, il faut appartenir à un groupe, avec au
minimum 25 députés de sept pays différents, ce qui
n’est pas le cas du Front National. Assistants et études
sont contrôlés et gérés par la Commission, alors que les
députés ont une enveloppe à discrétion : cela évite le
saupoudrage local.
L’Europe serait donc transparente ?!
Théoriquement oui : on peut demander les mails échangés,
l’agenda du président ou des commissaires, mais cette
transparence n’existe que si l’on s’en sert.
La transparence, c’est un combat permanent. Les 2500
lobbyistes, qui ont leur bureau à Bruxelles, sont listés
dans un registre officiel. Parmi eux, on trouve 70%
d’entreprises, 20% d’ONG d’intérêt général, et 10%
d’États, via des agences qui poussent la réglementation
qui les intéressent, comme le charbon pour le Pologne.
Mais de nombreuses entreprises, comme Monsanto,
n’y sont pas. Ou sont masquées via des joint-venture,
comme les filiales de Philip Morris.
Comment les lobbies agissent-ils ?
1. Ils influencent les députés et la Commission.
2. Ils entrent dans l’administration après avoir travaillé dans
l’industrie, ou l’inverse, en gardant leur carnet d’adresses.
3. Ils pénètrent dans l’équipe ou les experts des agences
européennes, comme celle du médicament ou l’agence
sanitaire des aliments (EFSA). Sur les OGM, les pesticides,
le Bisphénol A… Et lorsque ce sont les entreprises qui
donnent les éléments d’analyse du dossier, ça marche à
tous les coups !
Nous avons par exemple découvert que la présidente de
l’agence sanitaire des aliments avait travaillé pour la plus
grosse firme alimentaire mondiale… J’ai donné trois mois
au Commissaire en charge de la santé des consommateurs,
John Dalli, plutôt pro-OGM, pour sortir le loup de la
bergerie. Le Parlement a refusé de valider les comptes de
l’agence tant que cette présidente était en place. [Elle a
démissionné en 2012]. Une belle victoire.
4. Les lobbies donnent des rendez-vous dans les cabinets
d’avocats. Ce sont les nouveaux lieux de lobbying, protégés
par le « secret professionnel ». Nous en avons démasqué
et mis sur la scène publique.
Une des histoires les plus fabuleuses est le « plan
fumeux du lobby du tabac ». Racontez-nous !
[En octobre 2012], sous pression de l’industrie du tabac, le
Commissaire à la santé, John Dalli, s’est fait démettre de
ses fonctions, en une demi-heure, par Barroso [José Manuel
Barroso, président de la Commission européenne de
2004 à 2014]. Il avait en effet refusé l’introduction en
Europe d’un tabac à mâcher suédois, le « snus », qui rend
aussi dépendant que la cigarette. Et l’organe de lutte
anti-fraude brandissait un rapport indiquant qu’il était
prêt à négocier l’assouplissement de la directive contre
60 millions d’euros.
En fait, Philip Morris, une des majors internationale
du tabac, venait de racheter l’industrie du snus, et a monté
une kabbale contre le Commissaire, en témoignant
pour monter un faux rapport. Il a ensuite suffi à Philip
Morris de contacter le président de la Commission via
son avocat parisien…lui-même l’ancien responsable de
la conformité du droit européen. Et d’obtenir facilement
la démission de Dalli.
Qu’avez-vous fait pour déjouer ce complot ?
Toute réunion d’un industriel du tabac avec un élu doit
être à l’agenda officiel, avec un compte-rendu écrit :
nous nous battons pour que l’Europe applique cette
obligation de l’OMS. À trois députés, dont un Flamand
et une conservatrice allemande, nous avons travaillé
avec des ONG, découvert des mails internes. J’ai mis
la pression pendant des mois sur les négociateurs de
l’industrie jusqu’à obtenir un entretien enregistré, d’une
heure et demi, où ils avouent avoir menti. C’est désormais
une pièce à conviction dans le procès pour licenciement
abusif demandé par Dalli. Pour la première fois, un
président de la Commission se fait interroger par les
juges de la Cour européenne de justice du Luxembourg.
En savoir plus : marianne.net
Votre livre est émaillé de nombreux récits de cet acabit,
sur la Pac, les pesticides, les Polonais et le gaz de
schiste… mais aussi le traité transatlantique. Qu’est-ce
qui se cache derrière ce dossier, inspecteur Bové ?
Ce projet de traité aux multiples noms — TTIP, TAFTA,
PTCI en français…— est à l’initiative de l’Europe. Les
grandes entreprises européennes de service — BTP,
téléphonie, gestion de l’eau… — supportent mal de
ne pas avoir accès aux marchés locaux des États-Unis.
En effet, certains États réservent les appels d’offre aux
entreprises locales, alors que Vinci ou Véolia pourraient
y faire des marchés juteux.
En face, les États-Unis sont aussi intéressés : ils veulent
outrepasser les normes européennes et la Directive
Reach sur les produits chimiques pour exporter, entre
autres, leur viande de bœuf et de volaille. Ce qui signerait
l’arrêt de mort des élevages à l’herbe… Et nous ferait
manger des carcasses de poulet plongés dans l’eau de
Javel.
De plus, avec ce traité, les firmes pourraient attaquer
un État dont les normes nuisent à leurs investissements,
donc à leurs bénéfices.
Par exemple ?
Ce système se généralise déjà au niveau mondial. C’est
déjà le cas au sein de l’Alena, l’accord de libre-échange
États-Unis, Canada et Mexique. Une entreprise américaine
demande 250 millions de dollars au Québec pour avoir
mis un moratoire contre le gaz de schiste. Une entreprise
suédoise attaque le gouvernement Merkel pour avoir
fermé des centrales nucléaires. En 2002-2003, Véolia a
attaqué le gouvernement égyptien pour avoir augmenté
le salaire minimum, alors que la firme avaient remporté
le marché de l’eau à Alexandrie.
Dans un débat télé, Nicole Bricq [Ministre du Commerce
extérieur en 2012-2014] ne voulait pas le reconnaître,
on s’est engueulés. L’après-midi même, son cabinet me
demandait d’envoyer les documents pour attester de ce
qu’on disait. Contrairement à nous, il ne les avait pas lus !
Peut-on encore l’empêcher ?
Cet accord était le grand projet de Barroso. Jean-Claude
Juncker, le nouveau président de la Commission, ne voit
pas pourquoi il faudrait passer par un nouvel accord.
C’est le résultat de la pression des citoyens, des ONG,
des syndicats. Cet accord ne sera pas signé en 2015, et
peut capoter par la mobilisation en Europe, mais aussi
aux États-Unis. Le Congrès refuse de donner son accord
à Obama. Pour me battre contre ce traité, je me suis inscrit dans la délégation Union européenne-Etats-Unis. Et
je suis en lien avec une responsable de l’État du Maine,
au Nord-Est des États-Unis.
Quel sera le sujet de votre prochaine enquête ?
Le commerce des armements. Les entreprises et les
États sont très liés. Il y a du travail à faire : j’ai cinq ans.
Mais je ne suis pas le seul à pouvoir faire ce boulot
d’investigation : il faut aussi pousser vos autres députés
de la région Sud-Ouest à faire pareil !
José Bové sur le port de Mèze - 2014 © Raquel Hadida
En tant qu’eurodéputé, avez-vous aussi déniché des
conflits d’intérêt au niveau local ?
J’ai été rapporteur d’un accord de libre-échange entre
l’Europe et le Maroc sur les tomates. Une catastrophe
environnementale qui puise l’eau dans les nappes
profondes… au Sahara occidental, colonisé. Au niveau
commercial, j’ai réalisé que 75% des tomates exportées
depuis le Maroc provenaient de trois entreprises : une
des Domaines du Roi (Maroc), une de Château-Renard
(Paca) et une entreprise de Perpignan, cul et chemise
avec le marché Saint-Charles [1er marché européen des
fruits et légumes, à Perpignan]. Ainsi cet accord de libreéchange ne se faisait pas pour les paysans marocain,
mais pour les entreprises françaises. Incroyable !
Qu’avez-vous fait ?
Je me suis battu, jusqu’au Ministre de l’agriculture qui a
essayé de me soudoyer en me donnant un rendez-vous
discret à Montpellier. Je lui ai proposé un rendez-vous…
chez mon avocat ! Mais cet accord a quand même été
voté, à 100 voix près. Et avec le soutien de la FNSEA
(syndicat agricole majoritaire, NDLR), contre ses propres
producteurs de tomates, taxés de corporatistes, pour
pouvoir exporter des céréales et prendre le marché de
l’huile au Maroc.
Cause perdue, alors ?
Non, nous sommes passés par la réforme de la Pac,
pour changer la façon de fixer les prix à l’importation,
et remonter tous les cours. Résultat : [en avril 2014], une
conférence de presse cinglée du directeur du marché
Saint-Charles avec les élus locaux, intitulée « L’Europe
tue le marché Saint-Charles », en pleine campagne des
européennes. J’ai répliqué le lendemain avec une page
dans l’Indépendant [quotidien des Pyrénées-Orientales]
expliquant que « C’est nous qui l’avons fait ». Nous : avec
le responsable de la réforme de la Pac, un type de l’UMP
d’accord avec moi. Je te raconte pas la tête des mecs de
l’UMP à Perpignan…!
OGM : Que pensez-vous des études du Pr Gilles-Éric
Séralini, de l’Université de Caen, montrant que des
rats nourris aux OGM résistant au Round-Up
développaient des tumeurs extraordinaires — des
études très controversées ?
Séralini montre que des altérations sévères des rats qui
ont mangé du maïs OGM pendant deux ans. C’est la
première fois qu’il y a des aspects significatifs sur l’aspect
sanitaire des OGM. Toutes les académies ont condamné
ces expériences, arguant de moyens peu transparents, ça
a fait un pataquès. J’ai été invité à m’exprimer à l’agence
européenne sanitaire des aliments. Nous avons obtenu
depuis un an l’accord de principe du renouvellement de
l’expérience dans plusieurs pays, financé par l’Europe.
[Et en juin 2014, Séralini a pu republier son étude] Mais
les institutions, bornées, ont tendance à refuser le débat
avec des scientifiques dissidents. Je vais redemander à
ce qu’on fasse aboutir ces expériences.
Les pommes reçoivent encore vingt traitements de
pesticides. En 2014, l’agriculture française est-elle
soucieuse de son environnement ? A-t-elle changé ses
méthodes ?
Non, l’agriculture n’a pas changé. Nous sommes dans le
même modèle agricole productiviste avec agrochimie
de synthèse. Pire, avec la nouvelle loi d’orientation agricole
[en cours de finalisation fin juillet 2014], les règles
bloquant la taille des élevages ont sauté. On va assister
à l’accélération du processus d’industrialisation de
l’agriculture, avec des paysans sous contrôle. Dans le
projet scandaleux de la ferme des mille vaches, dans la
Somme, c’est un montage de sociétés industrielles qui
tient le capital, non pas pour produire du lait ou de la
viande, mais de l’électricité ! Et on ne peut plus le bloquer. Alors que la loi aurait pu facilement empêcher les
montages de sociétés…
L’agriculture change d’échelle…
Un bouleversement total de l’agriculture nous attend.
Comme dans les Länder de l’Est de l’Allemagne où un
abattoir peut abattre 35 000 poulets à l’heure. Gigantesque
! Pour le faire tourner, 500 poulaillers industriels. Cette
logique de concentration implique élevage hors-sol,
alimentation importée, souvent du soja OGM. Mais aussi
contrôle des paysans. Ces élevages ont besoin d’une
grande surface pour épandre leur lisier, donc bloquent
des milliers d’hectares et empêchent les jeunes de s’installer,
comme en Bretagne. Ce modèle agricole totalement
artificiel va à l’encontre de ce qu’attendent les gens.
Que faire contre ça ?
Tu changes ta façon de manger. Tu achètes des pommes
bio et tu vas pas acheter des pommes au supermarché !
Des maraîchers d’Ariège ont reçu une amende de 450
€ pour avoir vendu des tomates non-inscrites au
catalogue officiel des semences. Des associations
comme Kokopelli se prennent des procès à tire-larigot… Ce catalogue existe-t-il dans les autres pays
européens ?
C’est un hold-up du vivant, le même scandale que les
OGM. L’Europe protège les semenciers et obtenteurs
végétaux. Soit via des brevets pour des variétés modifiées,
soit par la protection des semences qui leur reconnaît
des royalties. Ces deux droits se rapprochent pour se
renforcer l’un l’autre. Depuis 150 ans que les semenciers
existent (10 à 15 grandes entreprises dans le monde), ils
ont toujours voulu empêcher la reproduction gratuite du
vivant. Première tentative, avec l’hybride, notamment sur
le maïs, qui ne tient qu’une génération. Deuxième avec
les OGM. Surtout que les semenciers ont été rachetés
par les entreprises agro-chimiques.
Quelles sont les menaces actuelles ?
Comme les gens ne veulent pas d’OGM, les semenciers
se tournent vers la mutagénèse, une autre technologie
végétale. Cela permet de sélectionner les gènes conférant
des propriétés aux semences, par exemple en rendant
du coton ou du colza tolérant à un herbicide. Et ce, sans
gène extérieur : ils peuvent donc les vendre comme
des plantes classiques. Les règles d’autorisation de ces
« plantes-pesticides » sont une nouvelle bataille qui
s’annonce au niveau européen. Tout comme la transformation
de la directive européenne sur les semences, en règlement,
contraignant les États.
Pour en savoir plus :
Peut-on encore lutter contre ces semenciers ?
L’accord de libre-échange entre l’Europe et l’Amérique
Centrale, poussée par la France, induit une loi sur
les semences, avec obligation de les acheter à des
entreprises officielles. En Colombie, l’armée a ainsi
détruit les stocks de semences des agriculteurs. Mais
suite à d’importantes manifestations, la Colombie a du
retirer sa loi. On est dans une logique de concentration
et de pouvoir donné aux entreprises. Et le politique dit
« amen », il subit.
SITES UTILES
festivaldethau.com
raquelhadida.fr
Au final, faut-il moins d’Europe, ou plus d’Europe ?
Face à la taille des multinationales et des lobbies, une
démocratie ne peut pas réussir à se défendre seule. Il
faut instaurer un rapport de force de même niveau.
D’autant plus que l’Europe a une démocratie plus avancée
que la France — on attend toujours le vote proportionnel
de la 6eme République. Je crois plus au seau fédéral
pour un projet alternatif de société. De même, la transition
énergétique dans un seul pays n’a pas de sens, il faut
une masse critique et un poids plus important. Donc une
Europe politique, et non 28 coqs qui croient que le soleil
se lève parce qu’ils chantent… Mais pas de démocratie
sans transparence. Et sans citoyens engagés capables de
se mobiliser sur le terrain. Toute les batailles collectives
sont partie de la base. Je suis à Bruxelles pour continuer
le combat. Député, ça n’est pas un métier !
«Hold-up à Bruxelles, Les lobbies au
cœur de l’Europe ?»
De José Bové, avec la collaboration de
Gilles Luneau (rédacteur en chef de
Global Magazine)
Éd. La Découverte, fév. 2014, 192 p.,17 €.

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