En Seine-et-Marne, le bac en première classe

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En Seine-et-Marne, le bac en première classe
En Seine-et-Marne, le bac en première
classe
Reportage
L’internat d’excellence de Sourdun, pour les élèves méritants de milieux défavorisés, les
prépare à l’épreuve pour la première fois. Beaucoup de moyens et de la discipline.
«Il dit qu’il tombe 122 fois dans le piège de l’amour, mais est-ce que c’est possible ça,
madame ?» demande Ashraf, très dubitatif. «Nous étudions l’autobiographie d’un libertin, lui
répond Sophie Rossignol, la professeure de français, mais il peut y avoir de l’exagération.
Ryed, vous levez la main pour commenter le texte ?» «Oui. Madame, Casanova est libertin,
mais il ne veut pas blesser sa victime, il a un cœur, il compatit à ses victimes.» «Ce n’est pas
le contraire de Don Juan ?» interroge Soukeyna. «C’est très bien, le jour du bac, il ne faudra
pas hésiter à faire des parallèles», approuve Sophie Rossignol. La première S, une des classes
les plus vivantes de l’internat d’excellence de Sourdun (Seine-et-Marne), étudie le dernier
chapitre, consacré au libertinage, du programme du bac français, prévu le 20 juin. Il ne reste
plus qu’un cours car l’enseignante veut consacrer la dernière semaine à des révisions,
notamment pour l’oral : «Il faudra trouver les mots qui conviennent le jour du bac», s’est-elle
inquiétée pendant le cours après qu’un élève a déclaré que «le libertinage était accepté mais
pour les gens de la haute»… Alors, après les mémoires de Casanova, à la deuxième heure,
elle enchaîne avec une nouvelle des Crimes de l’amour, du marquis de Sade.
Pour la première fois cette année, l’internat, ouvert à la rentrée 2009, présente des candidats
au bac. 58 élèves vont passer le français - les terminales n’ouvriront qu’à la rentrée prochaine.
Il s’agit d’un test important pour cet établissement phare de l’ère Sarkozy, symbole de la
volonté de redonner toute sa place au mérite et à l’excellence.
«Divorces». Installé dans l’ancienne caserne du deuxième régiment de hussards, parti dans le
cadre de la réforme de la carte militaire, l’internat de Sourdun, le premier créé, reste le plus
grand des 12 existants. Il compte 280 élèves de la sixième à la première, 20 dans les deux
classes prépas ouvertes à la rentrée 2010. L’idée sarkozyste est de donner plus à ceux qui ont
moins car issus de milieux défavorisés, mais qui le méritent, c’est-à-dire qui veulent travailler
et réussir, et non pas rester à glander dans les halls d’immeuble. La quasi-totalité des élèves
viennent de Seine-Saint-Denis et de Seine-et-Marne. «Pour être admis, il faut être moyen à
bon, explique le proviseur, Jean-François Bourdon, venir de ZUS [zone urbaine sensible] ou
de quartiers "limitrophes ZUS", et avoir des conditions de vie difficiles - familles modestes,
divorces difficiles, etc.» Le coût annuel de l’internat varie de 500 à 3 000 euros selon les
revenus. Mais 95% des élèves paient 500 euros et 60% sont boursiers.
Retenus pour leur motivation et pour leur comportement sans histoires - pour
les perturbateurs, Nicolas Sarkozy a prévu les établissements de réinsertion scolaire (ERS) -,
les internes de Sourdun ont des conditions de travail bien meilleures que celles de leur
établissement d’origine. D’abord, ils sont 20 par classe - dans les lycées aujourd’hui, on
tourne autour de 35. Ensuite, ils ont, chaque jour après les cours, qui ont lieu de 8 heures à 16
heures, des ateliers culturels - piano, théâtre, astronomie, lecture, cuisine du monde… -, et
sportifs - équitation, foot, danse, escrime, VTT… -, ainsi que des études surveillées. Ils ne
rentrent dans leurs chambres qu’à 20 heures, claqués, pour redémarrer le lendemain à 6 h 30.
Au titre des plus, les élèves ont aussi droit à des sorties et des conférences, grâce à un
partenariat avec Sciences-Po, à des classes nature grâce à Total et à l’association Culture et
Diversité, et à des voyages, en Inde cette année. L’internat, spartiate avec ses bâtiments sans
grâce, est progressivement réaménagé grâce à une partie des 500 millions d’euros du grand
emprunt réservés à «l’égalité des chances». En raison des travaux, cet hiver, les internes se
sont retrouvés sans eau chaude ni chauffage…
En première, Karima, 16 ans, originaire de Stains (Seine-saint-Denis), et Kenza, 16 ans,
d’Aubervilliers, disent qu’elles apprécient «surtout le niveau scolaire».«Ici, on nous a super
bien préparées pour le bac français, alors que dans nos lycées d’avant, ç’aurait été plus
difficile de travailler», expliquent-elles. Karima veut devenir pédiatre et Kenza, prof de
maths. Mais elles râlent sur les règles de vie. Musulmanes, elles mangent hallal. «Mais ce
n’est pas possible avec la laïcité, disent-elles, alors on mange du poisson tous les jours et on
n’en peut plus.» D’autres se plaignent de ne pas pouvoir prier dans leurs chambres le soir. «A
l’exception de ceux en chambre seul, nous l’avons interdit, confirme Jean-François Bourdon,
car à trois ou quatre, cela peut perturber l’ordre public. Ils ont trois soirs chez eux pour
prier.»
Mocassins. D’autres dénoncent la discipline trop stricte. Le portable n’est autorisé qu’une
heure le soir. Alors téléphoner, comme fumer dans les toilettes, est devenu un sport. Le code
vestimentaire a aussi du mal à passer. Sweats unis, hauts descendant au moins jusqu’aux
hanches, ni baggy ni jogging, et des chaussures de ville. Et comme des garçons continuent à
mettre des tennis, l’an prochain ce sera mocassins pour tous. Mais beaucoup, convaincus
d’avoir une chance énorme ou influencés par leurs parents, passent dessus. «On nous pousse à
dépasser nos limites, j’ai déjà beaucoup progressé», se félicite Soukeyna. Vino, 18 ans, qui
veut retourner à son lycée de Noisy-le-Sec, est nettement plus sévère : «On nous répète :
"Vous, les élèves de banlieue, sans cet internat, vous seriez perdus. Et si vous n’êtes pas
contents, d’autres attendent." Moi, je trouve cela vexant. En plus, on nous demande d’être des
machines à bonnes notes. Moi j’attendais plus d’individualisation.»
Les profs, volontaires et recrutés «sur profil», au grand dam des syndicats, trouvent
l’expérience intéressante mais épuisante avec tout le travail à côté - les réunions pour se
coordonner, les ateliers qu’ils doivent animer, etc. - et des élèves très demandeurs qui vous
happent à la fin des cours. «Ils ont une soif d’écoute infinie», souligne Sophie Rossignol.
Le proviseur, et avec lui le ministère, clament que c’est un succès, avec 100% de réussite au
brevet et des candidatures en hausse (900 pour 100 places supplémentaires à la rentrée). Face
aux critiques sur l’importance des moyens alloués, Jean-François Bourdon assure qu’il n’en a
pas plus qu’en ZEP : «Tout est question d’organisation.» Les profs de Sourdun, eux,
reconnaissent de gros avantages : avoir 20 élèves par classe, qui plus est choisis et motivés, et
loin de leur milieu. Qu’on le veuille ou non, cela fait toute la différence.