à propos de l`émission une famille en or

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à propos de l`émission une famille en or
STRATÉGIES DE LA TÉLÉ-TRANS-FUSION
(À PROPOS DE L’ÉMISSION UNE FAMILLE EN OR)
1993
Publié dans le journal de philosophie Sorbonne
« La liberté est la compréhension de la nécessité. »
» Dans le danger croît ce qui sauve. »
Etrange situation que la nôtre, à la fin d’un siècle qui a vu naître et prospérer de nouveaux
types d’images et des logiques de programmation jusqu’alors inconnues: argentines,
électroniques ou numériques; et qui pourtant n’a jamais su générer de véritables débats
autour de cette révolution audio-visuelle. Les images sont devenues la nourriture principale
de notre champ de vision qui aujourd’hui se fixe sur l’objet télévision, comme jamais il ne
s’était fixé auparavant sur un quelqueconque objet. Qui avait-il à voir jusqu’alors dans un
objet? Progressivement, la focalisation prend la place jusqu’alors réservée au balayage et donc
aux passages. Face à ce regard qui pointe et qui est pointé par le téléviseur, les intellectuels
ont bien poussés quelques critiques, mais ce n’était là que plaintes incapables de produire un
discours dont la virulence intempestive n’aurait d’égale que la surdité de la logique
programmatoire des images. Critiques immédiatement suivies par des propositions «
constructives », parce que si l’on ne s’enchaîne pas ainsi à notre époque, la voix compte nulle.
C’est la rareté des interventions critiques qui fait entrevoir ce silence comme un refoulement
véritable: «Ces images ne sont pas intelligentes, parce que inintelligibles, pour nous c’est plus
tard, juste avant que la neige ne vienne remplir l’écran et qu’une journée identique ne suive.»,
comme si notre temps n’était plus qu’une immense grille de programmes segmentés. D’autres
résistent avec fierté: «Je refuse d’avoir la télévision. Ce serait là une dispersion de mon
précieux temps.». Vous mentez, vous interrogez le langage, vous faites subir une
déconstruction à la métaphysique, vous devenez vous-mêmes des spectres langagiers. Vous
continuez à y croire parce que vous vous comprenez entre vous, vous formez une petite
communauté aphone parce que sourde et ésotérique. Notre hypothèse est autre, nous
regardons du côté du plus proche, celui qui touche des millions d’individus, non par quelques
lignes historiales et souterraines dont vos intelligences se délectent, mais directement:
«Prostré devant son poste il reste des heures durant. Personne ne le regarde». Comprenez
vous qu’un monde « nouveau » se met en place, déplace et crée ses stratégies afin de préparer
l’arrivée des technologies du virtuel? Non, vous n’aimez pas penser à la froideur de la
technique qui vous fait penser à l’inhumain .Vous confondez deux inhumains: celui de la
différence et celui de tous systèmes. Alors bien sûr vous refuserez notre critique paranoïaque
qui recherchant partout du sens, une intention même si elle ne préexiste pas au discours, vous
semble trop proche de la fiction pour pouvoir vous convaincre. Liez vérité et réalité, liez!
Préparation à la transparence idéologique: Une famille en or
Critique paranoïaque, ça sonne comme une formule de Dali, mais c’est inversé, c’est la vitalité
de la critique qui combat la pathologie paranoïaque, jamais le contraire. Ça garde tout de
même l’équivoque quant à la bonne santé ou à la bonne tenue du discours. Ça dit même que si
l’on cherche du sens là où il n’y en fait pas d’intentionnalité chez les concepteurs, c’est la
preuve de la toute puissance de l’idéologie que l’on tente de découvrir. Ça raconte l’histoire
d’un discours qui ne veut pas savoir si le sens est dans l’objet dont parle la critique, ou
toujours déjà dans la critique, parce qu’à vrai dire ça (il, l’inhumain) n’a aucun moyen de le
vérifier. Le seul critère est la résistance. Picasso intercesseur s’écriait: « Contre tout; contre les
esprits inconnus, menaçants (…) J’ai compris: moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi je
pense que tout, c’est inconnu, c’est ennemi! Tout! Pas les détails! »
Le désert: On regarde l’émission Une famille en or à 18h45 sur TF1, les entités diffuseurs et
récepteurs n’ont plus aucun sens, si ce n’est négatif, parce qu’alors il faudrait être marxiste ou
quelque chose comme ça, parce qu’alors il faudrait dire qu’une des deux parties décide, a une
intention, et puis que l’autre serait manipulée. Soi-même on ne subit pas, on ne se plaint pas,
on (se) regarde. Mais si il n’y a plus de concepteurs ni de téléspectateurs, alors on trouve un
système complet et insaisissable. Ce n’est même plus un système, parce qu’il ne s’agit pas de
parties (les organes) coordonnées par un principe (l’organisme) qu’il s’agirait justement de
découvrir puis d’évaluer. Le principe n’a été qu’une longue tromperie. C’est une fiction. Une
fiction désertée par les individus (le spectateur critique). Il n’y a plus que le poste, c’est à dire
la télé-transmission qui désarme la pensée représentative. Horkeimer et Adorno écrivaient: «
Le dissidence réaliste devient la marque de fabrique de celui qui apporte une idée nouvelle à
l’entreprise. » Il ne faut donc rien proposer. Il n’y a pas de contre image, pas d’autre solution
que l’image qui est devant nous. Rien. Et plus loin « Le hasard et la planification deviennent
identiques. » On planifie, on analyse l’émission, le hasard. Une fiction encore parce qu’il n’y a
plus de réel.
On fait jouer deux familles, il n’y aura qu’une seule Famille en or. Et si l’on prend une cellule
familiale ce n’est pas par hasard, car en fait c’est beaucoup plus frappant que de faire se
combattre des individus qui ne représentent qu’eux-mêmes. Une famille cela a quelque chose
d’anonyme. Bien sûr telle famille a ses spécificités, mais l’important est qu’aucune entité
singulière ne soit mise en avant, il faut qu’elle soit digérée par le groupe. Des prénoms jouent,
un nom gagne. Ainsi on accentue le mimétisme du téléspectateur, lui-même anonyme. Il aime
bien cette émission parce qu’elle a un enjeu: l’argent. Et ce type de fidélisation, courante de
nos jours, est profondément malsaine. Cette émission en prime-time s’adresse en effet aux
classes les moins favorisées (pour les autres c’est plus tard dans la soirée, lorsque la neige…),
qui sont aujourd’hui subjectivement la classe moyenne et objectivement pauvre, ou en tout cas
dans une situation croissante de déficit par rapport à l’unique modèle de consommation «
proposé », ce qui restreint les chances de formation d’une culture spécifique. Car comment
revendiquer lorsqu’on désire soi-même sur-consommer, et qu’il devient ainsi impossible de
refuser et de s’auto-affirmer? Toute possibilité revendicative s’auto-détruit dans cette nouvelle
forme d’envie larvée qui ne cherche plus à se réaliser, mais à s’accroître passivement. Dans
l’économie de marché le plus important est de croire en des « projets » dévitalisés de
consommation et de les organiser selon une programmation, non de les réaliser. C’est cela qui
maintient le mieux l’ordre et protège de la surprise et du sursaut. On remplace la répression
par l’intériorisation et la culpabilisation transparente. On s’identifie aux familles qui
concourent, parce que soi-même on désire l’argent proposé. N’oublions pas que le rôle de ce
type d’émission n’est bien sûr pas de faire gagner de l’argent aux participants. Il ne s’agit là
que d’un prétexte et d’un moyen afin que le téléspectateur puisse se mettre à la place des
joueurs tout en restant surtout à sa place, c’est à dire qu’il puisse consommer tranquillement
dans son fauteuil le programme. Etrange identification en fait car cette émission a de grandes
difficultés à trouver des familles qui veuillent participer. Le spectateur s’identifie bien, mais
seulement à lui-même dans son attitude panoptique de voyeurisme. Si on le jetait
brusquement sur le plateau, il serait terrorisé. C’est dire si cette émission ne transmet pas des
faits réels, mais du désir neutralisé: s’habituer plus encore à l’état où l’on est, stabiliser
l’existence. Il n’y a pas à penser l’oeil critique, parce qu’il n’existe plus. C’est cela même la télétransmission: on transmet qu’il y a transmission. Les électrons viennent frapper la surface du
tube cathodique, le reste est un mécanisme abstrait rêvé par la paranoïa. Le médium est à luimême son référent, la communication embraye sur la transmission où seul compte le support.
Si dans le star-system passé d’Hollywood on s’identifiait aux individus acteurs, ce qui
déchaînait des passions exclusives, ici pas de fan club réunit autour de sa vedette télévisuelle.
On ne fait que s’identifier à une abstraction: la structure du jeu lui-même. Et c’est justement
cela qui assure une fidélisation maximale et sans fin à cette émission. On ne se dépêche pas de
rentrer chez soi pour la voir, elle est tout simplement là et l’on sait à quoi s’attendre. Les
familles ont beau changées, peu importe, jour après jour l’émission continue. La famille dont
parle le titre est l’émission elle-même, le modèle abstrait qu’elle télé-transmet. Et si nous
parlons maintenant de modèle ce n’est en aucun cas pour en reprendre la définition
traditionnelle, celle proposée par Durkheim par exemple. Ce n’est même plus un modèle, ce
n’est même plus communiqué car c’est sans contenu, c’est transmit et avalé. L’effet tangible de
cette stratégie est la neutralisation d’une revendication politique qui reste virtuellement
toujours possible. Quelle est la meilleure famille, la plus soudée? On rapproche un phantasme
du « capitalisme avancé » d’un jugement populaire, la télévision reste allumée. Il apparaît dès
lors que la Famille en or n’est pas celle qui gagne, mais l’argent dans sa virtualité, un pouvoirfaire lui-même neutralisé par le fait que l’on peut être assuré que si il y a une compétition pour
l’or, chaque soir une famille (anonyme) gagnera et après tout peu importe laquelle. La Famille
en or n’est donc rien d’autre que l’assurance pour le téléspectateur de pouvoir jour après jour,
s’asseoir et regarder d’un oeil passif l’émission. Il serait dès lors frauduleux d’affirmer que
l’économie de marché fonctionne au rêve et au désir (à la différence), si l’on oublie que ces
deux derniers sont ici des abstractions sans lieu qui neutralisent afin de se répéter dans la
même configuration.
Fonctionnement(s) et structure La première étape du jeu consiste en une sélection
soustractive, le critère utilisé est le sondage. Il est de ce fait particulièrement intéressant que
celui-ci soit rapproché de l’ensemble familial. En effet le concept de famille était comprit, par
Hegel ou Durkheim, comme étant l’élément primordial de la longue chaîne de socialisation.
La famille embraye l’individu dans un dépassement qui le mènera, par la formation scolaire, à
la rencontre du « die Sache » et du citoyen, de l’état comme chose pensante et comme
idéologie. Bref la famille appartenait à la sphère politique, à la représentation. Cette
conception est bien sûr historique, puisqu’elle met en place une direction, une formation en
fait assez proche de celle de la caverne platoncienne étudiée par Heidegger, où l’objet est
toujours déjà supposé de la formation et du regard porté. Mais là n’est pas la question
d’analyser les rapports entre la formation et la constitution de la métaphysique. L’important
est de remarquer que grâce à cette relation entre la famille et le sondage, « L’individuel se
réduit à la capacité qu’a le général de marquer l’accidentel d’un sceau si fort qu’il soit accepté
comme tel. » et que « les extrêmes qui se touchent sont devenus tristement identiques, le
général peut remplacer le particulier et vice versa. » (1). On pose une question aux deux
familles qui doivent ensuite trouver ou retrouver (?), la réponse la plus fréquemment donnée
lors du sondage. C’est ainsi qu’entre l’opinion général, symbolisé par le pourcentage, et la
famille s’effectue une télé-opinion. De ce fait l’animateur répète illassablement: « Ne répondez
surtout pas selon ce que vous pensez, mais selon ce que vous pensez que pense la majorité des
gens interrogés. » On est en pleine abstraction, car en fait on ne cherche pas à retrouver un
pourcentage, on tente d’évaluer la conformité virtuelle d’une famille . « Ce que vous pensez
que pense », le pivot est ici ce que la famille pense, non en propre, mais en télé-opinion. Il ne
s’agit même pas de se conformer à une opinion collective, mais à l’idée même d’un
conformisme sans contenu, car les sondages utilisés, que la direction de TF1 est contrainte par
le syndicat des instituts de sondages d’appeler des enquêtes, ne sont effectués que sur des lots
de 50 personnes, qui sont sondés au hasard (âge, sexe, régions, CSP etc…). Ces procédures
aveugles sont donc bien loin du sondage traditionnel (au moins 1000 sondés triés) dont le
caractère représentatif a déjà été largement critiqué par Bourdieu. Il nous faut répéter encore
une fois, que le conformisme exigé par Une famille en or, ne s’effectue pas par rapport à des
entités concrètes, qui seraient ensuite abstraites, représentées sous la catégorie de l’opinion
général, mais doit se réaliser sur une abstraction, sur un mot: «Je suis conforme à la
conformité» ce qui accentue le caractère panoptique de l’émission. La représentation
(démocratique) n’existe pas. La famille en or c’est celle qui gagne et qui est représentée
comme la famille exemplaire. C’est ainsi qu’elle devient aujourd’hui le 100% (pourcentage qui
ne représente que lui-même) que l’on doit se donner à penser pour gagner. C’est ainsi que le
conformisme, qui est ici le principe sélectif, n’est plus une projection, mais la faculté de penser
et de jouer d’une pure abstraction. Le déroulement de l’émission s’effectue comme suit: Dans
un premier temps un membre de chacune des deux familles se confronte avec l’autre. Une
question « sondage » est posée. Il s’agit de retrouver ou plutôt d’inventer rapidement la
réponse la plus fréquemment donnée. Le représentant familial qui gagne, donne ainsi la main
à son groupe qui pourra tenter de découvrir, individuellement, toutes les réponses à cette
même question jusqu’à cumulation de trois erreurs. C’est alors l’autre famille qui prend la
main et qui doit donner une seule réponse. Celle-ci est trouvée collectivement après
discussion, mais la décision finale est prise par le chef de famille qui a été précédemment
désigné arbitrairement par le groupe et qui est inamovible. Si cette réponse se retrouve dans
le sondage alors le second groupe gagne tous les points cumulés depuis début du set, sauf ceux
correspondant à la réponse qui vient d’être donnée. Sinon, c’est le contraire. Et ainsi de suite
jusqu’à ce qu’une des deux familles atteignent 300 points ou plus, c’est à dire 300%, 3000
francs. D’un point de vue paranoïaque on jubile: les points qui viennent s’accumuler
correspondent numériquement au pourcentage du sondage de chacune des réponses trouvées.
Ces points sont convertis, à leur tour, en argent: le télé-conformisme s’invente et se gagne
dans tous les sens du terme! Il n’y a plus de référent dans l’attitude des participants. On peut
enfin jouer. Une famille en or est la reprise d’un jeu existant déjà aux USA. Les questions
elles-mêmes sont copiées sur l’émission originale, nous faisant ainsi profiter d’un support
abstrait dont l’échelle est planétaire. Le présentateur demande: « Si vous appuyer sur un
bouton dans une voiture qu’est-ce qui se déclenche? », « Qu’est-ce qu’a toujours un séducteur
dans sa poche? », « Quel est l’outil de cuisine qui reste toujours dans le placard? », « Qu’est-ce
qu’une femme voudrait que son mari lui offre? ». Nous avons affaire là à la véritable nature du
sondage d’opinion(s), c’est-à-dire le non-opinion, l’utilitarisme commun dont parlait
Nietzsche, pour certains d’entre nous le médiocre dégoût. La personne visée par ces sondages,
par tous les sondages, n’est pas le sondé, c’est à dire une représentation, mais l’individu qui
reçoit ces « informations ». Le résultat obtenu est une neutralisation maximale du sens, parce
qu’en fait le jeu s’articule autour de la compréhension des questions par les participants.
Compréhension dont la valeur est mesurée à la vitesse de réaction (décompte d’un
chronomètre), et à la faculté de rendre ces questions univoques, c’est à dire de saisir à la volée
l’intention initiale du concepteur des sondages. Le jeu est empreint d’une certaine joie (on
ironise bien sûr) qui fait sourire le spectateur: à la première question des réponses incongrues
(« la ceinture de sécurité »). A la seconde, des réponses à l’audace révolutionnaire (« des
capotes »). A la troisième, une parole équivoque (« le balai », cela portait sur l’utilisation peu
fréquente non sur le rangement, il y a eu incompréhension du concept de placard). A la
quatrième les désirs refoulées d’une femme aux dents cassées (« Un manteau de fourrure »
répond t’elle. Gros plan sur son mari gêné. « Ce n’est qu’un jeu » pense-t-il). Le langage utilisé
par ces questions a donc pour but de constituer des phrases qui ne sont plus des désignateurs
(concrets ou culturels) mais toujours déjà pointées vers une compréhension, qui sont donc
elles mêmes ce télé-référent déporté dans son propre vide. Spectacle malsain et secrètement
jouissif d’un espace en creux, d’une famille immobile vers « le plus grand nombre » (ce ne
sont que des mots), d’une non-famille qui a de l’Or en poche et qui est contente d’avoir gagnée
parce que cela prouve qu’elle est soudée.
Vient ensuite la seconde partie de l’émission qui est organisée autour d’une sélection
cumulative. Il ne reste plus qu’une seule famille. Qu’a-t-elle encore à prouver pour gagner? De
fait c’est ce second temps qui est le plus important, parce que l’argent amassé dans le premier
était largement inférieur (3000 francs environ), presque une formalité, un barrage avant la
grande concentration. La cellule gagnante désigne arbitrairement deux de ses membres et
leurs délèguent tous leurs espoirs. Pendant que l’autre est isolée, la première personne va être
soumisse à une série de questions sondages, dans un temps extrêmement court (15 secondes).
Il lui faudra trouver instantanément « la meilleure réponse », sans avoir la possibilité de se
reprendre. Après cela elle laisse sa place au second membre qui doit subir le même
questionnaire, mais bien sûr sans redite du premier. » Et 5 secondes supplémentaires! » (20
secondes). Il doit donc penser l’abstraction de la télé-opinion que nous avons déjà décrite,
mais aussi d’une télé-télé-opinion, celle de son compère, afin de ne pas perdre le temps d’une
redite: « Penser à ce qu’a pensé que pense la majorité des sondés » (!). L’addition des
réponses données par les deux joueurs devra atteindre la barre faditique de 200%, c’est à dire
100 plus 100, opération qui, comme nous avons tenté de le montrer, est l’aboutissement de
tous les pseudo sondages proposés, ce qui forme aujourd’hui le 100% idéologique de notre
société: l’obligation impensée de se conformer passivement à une idéologie ne faisant que se
justifier elle-même dans un vide abyssal et qui a, pour nous, la conséquence de maintenir le
statu-quo politique, une productivité maximale sans fin et l’effrondrement d’un avenir vital
que nous exigeons encore maladroitement. Notre époque est grise. « Le générique apparaît.
Le présentateur dit ses adieux journaliers au public qui demain sera bien sûr devant le poste.
Mais n’est-ce pas le poste qui est devant lui? Les deux familles sont là, elles tendent la main et
nous salut. Mais tout a changé. L’une a gagnée. L’autre un peu en retrait ne se déplace plus
avec autant d’aisance devant les objectifs. Nous aussi nous avons honte d’appartenir à cette
époque maudite.»
Principe fictif de lisibilité de « cette » idéologie En ce lieu on ne peut plus être marxiste. De
toute façon on ne l’a jamais été. Les niveaux sont trop entrecroisés, le discours est trop
incongruent pour pouvoir être juge et attribuer des responsabilités aux parties, car il n’y a plus
de parties, il n’y a plus de système. Plus d’intention ni de référent. Il faudrait peut être lire La
production industrielle de biens culturels, Raison et mystification des masses d’Horkeimer et
Adorno en biffant toutes les intentions des auteurs, tout l’humanisme latent, la croyance en
une créance future (le socialisme). Juste garder certains signes de notre époque. C’est tout. Il
ne serait plus possible de dire dans la même tonalité que « prétendre que l’on satisfait ainsi
aux désirs spontanés du public n’est que charlanterie (…) la détermination commune aux
autorités exécutives décidées à ne rien produire et à ne rien laisser passer qui ne corresponde
à leurs propres critères, à l’idée qu’elles se font des consommateurs et qui surtout leur
ressemble à elles. » et plus loin « Les standards de la production sont prétendument basés sur
les besoins des consommateurs: ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte (…)
Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur
la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité
technique est la rationalité de la domination même. » Parce qu’en fait dans l’économie de
marché actuelle, on ne peut plus séparer récepteurs et programmateurs, même comme
hypothèse de travail. La programmation ne veut rien, son sens réside, pour nous, dans son
impensé. Le responsable ce n’est pas Bouygues ou le directeur de la grille, ce n’est même pas
un système qui aurait maintenant une logique autonome. En fait, tout cela, ça supposait d’une
part des désirs (« naturels » ou provoqués) et d’autre part un support permettant de les
satisfaire (ou de les générer), bref c’était constituer un système dont la différence était réifiée.
Ce qui est important ce n’est pas l’interactivité de l’offre et de la demande, mais la
transmission, seulement la transmission. Toutefois il reste vrai que la justification de la
programmation par les programmateurs (Brugnot) persiste à être la satisfaction des désirs du
public, alors que cela fait 40 ans et plus que l’on dénonce cette attitude comme une duperie.
Ce qui est nouveau c’est que ce mensonge s’installe d’une façon durable parce qu’il devient
transparent, ce qui ne veut bien sûr pas dire apparent, ni invisible. Il devient transparent
parce qu’il ne fait plus sens pour personne, parce qu’on a plus à le justifier ou à le
déconstruire, parce qu’il est devenu un code rhétorique, un silence de sens qui appelle un
silence de la critique. En fait le public n’a jamais désiré, on n’a pas non plus provoqué sa
demande. La transmission fonctionne à la programmation et celle-ci empêche toute analyse
machiavélique d’une classe manipulatrice. La programmation c’est exactement le contraire du
projet ou du désir, parce que pour programmer il faut justement n’avoir rien à proposer et à
prévoir. La prévision des désirs implique la reconnaissance de ceux-ci comme une force. Une
force peu rassurante car on aura beau tisser les mailles d’un prétendu système en croyant
provoquer une demande, il faudra continuer à mettre au point des stratégies, des relations,
bref à penser. Et les programmateurs ne pensent pas, ils ne font que répondre à un rythme qui
oblitère le temps de retard. Pour asseoir la transmission, il suffirait de mettre en place un
rythme. C’est justement la répétition insérée dans la structure d’une Famille en or, puisque
l’on est certain de revoir l’émission au-delà des familles particulières, le cours du jeu ne se
jouant jamais lui-même. Il suffit d’un flux d’images continu. C’est pour cela que ce continuum
n’est pas lisible, c’est pour cela qu’il n’y a pas d’oeuvres télévisuelles. Une oeuvre, c’est un
projet de surcroît faillible, c’est une promesse. Afin de contrôler les procédures de
transmission il ne faut pas taire les intentions des émissions, intentions qu’il suffirait ensuite
de décrypter pour révéler une intention dissimulée. Il faut exclure toute nouveauté afin de se
garantir que rien ne changera. La machine tourne sur place et se consomme inlassablement
d’elle-même: transmission télé-autophage. Il s’agit qu’il n’y ait plus d’intentions du tout, plus
de désir ou d’envie. Notre démarche est donc à fond perdu: on se dépêche de lire l’idéologie
implicite, parce que déjà inexistante, des médias, avant qu’elle ne devienne complètement
indéchiffrable, en fait avant que notre paranoïa ne disparaisse à son tour. Le seul sens que l’on
pourrait retenir, comme l’exprimaient Horkeimer et Adorno, c’est que l’unité devient le
véritable contenu, c’est que le cinéma, par exemple, utilise des procédures de narrations si
normées que l’on ne s’en rend même plus compte. Il ne s’agirait donc non pas de lire une
idéologie, mais de lire une illisibilité dans son illisible. Le même mouvement est décrit par
l’espace de transmission de la télévision. Ainsi on serait tenté de dire qu’une Famille en or
constitue un moment de loisir, de répit pour le téléspectateur / travailleur. Il suffirait alors de
réformer tout cela, de proposer un loisir culturel, une autre grille de programmes et de dire,
comme on l’entend partout: « On abrutit le téléspectateur, proposons lui autre chose ». On
suppose encore chez lui un récepteur de désir. L’individu s’effrondrant épuisé devant sa
télévision et se coupant ainsi du monde est une image courante, mais erronée. En effet devant
les images ou travaillant au bureau, il y a un continuum pour le sujet, une pression qui
persiste. Devant le poste il retrouve les mêmes processus qu’à son travail: consommation
virtuelle, télé-structure, dépersonnalisation, idée du travail qui ne s’attache plus à aucun
travail particulier … Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer de l’émission. Il faut
détruire la promesse faite par l’imagination, au profit du décryptage rapide des codes et de la
structure complexe de l’émission. Le téléspectateur « ne veut rien perdre des faits défilant à
toute allure sous ses yeux ». L’attention accordée aux images devient automatique et refuse
toutes autres procédures mentales. Une Famille en or ne propose pas une autre logique que
celle qui a cours hors du poste, elle répète cyniquement les faits et par cela neutralise le
passage entre le monde et les images (ce sentiment que l’on ressentait lorsque l’on « rentrait
dans un film » par exemple), unifie la réalité dans une continuité qui efface le précieux
sentiment d’ »Être là, simplement » (Les Ailes Du désir). Il n’y a même plus de cynisme, les
faits sont là, indifférents, dans leur continuité. La répétition suppose encore la différence. La
continuité, non. C’est cette expérience mortifère de la télévision qui implique que ce type
d’image n’est plus un système appartenant à la représentation, qui donnerait des signes de la
réalité, mais est devenue l’une des strates de la réalité, comme l’a montré la seule guerre du
Golfe, celle de CNN. Cette neutralisation du discontinu par le continu nous dit que dans la rue
ou devant le poste on ne pense pas. C’est ça la réalité, lorsque ça ne pense pas, lorsqu’il n’y a
plus de sujet parce que celui-ci se délègue d’abstraction en abstraction (télé-sujet). Ce que l’on
fuit n’est pas la réalité, mais la dernière résistance de la signification, du sujet, aujourd’hui de
la paranoïa. La télévision, le téléspectateur ça ne résiste pas, ce n’est pas vivant, c’est un
continuum dont on ne voit pas la fin et qui dissout la temporalisation de l’existant. C’est juste
réel, en tout cas on le dit parce que l’on s’attache encore à la vision comme signe de ce qui est.
Et le poste il est bien là, non?
La préparation physiologique: Les enfants-morts au regard in-vitro On a jusqu’à présent tenté
de montrer que la subjectivité et l’objectivité n’ont plus aucun sens, et bien sûr on a échoué
parce que l’on ne vomit pas assez le langage et que l’on s’attache encore à la syntaxe. Resterat-on à ce stade d’inconsistance, de pessimisme à la limite de l’insignifiance pour tenter de décrire quelques fragments de notre époque? Non, car les signes d’une directionnalité nous
parviennent aujourd’hui, et nous font penser que la logique télévisuelle qui étouffe l’angoisse,
est une stratégie faisant partie d’un plan plus général. «Planification? Mais alors vous revenez
aux illusions de la pensée représentative qui en projetant ses mots sur la réalité est obligée
d’en créer une.» «Pas exactement, on est à la bordure, parce qu’on se dit que tout cela a bien
un sens, parce qu’on ne veut pas juste regarder, ça ne suffit pas pour vivre. Vivre? Ni le réel ni
la réalité n’existent… Essaye de faire un braquage de ta propre pensée». 40% du jouet en
France, plus de 2 milliards de bénéfices nets et tout l’avenir devant soi. Les consoles de jeux
ont un marché qui semble exponentiel. N’est-ce donc là qu’un fait régional qui laissera sa
place, dans un futur proche, à d’autres instruments ludiques régis par des principes
différents? Assurément non, les entreprises qui aujourd’hui produisent et conçoivent ces
consoles investissent des sommes impressionnantes en recherche, donc à long terme. Dans
quelques années les deux géants Nintendo et Sega, qui détiennent à eux seuls 95% du marché
mondial, sortiront des systèmes de réalité virtuelle familiaux. Au Japon la firme Matshushita
(*) s’apprête à vendre la première application grand public du cyberspace: un siège diffusant
des images anaglyphiques et totales qui permettront au travailleur de se relaxer à son domicile
après une dure journée. Ce qui se met ainsi en place est le même processus que celui « observé
» dans une Famille en or, mais amplifié par les possibilités dissolvantes et uniformisantes du
cyberspace utilisé commercialement. Analyser les arguments publicitaires des consoles nous
permettra de mieux comprendre la façon dont se greffera sur le marché le cyberspace dans les
années à venir.
Consoles et ordinateurs
Mais il nous faut tout d’abord comprendre pour quelles raisons les consoles remportent un tel
succès. Déjà au début des années 80, les archaïques consoles Atari avaient été vendues à des
millions d’exemplaires, mais l’intérêt s’était progressivement dissipé. En effet le hardware (la
machine) ne pouvait pas être programmé par l’utilisateur, quant aux softwares (les
programmes) leur champ était limité aux jeux. On semblait préférer le micro-ordinateur qui
pouvait être programmé, reprogrammé, qui était évolutif (extensions), dont on pouvait faire
dévier le programme initial, dont il était possible de pirater gratuitement les softwares, dont
les champs d’applications étaient divers (jeux, musique, graphisme, traitement de texte, base
de données, comptabilité…), bref sur lequel il était possible d’agir. Les consoles proposaient
une machine non évolutive et dont les programmes n’étaient pas piratables, elles revenaient
de ce fait plus cher que le micro-ordinateur. La situation en cela n’a pas changé et bien que la
qualité graphique des consoles a évoluée, celle des micro-ordinateurs est du même niveau.
Pourtant la victoire des consoles sur les ordinateurs, nous indiquent que les premières
comportent des caractéristiques dont sont dépourvues les seconds. Il suffit là de planter une
cartouche dans le hardware, cartouche qui est immédiatement lu et donnera accès au jeu en
une fraction de seconde. Il s’agit ici de lire une disquette pour se déplacer dans un système
afin de rentrer, grâce à diverses manipulations, dans le programme. Ce qu’empêchent les
consoles c’est l’attente, le projet (la programmation dans le second sens du terme). Ce qu’elles
permettent c’est la consommation immédiate, sans effort. Les consoles sont dépourvues de
système ouvert dont sont dotés les ordinateurs, lorsque que l’on y insère pas de programmes il
ne se passe rien, le moniteur est noir. Les ordinateurs en plus de la programmation
permettent aussi d’avoir accès aux sources du programme. Cet accès permet à l’utilisateur de
rentrer dans le langage même du programme et d’y apporter des modifications: usage et
transgression. En ceci rien n’est sûr avec un ordinateur, quelque chose dépend encore du
sujet. Un utilisateur en informatique, c’est un graphiste, un programmateur qui peut très bien
concurrencer les constructeurs du hard ou du software sur le marché. Un utilisateur des
consoles c’est celui qui a le high-score du jeu, et rien d’autre. Il s’agit là de deux types
d’interactivité. La première est une consommation pure et simple, sans danger, sans déviance,
ne débordant pas le cadre façonné par les concepteurs commerciaux, elle est contrôlée. La
seconde reste utilisée (outil), ouverte et dangereuse. La première interactivité citée a gagné le
marché préparant ainsi à un rapport durablement passif à la technologie.
L’enfant
Ce paradoxe, cette forme d’irrationnalité de la demande face aux possibilités inégales de ces
deux types de machines, est éclairci par les catégories de software utilisé dans l’un et l’autre
cas. Le computer permet de recevoir une foule de softs, qui peuvent être ouverts sur
l’extérieur. Par exemple avec un traitement de texte on écrit puis on imprime sur imprimante
un mémoire qui sera rendu dans le cadre de l’université Par contre les softs des consoles ne
sont que des jeux, c’est à dire que leur utilité est limitée à la machine, aux scores que l’on aura
atteint, à une certaine forme de jouissance. Concrètement une importante partie des jeux
fonctionnent sur le mode du scrolling. Le scrolling consiste en un déplacement de l’espace
numérique, la plupart du temps linéaire et indépendant de la volonté du joueur. Ainsi le
joueur agit sur une petite figurine (sprite) grâce à son joystick, et si il peut détruire ses
ennemis, le paysage dans lequel il est lui-même inscrit et par lequel apparaît de nouveaux
adversaires, avance imperturbablement. Cet effet de scrolling apporte un caractère
hypnotique au jeu dont on ne peut se détacher. Le sujet ne peut pas s’arrêter de jouer un
moment pour ensuite reprendre, car le programme continue à avancer sans lui, des ennemis
arrivent, il va mourir… tirer… tirer. C’est le « temps » (linéaire et donc continu) de la machine
qui temporalise le joueur, non le contraire. Dans la plupart des jeux sur ordinateurs il est
possible d’effectuer une sauvegarde, puis de reprendre la partie ultérieurement, au stade où
on l’avait laissé; ce qui n’est pas le cas de la mémoire des consoles qui est entièrement
consacrée au chargement et à l’utilisation des programmes (mémoire vive). Celle des
ordinateurs permet pour sa part l’inscription (mémoire de masse). Ainsi il s’agit d’une
différence essentielle du rapport entre le sujet et la machine. Dans le cas des computers
l’utilisateur (car on peut ici le nommer ainsi) a un espace propre d’inscription, de
transgression, d’action, il peut être un scribe. Dans celui des consoles l’action du « sujet »
(peut-on encore l’appeler ainsi?) se restreint à l’utilisation que fait la machine du joueur, au
déroulement qu’elle lui impose. La capacité du joueur se calculera seulement en fonction de la
capacité qu’il a de suivre une progression inéluctable. Ici la mémoire du hardware correspond
à celle du joueur en train de jouer, et cette mémoire c’est la momentanéité, à jamais perdue,
du jeu, un ici et maintenant sans mémoire, sans histoire, sans événement, qu’il faut suivre.
Une fois éteinte la console ne garde rien en mémoire. Là la mémoire du hardware et de
l’utilisateur peuvent entrer en interaction (entrer des informations, puis y avoir accès). C’est
parce que les consoles de jeux touchent de jeunes enfants, qu’il n’est pas déraisonnable de
penser que la notion de sujet est en train d’être soumise à une redéfinition. Qu’est-ce que cette
utilisation sans possibilité de projets? Celle là même de la consommation, à laquelle nous
préparait déjà Une Famille en Or et qui est inscrite à tous les niveaux de l’économie de
marché. Une utilisation sans projet: cette phrase n’était pas pensable comme expérience
existentielle il y a seulement quelques années, elle est pourtant en train de s’imposer comme
un mode d’existence courant. C’est dire si ces consoles installent un nouveau type de réalité.
Que ressent concrètement l’enfant lorsqu’il joue? Qu’est-ce que ce nouvel enfant qui est en
train de naître devant nos yeux? Il n’est plus sujet (d’un projet, pour un projet), il n’est plus un
utilisateur dans le sens traditionnel du terme. Les graphismes numériques ne le font pas rêver
à d’autres mondes, les consoles ne créent pas un nouvel imaginaire qui se redéployerait après
usage dans d’autres jeux, dans d’autres paroles, dans d’autres pratiques. L’ensemble
technique (graphisme, musique, animation) n’est que le moyen de l’excitation de continuité.
En effet le discontinu consisterait à ressentir, paradoxalement, lorsqu’on a éteint la machine
une persistance du monde qu’elle nous avait proposé. Mais lorsque l’enfant arrête de jouer, il
ne revient même pas à lui, il arrête voilà tout. Ce n’est pas dire là qu’il a su distinguer ce qui
était réel et ce qui ne l’était pas, car par cette sortie, il y aurait encore du simulacre. Non, ça ne
pense pas, ça utilise. Le questionnement d’une ouverture et d’une fermeture ne peut
s’effectuer, car il n’y a pas d’entrée. On n’entre pas dans des mondes, on joue sans pouvoir
même penser à du discontinu. Ce que proposent ces jeux ce ne sont pas des mondes, des
images mais un flux, une pression (on ne peut détacher ses yeux car sinon on perd), un
rythme, une structure. Nous retrouvons le même fonctionnement que celui de l’émission
télévisuelle que nous avions étudié: cet étrange sentiment de quelque chose qui se dérobe, de
quelque chose d’entièrement vide, de quelque chose qui nous refuse tout discours parce qu’il
n’est plus soumis à la réflexivité, parce que la pensée n’arrive pas à s’inscrire dans ce qui lui
semble un non-temps. Alors demandons-nous au moins, qu’est-ce que regardent ces enfant,
par quoi leur attention est-elle attirée? Lorsque l’on essaye soi-même de jouer, on remarque
que ces jeux sont extrêmement rapides, on n’arrive pas à localiser tous les ennemis, ça va trop
vite parce que l’on essaye encore de comprendre, d’analyser et l’on est alors détruit. Vous
laissez l’enfant jouer maintenant, son corps ne se tord pas pour tenter d’échapper aux
envahisseurs (pas de correspondance entre l’espace-corps, et l’espace-écran), il se tient droit,
calme, les yeux grands ouverts et il ne perd jamais. Son engin spatial se déplace avec
précision, il détruit tous ses ennemis et lorsqu’il a fini ce jeu qu’il connait par coeur, il regarde
avec un maigre sourire son score et recommence encore une fois. Il en a l’habitude (les jeux
coûtent chers, son stock en est limité). On ne l’a pas reconnu lorsqu’il jouait.Son regard ne se
tournait plus en tout sens comme lorsqu’il était encore ici. Ses yeux semblaient fixer un point
mort de l’image, là où il pouvait voir toutes les parties de l’écran sans bouger ses yeux. Son
corps était à un point mort de l’espace, il ne bougeait pas, son vaisseau n’avait pas ces
mouvements brusques commme lorsque vous vous jouiez, il semblait flotter dans l’espace, il
ne se déplaçait presque pas et semblait anticiper l’arrivée de ses ennemis. C’est cela il
anticipait, mais comme dans la programmation télévisuelle, anticiper ne veut pas dire ici
prévoir des possibles, mais neutraliser les possibles en étant soi-même un point mort. Pour
neutraliser (tuer) ses ennemis il était obligé de se neutraliser (hypnose). D’une part la
programmation signifie projet, attente, lorsque l’on peut programmer (ordinateurs); d’autre
part elle désigne une nouvelle forme de planification qui n’organise pas, mais qui annihile les
structures qu’elle doit planifier (télé-transmission, consoles) et la plus minime occurence. Il
s’agit en fait là d’un télé-espace et d’une télé-vision, le préfixe « télé » signifiant ici que
l’enfant n’est pas dans un point précis de l’espace numérique, ne voit pas un endroit défini de
l’écran; mais que pour être partout à la fois (il y est obligé vu le rapidité du déroulement),
pour tout voir (il y est forcé vu le nombre de ses ennemis) il doit n’être nul part et ne rien voir,
devenir lui-même le point mort, c’est à dire flotter à la surface du monde informatique. On
parlait d’interaction, de cybernétique, parfois on allait jusqu’à la fusion. Ce n’est pas cela,
l’homme n’ira plus jamais sans la technologie: télé-trans-fusion. Souvent les adultes, qui en
tentant eux-mêmes de jouer sont effrayés, expliquent que les enfants acquiert par ces jeux des
réflexes étonnants, mais il ne s’agit pas de cela. Le manque de jouabilité est un défi lancé au
corps, et celui-ci dépasse ses limites connues, non en développant des potentiels jusqu’alors
mals utilisés, mais en neutralisant le défi lancé. Le corps n’est pas ici affaire de génétique,
mais de stratégie et de point mort par lequel doit passer l’esprit. Jouer ne veut plus rien dire
ici, car le jeu ne se joue pas de lui-même, on perd ou on gagne, les règles sont fixées une fois
pour toute et il n’y a pas à revenir là-dessus. Le jeu se joue dans une tension, dans un
continuum, dans un corps qui ne va ni vers le dedans (maîtrise), ni vers le dehors (intérêt),
parce qu’ici le vide et le plein ne veulent plus rien dire. L’enfant lorsque qu’il tripote
calmement sa manette a un regard d’acier, il n’est nul part, il ne sent ni son corps, ni ne voit
l’écran. C’est une entrée, mais sans porte, sans trace de l’entrée, sans événement. Il n’y a pas
d’intuition a priori de l’espace, il nous fallait en fait un élément spatialisant et temporalisant,
que nous avons aujourd’hui perdu: la fixité du réel. Il n’y a plus de regard. Le regard ne se
porte plus, l’écran projette ce qu’il y a à voir dans l’oeil. Il ne montre pas quelque chose, mais
ce qui fait voir, le visible. Il n’y a plus de corps, car il a perdu ce(tte) second(e) (de) corps, la
réflexivité redoublante de la corporalité.
Grégory Chatonsky