533 - Comité d`histoire parlementaire et politique

Transcription

533 - Comité d`histoire parlementaire et politique
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L’INTRODUCTION DE LA REPRÉSENTATION
PROPORTIONNELLE À LA CHAMBRE
DES REPRÉSENTANTS BELGE
(1918-1922)
Frederik Verleden et Emmanuel Gerard
(Centrum voor Politicologie, KU Leuven)
La Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre
constituent un moment-clé de l’histoire politique belge en général et
de l’histoire parlementaire en particulier. La reconnaissance du rôle
des groupes politiques dans l’organisation du travail parlementaire par
le biais de la représentation proportionnelle marque la fin du
parlementarisme classique du XIXe siècle1. Selon les critiques des
années trente, la capitulation du régime parlementaire face aux partis
politiques commence à ce moment, tout comme dans d’autres pays
européens. Les réformes de l’après-guerre sont étroitement liées à
l’essor de la démocratie de masse. À cette époque, les groupes
politiques sont reconnus au Reichstag allemand tandis qu’en Italie, la
représentation proportionnelle aux élections de 1919 est suivie par une
modification profonde du règlement de la Camera dei Deputati en
1920, introduisant là aussi la représentation proportionnelle des
groupes2.
Entre 1918 et 1922, la Chambre des Représentants de Belgique
adopte elle aussi des réformes qui font des partis politiques la clef de
voûte du rouage parlementaire, et non plus le représentant individuel.
À la reprise des travaux parlementaires en novembre 1918, après un
arrêt de quatre ans, la composition du Bureau de la Chambre est
modifiée par l’introduction de la proportionnelle des groupes
politiques. À partir de 1918, à côté des sections, c’est-à-dire des
commissions à composition variable pour chaque proposition ou
projet de loi, tirées au sort chaque mois (comme les bureaux en France
1
E. Gubin, J.-P. Nandrin, E. Gerard et E. Witte (ed.), Histoire de la Chambre des
Représentants de Belgique 1830-2002, Bruxelles, Chambre des Représentants, 2003,
p. 399-402.
2
T. Saalfeld, “Bureaucratisation, coordination and competition. Parliamentary party
groups in the German Bundestag”, dans : K. Heidar & R. Koole (ed.), Parliamentary
party groups in European democracries. Political parties behind closed doors.
Londres/New York, Routledge, 2000, p. 23. ; C. de Micheli & L. Verzichelli, Il
Parlamento (Studi e Ricerche 520). Bologne, Il Mulino, 2004, p. 61-70.
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et les uffizi en Italie), la Chambre adopte le système des commissions
permanentes et accepte que celles-ci soient composées par les groupes
politiques, représentés proportionnellement. Finalement, en 1922, un
“Comité du travail parlementaire” est institué, composé par les
présidents des groupes pour organiser les débats en séance plénière.
Toutes ces réformes sont étroitement liées. L’exemple de la
France, où ces réformes avaient été introduites avant la guerre, le
démontre. À la Chambre des Députés, les commissions permanentes
datent de 1902 et la reconnaissance des groupes de 1910, à la suite de
leur rôle dans la nomination des membres des commissions
permanentes. Dès 1911, on y introduit la Conférence des Présidents,
c’est-à-dire un rendez-vous où les présidents des groupes organisent
l’ordre du jour de l’assemblée1.
Les commissions permanentes et l’importance des groupes
entrent dans une certaine idée du parlementarisme qui s’écarte de la
conception traditionnelle basée sur l’autonomie du représentant, libre
de tout mandat impératif, pour accorder un rôle plus grand aux partis
politiques et à la discipline parlementaire. Comme le disait clairement
Joseph Barthelémy, député français et défenseur influent des
commissions permanentes :
La reconnaissance aux groupes d’un rôle officiel modifie les
conceptions traditionnelles du régime parlementaire et du régime
représentatif. Elle diminue la règle que l’élu, dans la plénitude de sa
liberté et suivant les seuls ordres de sa conscience, exprime son
opinion strictement individuelle sur les intérêts généraux du pays. […
et…] La proportionnelle fait du commissaire le représentant d’un parti
plus que du pays2.
I. La tradition des sections
Bien qu’en Belgique ces innovations soient acceptées sans trop
de problèmes, ils ne constituent pas moins un changement radical de
la procédure parlementaire à la Chambre des Représentants. Au début
de son existence en 1831, le parlement belge était encore dépourvu de
1
J. Waline, “Les groupes parlementaires en France”, Revue du droit public et de la
science politique en France et à l’étranger, LXXVII (1961), 6, p. 1179-1187. ;
P. Guiral et G. Thuiller, La Vie quotidienne des députés en France de 1871 à 1914.
Paris, Hachette, 1980, p. 221-230.
2
J. Barthelémy, Essai sur le travail parlementaire et le système des commissions
(Bibliothèque de l’Institut International de Droit Public), Paris, Delagrave, 1934,
p. 99-100.
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traditions propres. La Chambre des Représentants a adopté sans trop
de discussion un règlement d’ordre intérieur qui était en grande partie
basé sur celui de la Chambre des Députés française de Louis XVIII
(1814). Pour la procédure législative, la Belgique a notamment copié
les bureaux, appelés sections. Celles-ci, tirées au sort chaque mois au
nombre de six, nommaient une section centrale, variable pour chaque
proposition ou projet de loi. Leur rôle ne se bornait toutefois pas à la
nomination d’une commission centrale, puisque les sections pouvaient
elles aussi délibérer sur les projets de lois. Ainsi, tous les représentants
avaient la possibilité de se prononcer sur un projet ou d’une
proposition de loi en première lecture, comme en Committee of the
whole House à la Chambre des Communes au Royaume Uni1.
La Chambre a maintenu le système des sections jusqu’à la
première guerre mondiale, bien que entre-temps le parlement belge ait
subi une véritable transformation. Inexistants au début de
l’indépendance, les partis politiques ont gagné de l’importance pour
finalement dominer la scène parlementaire. Grâce au scrutin à la
majorité absolue et au fossé profond entre catholiques et libéraux anticléricaux, le système de partis était aussi stable en Belgique qu’au
Royaume-Uni. Des gouvernements homogènes catholiques/
conservateurs ou libéraux, appuyés par des majorités parlementaires
solides, se succédaient. Ainsi, au dualisme constitutionnel entre
couronne et parlement a succédé le dualisme entre majorité et
opposition parlementaires2.
Plus la lutte entre les partis s’est accentuée, plus le système des
sections tirées au sort a été critiqué. Ce n’était pas seulement l’esprit
partisan qui inspirait la critique. On invoquait parfois aussi des
arguments assez nobles, comme la nécessité d’une rationalisation du
travail législatif. Eudore Pirmez, un député libéral, le formulait ainsi
dans son rapport sur le règlement en 1888 :
De vives critiques sont dirigées contre le régime des sections
qui, à la Chambre, est l’organisme normal de l’examen
préparatoire des propositions de loi. Ce régime, dit-on, ne
1
A. De Meerleer, “De commissies en de afdelingen in de Kamer van
Volksvertegenwoordigers”, Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen en Publiek
Recht, XIII (1958), 1, p. 98.
2
E. Gerard, “La Chambre des Représentants face au gouvernement ? Votes de
confiance, votes de budgets et interpellations”, dans E. Gubin, J.-P. Nandrin,
E. Gerard et E. Witte (éd.), Histoire de la Chambre des Représentants de Belgique
1830-2002, Bruxelles, Chambre des Représentants, 2003, p. 252-256.
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répond en rien à ce qu’on devait en attendre. […] Le sort est
impartial, mais il est inintelligent. Qu’amène ce groupement en
six sections de tous les membres de la Chambre ? Rarement une
distribution qui permette d’envoyer à la section centrale les
hommes les plus aptes à l’étude d’un projet de loi1.
L’absentéisme était l’autre source de critique. Lorsque
l’importance politique des propositions n’était que minimale, les
sections se bornaient souvent à simplement nommer une section
centrale, sans débat. Comme le disait en 1907 Paul Hymans, autre
député libéral :
Quel travail accomplissent les sections ? Aucun. Alors à quoi
servent-elles ? Uniquement à nommer une section centrale2.
Ce n’est pas un hasard si ces deux exemples proviennent de
représentants libéraux. Pendant trente ans, de 1884 à 1914, le parti
catholique a gouverné seul, appuyé par une majorité absolue. Et le
parti libéral, accompagné par les socialistes à partir de 1894, fut
cantonné dans l’opposition. Il arrivait fréquemment que la
composition de la section centrale, qui ne comprenait que sept
membres (les rapporteurs des six sections et le président de la
Chambre), ne reflétait pas les rapports de force entre les partis, ou
qu’un ou deux des partis minoritaires ne soient pas représentés au sein
de la section centrale.
Certes, le règlement de la Chambre connaissait la formule des
commissions. Il prévoyait des commissions spéciales ou ad hoc, mais
la Chambre n’en faisait usage que pour les questions de moindre
importance. De plus, ces commissions, nommées par le Bureau de la
Chambre, ne garantissaient pas non plus une représentation équitable
des groupes socialiste ou libéral. Depuis l’application de la
proportionnelle pour les élections parlementaires en 1900, l’opposition
l’exigeait aussi au sein du parlement. Mais comme plusieurs de ses
membres redoutaient l’essor des groupes au détriment du représentant
individuel, la majorité catholique n’était pas décidée à abandonner le
système majoritaire. En 1901, Hoÿois, un représentant catholique,
repoussait ainsi la représentation de groupes :
1
Chambre des Représentants de Belgique, Documents parlementaires, session 188788, 148, p. 2.
2
E. Toebosch, Parlementen en reglementen. Bruxelles, Story-Scientia, 1991, p. 86.
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Les différentes opinions ne seront pas toujours représentées,
au sein des commissions permanentes, comme il conviendrait.
Les groupes se modifient, en effet, selon la nature des questions
à débattre.1
Il pouvait arriver, lorsque la majorité gouvernementale était
réduite, que par le tirage au sort l’opposition contrôlât la moitié ou la
majorité des sections. Dans ce cas, les sections constituaient un moyen
efficace pour bloquer le rouage parlementaire. C’est ainsi qu’en 1911,
les partis de l’opposition parvinrent à déclencher une crise
ministérielle2. Mais alors qu’une commission aurait pu sauver la
majorité catholique gouvernementale, la Droite, c’est-à-dire les
députés catholiques, rejeta cette solution3. Ce refus n’avait rien de
surprenant. C’était parmi les représentants de la majorité catholique
que le parlementarisme classique du XIXe siècle, basé sur le député
individuel, trouvait ses défenseurs les plus ardents. Charles Woeste, le
leader incontesté des conservateurs catholiques, se disait « un ancien
parlementaire », défendant les droits de l’opposition et des
représentants individuels4. C’est lui qui exprimait en 1911 le refus de
recourir à une commission pour sauver le projet gouvernemental :
J’ai entendu du renvoi de la proposition à une commission.
Je pense que ce n’est là qu’un bruit vague qui n’a aucune
consistance. Il est en effet de tradition constante, dans cette
assemblée, que les projets politiques soient renvoyés aux
sections5.
La Droite ne possédait ni discipline de vote, ni même une
organisation proprement dite. On défendait la cause catholique et on
ne refusait pas la confiance à un cabinet catholique, mais pour le reste
1
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1900-1901, p. 817.
Le cabinet Schollaert avait introduit en mars 1911 un projet de loi, fort
controversé, sur le bon scolaire. L’opposition, ayant une majorité dans la moitié des
sections de ce mois, réussit à bloquer le projet. L’impasse ainsi créée se soldait en
juin, après le dépôt d’un projet remanié et une intervention du Roi, par la démission
du cabinet.
3
C. Woeste, Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique.
Tome II : 1894-1914. Bruxelles, L’Édition Universelle, 1933, p. 379-385.
4
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1900-1901, p. 818.
Voir E. Gerard, “La Chambre des Représentants face au gouvernement ?”, o.c.,
p. 278
5
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1910-1911, p. 1446.
2
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les votes étaient libres. Abandonner le système des sections aurait
privé les représentants de la Droite de leur arme la plus efficace : leur
force numérique. Comme le disait un rapporteur catholique sur une
réforme du règlement de la Chambre :
Il est avantageux que la Section centrale reflète exactement
le sentiment de la Chambre. Les commissions permanentes
pourraient, par la défection de l’un ou de l’autre sur une question
déterminée, marcher à l’encontre de l’opinion de la majorité de
l’assemblée1.
II. Le temps des réformes
Comment expliquer alors le changement intervenu en 1918,
bouleversant les rapports de force au sein de l’assemblée avant même
que le parti catholique n’ait perdu sa majorité absolue lors des
élections du 16 novembre 1919 ? L’explication de cette rupture avec
les traditions parlementaires ne se trouve pas au Parlement, qui s’est
trouvé affaibli par la guerre. La Belgique a été le seul pays où le
parlement, par la force des choses, n’a pas siégé durant la guerre. En
revanche, la monarchie belge sortait renforcée du conflit2. C’est le
« Roi Chevalier » Albert qui rentre en novembre 1918 à Bruxelles à la
tête de l’armée victorieuse. Le roi incarnait la victoire militaire et
l’union sacrée entre les partis. Dans la confusion générale autour de la
défaite et la retraite de l’armée allemande, on craignait le désordre
total. L’Allemagne, la Russie et l’Autriche étaient déjà sous l’emprise
de révolutions socialistes. Le roi prenait les devants. Laissant la
majorité parlementaire d’avant-guerre de côté, il constitua un
gouvernement d’union nationale, dans lequel les catholiques ne
détenaient que la moitié des portefeuilles. Le but final de cette
démarche était l’intégration des socialistes belges3.
En novembre 1918, la Chambre des Représentants et son
« ancienne » majorité, la Droite catholique, ont subi le cours des
1
Chambre des Représentants, Documents parlementaires, session 1900-1901, 127,
p. 5.
2
E. Gerard, “ ’Een schadelijke instelling’. Kritiek op het Belgische parlement in
België in het interbellum”, Bijdragen en Medelingen betreffende de Geschiedenis
der Nederlanden, CXX (2005), p. 497-512.
3
E. Gerard et F. Verleden, La Démocratie rêvée, bridée et bafouée 1918-1939
(Nouvelle Histoire de Belgique Volume 2 : 1905-1950). Bruxelles, Éditions
Complexe, 2006, p.21-28.
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événements politiques, plutôt qu’elles ne l’ont dominé. « L’union au
parlement paraissait devoir se maintenir au moins provisoirement ; on
l’appela “l’union sacrée” ; mais la moins satisfaite de ces
arrangements était la droite1. » Les parlementaires catholiques se
trouvaient confrontés à un gouvernement formé au dehors du
parlement. Le nouveau cabinet d’union nationale fut constitué au
quartier général militaire du roi, au château de Lophem. Le premier
ministre, un catholique modéré sans lien avec le parti catholique,
n’avait aucune expérience politique. L’union sacrée et l’absence d’une
opposition parlementaire formellement organisée constituaient le
cadre politique qui poussa la Chambre à modifier sa procédure.
À la reprise des travaux, les partis de gauche (libéraux et
socialistes) exigeaient et obtenaient immédiatement une représentation
plus forte au sein du Bureau de la Chambre. Le Bureau, jusqu’alors
dominé par le parti majoritaire, allait par un accord des groupes
appliquer la proportionnelle aux partis de droite et de gauche2.
Négligeant les sections, ce Bureau tripartite a alors systématiquement
encouragé les commissions. Comme il n’existait plus d’opposition
parlementaire proprement dite et que le travail législatif à faire était
énorme, le Bureau procédait de plus en plus à la nomination de
commissions spéciales. Par l’application de la proportionnelle,
l’ancienne opposition libérale et socialiste pouvait y jouer son rôle,
tandis que les représentants étaient censés être nommés pour leur
compétence. De plus, la proportionnelle permettait de contrecarrer les
éléments les plus conservateurs de la majorité catholique d’avantguerre3. Ces dérogations au règlement se sont faites sans trop de
discussions, à part quelques protestations venant de la Droite. Les
grands dossiers politiques ont absorbé toute l’attention parlementaire.
Le principe des commissions permanentes, instituées pour la
durée d’une session, était déjà acquis au début de 19194. Après les
1
C. Woeste, Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique.
Tome III : 1914-1921. Bruxelles, L’Édition Universelle, 1937, p. 62.
2
E. Gerard, “Het voorzitterschap van Kamer en Senaat in België (1918-1974). Van
parlementaire autonomie naar partijdige afhankelijkheid”, Res Publica, XLI (1999),
1, p. 128-129. Depuis les élections de 1914, les 186 sièges à la Chambre étaient
répartis ainsi : 99 catholiques, 45 libéraux, 40 socialistes, et 2 Daensistes.
3
C’est ainsi que le projet de loi sur le suffrage universel masculin, la réforme la plus
urgente et la plus symbolique du cabinet d’union nationale, connaît une histoire
bouleversée à cause de la nécessité de procéder par les sections, où la Droite tenait
une majorité numérique.
4
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1918-1919, p. 12 et
72.
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élections du 16 novembre 1919 elles ont été inscrites au règlement de
la Chambre. Les membres seraient désignés par les groupes, une
décision qui avait suscité beaucoup d’émotion en France en 1910,
mais fut acceptée sans heurts en Belgique. Les annales parlementaires
du 19 mai 1920 le montrent :
M. Le Président : Nous pourrions, me semble-t-il, fixer
à quinzaine la nomination des membres des diverses
commissions (marques d’adhésion).
M. Mabille : Je crois que c’est la seule solution à
prendre. Nous devons procéder à un travail d’ensemble et
chaque groupe aura à désigner ceux de ses membres qui
feront partie des diverses commissions1.
Le rapport parlementaire de mai 1920 sur les réformes
effectuées, qui faisait d’ailleurs référence à l’expérience française2,
affirmait les avantages de commissions nommées par l’assemblée,
c’est-à-dire les groupes, plutôt que tirées au sort :
Évidemment on ne pourrait s’en remettre au sort du
soin de nous y amener des compétences. C’est aux divers
groupes qu’il faudra s’adresser pour la désignation de
Membres plus spécialement indiqués à raison de leurs
aptitudes, de leur profession, etc. pour s’occuper des
questions ressortissant à tel ou tel Département3.
III. Une période de transition
Les réformes de 1918-1922 montrent une volonté de rompre
avec la tradition parlementaire du XIXe siècle. L’introduction de la
proportionnelle pour le Bureau et pour les commissions est une
innovation marquante. Mais il y a une réserve : ces décisions ont été
prises dans des circonstances exceptionnelles et beaucoup estimaient
qu’elles étaient temporaires. Le rapport parlementaire de 1920
l’admettait explicitement :
1
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1919-1920, p. 1148.
C. Cournoy, “Joseph Barthelémy et les commissions permanentes de la Chambre
des Représentants de Belgique”, Res Publica, XXII (1980), 4, p. 591.
3
Chambre des Représentants, Documents parlementaires, session 1919-20, 263,
p. 6.
2
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Or – c’est un fait d’observation peu contestable –
l’existence d’un Gouvernement tripartite a eu pour effet
d’amoindrir singulièrement la fonction de l’opposition. Les
censeurs vigilants, constituants ce qu’on appelait, en
Angleterre, l’opposition de sa Majesté, ont disparu. On ne
sent plus la nécessité d’avoir toujours l’œil ouvert sur les
actes d’un Gouvernement où chacun compte des amis. C’est
un danger. Une opposition est salutaire pour les
gouvernants1.
L’ère des gouvernements d’union nationale a duré de novembre
1918 jusqu’en octobre 1921. Ce régime, où quasiment toute la
représentation parlementaire était censée appuyer le gouvernement,
était par sa nature même provisoire. Formellement, les innovations de
1918-1920 n’étaient pas définitives. La proportionnalité introduite au
sein du Bureau en novembre 1918 n’était que l’exécution d’un accord
temporaire entre les groupes, unis par une coalition gouvernementale.
L’élection du Bureau par la séance plénière à la majorité absolue
restait au règlement. On n’avait pas non plus aboli le système des
sections. Les commissions, encore variables en 1918 et permanentes à
partir de 1920, fonctionnaient à côté d’elles. On reconnaissait toujours
que les sections, donc la totalité des représentants, devraient être
« comme le thermomètre marquant l’atmosphère de la Chambre, qu’il
est bon de consulter, et dont il est prudent de tenir compte si l’on ne
veut se heurter plus tard, dans la discussion publique, à des résistances
insoupçonnées2 ». Les sections continuaient, comme avant la guerre, à
se prononcer sur les propositions « politiques », tandis les projets plus
techniques ou de moindre importance étaient relégués aux
commissions. Quant à la nomination des commissions, le règlement
de 1920 n’en disait presque rien.
Il fallut attendre l’évolution du système parlementaire après
l’« union nationale » pour voir l’effet à long terme de l’expérience de
la proportionnelle au sein du parlement. La fin de 1921 a vu le retour
d’une opposition. Le « péril rouge » ayant disparu et un désir de
restauration se manifestant à droite, les socialistes (entre-temps
devenus la deuxième force politique après les catholiques) étaient
1
Chambre des Représentants, Documents parlementaires, session 1919-20, 263,
p. 5.
2
Chambre des Représentants, Documents parlementaires, session 1919-20, 263,
p. 6.
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écartés du pouvoir. Toutefois, la constitution d’une majorité
parlementaire stable s’avérait difficile. Une majorité dressée contre les
socialistes, devait alors s’appuyer sur une coalition des catholiques et
des libéraux. C’était une majorité bien précaire Ces deux groupes
parlementaires étaient dépourvus d’une conduite disciplinée, les
socialistes étant les seuls à être dotés d’une structure solide. Après la
Première Guerre mondiale, il ne restait au parti catholique que
l’apparence de l’unité. La Droite parlementaire serait dorénavant
divisée entre la “Droite traditionnelle” (les conservateurs), la “Droite
flamande” et la “Droite démocratique chrétienne”. Cette configuration
catholique nébuleuse faisait qu’au début des années vingt, il n’était
pas encore clair quels seraient les rapports entres catholiques, libéraux
et socialistes. Jusqu’en 1925-27, il n’était pas invraisemblable que la
politique belge puisse évoluer vers un dualisme entre un « bloc
bourgeois » (catholiques conservateurs et libéraux) et une coalition
« démocratique » (socialistes et démocrates chrétiens). Au lieu de
cela, les forces catholiques ont su maintenir leur “union” et
l’alternance de coalitions ne s’est pas réalisée1.
La nécessité de coalitions pour former une majorité
gouvernementale et l’évolution du parti ouvrier vers un parti de
gouvernement expliquent pourquoi, une fois “l’union nationale”
terminée, on n’a pas songé à retourner à la procédure parlementaire
d’avant-guerre. Les socialistes n’étant plus au gouvernement, il fallait
un nouveau lieu de concertation entre les trois grands partis politiques.
À partir de janvier 1922, outre les membres du Bureau, neuf
représentants des groupes étaient réunis en “comité (ou commission)
de travail parlementaire”, afin de résoudre les problèmes concernant
l’ordre du jour2. Le socialiste Émile Brunet restait président de la
Chambre après 1921, alors que son parti se trouvait dans l’opposition3.
Mais en ce qui concerne le règlement de la Chambre, les années vingt
n’ont été qu’une période de transition. On le voit clairement on ce qui
concerne l’application des sections. On utilisait à la fois les sections et
les commissions permanentes pour le travail législatif préparatoire. En
1
E. Gerard et F. Verleden, La Démocratie rêvée, bridée et bafouée 1918-1939
(Nouvelle Histoire de Belgique Volume 2 : 1905-1950). Bruxelles, Éditions
Complexe, 2006, p.93 et suiv.
2
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1921-1922, p. 6 et
135.
3
E. Gerard, “Het voorzitterschap van Kamer en Senaat in België (1918-1974). Van
parlementaire autonomie naar partijdige afhankelijkheid”, Res Publica, XLI (1999),
1, p. 130.
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outre, sur proposition du Comité de Travail Parlementaire en 1922,
des commissions variables « spéciales », cherchant à combiner les
deux systèmes, furent créées pour l’examen des budgets. Ces
commissions spéciales étaient composées des membres des
commissions permanentes et d’un délégué par section, variant pour
chaque budget1.
Conclusion
Ce n’est qu’en 1933-1935 que la Chambre des Représentants a
profondément révisé son règlement. À cette occasion, la réforme
« provisoire » de 1918-1922, la proportionnelle des partis politiques
au sein de la Chambre, a été confirmée. La réforme de 1933 a
confirmé également le fonctionnement d’un Comite de Travail
Parlementaire, reflétant la composition politique. La prépondérance
des commissions permanentes a été entérinée. En revanche, l’usage
des sections, qui allait à l’encontre d’un système basé sur la
représentation proportionnelle, devint l’exception, tout comme les
commissions ad hoc, nommées par le Bureau2. Incidemment, le
nouveau règlement de 1933-1935 – par une amélioration des travaux
parlementaires – devait aussi répondre à la montée de
l’antiparlementarisme, courant qui existait en Belgique comme dans
d’autres pays. Les critiques adressées au parlement belge continuèrent
cependant. De plus, plusieurs auteurs considéraient la proportionnelle
des partis politiques – le principe qui était à la base des réformes
parlementaires de 1918-1922 – comme une des causes de la
dégradation du parlementarisme belge ou français :
C’est dans l’absence de majorité au Parlement, qui tient
elle-même à la diversité des partis et à leur manque de
cohésion, que réside l’impuissance du pouvoir… Aucun
gouvernement issu d’un Parlement divisé en une mosaïque de
partis ne peut concevoir et réaliser un vaste programme3.
1
Chambre des Représentants, Documents parlementaires, session 1921-22, 161 et
Chambre des Représentants, Annales parlementaires, session 1921-1922, p. 188 et
205-206.
2
E. Toebosch, Parlementen en reglementen. Bruxelles, Story-Scientia, 1991,
p. 89-90.
3
E. Mélot, L’évolution du régime parlementaire. Bruxelles, Émile Bruylant, 1936,
p. 188.