Pont de Tacoma : la contre-enquête

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Pont de Tacoma : la contre-enquête
Terminale S – Physique
Chapitre 12
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Pont de Tacoma : la contre-enquête
A quelques dizaines de kilomètres au sud de Seattle, le 7 novembre 1940, après
d’impressionnantes oscillations, le pont de Tacoma s’écroule, sous les yeux médusés de
nombreux témoins. Cette catastrophe sans victimes mais abondamment filmée et
photographiée a acquis depuis une renommé mondiale, avec un coupable tout désigné : le
phénomène de résonance. L’erreur judiciaire pointe, car contrairement à ce que l’on affirme
souvent à la hâte, l’accusé n’est pas à l’origine de la catastrophe.
Commençons l’enquête par les faits. Avant les funestes événements de début novembre, la
victime était déjà bien connue des services de sécurité de l’Etat de Washington. Dès sa prime
jeunesse, le pont, inauguré le 1er juillet 1940, se comportait dangereusement : son tablier avait
la fâcheuse tendance d’osciller verticalement dès qu’une petite brise se levait. Ces oscillations
d’une amplitude de plusieurs dizaines de centimètres étaient impressionnantes, mais
l’élasticité des matériaux permettait au pont de se déformer sans rompre. Soumis à des
sollicitations extérieures telles que le vent ou le passage des véhicules, le pont se mettait à
osciller selon des modes bien définis ; ses concepteurs estimaient toutefois que ces oscillations
resteraient limitées et qu’il n’y avait pas de soucis majeurs de sécurité. Le début de l’automne
sembla leur donner raison : le pont résista aisément à des vents de plus de 80 kilomètres par
heure.
Mais le matin du 7 novembre, sous l’effet de vents
modérés (entre 60 et 70 km/h), le tablier du pont
se met à vibrer plus que d’habitude, avec une
amplitude qui dépasse le mètre, assez pour
interdire le trafic. A dix heures du matin, coup de
théâtre : les oscillations verticales se transforment
en torsions périodiques !
A partir de ce moment, à chaque va-et-vient,
l’inclinaison du tablier par rapport à
l’horizontale augmente, jusqu’à atteindre des
déplacements du tablier de 9 mètres et une
inclinaison de 45 degrés. Ce nouveau régime
d’oscillations est fatal : au bout d’une demiheure, des morceaux du pont commencent à
tomber dans le fleuve, et à 11h02, plus de 200
mètres du tablier se détachent.
La résonance dispose d’un alibi
A quoi attribuer ce désastre (et cette catastrophe pour le génie civil) ? La rumeur ne tarda pas à
accuser le phénomène de résonance.
Rappelons ce qu’est une résonance avec l’exemple d’un enfant sur une balançoire. A cause des
frottements, les oscillations d’une balançoire cessent d’elles-mêmes si l’on n’apporte pas
continuellement de l’énergie au système (l’enfant balance ses pieds, tire sur les cordes à cette
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fin). Les pertes d’énergie étant faibles, il suffit à un parent compatissant de pousser
régulièrement l’enfant pour entretenir ou amplifier le mouvement. S’il règle précisément le
fréquence de ses interventions sur le rythme des oscillations de la balançoire, il lui suffira
d’exercer une toute petite force pour obtenir un effet très important : c’est là le phénomène de
résonance.
Ce dernier est bien à l’origine de la
casse d’un verre avec un son de
fréquence très précise (mais pas
avec une voix humaine, trop
impure, n’en déplaise à Bianca
Castafiore) ou encore, en partie
probablement, de la rupture du
pont suspendu de la Basse-Chaîne à
Angers sous le pas des soldats
(mais sous la tempête également).
Une structure complexe (pont, immeuble, véhicule) présente différents modes de vibration,
chacun pouvant entrer en résonance à une fréquence caractéristique. L’effondrement partiel
d’une autoroute californienne, en 1989 à la suite d’un séisme, semble ainsi dû à une résonance
à 2 hertz, l’une des fréquences propres de vibration de la structure autoroutière : le terrain
sous-jacent filtrait les fréquences de mouvements du sol et transmettait justement celles qui
étaient proches de deux hertz…
En était-il de même pour le pont de Tacoma, le vent turbulent remplaçant le tremblement de
terre ? La réponse est un « oui » franc pour les oscillations que connaissait le pont depuis sa
construction, mais clairement « non » pour celles qui ont provoqué sa rupture. Les rafales de
vent ne pouvaient avoir l’énergie et la régularité nécessaires sur une durée aussi longue que
celle observés : plus d’une demi-heure, avec une période cinq secondes, c’est-à-dire une
fréquence de 0,2 hertz.
L’accusation ne se laisse pourtant pas démonter si facilement. Faisant preuve d’une grande
culture physique, elle fit appel aux « allées de von Karman ».
Il s’agit de rangées périodiques de tourbillons semblables à celles que l’on observe dans l’eau
(ci-dessous à droite, matérialisées avec de l’encre) derrière les piliers des ponts. Elles
apparaissent quand un fluide s’écoule assez vite autour d’un obstacle fixe. A la série de
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tourbillons dynamiques créés par le tablier du pont est ainsi associée une dépression qui
s’exerce alternativement sur le dessus puis le dessous du tablier.
La force périodique qui s’ensuit aurait-elle fait entrer le pont de Tacoma en résonance ? Le
réquisitoire est séduisant, mais il tourne court. En effet, le calcul de la fréquence d’émission de
ces tourbillons donne un hertz, soit cinq fois plus que les oscillations du tablier observées par
les témoins ou mesurées en soufflerie.
Quel est alors le vrai coupable ?
On ne peut décrypter le comportement du pont de Tacoma en faisant intervenir séparément
les oscillation du pont et l’écoulement aérodynamique. En revanche, tout s’éclaire quand on
comprend que ces deux phénomènes se couplent et s’amplifient l’un l’autre.
La section du tablier a, pour simplifier, une forme de H très aplati ; les barres verticales
correspondent aux parapets de part et d’autre de la chaussée. Lorsque le vent souffle de côté, il
rencontre un parapet ; cet obstacle vertical crée naturellement deux tourbillons mécaniques de
part et d’autre du tablier. Leurs effets mécaniques sur le pont se compensent. Cette symétrie
est cependant brisée dès que la chaussée s’incline ; le tourbillon qui se trouve alors sur la face
du pont protégée du vent grossit et tire sur le tablier vers le haut, ce qui accentue l’inclinaison.
En revanche, quand le mouvement s’inverse, le tourbillon décroche du parapet et parcourt la
largeur du tablier avant de s’éloigner tandis que, de l’autre côté, un autre tourbillon croît.
Un complot torsion-tourbillon
L’installation du tablier crée donc des tourbillons synchrones, dont l’action amplifie
l’oscillation ; en retour, celle-ci donne naissance à des tourbillons encore plus importants, et
ainsi de suite. C’est ce mécanisme subtil qui a provoqué in fine l’effondrement du pont de
Tacoma.
Ainsi, il ne s’agit pas d’une résonance sous l’effet d’une force périodique. Telle une anche
oscillant sous le souffle régulier du clarinettiste, le pont de Tacoma est entré en vibration sous
l’effet du vent. Ces vibrations se sont couplées à des tourbillons, couplage qui a amplifié les
mouvements.
Les procureurs très pointilleux pourraient souligner une faiblesse de notre argumentation. La
reconstitution laisse en effet de côté la naissance des mouvements de torsion. Ce point est
toujours controversé : rupture ou déplacement subit d’un câble de soutien ? Couplage entre
différents types de tourbillons ? Comme dans toutes les bonnes affaires criminelles, il reste une
petite part de mystère…
Bibliographie
La Physique buissonnière, J.-M. Courty et E. Kierlik, Belin-Pour la Science (2011).
Descartes (1596-1650) avait imaginé
une physique des tourbillons…
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Annexe : Couplage entre deux oscillateurs
Le plus simple des systèmes couplés est formé
par deux masses m1 et m2 pouvant glisser sans
frottement sur un plan horizontal et par deux
ressorts de raideur k1. Les deux masses sont
également reliées par un ressort de raideur k2.
On négligera les masses des ressorts. Les
abscisses des positions d’équilibre des masses
sont xA et xB. Les déplacements des masses
sont x1 et x2. Le mouvement des deux masses
est décrit par le système d’équations linéaires
suivant :
d 2 x1 k1
k

x1  2  x1  x2   0
2
dt
m1
m1
d 2 x2 k2
k

x2  2  x2  x1   0
2
dt
m2
m2
Dans le cas général, la résolution analytique de ce système est complexe. Envisageons le
système simplifié dans lequel les masses et les raideurs des ressorts sont identiques et posons
 = k/m. On a donc :
d 2 x1
   2 x1  x2   0
dt 2
d 2 x2
   2 x2  x1   0
dt 2
Par analogie avec l’oscillateur harmonique, on suppose que les solutions sont de la forme :
x1  A1 e jt et x2  A2 e jt
L’introduction de ces solutions dans le système précédent donne :
  2  2
   A1 

   0
 2  2   A2 
 
La solution est unique si le déterminant de la matrice est nul :  4  4 2  3 2  0
Cette équation admet les solutions 12  3 et 2 2  
La première conduit à   A1  A2   0 soit A1 = −A2 , et la seconde à A1 = A2. Si le système
oscille avec la pulsation ω1, on a la solution antisymétrique x1  A e jt et x2   A e jt
Pour la seconde fréquence, on obtient la solution symétrique : x1  A e jt et x2  A e jt
Le système ne pourra osciller avec une fréquence unique que pour des conditions initiales très
particulières (que l’on peut déterminer). Dans le cas général, la solution est une combinaison
linéaire de solutions harmoniques de pulsations ω1 et ω2,
x1 (t )   A cos 1t  1   A cos 2t   2 
x2 (t )   A cos 1t  1   A cos 2t  2 
Supposons que les deux oscillateurs soient faiblement couplés et que leurs fréquences propres
soient voisines. Les conditions initiales sont choisies pour annuler ϕ1 et ϕ2.
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En posant   1  2 et   1  2  , il vient :
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x1 (t )  2 A cos  .t  cos   .t 
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L’amplitude des vibrations de chaque masse est modulée avec le temps à la fréquence ∆ω. La
fréquence des vibrations est voisine de ω1 et de ω2. Ce phénomène est appelé « battement ».
L’intégration numérique des équations nous permet de déterminer la solution du problème
dans le cas général.
Animation : http://ressources.univ-lemans.fr/AccesLibre/UM/Pedago/physique/02/meca/couplage.html
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