Qu`est-il advenu de l`intellectuel arabe

Transcription

Qu`est-il advenu de l`intellectuel arabe
Qu’est-il
advenu
l’intellectuel arabe ?
de
By Ramzy Baroud
(Traduction : Info-Palestine.eu – Claude Zurbach)
C’était un endroit bondé et poussiéreux où les taxis délabrés
attendaient des passagers, entourés de vendeurs de poissons et
de légumes.
La poésie de Darwish était trop énigmatique pour que nous,
adolescents d’un camp de réfugiés à Gaza, puissions la
comprendre complètement. Mais on essayait malgré tout. Chaque
mot, chaque image et symbole était analysé, décodé pour
arriver peut-être à quelque chose d’entièrement différent de
ce que le célèbre poète arabe palestinien avait voulu
exprimer.
Nous étions une génération rebelle, affamée de liberté, sur le
point de vivre un soulèvement populaire, ou Intifada, et nous
cherchions dans les vers incomparables de Darwish, non pas une
évasion, mais une marche à suivre pour la révolution.
Oublions les choix politiques faits par Darwish après le
désastreux processus de paix d’Oslo – ce qui est pour un autre
débat intellectuel et politique, qui, franchement, aboutit
rarement à quelque chose. Darwish a représenté une génération
d’intellectuels révolutionnaires : humanistes, nationalistes
arabes, anti-autoritaires et anti-impérialistes. En fait, ils
étaient plus définis par les « anti » dans leurs parcours, que
par les « pro, » et ce n’était guère étonnant.
Pendant ces années, longtemps avant que Twitter nous
contraigne à ficeler ce que nous souhaitons dire – aussi
complexe soit-il – dans 140 caractères ou moins, des choses
comme des livres existaient. À l’époque, les idées
paraissaient semblables à des mosaïques, assemblées et
complexes dont l’objet était de produire des travaux qui
dureraient une génération ou plus.
Un roman d’Abdul Rahaman Munif a exprimé la douleur de toute
une génération et l’espoir de beaucoup en l’avenir. La langue
était alors intemporelle. En lisant ce qu’Abu al-Qasim alShabbi de Tunisie a écrit pendant les années 1930, et les
écrits de Samih al-Qassim de Palestine beaucoup plus tard,
l’on ressent que les mots faisaient écho aux mêmes
sentiments : la colère, l’espoir, la fierté, mais guère le
désespoir.
Hé toi, tyran despotique, amant de l’Obscurité et ennemi de la
vie,
Tu t’es moqué des gémissements du peuple impuissant, et tes
mains sont souillées de son sang.
Tu t’es dévoué à nous dégoûter de l’existence et à semer des
piquants dans toutes les directions.
… Les flots de sang finiront par t’emporter au loin, et le
vent puissant te dévorera.
« Le printempsArabe » a ressuscité ces mots d’Al-Shabbi, mais
également ceux de bien d’autres. On a cru que les
protestations paisibles des nations arabes étaient
suffisamment fortes « emporter au loin » les « amants de
l’Obscurité, » mais la bataille s’est avérée bien plus brutale
que ce que beaucoup avaient prévu ou espéré.
« Les flots de sang » doivent encore être contenus. Plusieurs
pays arabes – l’Irak, la Syrie, le Yémen et la Libye – sont
« souverains » de nom, mais dans les faits divisés, par la
politique, les sectes, les tribus et la géographie.
Mais ceci concerne peu le « printemps » en soi, mais la place
de l’intellectuel arabe et ce qu’il représente ou échoue à
représenter.
Qu’est-il advenu de l’intellectuel arabe ?
Quand j’étais plus jeune, et qu’Edward Said vivait encore, je
me suis toujours demandé ce qu’étaient ses impressions sur
certains événements. Il publiait régulièrement dans
l’hebdomadaire égyptien Al-Ahram. Son style politique non
conformiste – sans parler de son génie littéraire – faisait
plus que donner l’information et offrir de saines analyses. Il
offrait également des conseils et une voie morale à suivre.
Le Professeur Saïd, et beaucoup de géants comme lui, nous
manquent aujourd’hui, dans ces bouleversements où les
intellectuels semblent faire défaut, ou du moins manquer de
crédibilité. Il n’y ici aucune volonté de leur manquer de
respect, et il n’est pas question de leurs compétences mais
plutôt de la profondeur de cette expression, de l’identité et
de la pertinence de l’intellectuel, de sa propre définition et
de sa relation au pouvoir.
Certes, de savant esprits se sont joints à la jeunesse
égyptienne quand celle-ci a investi la rue en 2011, mais
c’était fait avec timidité. Certains paraissaient appartenir à
une génération passée, désespérée d’être reconnue. D’autres
étaient simplement présents, sans comprendre l’instant ou
pouvoir le définir vraiment, ou comprendre leur relation avec
lui.
Pourtant la génération du « printemps », qui s’est glorifiée
d’être « sans guide, » s’est avérée également incapable de
capturer l’imagination populaire au delà de la phase initiale
des protestations ni d’offrir un nouveau cadre à des
intellectuels qui formuleraient une nouvelle vision pour les
générations à venir. Plusieurs des intellectuels laïcs qui
avaient fait carrière à l’écart des masses où leurs noms
étaient supposés connus mais jamais prononcés, ont été
confondus par la nouvelle réalité.
Alors qu’ils n’étaient à l’initiative d’aucune sorte de
changement, ils ont eu peur de perdre leur position de
supposée antithèse aux régimes existants. Leurs mots se sont
difficilement faits leur place dans la nouvelle génération
montante. Ils étaient à l’écart des évènements et autant
surpris que le régime en place par la marée du changement.
Mais c’est lorsque les divers partis islamiques ont semblé
capitaliser dans les urnes les résultats des révoltes que ces
intellectuels laïcs se sont sentis vraiment menacés. Ils ont
pu accidentellement servir de porte-voix aux régimes auxquels
ils s’étaient soi-disant opposés pendant des décennies. Au
mieux, ils ont continué à sommeiller et à se faner dans
l’oubli.
C’est une période étrange dans l’histoire de la culture et de
la politique arabes. Elle est étrange parce que des
révolutions populaires sont maintenant encouragées par les
analyses faites par des intellectuels. Cela est inégalé depuis
les années d’Al-Nahda (à peu près de 1850 à 1914), qui ont été
les témoins du développement d’un mouvement politique,
culturel et littéraire en Syrie, en Égypte et encore ailleurs,
dans un mélange qui a fonctionné de pan-arabism et de panislamisme. Les intellectuels de ce mouvement de renaissance
arabe et islamique ont semblé souvent unis dans leurs
objectifs au sens large, car ils s’opposaient à la domination
de l’empire ottoman. Ils étaient des inclusifs dans le sens où
ils cherchaient des réponses dans la modernité européenne,
mais avec suffisamment d’estime d’eux-mêmes pour contester la
domination étrangère par la renaissance de la culture arabe et
des enseignements islamiques.
Comment ce mouvement a évolué est tout à fait intéressant, et
complexe. L’origine des réformistes musulmans d’aujourd’hui –
ceux que l’on appelle les « modérés » – remontent à ces
premières années. Mohamed Abduh et Jamal al-Din al-Afghani
sont les figures les plus connues de ce mouvement précurseur,
bien qu’ils aient été et restent controversés aux yeux des
islamiste plus conservateurs. Les laïcs, d’autre part, ont
fusionné en diverses écoles et idéologies, oscillant entre le
socialisme, le nationalisme arabe et d’autres idéologies.
Beaucoup de leurs premiers enseignements ont été dévoyés par
les diverses dictatures qui ont dirigé, opprimé et brutalisé
au nom du nationalisme arabe.
Il y a toujours eu d’importantes écoles de pensée, animées par
de formidables intellectuels dont les idées ont eu une
considérable importance. Dans le paysage intellectuel
d’aujourd’hui, il ne semble pas y avoir d’équivalent de
l’intellectuel d’antan. Les plus proches seraient ceux qui
diffusent l’« Islam modéré », mais ils peinent à offrir le
genre de cohérence qui vient par l’expérience et non seulement
de la théorie. Les laïcs se sont divisés et sont éclatés, se
battant pour compter et pour un prestige en voie de
disparition.
Mais ce n’est que provisoire. Il doit en être ainsi. Les
grandes cultures qui ont survécu à de longs combats contre des
dictateurs brutaux et contre la domination étrangère pendant
des générations, donnant toujours naissance à certains des
intellectuels, romanciers, et poètes les plus brillants,
restent toujours capables de se racheter. C’est seulement une
question de temps, et peut-être, d’initiative.
L’Histoire sans l’influence morale des intellectuels manque de
signification, est chaotique et imprévisible. Mais nous vivons
une période sismique de transition historique et celle-ci
finira par produire un type d’intellectuel qui s’affranchira
librement des pièges de l’amour-propre, des régimes en place,
de la politique partisane, des sectes, des idéologies et de la
géographie.
– Ramzy Baroud est doctorant à l’université d’Exeter,
journaliste
international
directeur
du
site
PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations
Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine –
Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être
commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version
française) est disponible sur Scribest.fr. Son site
personnel : http://www.ramzybaroud.net.