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ANIBAL (…) Quand même, ils ont compris que s’ils voulaient communiquer un jour avec l’Inca, le plus simple était de lui donner des cours de français. Mais pour moi, ils ont pas renoncé à l’enseignement de l’espagnol. Franchement, vu l’arriéré des relations entre Espagnols et Incas, 5 je trouve pas bien délicat que cette langue ait droit de cité dans cette maison. Où sont la logique et le bon sens dans tout ça ? N’empêche, pendant que Don Quichotte m’assomme avec ses gérondifs castillans, de l’autre côté de la porte, Mlle Meynard s’éreinte à insuffler le génie de la langue française dans la caboche de l’Inca. C’est pas de la tarte, me semble. Je fais mon possible pour expédier la conjugaison des verbes ser et estar dans des temps record et, à 10 peine mon prof s’est barré, je colle mon oeil au trou de la serrure pour voir comment l’autre se dépatouille. Je peux vous dire que chaque fois je m’en paye une tranche. L’Anibal en train de massacrer le français, c’est à se tordre. Hier, Mlle Meynard s’était mis dans la tête de lui montrer des photos de Lolly et de Hugues et elle répétait « maman », « papa », « maman », « papa » sur un rythme de métronome. L’Inca, ces trombines, ça le branchait pas, mais pas du 15 tout, il regardait même pas les photos. On le comprend. Par contre, il essayait d’attirer l’attention de Mlle Meynard sur ses chaussettes chéries, il tirait tellement dessus – elles étaient à leur place normale, pour une fois – qu’elles lui arrivaient aux genoux. Mais allez intéresser un prof à ce qui vous tient à cœur, autant rêver d’arrêter un TGV lancé à pleine vitesse. Ça file droit sur ses rails sans rien voir à droite ou à gauche, ça suit son idée avec un entêtement de 20 machine, vous pouvez lancer des S.O.S., ça continue son bonhomme de chemin. La preuve, c’était bien des S.O.S. qu’il envoyait, l’Anibal, mais la mère Meynard elle voyait rien, elle répétait maman, papa, à croire qu’elle était retombée en enfance. Alors l’Inca, qui est pas en reste pour l’obsession, s’est mis à délacer ses tennis. Il les a ôtées, a retiré ses chaussettes et a commencé à les agiter sous le nez de Mlle Meynard. Ça devait chlinguer pire que dix tonnes 25 de coulommiers parce que le métronome s’est arrêté net. Moi, derrière la porte, je me bidonnais. « Qu’y a-t-il, Anibal ? Veux-tu bien remettre tes chaussettes ! » Vous devez le savoir, le truc pédago au goût du jour quand on vous apprend une langue, c’est de vous mettre dans le bain illico, de vous faire les remarques accessoires dans la langue idoine. Dans le cas présent, faut reconnaître que la mère Meynard aurait été bien empêchée de mener son aparté en 30 quechua. D’ailleurs, c’était pas ce qu’il voulait, l’Anibal, C’était clair comme de l’eau de rose qu’il désirait savoir comment on nommait en français ces choses qu’il continuait à balancer sous le nez de son prof. Il a insisté jusqu’à ce qu’elle comprenne enfin, le mec Anibal, il pourrait devenir facile le champion du monde des testards. Elle a crié : « Oh ! les chaussettes, ce sont des chaussettes, chaussettes, répète après moi, chaussettes... » Et l’Inca, avec un air pareil que si 35 son père le soleil venait de le toucher, a répété : josettes, josettes. Il en finissait pas de dire josettes, josettes, il s’en gargarisait, il découvrait que le mot le bottait autant que la chose. Il m’a tué. ED8 - PP - Fonctionnement de la langue - TEXTE - Avril 09 - 1 Depuis que l’Inca est là, j’aime encore moins les gens de cinéma. Faut les voir après le faux-fils de Lolly, des vraies mouches à merde. Et que je te le pelote, que je te le bécote, que je 40 te le caresse; Ils me donnent la nausée. Et l’autre andouille qui se laisse faire, qui en redemande même, pourvu qu’on le laisse se déchausser et exhiber triomphalement ses josettes. En ce moment, on a deux types et quatre nénettes à la maison. Tous des stars, des gens qui signent des autographes à tire-larigot dès qu’ils font trois pas dans la rue. Ils viennent 45 de finir un tournage, Lolly les a invités parce que, soi-disant, ils ont besoin de récupérer. J’sais pas quels rôles ils avaient dans le film, mais ici, autour de l’Inca, ils m’font penser aux équipes sélectionnées pour le Mundial. Ils se passent l’Anibal comme qui dirait un ballon, je pige rien à la règle du jeu, mais c’est encore plus tartignole que le football. On croirait des hystériques. Hugues et Lolly sont les supporters, ils suivent des yeux la trajectoire du ballon, ils commentent, 50 ils applaudissent, ils sont fiers comme Artaban. Ils ont l’air d’oublier qu’ils sont pas responsables si l’Inca a une belle petite gueule, une peau si lisse, si ferme que les gens ont envie de croquer dedans. Ils oublient qu’ils y sont pour rien. La vérité, c’est qu’ils ont une attraction de plus à offrir à leurs amis, c’est plutôt flatteur pour leur réputation. Si vous connaissez des Incas, même qu’ils soient dans la dèche, dites-leur bien de pas envoyer leurs enfants en Europe, surtout en 55 « adoptés », dites-leur qu’ici ils servent de singes savants. Enfin, savant, faut pas exagérer. Comme singe, l’Anibal il peut passer, mais comme savant il a encore pas mal de progrès à faire. En français, à l’heure qu’il est, son vocabulaire dépasse pas dix mots. Et si jamais il arrive à enregistrer les cinq cents mots qu’on utilise grosso modo dans cette langue, ce sera du pareil au même, j’ai idée qu’on entendra pas souvent le son de sa voix. Ce mec, je vous l’ai dit, c’est 60 du silence céleste. N’empêche qu’ils se le passent, de main en main, comme un vulgaire ballon. Moi, j’assiste à ces parties de Mundial-maison quand ils m’obligent à rester là, après le déjeuner ou le dîner, au milieu des invités. Après tout, je suis le premier fils, le vrai, faut bien que je paraisse même si je manque d’exotisme. Ce soir, c’est la Delcour qui a gagné. J’ai failli applaudir. Elle a gardé le ballon un peu 65 longtemps. Je voyais l’Anibal se tortiller sur les genoux de la dame, un acteur ça devrait être censé comprendre mieux que personne une mimique si évidente. L’Anibal gigotait à fendre l’âme tellement l’envie de pisser le pressait, même ceux qui barbotaient de l’autre côté de la Méditerranée pouvaient le voir. Mais elle, non, elle continuait à le mignoter, à le papouiller, elle lui lâchait pas la grappe. Je peux dire que j’ai vu le but venir de loin. Quand la Delcour a 70 écarquillé les yeux. (…) Extraits d’Anibal, Anne Bragance, Robert Laffont, Pocket, 1991 ED8 - PP - Fonctionnement de la langue - TEXTE - Avril 09 - 2