LA RÉFORME DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES : L`impact
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LA RÉFORME DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES : L`impact
Promotion Robert Badinter «2009-2011» Cycle International Long Master en Administration Publique LA RÉFORME DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES : L’impact sur le département et le rôle du lobby départemental. - Une étude d’étape - Mémoire présenté par M. Fabrizio Santo MICALIZZI Sous la direction de : M. Fabrice LARAT Directeur du Centre d'Expertise et de Recherche Administrative (CERA) Table de matières Avant-propos................................................................................................................4 Introduction ..................................................................................................................6 I. Institution importante en évolution depuis sa création, le département, est contesté lors de la préparation de la réforme des collectivités territoriales. ..............10 A. Le département, conçu de façon artificielle, s’est profondément ancré dans le paysage administratif et identitaire depuis deux siècles. .......................................10 B. Avec la décentralisation, le département gagne en importance et devient un acteur public de proximité incontournable..............................................................16 C. Le diagnostic actuel sur l’état de la décentralisation orientant la réforme des collectivités. ............................................................................................................22 1. La complexité de l’organisation territoriale et le besoin d’ériger des métropoles. .........................................................................................................24 2. Les dépenses des collectivités et la hausse des effectifs au sein de la fonction publique territoriale................................................................................27 II. L’évolution du projet de loi de réforme des collectivités territoriales du point de vue des départements en prenant en compte les impacts possibles. .......................31 A. La genèse du projet de loi issu des réflexions du Comité Balladur et de la concertation avec les acteurs politiques.................................................................31 B. Le nouveau conseiller territorial, un élu génétiquement modifié et un recul de la démocratie locale ? ............................................................................................38 1. Le nouveau mandat de conseiller territorial. ................................................39 2. Un mode de scrutin contesté. ......................................................................43 C. Une nouvelle répartition de compétences au détriment du département, plombé par la suppression de la clause générale de compétence ? .....................50 1. Les principes orientant une nouvelle répartition des compétences. ............50 2. La question de la suppression de la clause générale de compétence.........54 D. Les nouvelles métropoles et pôles métropolitains : une complexification opportune de la structure administrative? ..............................................................58 2 1. Les nouvelles métropoles, des EPCI XL......................................................58 2. La métropole reçoit des compétences clefs.................................................61 3. L’ impact de la création de la métropole sur les départements....................64 4. Le pôle métropolitain - un outil spécifique....................................................65 E. La fusion entre départements et la fusion de départements avec une région, signes avant-coureurs d’une réduction du nombre de départements. ...................68 III. Les associations des collectivités territoriales, notamment l’Assemblée des départements de France (ADF), sont des lobbies institutionnels performants, capables d’influencer le processus législatif de réforme des collectivités territoriales..............................................................................................................72 A. L’ADF est un lobby institutionnel puissant.......................................................73 B. La stratégie de lobbying de l’ADF face à la stratégie du gouvernement. ........77 C. Le Sénat constitue le relais d’influence majeur de l’ADF. ...............................84 Conclusion .................................................................................................................88 Bibliographie ..............................................................................................................91 Ouvrages généraux................................................................................................91 Ouvrages spéciaux.................................................................................................92 Documents et rapports officiels ..............................................................................95 Articles parus dans des revues scientifiques .........................................................98 Dépêches et articles parus dans des journaux et hebdomadaires.......................105 3 Avant-propos « La démocratie ne naît pas des assemblées pour descendre sur le pays ; elle sort du pays lui-même pour refluer dans les assemblées, elle s’impose aux législateurs qui n’auront plus qu’à la formuler, ce sera l’œuvre de la législative et de la Convention. 1» écrivit l’historien Georges Bourgin au début du XXe siècle. Il souligna ainsi l’importance des territoires dans le développement démocratique du pays. Ce lien entre le niveau local et le niveau national est bien présent dans la culture politique française et dans son organisation institutionnelle. Le cumul des mandats est l’une des expressions de cette présence. Le local, et au premier chef la commune, est perçu comme un symbole rayonnant de la démocratie en France, comme l’illustre un passage de Joseph Joffo : « Et puis un jour ils franchissaient une dernière frontière. Alors, le ciel s’éclairait et la cohorte découvrait (…) un village tout clair, aux toits rouges (…). Sur la maison la plus grande, il y avait une inscription : Liberté, Égalité, Fraternité. Alors tous les fuyards posaient le baluchon ou lâchaient la charrette, et la peur quittait leurs yeux, car ils savaient qu’ils étaient arrivés. La France.2 » La réforme des collectivités territoriales, initiée par le Président de la République en 2008, touche par sa nature aux structures locales, notamment à la commune, au département et à la région, qui ont développé au long de leurs histoires institutionnelles respectives un caractère spécifique et même une micro-culture politique propre. Le département, établi avec la Révolution, a acquis malgré sa nature artificielle un ancrage fort dans l’organisation territoriale française. Dans le cadre de ma scolarité à l’École nationale d’administration, j’ai effectué mon stage du module ‘Territoires’ au conseil général du Nord de septembre 2009 à février 2010. C’est là, au cœur de cette collectivité, que j’ai commencé à comprendre le fonctionnement et les traditions de l’institution départementale qui, en ce moment 1 Bourgin Georges, « Les communaux et la Révolution française », Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, nov.-déc. 1908, p.713, p. 713. 2 Joffo Joseph, Sac de billes, Paris, J.-C. Lattès, 1973, p. 23. 4 précis de son histoire, se sentait menacée par le projet de loi relatif à la réforme des collectivités territoriales. Impressionné par l’enjeu de la réforme et curieux d’approfondir mes connaissances sur les collectivités territoriales françaises, l’envie est née d’en faire le sujet de mon mémoire. Si le lecteur jugeait, après avoir parcouru ce texte, que mon raisonnement ne correspondait pas à l’interprétation dominante ou à la culture politique française, je le prie de m’en excuser car mon analyse ne saurait parfois échapper à ma socialisation politique allemande, bien différente par sa nature fédéraliste. Ce travail marque l’aboutissement de dix huit mois de formation à l’École nationale d’administration au sein de la promotion Robert Badinter (2009-2011) ; dix huit mois, denses en expériences et riches en rencontres, qui m’ont profondément marqué tant au niveau professionnel que privé. Je souhaite exprimer ma profonde gratitude à l’Office allemand d'échanges universitaires (Deutscher Akademischer Austauschdienst) qui a financé ma formation et ce travail avec des fonds mis à disposition par le ministère des Affaires étrangères allemand. Enfin, mes plus sincères remerciements vont à mes chères camarades, Julie Bonamy, Jihane Mabchour Alaoui, Thérèse Renault et Katharina Strecker qui ont relu ce travail et m’ont apporté leurs précieux conseils. Fabrizio Micalizzi Gernsbach, le 14 mai 2010 5 Introduction La réforme des collectivités territoriales a été engagée suite à de nombreuses réflexions identifiant des sources d’inefficacité dans l’organisation territoriale de l’État et évaluant leurs conséquences budgétaires. C’est ainsi principalement sous l’angle de la compétitivité qu’elle a été abordée. S’ajoutent à cela des considérations sur les implications démocratiques du manque de lisibilité des structures hautement complexes pour les citoyens. Face à ces constats, le président de la République a constitué en octobre 2008 un comité chargé d’établir une liste de propositions visant à réformer les collectivités territoriales. A sa tête a été nommé l’ancien Premier ministre Édouard Balladur. La décision de charger un comité transpartisan de l’élaboration de propositions prouve que l’enjeu de la réforme est important. En remaniant les compétences et le statut des élus locaux, toute réforme en la matière implique des coûts politiques pour le gouvernement. Ceci est d’autant plus vrai si l’on tient compte du cumul des mandats pratiqué par de nombreux parlementaires et surtout par un grand nombre de sénateurs. Les résultats du comité Balladur ont abouti d’abord au projet de réforme relatif à la réforme des collectivités territoriales adopté par le Conseil des ministres le 21 octobre 2009. Il a été précédé par l’avant-projet de loi du 19 juillet 2009 qui servait de base pour la concertation avec les associations d’élus et les groupes politiques. Depuis, le projet de loi a passé la première lecture au Sénat qui a amendé plusieurs articles. Ce projet de loi qui traite des changements institutionnels à apporter et qui fixe les principes de la nouvelle répartition de compétences sera au cœur de notre analyse. Il échet d’ailleurs de rappeler que la réforme des collectivités territoriales a été divisée en cinq lois distinctes. Au-delà du projet de loi cité et afin de mettre en place le nouveau mandat de ‘conseiller territorial’ à l’horizon 2014, l’adoption d’une loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des 6 conseils régionaux était nécessaire avant les élections régionales de mars 2010. Le volet du projet de loi concernant le scrutin et le statut des élus a été évacué et sera l’objet d’un projet de loi relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale, qui sera présenté en été 2010. De même, la nouvelle répartition des compétences sera traitée dans une loi ultérieure. Au plus grand mécontentement des associations des élus locaux, le volet financier de la réforme a également été reporté. Par conséquent, notre analyse devra laisser en suspens ces questions financières ainsi que les détails portant sur la répartition concrète des compétences et le statut des élus locaux. Nous avons opté pour analyser le projet de loi du point de vue des départements métropolitains pour deux raisons. D’abord, le département est l’échelon des collectivités territoriales le plus remis en question comme le prouve la décision 260 de la commission pour la libération de la croissance française (dite Attali) qui souhaite faire disparaître cet échelon dans les dix prochaines années. Enfin, au cours des différentes étapes de décentralisation, le département a toujours su gagner en importance malgré les contestations cycliques dont il est l’objet depuis sa création. Par conséquent, il paraît particulièrement intéressant d’étudier en quelle mesure le projet de loi actuel, qui prévoit le rapprochement du département et de la région, changera le statut de la collectivité départementale. Depuis le lancement de la réforme des collectivités territoriales par le président de la République, le sujet suscite un débat public national relayé par la presse écrite et audiovisuelle. En effet, la réforme concernera directement les élus locaux et les employés de la fonction publique territoriale, ainsi que nombreux acteurs de la société civile indirectement. Le professeur Verpeaux constate : « l'ampleur des réactions illustre l'importance du sujet. Il est plus facile de réviser la Constitution que de toucher aux collectivités territoriales. J'en étais persuadé avant ces travaux ; je le suis encore plus aujourd'hui.3 » Quant au citoyen ordinaire, il sera concerné par la réforme mais reste pourtant bien éloigné des questions de fond et ne se voit confronté qu’aux arguments politiques et bien souvent politiciens, car la règle démocratique veut que l’opposition mette en avant les points négatifs d’une initiative 3 « "Il s'agit moins de réduire le nombre de niveaux de collectivités que de les rendre utiles". Entretien avec Michel Verpeaux et Hugues Hourdin », Actualités juridiques - Droit administratif, 2009c, p. 396 sq. 7 du gouvernement. Rare sont pour l’instant les analyses publiques indépendantes qui cherchent à mesurer objectivement l’impact de la réforme. Dans ce contexte, ce travail de recherche se veut une étude d’étape qui s’arrête avec la ‘petite loi’ votée au Sénat le 4 février 2010. Nous nous interrogerons sur l’évolution du projet de loi dans ses différentes étapes ainsi que sur son impact sur les départements. Un volet supplémentaire de la problématique consiste à identifier dans quelle mesure et par quels biais les ‘lobbies institutionnels’ (associations des élus locaux et spécifiquement l’assemblée des départements de France (ADF)), influencent le processus de réforme, même en amont de la procédure législative. Enfin, il est nécessaire d’intégrer à cette analyse la contrepartie, à savoir les moyens mis en œuvre par le gouvernement pour faire passer cette réforme. Afin de répondre à cette problématique, ce mémoire doit, dans un premier temps, situer le département comme collectivité territoriale dans l’histoire des institutions publiques françaises issues de la Révolution (I.A.) jusqu’aux deux étapes de la décentralisation (I.B.) avant de rappeler le diagnostic sur l’état de la décentralisation qui a inspiré la réforme (I.C.). Dans un deuxième temps, ce mémoire se propose d’examiner les différentes dispositions du projet de loi qui concernent le département et d’analyser leur impact possible. La genèse de la réforme issue des réflexions du comité Balladur et de la concertation avec les acteurs politiques (II.A.) posera les bases de cette analyse détaillée. Nous procédons à l’analyse du ‘cœur nucléaire’ de la réforme, à savoir la création du nouveau mandat de conseiller territorial y compris l’état des discussions sur son scrutin (II.B.). Ensuite, nous étudierons les principes orientant la nouvelle répartition des compétences, y compris la question de la suppression de la clause générale de compétence (II.C.), avant de traiter de la création des nouvelles métropoles et pôle métropolitain pour compléter l’architecture territoriale en France (II.D.). Enfin, nous aborderons la fusion entre départements et la fusion entre départements et une région (II.E.). 8 Dans un dernier temps, nous mettrons en évidence l’influence du lobbying institutionnel sur le processus législatif de la réforme des collectivités territoriales effectué par l’ADF, devenu un lobby puissant (III.A.). En effet, l’ADF dispose d’une stratégie de lobbying qui sera confrontée à la stratégie gouvernementale (III.B.). Nous affirmerons pour clore ce mémoire que l’influence de l’ADF sur les processus législatifs repose notamment sur le Sénat qui est son relais majeur (III.C.). 9 I. Institution importante en évolution depuis sa création, le département, est contesté lors de la préparation de la réforme des collectivités territoriales. A. Le département, conçu de façon artificielle, s’est profondément ancré dans le paysage administratif et identitaire depuis deux siècles. Bien que le terme de « département » soit utilisé pour la première fois par le marquis d’Argenson dans un rapport remis au roi Louis XV4, la création du département comme nous l’entendons aujourd’hui n’intervient que par le décret voté par la Constituante le 22 décembre 1789 qui devient loi le 8 janvier 1790. Cette innovation fut précédée, à la veille de la révolution, par des réflexions autour des grands projets de décentralisation administrative de Turgot et de Necker, dans la perspective d’un désengagement de l’État, grâce à des « institutions d’après lesquelles la plupart des choses qui doivent être faites, se fassent d’elles-mêmes suffisamment bien5 ». Ces projets profondément novateurs étaient axés sur trois objectifs principaux : « décharger le gouvernement de responsabilités jugées secondaires, mais trop contraignantes et inutilement compromettantes pour son autorité ; améliorer l’efficacité de la gestion locale, en la rendant plus proche des administrés ; stimuler le dynamisme national, en impliquant les citoyens dans la marche des affaires publiques. 6» Cette logique ne fut pas reprise par les membres de l’Assemblée constituante, qui adoptèrent la proposition d’esprit cartésien de Thouret, laquelle prévoyait la création de quatre-vingt départements de taille égale, nommés géographiquement. La taille des départements fut fixée sur un critère de proximité: il devait être possible 4 Ce terme est conçu pour une répartition fiscale ou circonscription territoriale pour les Ponts et Chausées. Vital-Durand Emmanuel, Les collectivités territoriales en France, Paris, Hachette (coll. « Les Fondamentaux »), DL 2006, p. 19. 5 Cité selon Bacot Guillaume, « L'apport de Tocqueville aux idées décentralisatrices », in Guellec Laurence (ed.), Tocqueville et l'esprit de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Références »), 2005, p. 203–239, p. 221. 6 Ibid., p. 222. 10 de se rendre en moins d'une journée de cheval de n'importe quel point du département à son chef-lieu. Ce raisonnement valait aussi en terme de sécurité publique: les troupes de force publique devaient pourvoir atteindre, en partant du centre et entre le lever et le coucher du soleil, tous les points de la circonscription, même périphériques7. Les intentions présidant à l’élaboration de cette loi étaient différentes de celles qui prévalaient dans l’esprit des Lumières : « un nouveau découpage du territoire est nécessaire et urgent, à la fois pour rationaliser l’administration en mettant fin à l’enchevêtrement des divisions de l’Ancien Régime et pour éradiquer jusqu’aux derniers vestiges des « privilèges », « coutumes » et « droits » des antiques provinces, solennellement sacrifiés par les décrets de la nuit du 4 août ; ce redécoupage est également nécessaire pour achever l’unification nationale, encore imparfaite en 1789.8 » Comme l’a résumé le Président de la République lors de son discours sur la réforme des collectivités territoriales : « Tout dans la création des départements devait signer la rupture avec ce qui restait de féodal, d’inégal et de singulier dans la France de l’Ancien Régime : leur taille devait être comparable, à défaut d’être strictement égale ; leurs frontières devaient être géométriques plutôt qu’historiques ; le nom de nos départements, géographique plutôt que culturel ; et leur organisation uniforme, jamais particulière. 9» En 1790, le département est doté d’une assemblée élue, nommée très vite conseil général, d’un directoire exécutif qui est présidé par le président du conseil général et un procureur général syndic élu qui représente le roi. L’action des départements est essentiellement conçue comme une collaboration à « l’administration générale » du royaume10. Mais déjà avec la Constitution du 22 frimaire de l’an VIII (13 décembre 1799), le département est réduit à une simple circonscription d’État, à l’instar des arrondissements communaux. C’est la loi du 7 Bazoche Maud, Département ou Région?, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 58. Dorigny Marcel, « J.-P. Brissot et la formation des départements: unité législative et pouvoirs locaux », in Chianéa Gérard (ed.), Le département: hier, aujourd'hui, demain. De la Province à la Région, de la centralisation à la décentralisation, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994, p. 13–22, p. 13. 9 Sarkozy Nicolas, Réforme des collectivités territoriales. Discours de M. le Président de la République, Saint-Dizier, 20.10.09, p. 1. 10 Auby Jean-François et Pontier Jean-Marie, Le Département, Paris, Economica, 1988, p. 9. 8 11 28 pluviôse de l’an VIII (17 février 1800), qui, en établissant le préfet et privant ainsi le département de tous pouvoirs propres, s’avère véritablement déterminante. Ce n’est que progressivement que le département prendra la forme d’une collectivité locale : reconnue par un avis du Conseil d’État de 1834, sa personnalité morale sera consacrée par la loi du 10 mai 183811. Ensuite, le caractère électif du conseil général sera rétablit par la loi du 22 juin 1833 et des pouvoirs de décision seront reconnus à cette assemblée par diverses lois (loi du 10 mai 1838, loi du 18 juillet 1866). Avec la loi du 10 août 1871, considérée comme la « charte » de l’administration départementale, le statut du département devient complet et cohérent. Le suffrage universel pour l’élection du conseil général (un conseiller par canton) est confirmé et les sessions se déroulent désormais en public. Néanmoins, le conseil général peut être dissout par décret et le préfet conserve sa position dominante dans le département12. Parmi les attributions départementales figurent la gestion du domaine, les services d’assistance et d’hygiène, ainsi que la voirie départementale. Le conseil général vote son budget y compris les impôts départementaux et les emprunts sous réserve du contrôle de l’autorité centrale13. Enfin, il peut délibérer sur toutes les questions d’intérêt départemental et émettre des vœux portant sur toutes les questions économiques et d’administration générale. Avec le temps, le département a gagné en légitimité et le principal reproche qui lui était fait dès son établissement, à savoir d’être une collectivité artificielle alors que la commune est une collectivité naturelle, s’est affaibli progressivement. D’autres arguments seront mis en avant pour contester la pertinence de l’échelon départemental. En particulier, sera mise en doute la capacité du département à s’adapter aux besoins de l’État moderne et à répondre aux exigences du 11 Minot Eugène, Département, conseil général, décentralisation. Histoire et perspectives d'avenir, Voiron, Paris, Éd. de "La Lettre du cadre territorial"; Assemblée des départements de France, 2000a, p. 126. 12 La question du remplacement du préfet par un administrateur élu est néanmoins abordée lors du débat parlementaire. Cette proposition est rejetée et ne se réalisera qu’en 1982. Le rapporteur de la commission de décentralisation Waddington soutient ce rejet: « il y a beaucoup de questions qui intéressent à la fois l’État et le département et dans lesquelles il serait fort difficile de faire la part de chacun, sans donner lieu à des embarras sérieux, sinon véritables conflits. » Cité selon Auby JeanFrançois et Pontier Jean-Marie, Auby et al. 1988, op. cit., p. 17. 13 Ibid., p. 20. 12 développement. Ainsi, progressent à la fin du XIXè siècle les idées régionales, dont les adeptes critiquent le département au nom de la région14. L’inadaptation du département aux exigences de l’économie moderne et la nécessité d’un échelon supérieur se concrétisent pendant la Première Guerre mondiale. En effet, le ministre du commerce Clémentel favorise en 1917 la création de groupements économiques régionaux au sein desquels les chambres de commerce et d’industrie sont incitées à se réunir15. Cette dichotomie concurrentielle entre département et région restera au rendez-vous de toutes les réformes de l’administration territoriale jusqu’à l’actuelle, comme nous le verrons plus loin. Le département acquiert enfin un statut constitutionnel avec la Constitution du 27 octobre 1946 qui stipule dans son article 87 : « Les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus au suffrage universel. » Il sera ensuite alimenté par la jurisprudence constitutionnelle16. Nonobstant cette consolidation légale, certains hommes d’État souhaitent l’établissement de la région ou un agrandissement des départements. La proposition de Michel Debré en 1949 de créer 47 grands départements ou celle de François Perroux de créer 10 régions, voire celle de choisir entre le département et la région, préconisée par Valéry Giscard d’Estaing en 1975, en témoignent. Au centre de ces initiatives se trouvent d’une part des préoccupations économiques et stratégiques comme on peut le constater chez Pierre Mendès France : « La région est une réalité économique, mais elle n’a trouvé jusqu’ici aucune expression institutionnelle, aucun moyen d’action propre, aucun organe doté de pouvoirs de décision (…). Comment les populations prendront-elles en main le travail d’animation et de redressement, c’est le problème de l’organisation régionale. La région économique française doit être à l’échelle des forces avec lesquelles elle se trouvera demain en contact et en compétition. 17» 14 Ibid., p. 23. Quillien Philippe-Jean, Les collectivités territoriales en 15 leçons, Paris, Ellipses (coll. « Concours administratifs »), 2008, p. 13. 16 Alcaraz Hubert, « Le principe de libre administration des collectivités territoriales dans la jurisprudence constitutionnelle du 28 mars 2003 », Revue française du droit administratif, 3, 2009, p. 497–514, p. 497. 17 Mendès France Pierre, Pour une République moderne, Paris, Gallimard (coll. « Idées »), 1962, p. 199. 15 13 D’autre part, le discours en faveur de la région associe le topos de la modernité à la conception traditionnelle de l’enracinement dans un terroir à l’instar du Général de Gaulle : « L'évolution générale porte, en effet, notre pays vers un équilibre nouveau. L'effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s'impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain…18». La référence aux anciennes provinces est faite expressément : « officiellement ignorées les provinces n’ont pas cessé d’exister dans l’esprit et le cœur des Français. En dépit de tous les déplacements, déracinements et brassages, il y a toujours l’Auvergne et les Auvergnats, la Bretagne et les Bretons… 19 ». En liant les enjeux d’avenir à une collectivité perçue naturelle par son ancrage identitaire, le retour à l’ancien devient la condition du nouveau. Le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat, soumis au peuple français par référendum en 1969, est interprété par les conseillers généraux comme une menace potentielle pour les départements, et l’opposition des élus locaux à ce projet sera quasi-générale. La défaite sera en partie interprétée comme une victoire de ces élus et le département sort renforcé de l’épreuve20. Dans sa vue d’ensemble l’évolution du département ne s’est pas faite sans heurts : selon V. Wright, le caractère conflictuel des débats sur la réforme de l’administration territoriale est d’autant plus politique que la conception de l’État en France repose sur l’idée de sa centralité et de son caractère intégrateur pour l’ensemble de la société. Dès lors, toute question sur ses caractéristiques met en 18 Discours du Général de Gaulle prononcé à Lyon le 24 mars 1968. Cité selon Abonneau Josseline, « Régions : une révolution inachevée », Le Figaro, 13.01.10, p. 18. 19 Entretien du Général de Gaulle avec Michel Droit, le 10 avril 1969. Cité selon Denquin Jean-Marie, « Gaullisme et décentralisation », in Boutin Christophe et Rouvillois Frédéric (eds.), Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective, Paris, F.-X. de Guibert, 2003, p. 237–247, p. 246. 20 Auby Jean-François et Pontier Jean-Marie, Auby et al. 1988, op. cit., p. 24. 14 cause les grands fondamentaux du système institutionnel français21. Mais il convient également de souligner que « le thème même de la réforme est très présent dans la vie politique, depuis le XIXe siècle (…) et il s’articule autour de « grands chantiers » récurrents semblant montrer tout à la fois la permanence du souci de réforme et la difficulté de ruptures radicales. 22» Ce bref rappel des évolutions du département depuis sa création nous montre ainsi que son histoire est marquée par des améliorations successives de son statut et une extension continue de ses pouvoirs et de ses moyens, et ceci avant même les grandes réformes de décentralisation qui façonneront le département tel que nous le connaissions aujourd’hui. 21 Albertini Jean-Benoît, Réforme administrative et réforme de l'État en France. Thèmes et variations de l'esprit de réforme de 1815 à nos jours, Paris, Économica, 2000, p. 151. 22 Ibid., p. 150–151. 15 B. Avec la décentralisation, le département gagne en importance et devient un acteur public de proximité incontournable. Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 opèrent un changement fondamental dans la conception de l’État en France, qui était largement contesté à l’époque23. Selon la formule célèbre du Président Mitterrand « La France a eu besoin d’un pouvoir central fort et centralisé pour se faire. Elle a besoin de pouvoirs décentralisés pour ne pas se défaire ». Il importe de garder à l’esprit la finalité explicite « pour ne pas se défaire » du projet de décentralisation : ce dont il s’agit surtout, c’est de préserver l’unité et l’indivisibilité de la République. Ce souci est commun à toutes les vagues de décentralisation qu’a connues la France depuis la Révolution24. Ainsi, aussi le Président Sarkozy souligne que la décentralisation n’était pas dirigée contre l’État fort, mais contre l’excès de centralisation. Elle n’était pas dirigée contre l’unité nationale, mais contre l’asphyxie des énergies locales25. En se référant au rapport Piron sur l’équilibre territorial des pouvoirs, on peut affirmer que la France est sortie « du modèle jacobin gouverné par l’administration centrale parée des vertus de l’omniscience et de l’ubiquité. L’État se réforme sans se transmuter en État fédéral ni même en État régionalisé. Mais le sentiment qui domine, après presque une année de travaux, est celui d’un entre-deux, qui caractérise la nature « semi-centralisée » ou « semi-décentralisée » du système français. 26» De cette analyse, nous pourrions presque déduire un caractère sui generis de l’organisation étatique française. Par conséquent, il convient de constater que l’évolution française n’est guère, ou seulement avec beaucoup de précautions, 23 Yves Mény a mis en exergue qu’ « avec la décentralisation, les socialistes français ont réalisé quelque chose que ni les gaullistes « tout-puissants », ni les giscardiens amis des notables n’avaient été capables de faire au cours des vingt-deux premières années de la Ve République ». Cité selon Bougrab Jeanette, « La décentralisation et la gauche », in Boutin Christophe et Rouvillois Frédéric (eds.), Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective, Paris, F.-X. de Guibert, 2003, p. 249–264, p. 263. 24 Lebreton Gilles, « Régionalisme européen et décentralisation », in Boutin Christophe et Rouvillois Frédéric (eds.), Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective, Paris, F.-X. de Guibert, 2003, p. 275–305, p. 275. 25 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 20.10.09, op. cit., p. 2. 26 Piron Michel, Rapport d'information sur l'équilibre territorial des pouvoirs (coll. « Rapport d'information »), 2006, p. 12. 16 comparable aux démarches de régionalisation en Espagne ou en Italie qui sont devenus des États régionalisés. Au centre des lois Deferre27 se trouvent des éléments que l’on pourrait qualifier de « petite révolution » de l’administration française. La région devient ainsi une véritable collectivité territoriale reconnue par la loi. Les exécutifs du département et de la région sont transférés du préfet à des élus respectifs, ce qui implique un détachement définitif des collectivités de l’État. De surcroît, la tutelle administrative et financière de l’État sur les collectivités territoriales est supprimée. Elle est remplacée par un système de contrôle administratif et budgétaire a posteriori, juridiquement encadré. Enfin, des multiples transferts de compétences sont effectués tout en réaffirmant la clause générale de compétence et en garantissant une compensation intégrale des charges transférées par l’État. A partir de ces transferts qui devaient suivre le principe de « blocs de compétence », même si ce dernier est parfois ignoré, on peut identifier les vocations dominantes des trois niveaux de la décentralisation : ‐ « la maîtrise du sol (urbanisme) et la responsabilité des services ou équipements de proximité pour les communes ; ‐ les missions de solidarité (aide sociale) et de péréquation (aide aux communes) pour les départements ; ‐ la réflexion et l’impulsion en matière de planification et d’aménagement du territoire, plus généralement le développement économique, pour les régions.28 » Il faut enfin rappeler que la mise en œuvre des lois de décentralisation fut soumise à des contraintes politiques particulières. Elle devait être réalisée dans le cadre constitutionnel en vigueur parce que toute révision constitutionnelle était exclue du fait de l’hostilité du Sénat, à l’époque dans l’opposition. De surcroît, l’approbation à l’Assemblée nationale dépendait de la conservation de la carte de l’administration territoriale : « politiquement, il ne pouvait être question de 27 La loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des collectivités territoriales est suivie par une quarantaine de lois et 300 décrets. Cf. Raséra Michel, La démocratie locale, Paris, LGDJ (coll. « Systèmes »), 2002, p. 6–7. 28 Quillien Philippe-Jean, Quillien 2008, op. cit., p. 156. 17 subordonner le transfert de compétences à un regroupement préalable des communes. 29» Impulsé par le Président Chirac dans son message au Parlement du 2 juillet 2002 et mis en œuvre par son Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, l’acte II de la décentralisation souhaite donner une « nouvelle architecture des pouvoirs » à la France. Cette fois-ci, le législateur est en mesure de modifier la Constitution. De ce fait la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 reconnaît solennellement le principe de « l’organisation décentralisée » de la République (art. 1er de la Constitution). Le principe de subsidiarité est ancré dans l’article 72 et stipule que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. » Toujours dans le même article est introduite la notion de « collectivité chef de file » même si cette dernière est assez restrictive : « (…) lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune. » Cette limitation peut s’expliquer par la volonté du législateur d’empêcher la tutelle d’une collectivité sur une autre, conformément à la Constitution. S’ajoute une nouvelle série de droits constitutionnels accordés aux collectivités : ‐ droit à l’expérimentation, permettant de déroger à la dévolution légale des compétences ; ‐ droit à l’autonomie financière, pour assurer un équilibre réel entre les compétences transférées et les ressources nouvelles ; ‐ reconnaissance de la participation populaire, afin de développer des mécanismes de démocratie participative.30 Le bilan de ces nouveaux droits est mitigé. Entre 2003 et 2008, pas un seul référendum local basé sur l'article 72-1 n'a eu lieu ; seul un petit nombre de consultations des électeurs a été effectué, sans que leur objet soit toujours légal. En 29 Ferstenbert Jacques, Priet François et Quilichini Paule, Droit des collectivités territoriales, Paris, Dalloz (coll. « Hypercours Dalloz »), 2009, p. 44. 30 Vital-Durand Emmanuel, Vital-Durand 2006, op. cit., p. 15. 18 effet, il n’y avait pas d'initiatives des électeurs tendant à provoquer la consultation des électeurs, ce qui traduit probablement une détermination inadéquate des besoins des citoyens par le législateur. Comme le souligne Gérard Marcou : « la démocratie directe est mal assimilée dans la culture politique française, laquelle demeure dominée par le principe représentatif. 31» Au-delà des changements constitutionnels, la loi du 13 août 2004 prône une nouvelle répartition des compétences et procède à des transferts de compétences importants. Sans prétendre à l’exhaustivité, le département reçoit des compétences en matière de voiries élargies avec le transfert de certaines routes ; il devient compétent pour créer, aménager, exploiter les ports maritimes de pêche, ainsi que des infrastructures de transports non urbains des personnes ; le conseil général se voit attribuer l’élaboration du plan d’élimination des déchets ; et le département a été surtout conforté dans son rôle principal en matière d’aide et d’action sociales dont il devient « chef de file »32. Mais les critiques à l’égard de cette loi sont vives et la qualifient de « catalogue hétéroclite, inspiré à la hâte par la décision politique, sans vision d'ensemble. (…) Contrairement à ce que certains avaient espéré, les transferts de compétences n'ont pas fait reculer la contractualisation entre collectivités publiques, dans un système qui est toujours aussi complexe. 33» Le pilotage de la réforme est lui aussi mis en question : « comme l'acte II de la décentralisation a été lancé "sans un bilan approfondi des acquis et des insuffisances de la période précédente", le tir n'a pu évidemment être corrigé. 34» La clarification des compétences qui était censée conduire naturellement à une meilleure gestion se présente comme un échec sur toute la ligne, comme l’affirmait Philippe Séguin35, pour qui non seulement les réformes passées n'ont pas clarifié l'enchevêtrement des compétences, mais ont même réussi l'exploit de l'aggraver. 31 Marcou Gérard, « Le bilan en demi-teinte de l'Acte II. Décentraliser plus ou décentraliser mieux? », Revue française du droit administratif, 2, 2008, p. 295–315, p. 301. 32 Le département élabore le schéma d’organisation sociale et médico-sociale et assure la coordination des politiques gérontologiques. Il reçoit la compétence des aides aux jeunes en difficulté et la gestion du fonds de solidarité pour le logement. 33 Ibid., p. 314. 34 Moreau Philippe, « Décentralisation: les objectifs n'ont pas été atteints », Les Echos, 28.10.09, p. 4. 35 Favre Hervé, « Décentralisation et superposition », La Voix du Nord, 28.10.09. 19 Pour autant, la même loi a donné lieu à une innovation intéressante car les rapports entre déconcentration et décentralisation connaîtront un mode de fonctionnement nouveau. En effet, la complémentarité entre l’action de l’administration déconcentrée et de l’administration décentralisée est poussée à un tel degré tel qu’on peut utiliser le néologisme « déconcentralisation » pour caractériser ce nouveau mode. Dans le domaine des aides à la construction de logements, dites aides à la pierre, par exemple, l’attribution relève de l’État, mais celle-ci peut désormais être déléguée aux collectivités territoriales dans le cadre de conventions passées avec le représentant de l’État. « Ce choix de la déconcentralisation s’explique par la volonté de l’État de conserver la maîtrise du financement du logement, tout en s’appuyant sur les collectivités territoriales pour mettre en œuvre des politiques de l’habitat mieux adaptées aux réalités locales. 36» De là, nous sommes amenés à nous interroger plus concrètement sur la place du département issue de la décentralisation. De toute évidence, le département a pu consolider son rôle en matière de solidarité qui offre « au conseiller général et au canton, (…) une lisibilité pérenne par ces flux actifs de soutiens et d’actions. 37» A l’appui de cette analyse, une étude montre que 64,8 % des élus départementaux considèrent qu’ils sortent renforcés de la deuxième vague de décentralisation38. La spécialisation du conseil général dans ses missions territoriales et sociales est perçue comme un bon moyen de clarifier son identité et renforcer sa légitimité politique (86% des conseillers généraux partagent cette opinion)39 surtout face au conseil régional. Il est donc cohérent que, dans l’imaginaire des citoyens, la région fait de la politique et le département de la gestion. Entre proximité et maîtrise 36 Ferstenbert Jacques, Priet François et Quilichini Paule, Ferstenbert et al. 2009, op. cit., p. 65. Canobbio Éric, « La quadrature de l'hexagone: vers la fin des territoires politiques? », Hérodote, 135, 2009, p. 25–48, p. 40. 38 Roy Jean-Philippe, Être conseiller général au XXIe siècle, Orléans, les Éd. Demeter, 2008, p. 57. L’auteur de l’étude déduit de ce résultat que les conseillers généraux considéraient, à juste titre, que tout ce qui contribue à renforcer les compétences de l’institution est un affermissement de son autonomie politique. À notre avis, il n’existe pourtant aucun lien logique entre le renforcement des compétences et l’autonomie politique de l’institution. Au regard des discussions actuelles sur les compensations financières des transferts de compétence, on pourrait même soutenir le contraire. 39 Ibid., p. 63–64. 37 20 de la complexité40, le département peut conforter son image de collectivité essentiellement préoccupée du quotidien des Français41. Si les conseillers généraux sont plutôt satisfaits de leurs attributions élargies, le problème des compensations de compétences transférées persiste cependant, notamment en ce qui concerne les dépenses sociales. Selon l'Association des départements de France, il manque 3,8 milliards sur un budget total des départements de 62 milliards en 200842. La suppression de la taxe professionnelle à la fin de l’année 2009 a fortement inquiété les élus qui craignent de perdre leur autonomie financière. Il en résulte que « le transfert de compétences est regardé le plus souvent non pas comme une démarche engagée au profit des collectivités territoriales mais plutôt comme un moyen pour l'État de se décharger des missions qui peuvent être conduites par les autorités décentralisées.43 » En conclusion, nous pouvons néanmoins constater qu’à travers des transferts considérables, notamment en matière d’action sociale, le département a su acquérir une place incontournable dans le millefeuille administratif comme acteur de proximité. Au regard des évolutions des budgets départementaux (dépenses de 34,79 mds. € en 1996, 65,09 mds. € en 200844) on peut aisément constater le gain en importance. 40 Cette définition de positionnement est conforté par le rapport Mauroy : « La commission estime donc, dans la logique des lois de décentralisation, que le département est l’échelon pertinent pour assumer des compétences qui nécessitent à la fois proximité et maîtrise de la complexité, impliquant une échelle plus large que la commune ou l’intercommunalité. » Mauroy Pierre, Refonder l'action publique locale. Rapport de la Commission pour l'avenir de la décentralisation, Paris, La Documentation française (coll. « Collection des rapports officiels »), 2000, p. 44. 41 Perrin Bernard, « Réforme des collectivités locales: le souhaitable et le possible », Revue administrative, 367, janv. 2009, p. 60–69, p. 61. 42 Crouzel Cécile, « Départements : le budget 2010 est un casse-tête », Le Figaro, 15.12.09, p. 23. 43 Rrapi Patricia, « Bilan des expérimentations prévues par la loi du 13 août 2004 : la difficile introduction du concept d'expérimentation en France », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 52, décembre 2008. 44 Direction générale des collectivités locales, Les collectivités locales en chiffres 2010, Paris, 2010. 21 C. Le diagnostic actuel sur l’état de la décentralisation orientant la réforme des collectivités. En France, le souhait de combattre la complexité administrative est ancien. Déjà Sébastien Le Pestre de Vauban (1633-1707) constatait la complexité administrative du royaume et son iniquité fiscale. En particulier, la critique de l’architecture de l’espace institutionnel est présente au point que certains observateurs affirment son caractère « consubstantiel d’un processus de révolution structurelle permanente, qui n’a jamais cessé d’agir sur le fonctionnement des territoires d’exercice de l’action publique et de la citoyenneté. 45» Le débat autour de la complexité de l’administration territoriale comporte deux volets principaux. Le premier vise les structures de l’organisation territoriale, y compris la nécessité de rendre compte au fait métropolitain, reflétées par la répartition des compétences (I.3.1). Le deuxième volet concerne la hausse des dépenses des collectivités territoriales en considérant évidemment l’expansion de la fonction publique territoriale (I.3.2). La logique dominante du discours politique est de nature économique. En effet, une série de rapports46 a pointé les coûts engendrés par la complexité de l’administration territoriale, devenus un enjeu pour la compétitivité du pays. C’est à partir de ce constat que le sujet s’est imposé à l’agenda gouvernemental, bien qu’il ait été absent de la campagne présidentielle de 2007 et des programmes électoraux pour des raisons de rentabilité électorale négative47. Mais les objectifs apparaissent désormais clairement : effectuer des économies budgétaires, réduire le déficit et l’endettement des collectivités territoriales ; stopper la hausse des emplois créés au 45 Canobbio Éric, Canobbio 2009, op. cit., p. 35–36. Camdessus Michel, Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, Paris, La Documentation française, 2004.; Pébereau Michel, Rompre avec la facilité de la dette publique. Pour des finances publiques au service de notre croissance économique et de notre cohésion sociale, 2005.; Richard Pierre, Solidarité et performance. Les enjeux de la maîtrise des dépenses publiques locales, 2006.; Lambert Alain, Les relations entre l'État et les collectivités locales. Rapport du groupe de travail, 2007. et Attali Jacques, 300 décisions pour changer la France. Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Paris, La Documentation française, 2008. 47 Le Lidec Patrick, « Réformer sous contrainte d’injonctions contradictoires. L’exemple du Comité Balladur sur la réforme des collectivités locales », Revue française d'administration publique, 131, déc. 2009, p. 477–496, p. 478. 46 22 sein de la fonction publique territoriale. En bref : améliorer l’efficience dans la production de services publics de proximité. Cette conception managériale appliquée à la décentralisation se heurte pourtant à la logique des élus locaux qui conçoivent les acquis de la décentralisation, comme on peut l’observer dans les assemblées locales et au Parlement, surtout au Sénat, bien souvent comme « un instrument de protection des libertés contre un État envahissant.48 » De ce hiatus ressort la difficulté principale de toute réforme des collectivités territoriales, la conciliation de ce qui apparaît économiquement souhaitable et de ce qui est politiquement faisable. Au delà des raisonnements économiques, la complexité de l’organisation décentralisée pose aussi un problème en terme de démocratie. L’imputabilité des décisions politiques et le contrôle démocratique effectif sont essentiels pour le bon fonctionnement de toute assemblée décidant sur des affaires publiques. Or, les responsabilités sont fréquemment brouillées par des compétences enchevêtrées et par des financements croisés. En bref : l’électeur doit pouvoir comprendre qui fait quoi. Par ailleurs, on ne peut que s’étonner que le Maire de Sceaux, Philippe Laurent, essaie de balayer le problème de lisibilité en le limitant à sa dimension pratique. Il constate que le Français qui « rencontre un problème de vie quotidienne, (…) ne s’interroge pas longtemps sur le qui fait quoi : il va directement ‘à la mairie’, et considère, à juste titre d’ailleurs, que c’est au maire, échelon de proximité, de se débrouiller pour que le problème soit traité par le niveau d’administration idoine. 49» La résolution des problèmes pratiques au niveau communal est bien entendu important, mais ne permet pas de porter remède au manque de responsabilisation politique des élus des différents échelons causé par l’opacité des structures administratives. 48 49 Raséra Michel, Raséra 2002, op. cit., p. 7–8. Laurent Philippe, Décentralisation: en finir avec les idées reçues, Paris, LGDJ, 2009a, p. 28. 23 1. La complexité de l’organisation territoriale et le besoin d’ériger des métropoles. Pour illustrer la structure de l’organisation territoriale française beaucoup d’orateurs recourent à des métaphores gastronomiques : millefeuille administratif, pudding ou lasagne territoriale. Ces références gourmandes ne signifient pas automatiquement une affection pour ces structures complexe, même si le sénateur Jean-Claude Peyronnet a qualifié la simplification des structures de « serpent de mer »50 ce qui traduit une certaine méfiance à l’égard de réformes visant une réduction de complexité. En 2010, la France métropolitaine compte 36 570 communes, 3 883 cantons, 2 611 établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI), 96 départements et 22 régions (y compris la Corse). Parmi les EPCI se trouvent 16 communautés urbaines, 181 communautés d’agglomération, 2 409 communautés de communes et 5 syndicats d’agglomération nouvelle. De plus, la France compte 15378 syndicats mixtes51. Pour compléter l’image avec les multiples zonages formalisant de grandes quantités de territoires spécifiques et fonctionnels, nous pouvons citer pour l’année 2009 encore 82 SCOT (Schéma de cohérence territoriale), 341 pays, 45 parcs naturels régionaux, 9 parcs nationaux et un parc naturel marin, 379 pôles d’excellence ruraux et 71 pôles de compétitivité, 354 aires urbaines ou 3 800 « bassins de vie ».52 Si on décline cette situation pléthorique au niveau de la seule région NordPas-de-Calais, le résultat est tout autant significatif: 1 546 communes, 3 communautés urbaines, 11 communautés d'agglomération, 78 communautés de communes, 2 départements (et 157 conseillers généraux), 1 région (et 113 50 Peyronnet Jean-Claude, « Réforme des collectivités territoriales: les communes en première ligne », Actualités juridiques - Droit administratif, 2008, p.2089, p. 2089. 51 Direction générale des collectivités locales, Direction générale des collectivités locales 2010, op. cit. 52 Canobbio Éric, Canobbio 2009, op. cit., p. 35. 24 conseillers régionaux). Il paraît évident qu'il existe dans ces structures des économies d'échelle à réaliser et des doublons à supprimer53. Au vu de l’ensemble des chiffres, nous pouvons premièrement constater qu’avec trois échelons de collectivités territoriales, la France ne se distingue pas de la plupart de ses voisins européens. Pourtant, il faut rappeler que dans certains pays voisins les régions ou collectivités assimilées exercent en général en lieu et place de l’État la tutelle et le contrôle des autres collectivités locales54. En second lieu, émergent deux spécificités françaises : le maintien du très grand nombre de communes et, par conséquent, la mise en place d’une intercommunalité complexe. 20 364 des 36500 communes sont habitées par moins de 500 personnes. Il s’agit d’une différence marquante avec les autres pays européens, comme l’Allemagne qui a su baisser son chiffre de communes à environ 14 000, l’Espagne et l’Italie à 8 000 etc. Enfin, une disparité de taille entre les collectivités territoriales même d’échelon différent peut être identifiée : la région Limousin contient 700 000 habitants quand le département du Nord en compte 2,5 millions. A ce défis de réduction de complexité s’ajoute un nouvel enjeu, à la première vue contre-intuitif : la France a besoin d’un nouvel échelon, les métropoles. En effet, d’une part, la montée en puissance du fait urbain qui demande la mise en œuvre de politiques publiques intégrées n’a pas été suffisamment pris en compte et d’autre part, la compétition entre les métropoles, européennes ou internationales, n’a cessé de s’accentuer. Le fait métropolitain tient d’abord compte du fait que, dans l’économie de l’innovation, les métropoles sont le cadre pertinent du développement économique et d’infrastructure à rayonnement international, comme les universités. D’ailleurs, comme l’a souligné le Président Sarkozy : « Au XXIe siècle, on se développe par 53 Serra Dominique, « Mille-feuille et double langage », La Voix du Nord, 21.10.09. Rémond Bruno, « 7 contes et légendes sur la décentralisation », La Lettre du Cadre Territorial, 391, décembre 2009a, p. 14–18, p. 15. 54 25 réseaux qui ignorent les frontières et par bassins de population. 55». Cette affirmation est partagée par des représentants du monde économique. Bruno Bonduelle met en valeur le rôle de moteur de la métropole pour la région : « Les métropoles sont un moyen exceptionnel de développer les régions et nous entendons jouer notre rôle pour tirer les régions vers le haut. 56». Par cette fonction nous pourrions conclure que la croissance du pays entier est tirée par les métropoles. Afin de faciliter cette dynamique, la métropole doit être en mesure de mettre en œuvre des politiques publiques intégrées et de « concentrer à un même niveau local l’exercice de compétences structurantes, qu’elles soient communales, départementales ou régionales afin d’éviter la fragmentation des intérêts sur le territoire métropolitain.57 » Ainsi, les métropoles pourront mieux se présenter dans la compétition avec leurs homologues européens et internationaux qui est une réalité, même si certains commentateurs déplorent « la concurrence capitaliste mondialisée. 58» Comme nous allons l’analyser au chapitre II, la création des métropoles, ajoutée au souhait de renforcer des régions qui sont loin de peser politiquement, institutionnellement et financièrement autant que leurs rivales européens, est susceptible de mettre en question l’institution départementale. In fine, la suppression du département peut être évoquée, comme le suggère le rapport Attali qui propose sa suppression dans un délai de dix ans. 55 Sarkozy Nicolas, Réception avec les Maires de France. Discours de M. le Président de la République, Palais de l'Élysée, 2009, p. 7. 56 AFP, « Réforme des collectivités : les chambres de commerce veulent des métropoles fortes », http://www.lagazettedescommunes.com/actualite/35961/decentralisation/reforme_collectivites_chambr es_commerce_veulent_metropoles_fortes.htm (12.11.09). 57 Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, Étude d'impact. Projet de loi de réforme des collectivités territoriales, Paris, 2009, p. 36. 58 Auguste François, « Impulser des pratiques participatives et un développement humain durable », L'Humanité, 12.12.09. 26 2. Les dépenses des collectivités et la hausse des effectifs au sein de la fonction publique territoriale. Les sources de la motivation réformatrice du gouvernement est également à rechercher dans la forte hausse des dépenses des collectivités territoriales. Ils ont augmenté de 159,5 mds. € en 2003 à 207 mds. € en 200759, soit 47,5 mds. € en cinq ans. Certes, il faut tenir compte des transferts de l'État prévus par la loi du 13 août 2004 à hauteur de 6 mds. € et de 5,9 mds. € au titre du transfert du RMI60, soit une augmentation nette de 35,6 mds. €. « Depuis 1980, les dépenses des collectivités locales ont augmenté de 20% en proportion du PIB, mis de côté tous les effets de la décentralisation, a rappelé, fin janvier, Nicolas Sarkozy, concédant que l’État avait une part de responsabilité dans cette dérive, c’est incontestable, par exemple en fixant des normes excessives. 61» Cette analyse est rejetée par d’acteurs importants ce qui est révélateur d’un blocage politique. On dénonce une attitude « mensongère et malhonnête » du gouvernement qui « nous dit que les collectivités locales seraient responsables du déficit de la Nation et jetteraient l'argent par les fenêtres62», tandis que l’ADF comme l’ARF ont renoncé à s’emparer de la thématique, estimant qu’ils n’ont « aucune responsabilité. Les départements ne sont pas responsables du déficit de la France.63» Comme le constate le chercheur Patrick Le Lidec : « Toute proposition audacieuse en matière budgétaire menace de condamner l’entreprise réformatrice toute entière, les parlementaires étant majoritairement portés à prendre la défense des gestionnaires locaux (qu’ils sont aussi) et à rejeter l’entière responsabilité de la 59 En euros constant sur la base de 2000. CC, p. 17 Coûts des transferts chiffrés par l’ADF. Cf. Piffaretti Alain, « L'objectif est de dégager des économies substantielles. Entretien avec Alain Marleix », La Gazette des communes des départements et des régions, 2002, 26.10.09, p. 10–12, p. 12. 61 Brivet Xavier, « Le Comité des finances locales va examiner la situation des départements », http://infos.lagazettedescommunes.com/29612/le-comite-des-finances-locales-va-examiner-lasituation-des-departements/ (06.03.10). 62 Propos du député et président du conseil régional Michel Vauzelle. Cf. AFP, « Réforme des collectivités : Michel Vauzelle va déposer un texte au Conseil Constitutionnel », http://www.lagazettedescommunes.com/RSS/36553/decentralisation/reforme_collectivites_michel_va uzelle_va_deposer_texte_conseil_constitutionnel.htm (02.12.09). 63 Cossardeux Joël, « Le boycott des collectivités locales qui refusent de porter le chapeau », Les Echos, 28.01.10, p. 3. 60 27 dégradation des finances publiques sur ‘l’État’, entité impersonnelle. 64» De plus, la différenciation entre l’argent de l’État d’un côté et l’argent des collectivités territoriales de l’autre est relative. Tout d’abord, l’État finance en grande partie les budgets des collectivités et in fine c’est le contribuable, peu importe s’il s’agit du contribuable local ou national, qui paye les dépenses publiques. Le chef de l’État semble décidé à faire évoluer la mentalité, négatrice d’une coresponsabilité des collectivités territoriales pour les évolutions budgétaires, pourtant bien ancrée : « Notre devoir est de faire en sorte que la France cesse d'être le champion d'Europe de la dépense publique, qu'elle soit locale, départementale, régionale ou nationale.65 » L’analyse de la hausse des dépenses des collectivités territoriales doit tenir compte des transferts de compétences intervenus, mais ne doit pas se limiter à cet élément. Depuis 1998, les dépenses hors transferts de compétences ont connu une croissance plus forte que le PIB (en moyenne + 3,1% par an [4,1% avec transfert]), et expliquent à elles seules les deux tiers de l'augmentation constatée depuis dix ans. De plus, les transferts de compétences ont été effectués pour l'essentiel vers les départements et les régions. C’est toutefois le secteur communal qui est responsable de la moitié de l'évolution des dépenses des collectivités66. Les départements, comme les régions, déplorent régulièrement l’insuffisance des compensations et des effectifs transférés pour permettre un bon fonctionnement et une bonne gestion des compétences transférées. C’est la volonté légitime des élus de rendre aux citoyens un service de meilleure qualité que l’État. Mais si les élus décident d’améliorer les services liés à une nouvelle compétence, couverte par le principe de libre administration, il est juste qu’ils assument également les coûts qu’une telle décision entraine. En revanche, les modifications législatives décidées par l’État (RMI puis RSA, accueil des handicapés et personnes âgées, nouvelles normes, etc.) qui augmentent indirectement les coûts de gestion des collectivités territoriales devraient être intégralement compensées par l’État. 64 Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 485. Sarkozy Nicolas, Sarkozy 2009, op. cit., p. 5. 66 Creyssel Jacques, « Le coût de l'organisation territoriale et de la décentralisation », Revue Politique et Parlementaire, 1053, 2009, p. 87–94, p. 90. 65 28 Il faut ensuite considérer les dépenses non obligatoires des collectivités. Pour les départements, 38% du total des dépenses en moyenne sont consacrées à des actions qui ne relèvent pas, en théorie du moins, de leur compétence (développement économique, culture, tourisme, etc.). Autant de domaines où les conseils généraux ne se sont pas privés d'intervenir, doublonnant avec les autres collectivités, conséquence de la clause de compétence générale. Proportionnellement, c’est le département du Nord qui consacre, avec seulement 20% de son budget, le moins de dépenses à ces compétences non obligatoires. En effet, les régions et les départements dépensent environ 20 mds. € par an en intervenant dans les mêmes domaines. L’enchevêtrement des échelons, les financements croisés et une gestion éclatée entre acteurs constituent des problèmes cruciaux. Outre ces éléments structurels, la hausse des effectifs au sein de la fonction publique territoriale pose une difficulté majeure. L’enjeu apparaît clairement à la lumière du rapport de la Cour des comptes sur « la conduite par l’État de la décentralisation ». De 1980, soit avant l'acte I de la décentralisation, à 2006, après l'acte II, les effectifs des collectivités territoriales sont passés de 1 million à 1,6 million d'agents, ce qui correspond à une hausse de 62,8%. Le plus étonnant est que les plus fortes hausses d'effectifs n'ont pas été observées dans les départements (+28,5%) - la collectivité à qui ont été transférées le plus de nouvelles compétences mais dans les communes (+ 47,5 %) et les intercommunalités (+ 147 % !)67. Au lieu de réduire leurs effectifs pour compenser la hausse des structures intercommunales, les communes ont créé de nombreux «doublons». A titre de comparaison, l’Allemagne a diminué drastiquement (environ -40%) le personnel dans les communes depuis le début des années 1990. Cette diminution est due en partie à la réunification. Il y a toutefois aujourd’hui moins d’agents communaux pour 1000 habitants en Allemagne (17) qu’en France (25), alors que dans les années 1990 c’était encore le contraire (respectivement 25 et 20)68. 67 Cour des comptes, La conduite par l'État de la décentralisation. Rapport public thématique, 27.10.09, p. 83. 68 Kuhlmann Sabine, « Une convergence des modèles administratifs locaux? Étude comparée de la décentralisation en France et Allemagne », Pouvoirs locaux, 81, 2009, p. 81–85, p. 84. 29 Cette augmentation des effectifs territoriaux ne se traduit néanmoins pas par une réduction corrélative des effectifs de l’État, témoignage de l'«incapacité de l'État à se désengager des compétences transférées », comme l’a déclaré Philippe Seguin69. La fonction publique d'État est ainsi passée de 2,1 millions d’agents en 1980 à 2,5 millions d’agents en 2006. Quatre cent mille fonctionnaires en plus, cela représente un tiers du déficit structurel du budget de l'État. Plus généralement, Philippe Séguin pointe une mauvaise gestion de son personnel par l'État : «Résultat : les effectifs des services s'ajustent très peu à la baisse de la demande ou des besoins, mais sont au contraire très réactifs aux nouvelles sollicitations. Comme un yo-yo qui ne cesserait de monter et ne descendrait jamais!70» Cette situation s’améliore pourtant lentement avec la RGPP et le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux dans les services de l’État. Entre 2003 et 2007, les effectifs de l'État (hors transferts opérés dans le cadre de l’acte II de la décentralisation) ont ainsi légèrement diminué, alors que ceux de la fonction publique territoriale (retraités des mêmes transferts) ont connu une nette augmentation. En 2007 par exemple, les collectivités territoriales sont à l’origine de la création annuelle nette de 40 000 agents (hors transferts), alors que l'État réduisait ses effectifs de plus de 30 000 agents71. En conclusion, face au déficit public une inversion de cette tendance s’impose. A la chute du Second Empire, à ceux qui souhaitaient voir révoqués les fonctionnaires ayant servi Napoléon III, Gambetta répondait que la France ne pouvait constituer et rémunérer deux fonctions publiques. Ces propos correspondent à l’analyse de Bruno Rémond : « Actuellement, sans cause ou objectif politique, ces deux fonctions publiques existent et leurs structures ou leurs agents doublonnent fréquemment. 72» 69 Cité selon Favre Hervé, Favre 28.10.09, op. cit. Cité selon Auguste Olivier, « Effectifs de fonctionnaires : l'État pas si vertueux », Le Figaro, 17.12.09, p. 20. 71 Creyssel Jacques, Creyssel 2009, op. cit., p. 88. 72 Rémond Bruno, « Introuvable réforme! », Revue Politique et Parlementaire, 1053, 2009b, p. 20–33, p. 28. 70 30 II. L’évolution du projet de loi de réforme des collectivités territoriales du point de vue des départements en prenant en compte les impacts possibles. A. La genèse du projet de loi issu des réflexions du Comité Balladur et de la concertation avec les acteurs politiques. Le projet de loi relatif à la réforme des collectivités territoriales (ci-après le projet de loi) tel qu’il a été adopté par le Conseil des ministres le 21 octobre 2009 est le résultat d’un processus de réflexion engagé par le Président de la République à l' été 2008 : « Et je l’annonce, le grand chantier de la réforme de nos administrations locales sera ouvert dès le mois de janvier prochain. Le moment est venu de poser la question du nombre des échelons de collectivités locales dont le nombre et l’enchevêtrement des compétences est une source d’inefficacité et de dépenses supplémentaires. Mesdames et Messieurs, la compétitivité de notre économie est capitale. Si nous voulons une économie compétitive nous ne pouvons plus lui faire supporter un poids excessif de dépenses publiques. J’assumerai mes responsabilités sur la diminution des effectifs et sur la réforme des échelons territoriaux français. Cela fait trop longtemps qu’on en parle, maintenant on va agir, on va décider. 73» En effet, le Président avait déjà en juillet 2007 ordonné à la ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, une pause dans l'octroi de compétences nouvelles aux collectivités territoriales, afin de « rechercher les moyens de clarifier les compétences des différents niveaux de collectivités locales en les regroupant par blocs et en supprimant les redondances 74». Au début du mandat présidentiel, le chantier de la réforme des collectivités territoriales ne semblait pas être inscrit sur l’agenda des réformes de Nicolas Sarkozy. Les gouvernements Fillon « 1 » et « 2 » ne comptaient effectivement pas de secrétaire d’État en charge des collectivités territoriales jusqu’à la défaite de la 73 74 Sarkozy Nicolas, Discours de M. le Président de la République, Zénith de Toulon, 25.09.08, p. 7–8. Marcou Gérard, Marcou 2008, op. cit., p. 295. 31 majorité aux municipales de 2008. Par la suite, Alain Marleix se voit attribuer le portefeuille « local » et l’agenda gouvernemental porte un intérêt accru aux collectivités territoriales. De plus, Nicolas Sarkozy analyse la réforme des collectivités territoriales comme une possibilité de sauver son statut de président réformateur et « d'engager une bataille frontale avec la gauche qui règne sur la quasi-totalité des régions. ‘Dans ce débat, où sont les conservateurs ? Où sont les immobiles ? Qui augmente les impôts locaux ? Qui laisse déraper les dépenses de fonctionnement ?’, s'exclame Frédéric Lefebvre, porte-parole de l'UMP, persuadé que ce ‘sus aux élus’ rencontrera un écho positif à droite. 75» La méthode choisie pour élaborer la réforme est le recours à un comité indépendant, nommé par le Président de République. Cette démarche est de plus en plus utilisée car elle présente des avantages politiques en ménageant les bénéfices associés au volontarisme politique tout en minimisant ses risques. Selon Patrick Le Lidec « elle constitue un moyen classique de tester la faisabilité de différentes options de réforme, d’évaluer les rapports de force en présence, tout en externalisant le risque inhérent à la gestion directe d’un dossier considéré comme délicat. Il s’agit d’une modalité d’action appropriée à l’impératif de ‘bonne gestion’ du capital politique du réformateur. Qu’un rapport commandité déplaise et le réformateur pourra s’en désolidariser. Qu’il plaise et il pourra se l’approprier. Cette modalité préserve intacte la capacité d’arbitrage du président, toujours libre de suivre les propositions qui lui seront faites par le Comité, d’en endosser certaines, d’en amender ou d’en rejeter d’autres. La composition pluraliste d’un Comité peut aussi se comprendre comme un moyen de renforcer la légitimité du rapport qu’il produira et, ce faisant, d’accroître la faisabilité ultérieure de la réforme. 76» Pour assurer un bon fonctionnement et l’efficacité des délibération, Nicolas Sarkozy nomme l’ancien Premier ministre Édouard Balladur, qui avait déjà présidé le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, à la tête du comité pour la réforme des collectivités locales. On peut d’ailleurs constater une identité de méthode. A l’instar du premier comité, Édouard Balladur nomme Hugues Hourdin rapporteur général du nouveau 75 Fressoz Françoise, « M. Sarkozy suscite la crainte d'une recentralisation punitive », Le Monde, 17.11.09, p. 10. 76 Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 480. 32 comité, assurant ainsi une continuité de rédaction. La composition du comité reflétait une approche transpartisane, en intégrant des membres importants du Parti socialiste : Pierre Mauroy, sénateur et « père de l’acte I de la décentralisation » et André Vallini, député et président du conseil général de l’Isère. Du côté de la majorité étaient nommés Dominique Perben, député et Gérard Longuet, sénateur. Par ces nominations, l’équilibre entre les deux assemblées était également garanti. 77 Or, en dépit des protestations de leurs responsables, les grandes associations d’élus locaux n’étaient pas invitées à participer directement aux travaux du comité. En effet, le Président Sarkozy était opposé à leur participation, craignant des conservatismes et la défense de multiples intérêts particuliers. La recherche volontariste de l’intérêt général est avancée comme motif pour écarter explicitement les associations d’élus locaux susceptibles de porter leurs intérêts corporatifs78. Les travaux du comité ont été bien encadrés par la lettre de mission du Président de la République à Édouard Balladur. Les réflexions du comité étaient limitées par une liste de sujets à aborder et orientées par des objectifs. En ce qui concerne notre étude, les éléments suivants de la commande présidentielle sont éclairants: « la clarification des compétences, entre collectivités mais également entre l'État et les collectivités ; la simplification des structures, au niveau communal et intercommunal, comme au niveau des départements et des régions ; la taille des collectivités ainsi que la question des grandes métropoles ; et la question des élus locaux et de l'écart entre les responsabilités qu'ils assument et leur gratification (financière et autre)79 » 77 Verpeaux Michel, « Les enjeux de la réforme des collectivités locales », Revue Lamy des Collectivités Territoriales, 44, mars 2009c, p. 71–77, p. 71. 78 Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 481. 79 « Création du comité pour la réforme des collectivités locales », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 44, octobre 2008. 33 Les bases du projet de loi se trouvent dans les résultats des travaux du comité Balladur, rendus publics le 5 mars 2009. Le comité a bien identifié la force d’inertie des arrangements institutionnels en France qui limite les marges des réformateurs. Cette capacité conservatrice se base sur des élus qui, par le cumul des mandats ainsi que par la composition et les prérogatives du Sénat, peuvent organiser une fronde contre des réformes institutionnelles80. C’est pourquoi, « les membres du Comité parient sur une logique d’adhésion progressive des acteurs locaux à la réforme. L’élaboration de dispositifs hybrides est censée ménager des transitions et créer les conditions d’un enrôlement des parlementaires susceptibles, assurant leur conversion progressive à un nouveau modèle territorial. 81» Par conséquent, le comité propose une stratégie en deux étapes : Dans un premier temps, des changements législatifs limités mais contraignants sont proposés et s’appliqueront aux institutions locales dès 2014. Dans un deuxième temps, la généralisation des innovations plus ambitieuses sur une base volontaire est favorisée par les moyens de l’incitation, notamment financière, et par de nouveaux modes de scrutin créant une dynamique propre. 80 81 Nous aborderons ces mécanismes plus profondément au chapitre III. Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 486. 34 Extraits des 20 propositions du Comité Balladur N° 2 : favoriser les regroupements volontaires de départements par des dispositions législatives de même nature que pour les régions. N° 3 : désigner par une même élection, à partir de 2014, les conseillers régionaux et départementaux ; en conséquence supprimer les cantons et procéder à cette élection au scrutin de liste. N° 8 : créer par la loi onze premières métropoles, à compter de 2014, d’autres intercommunalités pouvant ensuite, sur la base du volontariat, accéder à ce statut. N° 11 : confirmer la clause de compétence générale au niveau communal (métropoles, communes nouvelles issues des intercommunalités et autres communes) et spécialiser les compétences des départements et des régions. N° 12 : clarifier la répartition des compétences entre les collectivités locales et entre celles-ci et l’État. N° 13 : prévoir, à l’occasion de la révision générale des politiques publiques, de tirer toutes les conséquences des lois de décentralisation, de telle sorte que les services ou parties de services déconcentrés de l’État qui interviennent dans le champ de compétences des collectivités locales soient supprimés. L’avant-projet de loi du 19 juillet 2009 (ci-après l’avant-projet de loi) a été diffusé dans l’objectif d’engager une concertation et de recueillir les réactions des partis politiques et des associations d'élus locaux. Cette concertation a en effet apporté des changements majeurs dans le projet de loi. « Les réactions réservées des élus, de l'opposition bien sûr mais aussi au sein de la majorité, ont repoussé son adoption en Conseil des ministres. 82» Depuis son adoption en Conseil des ministres, 82 Verpeaux Michel, « Réforme des collectivités territoriales: le coup d'envoi? », Revue Lamy des Collectivités Territoriales, 49, sept. 2009, p.3. 35 le 21 octobre 2010, le projet de loi est entré dans la procédure législative. Le Sénat a terminé la première lecture en février 2010 et a voté le projet de loi amendé sur beaucoup de points (ci-après la petite loi). Ces modifications par le Parlement sont intégrées dans la stratégie du gouvernement qui témoigne régulièrement de son ouverture au dialogue, comme en témoigne le ministre de l’intérieur, Brice Hortefeux, dans un entretien : « Le Parlement enrichira notre texte. Cette réforme est l'une des plus importantes de la décennie, c'est l'acte 1 de la clarification et de la simplification, après les actes 1 et 2 de la décentralisation. 83» L’étude détaillée qui suit analyse de façon comparative les évolutions entre l’avant-projet du 19 juillet 2009 et le projet de loi relatif à la réforme des collectivités territoriales du 21 octobre 2009, ainsi que les amendements apportés en première lecture au Sénat en se focalisant sur les dispositions concernant les départements et leurs impacts possibles. Nos réflexions ne sont que un point d’étape car la procédure législative n’est qu’à son début, l’Assemblée n’ayant pas encore délibéré en première lecture. Deux textes législatifs importants, l’un portant sur les modalités d’élection des nouveaux conseillers territoriaux, l’autre sur la nouvelle répartition des compétences, sont attendus pour l’été 2010 et le printemps 2011. 83 Piffaretti Alain, Piffaretti 26.10.09, op. cit., p. 12. 36 Le calendrier ci-après montre que les deux prochaines années seront encore décisives pour fixer les contours définitifs de la réforme. Le calendrier prévisionnel Mars 2010 : élection des conseillers régionaux pour quatre ans. Juin 2010 : début de l’examen parlementaire du projet de loi relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale. Juillet 2010 : fin du débat parlementaire et adoption de la loi de réforme des collectivités territoriales. Mars 2011 : élection de la moitié des conseillers généraux pour trois ans (l’autre moitié a été élue en 2008). Juillet 2011 : début de l’examen parlementaire du projet de loi relatif à la nouvelle répartition des compétences entre les différents échelons de collectivités. 31 décembre 2011 : limite pour établir un schéma départemental de coopération intercommunale. 1er janvier 2014 : achèvement et rationalisation de la carte de l’intercommunalité. Mars 2014 : élection des nouveaux conseillers territoriaux siégeant à la fois au département et à la région. De nouvelles élections municipales auront lieu le même jour. Pour la première fois, les conseillers communautaires seront élus au suffrage universel en même temps. 37 B. Le nouveau conseiller territorial, un élu génétiquement modifié et un recul de la démocratie locale ? La mise en place du conseiller territorial est la pierre angulaire de la réforme des collectivités territoriales et qualifiée de «cœur nucléaire» ou d'«objectif premier» dans l'entourage de Nicolas Sarkozy84. Elle donne lieu à un affrontement politique clair. La gauche essaie de polariser un maximum autour de ce sujet et les élus locaux qui seront affectés directement par cette disposition sont au mieux sceptiques à son égard. Les débats au Sénat ont démontré de façon houleuse cette critique systématique. Selon le projet de loi, le conseiller territorial est définit comme un nouveau mandat unique pour les élus qui siègeront à la fois au conseil général de leur département et au conseil régional. Deux lignes de débat sont à distinguer et structurent les paragraphes qui suivent. Premièrement, le nouveau mandat repose sur un rapprochement souhaité entre le département et la région et implique une réduction de l’effectif des élus locaux dans l’ensemble, ainsi qu’un cumul de mandats institutionnalisé. Afin que ce nouveau statut puisse être appliqué dès l’élection régulière d’une partie des conseillers généraux en 2014, le législateur a dû raccourcir le mandat des conseillers régionaux élus en mars 2010, ainsi que de la partie des conseillers généraux qui seront élus en 201185. Deuxièmement, ni le scrutin à appliquer à l’élection des nouveaux conseillers territoriaux, ni le nombre et le redécoupage des cantons sont déjà clairement établis. Avant les élections régionales, le gouvernement a souhaité évacuer ce volet sensible qui n’est pas non plus apprécié par tous les représentants de la majorité présidentielle. Il ne sera examiné qu'en juin 2010, avant l’adoption définitive de la loi de réforme des collectivités territoriales. 84 Garat Jean-Baptiste, « La réforme territoriale devant le Parlement », Le Figaro, 20.01.10, p. 4. Loi n° 2010-145 du 16 février 2010 organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux. 85 38 1. Le nouveau mandat de conseiller territorial. Selon l’exposé des motifs du projet de loi, le conseiller territorial « développera à la fois une vision de proximité du fait de son ancrage territorial et une vision stratégique en raison des missions exercées par la région. Sa connaissance du mode de fonctionnement des structures des deux collectivités, de leurs compétences respectives (…), lui permettra tout naturellement de favoriser une articulation plus étroite de leurs interventions respectives afin d’éviter les actions concurrentes ou redondantes sur un même territoire. » Observateurs comme élus ont d’ailleurs témoigné d’une compétition de niveaux entre les collectivités locales, chacune d’entre elles cherchant à donner à son élu des possibilités d’enracinement86. Au niveau de la coordination politique, les mentalités politiques ne facilitaient pas une étroite collaboration entre les deux niveaux, comme l’a fait remarquer Nicolas Sarkozy : « Que l’on ne vienne pas me dire que ce phénomène ne se produit que lorsque le département n’est pas de la même couleur politique, dans le meilleur des cas, ils se parlent peu, dans le pire, ils se concurrencent en permanence. 87» C’est la raison pour laquelle le Président souhaite passer du mode de la concurrence à celui de la complémentarité entre ces échelons. En gérant les deux assemblées, les conseillers territoriaux seront naturellement enclins à décroiser les activités des deux strates et resteront vigilants à ce que des doublons soient évités. Le nouveau mandat est donc conçu pour contribuer à la simplification du millefeuille administratif. En même temps, il sera plus intéressant et plus responsabilisant étant donné que les conseillers territoriaux auront en charge à la fois leur région et leur département. Le Comité économique social et environnemental se félicite ainsi du principe d'instaurer un interlocuteur unique, quoiqu’il ne soit pas certain s’il apportera une amélioration en termes de lisibilité88. 86 Sénateur Gérard Longuet. Sénat, « Compte rendu intégral. Séance du 19 janvier 2010. 59e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 4 S. (C.R.), 20.01.10, p. 273. 87 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 2009, op. cit., p. 5. 88 « Réforme des collectivités territoriales : le processus de rénovation n'est pas suffisant selon le CESE », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 46, novembre 2009d. 39 L'idée d'un rapprochement du niveau départemental et régional est contestée par l’opposition, ainsi que des associations d’élus régionaux et départementaux. En effet, l’ADF et surtout ARF avec leurs présidents de gauche ont rejoint la ligne de confrontation sur cette pierre angulaire de la réforme. Le sénateur Yves Daudigny rappelait les différences d’approches dans les débats au Sénat : « Le rapprochement du département et de la région repose sur un non-sens dans l’analyse de notre fonctionnement. Couples s’il y a, et même ménages à trois, ce sont, d’une part, l’ensemble constitué par les communes, les intercommunalités et les départements, c’est-à-dire les collectivités de la proximité, des solidarités humaines et territoriales, et, d’autre part, l’ensemble formé par les régions, l’État et l’Europe, c’est-à-dire le niveau des grands équipements, de la stratégie, de la compétitivité. 89» En outre, la gauche soupçonne la majorité de vouloir s’en prendre aux « contre-pouvoirs » qui constituent selon eux les départements et régions majoritairement à gauche. Une hypothèse qui est déclaré irrecevable par le gouvernement, qui insiste sur l’alternance démocratique cyclique. De plus, le sénateur Jean-Patrick Courtois a rappelé que l’idée du rapprochement de la région et du département n’était pas uniquement une idée de la droite à l’instar des propositions d’Arnaud Montebourg formulées début 200990 et de François Bayrou dans son programme pour les élections présidentielles de 2002. L’opposition accentue sa critique en attestant des états d’âmes et de la schizophrénie du nouvel élu unique ou en le qualifiant d’« élu génétiquement modifié »91. Il aurait naturellement tendance à favoriser son propre territoire, au détriment d’une stratégie globale. En conséquence, la création de ce « futur corps hybride des conseillers territoriaux » se terminera selon Pierre Mauroy « par une recentralisation, à laquelle vous procédez en donnant aux préfets (…) un rôle plus important encore. 92» Des propos exagérés pour leur effet rhétorique et sans fondement en ce qui concerne les conseillers territoriaux puisque les préfets n’obtiennent nul part plus de pouvoir sur les départements ou les régions. De même, on peut s’étonner qu’un mandat cumulant deux fonctions laisse crier au scandale dans un pays qui a une tradition unique en Europe du cumul des mandats. Bien sûr, 89 Sénat, « Compte rendu intégral. Séance du 21 janvier 2010. 62e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 7 S. (C.R.), 27.01.10, p. 495. 90 Ibid., p. 525. 91 Ibid., p. 495. 92 Sénat, Sénat 20.01.10, op. cit., p. 278. 40 il est légitime de critiquer le cumul en général, mais il faut reconnaître que le système français repose sur la capacité de ses élus nationaux, et notamment les sénateurs, à avoir une double vision, à la fois locale et nationale. Disposant déjà de l’expérience du cumul entre la vice-présidence d’un conseil général et d’un conseil régional, le sénateur Alain Vasselle a souligné que « le cumul des deux fonctions ne m’a posé aucune difficulté, il m’a permis de comprendre que les deux collectivités peuvent exercer leurs compétences d’une façon globalement complémentaire.93 » En outre, le ministre Michel Mercier a fait valoir que le Conseil de Paris assume quant à lui à la fois la gestion et le fonctionnement de deux échelons de collectivité, la commune et le département94. Des objections plus pratiques portent sur le fonctionnement futur des deux assemblées, qualifiées de byzantines par le sénateur Yves Krattinger. Il s’attend à des jeux fort subtiles en esquissant un cas de figure avec un président du conseil régional à droite et quelques présidents de conseils généraux à gauche: « Ce président (…) de droite fera voter son budget par sa majorité (…) ce qui tombe sous le sens. Toutefois, les représentants de tous les départements qui constituent la région, notamment ceux dont la majorité aurait une couleur politique autre que celle de l’UMP, ne seront pas forcément en accord avec le contenu du budget. Avec qui le président négociera-t-il ? Dans le débat régional, respectera-t-il ces exécutifs légitimement élus ? Qui informera-t-il en priorité dans ces départements dont l’exécutif n’appartiendrait pas à la même majorité que la sienne ? 95». En effet, les élus et les présidents des assemblées devront s’adapter á des nouvelles données et faire évoluer leur culture politique. Ceci ne sera pas forcement négatif. Au contraire, il pourra s’avérer propice de limiter ainsi les dérives de quelques présidents se comportant en« barons féodaux». Avant de passer aux problèmes posés par le nouveau mode de scrutin, nous devions aborder l’argument du recul de démocratie que la création du conseiller territorial et la réduction d’élus impliquerait. En effet, le gouvernement souhaite diminuer l’effectif des 4 000 conseillers généraux et des 2 000 conseillers régionaux 93 Sénat, « Compte rendu intégral. Séance du 27 janvier 2010. 63e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 8 S.(C.R.), 28.01.10, p. 587. 94 Sénat, Sénat 27.01.10, op. cit., p. 541. 95 Ibid., p. 502. 41 de moitié car leur existence n’est ni toujours comprise ni systématiquement utile96. Il ne serait d’ailleurs pas envisageable de faire siéger tous les 6 000 élus à la fois aux conseils généraux et aux conseils régionaux parce que cela signifierait un accroissement excessif des effectifs pour les assemblées, notamment pour le niveau régional. « Mécaniquement, l'ensemble des conseillers régionaux, c'est-à-dire de ces conseillers territoriaux qui siègeront au conseil régional, va augmenter de 50% alors que celui des conseillers généraux siégeant à l'assemblée départementale va diminuer de 25%. 97» Il est vrai que cette réduction pourrait être source d'économies. Mais comme l’a souligné le Président Sarkozy, la réduction du nombre d’élus n’est pas une fin en soin, ni un slogan d’estrade et si le conseiller territorial permettait une meilleure organisation à un moindre coût, ce ne serait pas non plus une infamie98. Cette disposition ne concerne de facto que près de 1 % des élus, face à 36 838 maires et environ 492 000 conseillers municipaux, même s’ils comptent parmi les plus influents au niveau local. Du côté de l’ADF, on dénonce l’argument « les élus coûtent cher » et attend « que pour faire accepter cette réforme, le gouvernement sera conduit à proposer une revalorisation substantielle des indemnités versées aux élus locaux. 99» En conséquence, il n’y aura pas d’économies. D’aucuns argumentent que les conseillers territoriaux, élus dans des circonscriptions plus grandes, seront plus éloignés des maires, des élus municipaux et surtout du citoyen. Cet éloignement entrainerait un recul démocratique. Le phénomène serait d’autant plus prononcé que la professionnalisation serait inévitable, la charge de travail étant déjà très lourde. Ainsi la sénatrice Bernadette Bourzai critique : « Avec le cumul, la charge de travail de représentation de l’élu va doubler. Savez-vous combien il y a de délégations ou de représentations officielles à pourvoir dans une assemblée locale ? Pas moins de 250 pour le conseil général de Corrèze et plus de 300 pour le conseil régional du Limousin, sans compter les 96 « Brice Hortefeux prépare la réforme des collectivités territoriales », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 28, juillet 2009b. 97 Colliard Jean-Claude, Fabre-Aubrespy Hervé et Le Gall Gérard, « Réforme des collectivités locales: le nouveau mode de scrutin en question? Table ronde », Revue Politique et Parlementaire, 1053, 2009, p. 34–60, p. 35. 98 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 20.10.09, op. cit., p. 5. 99 Lebreton Claudy, « Les fausses évidences de la réforme territoriale », Le Monde, 25.09.09, p. 22. 42 invitations quotidiennes ! (…) En effet, on n’a ni le temps ni le recul nécessaires pour assumer des compétences qui relèvent effectivement de la vie quotidienne de nos concitoyens.100 » Il est évident que la réduction du nombre d’élus entre département et région aura des effets d’éloignement et d’augmentation de la charge de travail. En revanche, dans les régions comportant une nouvelle métropole il y aura en même temps un allégement des responsabilités. De plus, le sénateur Aymeri de Montesquiou a fait remarquer que « la multiplication des élus locaux n’est pas un gage de vitalité démocratique. J’en veux pour preuve les city councils des plus grandes villes américaines, qui n’excèdent pas cinquante membres.101 » Un recul démocratique n’est donc pas automatique. Il convient probablement d’adapter le nombre de délégations et représentations des conseillers territoriaux afin qu’ils disposent d’une marge de temps plus grande pour les rencontres directes avec les citoyens. 2. Un mode de scrutin contesté. Alors que le comité Balladur favorisait encore un mode de scrutin inspiré du scrutin dit « à fléchage » en vigueur à Paris, Lyon et Marseille (dit PML) pour la désignation des membres du conseil municipal, c’est à dire un scrutin de liste proportionnel à deux tours assorti d’une prime majoritaire, le gouvernement semblait préférer pendant longtemps un scrutin mixte, qui aurait vu les zones rurales conserver des cantons mais redécoupés, et les zones urbaines voter selon un scrutin proportionnel de liste. Ce mode d'élection différencié présentant un risque d'invalidation constitutionnelle, a été débouté pour un scrutin mixte à un tour avec une partie proportionnelle102. Figurant encore dans l’avant-projet de loi, les détails concernant les modalités d'élection et le régime électoral ne se trouvent plus dans le projet de loi, mais sont repris par un projet de loi séparé relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale qui reprend les dispositions peu contestés de 100 Sénat, Sénat 27.01.10, op. cit., p. 506. Sénat, Sénat 20.01.10, op. cit., p. 280. 102 « Des intentions simples, une application polémique et d'une extrême complexité », Le Monde, 18.09.09, p. 18. 101 43 l’avant-projet: la durée de mandat est fixée à six ans ; les assemblées se renouvellent intégralement ; les élections ont lieu au mois de mars. Mais il reprend également le scrutin contesté par l’opposition tout autant que par les ténors de la majorité103. Dans le cadre des cantons, 80 % des sièges attribués sont pourvus au scrutin uninominal majoritaire à un tour. Les 20 % des sièges restants sont attribués, dans le cadre du département, à des listes, avec application de la représentation proportionnelle suivant la règle du plus fort reste. Ne sont ainsi pas admises à la répartition des sièges les listes qui, au niveau du département, n’ont pas obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés en faveur des candidats non élus au mandat de conseiller territorial dans chaque canton et rattachés à une liste. Même si le sujet a été évacué pour l’instant et sera traité plus tard dans l’année, la majorité sénatoriale sous la pression du Nouveau Centre a tenu à insérer un article nouveau dans le projet de loi sur la réforme des collectivités territoriales affirmant que « Le mode d'élection du conseiller territorial assure la représentation des territoires par un scrutin uninominal, l'expression du pluralisme politique et la représentation démographique par un scrutin proportionnel ainsi que la parité ». Les sénateurs ont ainsi souhaité fixer les principes fondamentaux de la future loi électorale. Mais cette obligation n'a de valeur que politique et symbolique104. Dans un souci de légitimer ce nouveau mode de scrutin, le gouvernement renvoie parfois à un projet de la plume d’Étienne Weill-Raynal, collaborateur de Vincent Auriol, ministre des Finances du Front populaire en 1936 et 1937 qui prévoyait également un scrutin uninominal à un tour. En effet, il a défendu son système jusqu’à la fin de ses jours sans convertir son propre parti. Dans certaines interventions, on a entendu également une référence au système en vigueur en Allemagne. Cette comparaison est fausse si elle se réfère aux élections fédérales 103 En tête Jean-François Copé, le président du groupe UMP, et Bernard Accoyer, le président de l'Assemblée nationale. Quant au Sénat, son président, Gérard Larcher, considère qu'il n'y a « pas de majorité » sur ce projet, actuellement. Cossardeux Joël, « Réforme des collectivités locales : un chantier à hauts risques pour le gouvernement », Les Echos, 07.01.10, p. 6. 104 Verpeaux Michel, « Reforme des collectivités territoriales : le grand chantier progresse lentement », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 8, février 2010. 44 puisque les électeurs disposent de deux voix et que la part proportionnelle est de 50 %. Plus comparable est le scrutin dans l’État fédéré du Bade-Wurtemberg où les électeurs disposent également d’une voix pour élire directement le député de leur circonscription. Puis les élus par la partie proportionnelle (environ 40% des sièges) sont également déterminés sur la base des ces voix. Une différence réside dans l’attribution des sièges proportionnels pour laquelle il n’existe pas de liste régionale. Sont élus les candidats des partis ayant droit à des sièges, dans l’ordre des meilleurs scores proportionnels qu’ils ont su obtenir dans la circonscription où ils étaient candidat105. Ce système est assez proche du scrutin proposé en France. Il pourrait ainsi servir de modèle pour améliorer sa partie proportionnelle unissant un ancrage territorial fort et l’élection de conseillers par proportion. En France, les résistances à introduire le modèle suggéré par le gouvernement sont importantes et se fondent en partie sur des considérations constitutionnelles et en partie sur des arguments de culture politique. Le système pose trois difficultés constitutionnelles qui méritent d’être éclairées: le problème de la parité, un supposé principe fondamental qui ancrerait constitutionnellement le scrutin uninominal à deux tours et l’équilibre démographique cantonal. Premièrement, la parité entre homme et femme est mise à l’épreuve. À l’heure actuelle, les femmes sont représentées à 47 % aux conseils régionaux, élues au scrutin de liste proportionnel. En revanche, le taux de féminisation des conseils généraux s’établit à 12,3%. Dans 35% des conseils généraux siègent moins de trois femmes, et trois n'en comportent aucune106. Il est donc évident que le scrutin proposé avec sa petite partie proportionnelle aura comme résultat un « recul colossal de la parité » comme l’a souligné la députée 105 Gesetz über die Landtagswahlen in Baden-Württemberg. Landtagswahlgesetz – LWG, 2009. AFP, « Réforme territoriale : une progression de la parité, selon Alain Marleix », http://www.lagazettedescommunes.com/actualite/36369/decentralisation/reforme_territoriale_progress ion_parite_alain_marleix.htm (12.11.09). 106 45 Marie-Jo Zimmermann dans une lettre adressée le 9 novembre à Nicolas Sarkozy107 et « aura pour conséquence quasi-mécanique d'exclure les femmes des responsabilités départementales et régionales 108». Cet effet pose des problèmes constitutionnels dans la mesure où la Constitution dispose dans son article premier : « La loi favorise l’égal accès des hommes et des femmes. » Avec des projections faites sur la base des élections cantonales de 2008, il y aura au mieux 20 % de femmes parmi les futurs conseillers territoriaux109. La loi ne favorise donc aucunement l’accès égal des hommes et des femmes à ce mandat, bien au contraire. Le gouvernement, mal à l’aise avec ce sujet, essaie de faire valoir qu’il y aura des progrès considérables pour la parité à d’autres échelons : En effet, le projet de loi prévoit que les élections dans les communes de 500 à 3 500 habitants se feront au scrutin de liste et non plus au scrutin uninominal. Ces communes, au nombre de 13 360, comptent aujourd'hui 219 000 conseillers municipaux, dont à peine un tiers sont des femmes. « A partir de mars 2014, la moitié de ces conseillers municipaux seront des femmes, ce qui se traduira par environ 40 000 conseillères municipales de plus », selon le secrétaire d’État Alain Marleix. En plus, les femmes pourront faire une entrée massive au niveau de l’intercommunalité, « au moins 25 000 femmes seront obligatoirement présentes dans les futurs conseils communautaires 110». Il faut attendre pour savoir si à la lumière de la Constitution une telle compensation serait possible. Le ministre de l’intérieur, Brice Hortefeux s’est en tout cas déclaré ouvert «à toute proposition» pour assurer une meilleure parité, suivant les pistes de «l'incitation» et de la «sanction» contre les partis ne présentant pas assez de femmes111. Deuxièmement, et c’est l'idée défendue par le professeur Guy Carcassonne, le scrutin à deux tours serait un principe fondamental reconnu par les lois de la 107 Chemin Anne, « Un mode de scrutin qui devrait conduire à "un recul colossal de la parité" », Le Monde, 17.11.09, p. 10. 108 AFP, « Réforme territoriale: "régression de la parité", selon les délégations aux droits des femmes », http://www.lagazettedescommunes.com/actualite/36185/decentralisation/reforme_territoriale_regressi on_parite_delegations_droits_femmes.htm (12.11.09). 109 Sénat, Sénat 27.01.10, op. cit., p. 524. 110 AFP, AFP 10.11.09, op. cit. 111 Garat Jean-Baptiste, « Hortefeux face à la bronca des élus régionaux », Le Figaro, 11.12.09, p. 3. 46 République. L'argument semble intéressant mais ne peut in fine pas totalement persuader. Guy Carcassonne reconnaît « que les modes de scrutin relèvent de la loi ordinaire et que la Constitution paraît la laisser libre d’adopter le système de son choix », mais considère le scrutin uninominal à deux tours comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République s’imposant au législateur. Il reconnaît des éclipses « en ceci que le Parlement a pu parfois passagèrement adopter des modes de scrutins proportionnels ou plurinominaux. Non, en revanche, dans la mesure où jamais un scrutin majoritaire uninominal à un seul tour ne vit le jour. 112» Le raisonnement ne peut pas convaincre car, comme l’a souligné Hervé Fabre-Aubrespy, conseiller auprès du Premier ministre, le scrutin majoritaire à un tour a existé, et existe encore sous la Ve République et a été examiné par le (…) le Conseil constitutionnel. Il se réfère à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie : « en Nouvelle-Calédonie pour des partielles, système toujours en vigueur à l'heure actuelle; et en Polynésie, il existait de 2004 à 2007 pour l'ensemble des conseillers territoriaux en cas de vacance. » et rappelle que les soixante-sept députés élus en Algérie en 1958 étaient également élus au scrutin majoritaire à un tour113. Et JeanClaude Colliard, membre honoraire de la Cour constitutionnelle, fait valoir que le cas comparable de la règle de séniorité, qui prévoit en cas d’égalité des voix l'élection du candidat le plus âgé, n’était selon l’examen en Conseil constitutionnel pas suffisamment importante pour être qualifiée de principe fondamental114. Enfin, la question de l'égalité démographique se pose. Dans le contexte d’une élection départementale et régionale, il serait étrange que les électeurs d'un département aient un effet de levier cinq ou dix fois plus important que les électeurs du département d'à côté. Il s’agit d’un problème concret qui se pose de façon sensible en région PACA où le département Bouches-du-Rhône domine par sa population la région, notamment comparé aux les Alpes-de-Haute-Provence et surtout aux Hautes-Alpes. Étant donné que la redéfinition des cantons n'impose pas comme unique critère la démographie, à la différence des circonscriptions, le 112 Carcassonne Guy, « Régionales : le mode de scrutin proposé est anticonstitutionnel », Libération, 10.11.09, p. 20. 113 Colliard Jean-Claude, Fabre-Aubrespy Hervé et Le Gall Gérard, Colliard et al. 2009, op. cit., p. 49. 114 Ibid., p. 42. 47 gouvernement dispose d’une marge pour équilibrer la représentativité et pour assurer également la représentation des territoires. Ainsi, le gouvernement pourra respecter la promesse donnée au sénateur Jacques Blanc que chaque conseil général comprendra au moins quinze conseillers territoriaux et sera donc représenté à cette hauteur au conseil régional. Le ministre Michel Mercier a d’ailleurs rappelé que le « secrétaire d’État à l’intérieur et aux collectivités territoriales, s’est engagé dès cet automne à l’Argentière - La Bessée, devant le congrès de l’Association nationale des élus de la montagne, à ce que chaque département compte au minimum quinze conseillers territoriaux. C’est sur ce chiffre que le Gouvernement travaille. 115» Le problème est donc bien identifié et le gouvernement présentera sous forme de décret une solution en conformité avec la constitution. Les personnes soutenant le caractère non-fondé du scrutin uninominal à un tour dans la culture politique française font valoir qu’il est douteux que ces scrutins, « dont le Royaume-Uni et les États-Unis s’accommodent malgré tous leurs inconvénients116 », puissent s’acclimater en France. Le président du conseil général du Nord, Bernard Derosier déplore : « le tripatouillage est total avec la suppression du deuxième tour, distinctif de la démocratie française depuis des décennies. Ainsi, un candidat pourrait être élu conseiller territorial avec moins de 20 % des suffrages dès lors qu'il serait placé en tête au tour unique. Or la France n'a jamais été une démocratie bipartisane comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne et le scrutin majoritaire uninominal à un tour n'y est donc absolument pas transposable. 117». Il exprime ainsi la crainte de beaucoup d’élus de gauche qui estiment qu’il s’agit d’un « moyen de renverser les majorités locales de gauche. Le mode de scrutin envisagé suppose un minimum d'éparpillement des voix et il faudra du temps pour qu'une union de gauche parvienne à s'organiser pour un unique tour. 118» Les petits partis sont en revanche préoccupés par le fait que le nouveau scrutin serait trop favorable aux grandes formations et qu’ils perdraient les scènes politiques où ils ont bien su s’ancrer. Ce qui pour Bertrand Maligner du CNRS est même positif puisque le scrutin renforce la bipolarité UMP-PS et permet d'assurer 115 Sénat, Sénat 28.01.10, op. cit., p. 562. Carcassonne Guy, Carcassonne 10.11.09, op. cit., p. 20. 117 Derosier Bernard, « Un piège politique redoutable », Le Monde, 17.10.09. 118 Gilman, « Le tour d'horizon du député Derosier », Nord Eclair, 13.11.09. 116 48 des majorités cohérentes en évitant des petits arrangements entre les deux tours119. Tout est donc relatif. En tout les cas, le Président Sarkozy se pose, au moins de façon rhétorique , au dessus des réflexions politiciennes : « L'expérience longue de la vie politique qui est la mienne me fait dire que ceux qui pensent gagner une élection en modifiant le mode de scrutin n'ont aucune expérience de la vie politique. Par conséquent s'il est un sujet sur lequel le gouvernement fera preuve de souplesse, c'est bien celui-ci.120 » En conclusion, il convient de constater qu’il y a peu de sujet politique qui émeuvent autant les élus que le débat sur des systèmes de scrutin les concernant directement. Le citoyen reste pourtant neutre dans la mesure où il ne ressent pas un « tripatouillage » abusif. La pondération des différents arguments portants sur les éléments du scrutin n’est pas évidente et une solution objective n’existe pas. C’est pourquoi le Président de la République devra certainement encore une fois arbitrer le sujet en s’assurant du soutien de sa majorité en amont. Dans quelle mesure et dans quelle direction le département évoluera avec l’établissement du conseiller territorial est difficile à prévoir. Beaucoup d’arguments soutiennent l’hypothèse que le mandat unique pourrait à terme pâtir des concurrences politiques entre les départements et régions. C’est en effet une conscience de leur complémentarité et un vrai esprit de coopération qui doit s’établir entre les deux niveaux. Si les impulsions politiques communiquent cette logique, les administrations suivront. Il reste donc à espérer que certains enchevêtrements et doublons disparaîtront avec le temps sans créer des grands combats qui emporteraient l’une ou l’autre partie d’une compétence, mais dans l’intérêt des citoyens et des contribuables. 119 Mallet Claire et AFP, « La réforme des collectivités déclinée en quatre projets de loi distincts », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?c=artVeille&pagename=Localtis%2FartVeille%2FartVeille&ci d=1250259008033 (23.10.09). 120 Cité selon Mallet Claire, « Mode d'élection des conseillers territoriaux : les jeux restent ouverts », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/artVeille/artVeille&cid=1250259344657 (06.03.10). 49 C. Une nouvelle répartition de compétences au détriment du département, plombé par la suppression de la clause générale de compétence ? La nouvelle répartition des compétences s’inscrit dans l’objectif de la simplification des structures administratives et est censée assurer une meilleure lisibilité pour le citoyen, ainsi qu’une gestion plus efficace des compétences en les décroisant et en responsabilisant les décideurs locaux. Elle tentera de rétablir la cohérence qui était absente lors des transferts de compétences dès le début de la décentralisation. 1. Les principes orientant une nouvelle répartition des compétences. Étant donné qu’il s’agit d’une matière particulièrement complexe, le projet prévoit qu’une loi ultérieure préparée dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de la loi121 au terme d'un « travail de révision général des compétences122 » interviendra en la matière123. Le projet pose néanmoins les orientations qui devront guider la préparation de la loi. Sont créées trois catégories de compétences : les compétences exclusives, réservées à un seul niveau de collectivité ; les compétences partagées, qui demandent une coordination autour d’un chef de file ; et les compétences non attribuées par la loi, où une capacité d’initiative est reconnue au département pour agir, en cas de défaut d’une législation qui attribue la compétence à une autre collectivité et se justifie par un intérêt départemental. En outre, la pratique des financements croisés doit être limitée aux projets dont l’envergure ou le montant le justifie ou permet de répondre à des motifs 121 Le ministre Michel Mercier a rappelé au Sénat que: « le ministre de l’intérieur, en ouverture de la discussion générale ici même, au Sénat, s’est engagé à le déposer dans les six mois. L’avant-projet de loi sur les compétences vous sera transmis très rapidement pour que vous abordiez la deuxième lecture du présent texte avec une vision globale de la réforme. » Sénat, Sénat 28.01.10, op. cit., p. 587. 122 Ce travail est de nature interministérielle et fera l’objet d’une concertation étroite avec l’ensemble des associations nationales des élus. 2009, op. cit. 123 La méthode de répartition du travail législatif entre grands principes et répartition des compétences concrètes est d’ailleurs identique à celle des lois de décentralisation des années 1982. 50 de solidarité ou d’aménagement du territoire. La répartition se fera de toute évidence en tenant compte des dispositions constitutionnelles, notamment dans le respect du principe de libre administration. Etant donné les instrumentalisations idéologiques de ce concept, il convient de rappeler tout d'abord que la libre administration renvoie à un ensemble de compétences propres des collectivités territoriales. Par ailleurs, elle est juridiquement interprétée comme la liberté de gestion dont les collectivités doivent pouvoir jouir. Ceci implique que les collectivités disposent d'une réelle capacité de décision sur la gestion de leurs affaires y compris des moyens propres nécessaires à l'exercice des compétences attribuées124. À la lumière de la décision du Conseil constitutionnel125, il ne faut surtout pas confondre la «libre administration» avec le «libre gouvernement ». Le nouvel article 72 paragraphe 2 de la Constitution : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. » qui consacre le principe de subsidiarité pourra également orienter les débats sur la répartition des compétences, même s’il faut reconnaître que la « France ne relevant pas du modèle de l'État fédéral, pas plus que de la forme de l'État régional, l'invocation du nouveau principe de subsidiarité n'est pas parvenue à inverser la tendance établie, liée à la nature unitaire de l'État. 126» A juste titre, on peut considérer qu’il « n’existe bien évidemment aucun critère objectif permettant d’évaluer la compétence de tel échelon, pas plus qu’il n’existe de critère objectif permettant d’arbitrer entre des revendications opposées. Mais le simple fait de poser la question de la compétence (…) suffit à organiser le débat d’une manière radicalement différente.127 » 124 Alcaraz Hubert, Alcaraz 2009, op. cit., p. 499. Décision du 25 février 1982 n°82-137 DC, Loi relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, Rec. p. 38; RJC, p. I-117; JO du 3 mars 1982, p. 759. Cité selon Brosset Estelle, « L'impossibilité pour les collectivités territoriales françaises d'exercer le pouvoir législatif à l'épreuve de la révision constitutionnelle sur l'organisation décentralisée de la République », Revue française de droit constitutionnel, 60, 2004, p. 695–739, p. 705. 126 Alcaraz Hubert, Alcaraz 2009, op. cit., p. 503. 127 Borraz Olivier, « Des pratiques subsidiaires vers une régime de subsidiarité? Les obstacles institutionnels à l'introduction de la subsidiarité en France, à la lumière de l'exemple suisse », in Faure Alain (ed.), Territoires et subsidiarité, Paris, Montréal, L'Harmattan (coll. « Logiques politiques »), 1997, p. 21–65, p. 27–28. 125 51 Les orientations données à la nouvelle répartition des compétences s’éloignent du principe de répartition par blocs de compétences, parce que les rédacteurs du projet de loi ont pris conscience du fait qu’un tel principe se heurte à de grandes difficultés pratiques, comme l’a démontré l’historique des transferts de compétences. Hugues Hourdin, rapporteur général du comité Balladur, confirme que le « comité s'est assez unanimement écarté du mythe des blocs de compétences. C'est une idée séduisante en théorie, mais cela ne fonctionne pas car le législateur, ensuite, ne s'interdit jamais de prendre des législations spéciales qui y dérogent128.» Le concept de compétences spécialisées retenu a été également proposé par le rapport Lambert en 2007 qui souhaitait que les départements et les régions disposent de compétences spéciales en lieu et place de la clause générale de compétence. Ces compétences auraient été prescriptives, et donc opposables aux autres niveaux, y compris aux interventions éventuelles de l’État129. Il ne nous appartient pas, dans ces développements, de consacrer beaucoup de place à la discussion détaillée des compétences individuelles. On se contentera d’une présentation esquissée des enjeux. Premièrement, sont concernées les compétences pour lesquelles tous les échelons de collectivités interviennent, générant des imbrications considérables: culture, tourisme, sport et jeunesse. Deuxièmement, existent des domaines d’un poids financier élevé, où les effets de croisements sont importants notamment en termes de gestion: logement, environnement, économie et développement. Troisièmement, les compétences pour lesquelles le fonctionnement est unifié mais l'investissement donne lieu à des interventions croisées parfois importantes: formation, enseignement supérieur et recherche, ports et aéroports130. Il convient enfin de citer les compétences à faible enchevêtrement : l’action sociale, l’éducation (même si on peut s’interroger sur le partage des écoles secondaires entre département et région), les transports (à l’exception du transport scolaire) et la voirie. Concernant les financements croisés, le Sénat a supprimé la notion de « part significative » qui était prévue par le projet de loi et qui devait assurer que le maître 128 2009, op. cit. Lambert Alain, Lambert 2007, op. cit., p. 7. 130 Mallet Claire, « Brice Hortefeux maintient le cap », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?c=artJour&pagename=Localtis%2FartJour%2FartJour&cid= 1250258878687 (12.11.09). 129 52 d'ouvrage en cas de cofinancement d'un équipement participait de manière importante. L’avant-projet prévoyait même encore le seuil de 50% des financements pour le maître d’ouvrage et suivait ainsi les préconisations des rapport Richard et Lambert131 qui souhaitaient établir le principe « qui décide, paie ». Le Sénat a refusé cette approche et a préféré la référence à la capacité du maître d'ouvrage à participer. On peut donc légitimement se demander si la loi arrivera à contenir les interventions multiples, ce qu’elle avait identifiées comme un objectif important. Au centre de l’intérêt de beaucoup d’élus locaux se trouvait très vite la question de savoir si les conseils généraux pourront encore intervenir pour aider les petites communes, notamment en matière d’équipement, tel qu'expressément prévu dans les articles L. 3232-1 et L. 3233-1 du code général des collectivités territoriales. Pourtant, cette question était dès le début caduque car même le comité Balladur ne souhaitait pas la soulever132. Il y avait sans doute des considérations stratégiques auprès des conseillers généraux et les exécutifs respectifs qui ont semé la zizanie auprès des élus municipaux. D’ailleurs, le gouvernement a, à plusieurs reprises, confirmé que le département conservera « le rôle (…) dans la solidarité avec les communes rurales133 » que « ces principes sont inscrits dans la loi depuis les premières lois de décentralisation, et personne n’envisage de les remettre en cause. 134» Mais toutes ces affirmations n’ont pas suffit au Sénat qui a souhaité, s'agissant toujours des financements croisés, amender le projet de loi en intégrant la phrase suivante: le département « continuera à être identifié comme le lieu des politiques publiques de proximité et sera confirmé dans son rôle de garant des solidarités sociales et territoriales ». 131 Richard Pierre, Richard 2006, op. cit. et Lambert Alain, Lambert 2007, op. cit., p. 7. Balladur Edouard, "Il est temps de décider". Rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales au Président de la République, 2009, p. 89. 133 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 20.10.09, op. cit., p. 7. 134 Hortefeux Brice, Intervention de M. le Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales. Congrès de l'Association des maires de France, Parc des expositions de la porte de Versailles, 2009a. 132 53 2. La question de la suppression de la clause générale de compétence. La disposition la plus contestée du projet du gouvernement était sans doute la suppression de la clause de compétence générale des départements et des régions. La disposition visait à garantir que ces collectivités respecteraient dans les faits le principe de spécialité et n’exerceraient plus que des compétences limitativement énumérées par la loi. L’avant-projet de juillet prévoyait donc, en cohérence avec les propositions du comité Balladur, la suppression de cette clause. Elle était défendue dans un discours du Président Sarkozy : « C'est un système qui est fou parce que naturellement, quand vous avez la compétence générale (…) et qu'un groupe de pression, qu'une association vient vous voir, vous ne pouvez pas refuser. On m'a dit – c'était même un débat entre nous : « La clause de compétence générale, ce n'est pas important. » Si, c'est important, beaucoup plus qu'on ne le dit. 135» Mais face au tollé des élus locaux et des risques d’inconstitutionnalité, le gouvernement a réintroduit dans le projet de loi une clause générale de compétence modifiée, appelée désormais capacité d’initiative. Pour rappel, la clause de compétence générale du département se fonde sur l’actuel article L.3211-1 CGCT issu de la loi du 2 mars 1982 « Le conseil général règle par ses délibérations les affaires du département. Il statue sur tous les objets sur lesquels il est appelé à délibérer par les lois et règlements et, généralement, sur tous les objets d'intérêt départemental dont il est saisi. » Sur cette base, la jurisprudence a reconnu au département une capacité à agir, sous réserve que la loi n’ait pas expressément attribué la compétence à une autre collectivité et qu’elle puisse justifier d’un intérêt public local. Le principe trouve son origine dans la loi des 10 et 29 août 1871 relative aux conseils généraux (D. 1871, IV, p. 102). Son article 48-5° disposait en effet que « le conseil général délibère sur tous les autres objets sur lesquels il est appelé à délibérer par les lois et règlements, et généralement sur tous les objets d’intérêt départemental dont il est saisi ». Mais il convient de replacer cette disposition dans le contexte des délibérations de l’époque, qui n’étaient 135 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 2009, op. cit., p. 6. 54 exécutoires que si un décret n’en avait pas suspendu l’exécution dans un délai de trois mois, y compris pour inopportunité136. L’annonce de la suppression de la clause générale a suscité un vif débat sur sa valeur juridique. Les uns considèrent qu’elle est de valeur constitutionnelle et ne peut par conséquent être supprimée par une loi. D’autres la considèrent de valeur législative, ce qui implique que le législateur peut à tout moment modifier ou supprimer le contenu de la norme. Parmi les arguments permettant de supposer une valeur constitutionnelle à cette clause est avancée l’hypothèse que la compétence générale était un élément central dans la définition des collectivités locales et qu'elle posait le critère de distinction entre ces dernières et les établissements publics cadrés par le principe de spécialité. De plus, elle est construite en « composante essentielle du principe de libre administration des collectivités locales 137». Une construction qui se heurte à la théorie du « noyau dur » régissant les compétences des collectivités territoriales, défendu par Constantinos Bacoyannis qui a démontré que: « parmi les compétences de chacune des collectivités territoriales, il n’y a qu’un noyau dur dont le transfert vertical ou horizontal se heurterait au principe de sa libre administration ; le transfert des autres compétences ne serait pas contraire à ce principe. 138» C’est dans cet esprit qu’il est loisible à l’État de décentraliser ou de récentraliser en fonction de l’intérêt public national dont il est le seul garant139. Un autre argument fait valoir que l’introduction du principe de subsidiarité dans la Constitution en 2003 s’opposait également à la suppression de la clause générale de compétence. Comme on l’a indiqué avant, le principe reste assez flou et semble difficilement opposable en terme de droit constitutionnel. Plus fondée semble l’objection fondée sur l’article 4 de la charte européenne sur l'autonomie locale (décr. n° 2007-679 du 3 mai 2007), ratifiée par la France, qui 136 Verpeaux Michel, « La clause générale de compétence, consécration ou remise en cause? », Revue Lamy des Collectivités Territoriales, 42, 2009a, p. 66–70, p. 67. 137 Mozol Patrick, « Rapport du comité Balladur : quelles perspectives de réforme des collectivités locales ? », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 13, mars 2009. 138 Bacoyannis Constantinos, Le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, Aix-en-Provence, Paris, Presses universitaires d'Aix-Marseille; Économica, 1993, p. 211. 139 Pastorel Jean-Paul, « Collectivité territoriale et clause générale de compétence », Revue du droit public, 1, 2007, p. 51–87, p. 66. 55 stipule « les collectivités locales ont, dans le cadre de la loi, toute latitude pour exercer leur initiative pour toute question qui n’est pas exclue de leur compétence ou attribuée à une autre autorité ». En effet, un pouvoir d’intervention au moins résiduel est attribué aux collectivités. Bertrand Faure met à juste titre en exergue qu’ « il faudrait une lecture particulièrement restrictive, négatrice même, des termes de son article 4 pour ne pas y voir cette consécration de la compétence générale sur laquelle la doctrine territorialiste s'était longtemps interrogée.140» Mais il convient néanmoins de rappeler que les analyses juridiques du comité Balladur aboutissaient au résultat que cette disposition ne faisait pas davantage obstacle à la suppression de la clause générale141. Le comité fonda d’ailleurs son appréciation juridique sur deux éléments, l'absence de jurisprudence constitutionnelle contraire et l'absence de valeur constitutionnelle d'une telle clause. Nonobstant certaines incertitudes juridiques, nous défendons l’hypothèse que la réintroduction d’une capacité d’initiative trouve plutôt ses motifs dans un raisonnement politique. La pression des élus locaux sur le gouvernement était considérable et mobilisait également la société civile, en partie bénéficiaire de la clause générale de compétences. Avec le sénateur Éric Doligé, nous partageons l’avis selon lequel « il s’agit, pour certains, de pratiquer une politique de la peur, visant donc à inciter à la ‘résistance’.142 » pourtant très efficace. Les milieux culturels et sportifs ont notamment été mobilisés contre la suppression143. La rhétorique ne connaissait à cet égard aucune limite comme en témoigne une citation de Jean-Paul Huchon, vice-président de l'Association des régions de France: « Notre pays va se tiers-mondiser. 144» 140 Faure Bertrand, « Le rapport du comité Balladur sur la réforme des collectivités territoriales: bonnes raisons, fausses solutions? », Actualités juridiques - Droit administratif, 19, 04.05.09, p. 859– 865, p. 863. 141 Balladur Edouard, Balladur 2009, op. cit., p. 38–39. 142 Sénat, Sénat 20.01.10, op. cit., p. 294. 143 Un exemple pour le milieu sportif constitue l’intervention de Michel Brun, vice-président du CNOSF, qui annonçait « Si, en vertu de la nouvelle répartition des attributions, on supprimait la clause générale de compétence sans accorder aux régions et départements la compétence sport, les conséquences seraient catastrophiques ». AFP, « La réforme territoriale pourrait faire perdre 1 milliard d'euros au sport », http://www.lagazettedescommunes.com/actualite/35449/decentralisation/la_reforme_territoriale_pourr ait_faire_perdre_1_milliard_euros_sport.htm (12.11.09). 144 « Réforme territoriale: La palme de la colère », La Gazette des communes des départements et des régions, 2002, 26.10.09, p.7, p. 7. 56 Le ministre Michel Mercier a d’ailleurs confirmé l’influence des associations des élus locaux en cette question: « Le Gouvernement a entendu leur souhait [celui du groupe de la droite de l’ADF] de conserver une capacité d’initiative, laquelle représente un élément de souplesse.145 » Cette capacité d’initiative de la région ou du département ne peut s’appliquer qu’à des situations et des demandes non prévues dans le cadre de la législation existante, qui ne sont donc pas attribuées à une autre collectivité, dès lors qu’elles sont justifiées par l’intérêt local. Cette définition reprend ainsi les limites de l’ancienne clause générale de compétence telle qu’elles ont été définies par la jurisprudence et s’aligne sur les préconisations du rapport Belot146. En conclusion, nous pouvons affirmer avec le professeur Verpeaux que « chassée par la porte, la compétence générale semble ainsi revenir par la fenêtre... 147» 145 Sénat, « Compte rendu intégral. Séance du 20 janvier 2010. 60e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 5 S. (C.R.), 21.01.10, p. 334. 146 Belot Claude, Rapport d'information sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales (coll. « Rapport d'information »), 2009, p. 191. 147 Verpeaux Michel, « Quelle répartition des compétences entre les collectivités territoriales et l'État? », Revue Politique et Parlementaire, 1053, 2009d, p. 68–72, p. 72. 57 D. Les nouvelles métropoles et pôles métropolitains : une complexification opportune de la structure administrative? 1. Les nouvelles métropoles, des EPCI XL. Un changement majeur est intervenu dans la conception des métropoles : l’idée de la métropole comme collectivité territoriale nouvelle telle que conçue par l’avant-projet a été abandonnée. Elle est désormais établie comme EPCI à fiscalité propre regroupant, sur la base du volontariat, plusieurs communes qui forment un ensemble de plus de 450 000 habitants d'un seul tenant et sans enclave. Ce changement s’est préparé lentement, comme l'a reconnu le ministre de l’intérieur : « Je n'ai jamais été convaincu par l'hypothèse de la métropole département que j'ai trouvé à mon arrivée place Beauvau et dont je sais qu'elle figure dans le document de travail diffusé aux associations d'élus courant juillet. Je crois que les métropoles ne doivent pas se construire en opposition aux départements et aux régions mais bien dans une logique de complémentarité. Je n'adhère pas, en particulier, à l'idée de transférer automatiquement l'ensemble des compétences sociales des départements aux métropoles. 148» L’évolution était certainement favorisée par le fait qu’il aurait été extrêmement difficile d’obtenir une majorité sur la base initiale. L’approche avant-gardiste proposée par le comité Balladur n’a en effet cessé de dépérir au fil des réécritures du texte par le ministère de l'Intérieur149. Pierre Mauroy, qui s'était exprimé en sa faveur au sein du comité, se montre déçu par l’arrangement et met en garde contre le fait que « nous ne passions à côté du rendez-vous de l'Histoire par manque d'ambition et par une curieuse aversion pour tout ce qui pourrait devenir plus grand, plus fort, plus puissant. 150» 148 Hortefeux Brice, Intervention de M. le Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales. 79ème congrès de l'ADF, Clermont-Ferrand, 2009b. 149 Cossardeux Joël, « La réforme territoriale s'écarte de son objectif de simplification », Les Echos, 08.10.09, p. 6. 150 Mauroy Pierre, « La réforme territoriale, une "recentralisation" qui n'ose pas dire son nom », Le Monde, 19.01.10, p. 19. 58 Une crainte qui semble partagée par le chef de file des sénateurs UMP, Gérard Longuet, selon lequel : «On est en train de manquer le projet des métropoles […], ce n’est plus qu’un label pour un petit nombre de communautés urbaines.151» La solution d'une « intercommunalité version XL » telle qu’elle se trouve dans la petite loi conduit de facto à proposer aux communautés d’agglomération et aux communautés urbaines existantes de taille suffisante un système dont les mécanismes de financement et le type d’organisation seraient les mêmes qu’aujourd'hui. On peut s’interroger sur les progrès et la valeur ajoutée ressortant d'une telle réforme. D’ailleurs, on peut s’étonner que la communauté urbaine persiste malgré le nouveau statut de métropole ajoutant une couche au millefeuille administratif. Au moins, pour des raisons de cohérence, le Sénat a baissé le seuil d’habitants pour les communautés urbaines de 500 000 à 450 000 habitants et l’a donc établi à la même hauteur que celui de la métropole. Avec Jean-Pierre Chevènement on peut néanmoins affirmer que « les communautés urbaines n’ont plus de raison d’être et doivent devenir des métropoles ou des communautés d’agglomération. 152» Cette option est écartée car il existe huit autres communautés urbaines regroupant entre 264 657 (CU Grand Nancy) et 51 942 habitants (CU Alençon) qui ne pourraient pas aspirer au statut de métropole et qui devraient être dégradés en communautés d’agglomération. Pour le moment, huit communautés urbaines sont éligibles au nouveau statut institutionnel de métropole: Lyon, Lille Métropole, Marseille Provence Métropole, Grand Toulouse, Nice – Côte d’Azur et Strasbourg. La population cumulée de ces communautés urbaines s’élève à 6,4 millions d’habitants. Ainsi, près d’un français sur dix pourrait être concerné par cette transformation administrative153. L’évolution des réflexions au sein du comité Balladur a conduit à exclure de plus en plus de villes au cours des délibérations. Pierre Mauroy rappelle que le comité était parti de dix-sept villes, pour passer ensuite à quinze, à douze, à onze, 151 Auffray Alain, « Les champs de bataille de la réforme territoriale », Libération, 19.01.10, p. 10. Sénat, « Compte rendu intégral. Séance du 2 février 2010. 65e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 10 S. (C.R.), 03.02.10, p. 821. 153 Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales 2009, op. cit., p. 37. 152 59 avant d’arriver à huit. Il juge le nombre arrêté « largement insuffisant pour répondre aux exigences du développement urbain dans les prochaines années. 154» Tableau : Les plus importantes d’agglomération en France communautés Communauté Communauté urbaine d'agglomération 155 et communautés Nombre Population 1 Lyon 57 1 219 111 2 Lille 85 1 110 035 3 Marseille 18 991 953 4 Bordeaux 27 680 973 5 Toulouse 25 617 576 6 Nantes 24 572 147 7 Nice 24 500 254 8 Strasbourg 28 457 928 9 Rouen 45 413 249 10 Toulon 11 403 743 11 Rennes 37 399 892 12 Grenoble 26 399 043 13 Saint-Étienne 43 392 041 14 Montpellier 31 378 879 15 Aix-en-Provence 34 340 270 16 Saint-Denis 8 309 860 17 Clermont-Ferrand 21 287 684 18 Orléans 22 274 833 19 Angers 31 272 333 20 Tours 14 268 800 20 265 483 21 Nancy 154 urbaines 155 22 Le Havre 17 259 114 23 Lens 36 259 763 24 Dijon 22 251 679 Sénat, Sénat 20.01.10, op. cit., p. 279. Balladur Edouard, Balladur 2009, op. cit., p. 78. 60 Les chiffres présentés sont extraits du rapport du Comité Balladur qui s’est fondé sur le recensement général de la population de 1999. Ils évoluent pour des raisons d’accroissement naturel, ainsi que par l’intégration éventuelle de nouvelles communes ou la fusion avec d'autres intercommunalités. Ainsi la communauté d’agglomération de Montpellier a désormais gagné en importance et compte 412 070 habitants. Si son taux d’accroissement reste identique, elle atteindra le seuil des 450 000 en 2016 et pourra par conséquent accéder sur la base du volontariat au statut de métropole156. Le président de l'Association des maires des grandes villes de France, le maire de Grenoble, Michel Destot, n'a pas réussi à imposer l'idée d'une fixation du seuil à 400 000 habitants. Il est lui-même demandeur du nouveau statut pour Grenoble. A la lecture des données sous un angle géographique, on s’aperçoit que la liste des futures métropoles ne comporte pas de métropoles au centre de la France. Ceci « correspond aux difficultés rencontrées par la politique d'aménagement du territoire sur cette partie du territoire français située en dehors des façades maritimes 157». À l’inverse, la région Provence-Alpes-Côte d'Azur comprendrait trois métropoles, celles de Marseille, de Toulon et de Nice. 2. La métropole reçoit des compétences clefs. La métropole est constituée pour conduire un projet d’aménagement et de développement économique, écologique, éducatif et culturel de son territoire. A cet effet, elle disposera de compétences élargies, dont certaines par transferts des départements et des régions. Elle permettra de concentrer l’exercice de compétences structurantes, qu’elles soient communales, départementales ou régionales afin d’éviter la fragmentation des intérêts sur le territoire métropolitain. Il n’est plus question qu’elle se substitue de plein droit, sur son territoire, au département en reprenant toutes les compétences de ce dernier sur le territoire de la 156 Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales 2009, op. cit., p. 38. 157 Verpeaux Michel, « Le rapport Balladur sur la réforme des collectivités locales, des raisons et de solutions », Revue française du droit administratif, 2009b, p.407. 61 métropole comme prévu par le comité Balladur et l’avant-projet de loi. Le comité aurait souhaité que les métropoles exercent la totalité des compétences départementales (action sociale et médico-sociale, collèges, environnement...), car tel était le meilleur moyen de répondre de manière concrète aux besoins des habitants en zone très urbanisée et de réaliser des économies d’échelle. L’exemple de Paris montre l’efficacité de cette formule158. Étant donné qu’ils ne se voient pas attribuer le statut juridique de collectivité territoriale, le régime actuel des SDIS restera sans changement et un nouveau partage de responsabilité entre département et métropole sera obsolète. Les prescriptions de la petite loi dépassent néanmoins les propositions du rapport Belot. Celui-ci aurait souhaité définir un bloc minimal de compétences obligatoires des métropoles à partir des compétences obligatoires des communautés urbaines correspondant aux grandes fonctions métropolitaines et le dépasser par la possibilité de délégations de compétences des départements, des régions et de l’État aux métropoles159. Outre les compétences transférées par les communes et la substitution aux EPCI à fiscalité propre, la métropole reçoit de plein droit les attributions du département seulement en matière de transports scolaires et de gestion des voies départementales et non la totalité des compétences sur son territoire. La métropole peut également, par transfert facultatif avec l’accord du département, exercer la compétence en matière de collèges ainsi que tout ou partie des compétences en matière d’action sociale. De même, les compétences de la région en matière de lycées peuvent faire l’objet d’un transfert à la métropole si la région en est d’accord. Le Sénat a pris le soin de détailler le contenu des conventions facultatives afin de préciser les conséquences du transfert sur la situation des personnels et de prévoir la faculté de mutualiser les services entre niveaux de collectivités160. Ce mode de transfert de compétences facultatif et volontaire aurait trouvé le soutien le plus 158 Balladur Edouard, Balladur 2009, op. cit., p. 79. Belot Claude, Belot 2009, op. cit., p. 189. 160 Verpeaux Michel, Verpeaux 2010, op. cit. 159 62 vaste au Sénat car certains sénateurs, à l’instar de la sénatrice Éliane Assassi, considèrent qu’« en vertu du principe de libre administration, aucun transfert ne peut être imposé à la collectivité territoriale. 161» Il s’agit là, bien entendu, d’un argument purement politique. Vu sous l’angle du droit, Constantinos Bacoyannis a démontré dans son étude que: « parmi les compétences de chacune des collectivités territoriales, il n’y a qu’un noyau dur dont le transfert vertical ou horizontal se heurterait au principe de sa libre administration ; le transfert des autres compétences ne serait pas contraire à ce principe. 162» La probabilité que les départements ou les régions utilisent ce biais de transfert facultatif reste faible. En effet, la possibilité de délégations de compétences existe depuis les lois de décentralisation de 1983 et a été réaffirmée par la loi du 13 août 2004 : « Mais il est bien vrai que cette possibilité a été trop peu utilisée. 163» Considérant qu’avec la perte de la clause générale de compétence et les transferts obligatoires vers les métropoles, elles auront déjà assez perdu en influence et en importance, il est peu probable que ces deux collectivités souhaiteront aller au-delà. Un transfert facultatif signifierait en tous les cas qu’un transfert des moyens financiers et des personnels pour l’exercice de la compétence serait nécessaire et aura des conséquences durables sur les collectivités qui ne souhaitent pas devenir des « collectivités moignons ». Une formule hybride consisterait en la possibilité pour la région et le département de transférer à la métropole, d’un commun accord avec celle-ci, tout ou partie de leurs compétences en matière économique. A défaut d’accord dans un délai de dix-huit mois, il serait prévu le transfert automatique d’un socle de compétences économiques défini par le projet de loi (zones d'activités, promotion à l'étranger du territoire et de ses activités économiques). Le Sénat a amélioré cette procédure en cas d'échec du transfert conventionnel dans la mesure où il prévoit que le préfet, en charge de proposer au président du conseil général ou régional et au président du conseil de la métropole un projet de convention, devra préciser dans ce projet l'étendue et les conditions financières de ce transfert ainsi que les conditions 161 Sénat, Sénat 03.02.10, op. cit., p. 791. Bacoyannis Constantinos, Bacoyannis 1993, op. cit., p. 211. 163 « Un paysage institutionnel profondément renouvelé, à la mesure des enjeux de l'avenir et des besoins de la population. Entretien avec Hugues Hourdin et Michel Verpeaux », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 11, mars 2009e. 162 63 dans lesquelles les services départementaux ou régionaux correspondants seront transférés à la métropole. Si ce projet proposé par le représentant de l'État n’est toujours pas signé après un délai d’un mois, la convention est établie par arrêté du ministre chargé des collectivités territoriales. 3. L’ impact de la création de la métropole sur les départements. En résumé, les dispositions concernant la création des métropoles auront un impact considérable sur les départements, du point de vue des personnels qui seraient d’abord mis à disposition puis transférés à la métropole, du point de vue des biens, des droits et des obligations relatives aux compétences transférées et du point de vue des ressources liées à l’exercice de ces compétences. Les transferts de personnels s’effectueront comme lors des précédentes lois de décentralisation, avec une période de mise à disposition suivie, après la publication du décret de transfert de services, de l’affectation définitive de plein droit dans la métropole. Les nombreuses inquiétudes des personnels des services à transférer ont été stimulées par des élus locaux comme la sénatrice Éliane Assassi qui affirme que les agents « savent que les transferts envisagés priveront les collectivités de moyens et de compétences précieux au service des territoires et engendreront inévitablement une suppressions de services publics 164 externalisation, des privatisations et des ». Le Sénat a néanmoins jugé opportun de rassurer les employés de la fonction publique territoriale en garantissant, comme il est d’usage, que « les fonctionnaires conservent, s’ils y ont intérêt, le bénéfice du régime indemnitaire qui leur était applicable ainsi que les avantages acquis en application du troisième alinéa de l’article 111 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale. 165 » Des mesures protégeant les non-titulaires ont également été prises : « ces agents conserveront, à titre individuel, le bénéfice de leur contrat et les services qu’ils auront 164 165 Sénat, Sénat 03.02.10, op. cit., p. 792. Ibid., p. 794. 64 accomplis dans la collectivité d’origine seront assimilés à des services accomplis dans la métropole.166» Face aux transferts de compétences conséquents vers la métropole les interrogations de certains sénateurs demeurent. D’aucuns voient des départements « pratiquement dépecés, vampirisés là où ces métropoles existent 167», malgré l’allégement du catalogue de compétences transférées. Manifestement, cet argument provient du camp des défenseurs ardus du statu quo. Plus fondé apparaît l’argument selon lequel l’arrangement institutionnel n’aidera pas l’objectif de simplification du millefeuille de l’administration territoriale. Au contraire, il « va engendrer de la confusion, une France à plusieurs vitesses, à d’innombrables vitesses. (…) Selon les départements ou les régions, il n’y aura jamais le même régime : nous serons donc dans le flou le plus total.168» Effectivement, les options multiples entre transferts facultatifs et délégations supplémentaires risquent d'engendrer une structure pléthorique. De plus, certaines administrations départementales seront marginalisées comme le département du Rhône : le Grand Lyon compte 1 250 000 habitants et le département 1 550 000. La situation est comparable en Haute-Garonne : sur 1 186 000 habitants, 870 000 vivent dans l’agglomération de Toulouse169. Dans ces cas spécifiques, il est problématique d’un point de vue démocratique que le conseil général n’ait été consulté que ‘pour avis’ sur la création d’une métropole, la démarche volontariste en vue de cette création appartenant aux élus municipaux. 4. Le pôle métropolitain - un outil spécifique. Au-delà du statut de la métropole, le projet de loi prévoit une coopération renforcée entre territoires urbains, sur la base du volontariat, dénommé ‘pôle métropolitain’. Selon la petite loi, ce pôle regroupe des EPCI à fiscalité propre formant un ensemble de plus de 300 000 habitants, le projet de loi prévoyant encore un seuil de 450 000 habitants. L’un des EPCI doit comporter plus de 150 000 166 Courtois Jean-Patrick, Rapport d'information sur le projet de loi de réforme des collectivités territoriales (coll. « Rapport d'information »), 16.12.09, p. 78. 167 M. Pierre-Yves Collombat Sénat, Sénat 03.02.10, op. cit., p. 810. 168 M. Jean-Pierre Chevènement Ibid., p. 814. 169 Giblin Béatrice, « Attention, un train de réformes territoriales peut en cacher un autre! », Hérodote, 135, 2009, p. 3–24, p. 20. 65 habitants contre 200 000 habitants prévu initialement. Son mode de fonctionnement est similaire à celui des syndicats mixtes et ne constitue pas une vraie nouveauté. L’innovation est en effet limitée, l’apport se trouve dans la formulation de « l’objectif visant à encourager expressément le développement des territoires périmétropolitains, la mise en réseaux de communautés dynamiques et reconnaitre ces synergies volontaires par un outil spécifique. 170» Ce projet répond à des demandes exprimées notamment par les élus de Metz, de Nancy, d’Épinal et de Thionville, fédérés par le projet du « Sillon Lorrain » et a été défendu par Gérard Collomb, sénateur-maire PS de Lyon et président de l’Association des communautés urbaines de France (ACUF), qui « aurait largement soufflé au gouvernement la rédaction des trois articles consacrés aux pôles métropolitains. Cette formule, inspirée d'anciens travaux de la Datar, revient à marginaliser davantage les métropoles. 171» Le pôle métropolitain permettra donc la mise en place de métropoles dites multipolaires. Comme l’a expliqué le Président Sarkozy : « L’enjeu est de permettre à des villes, pas nécessairement limitrophes, non pas de gérer un territoire en commun dans toutes ses dimensions, mais de mutualiser des moyens et des compétences pour le développement économique et l’attractivité du territoire.172 » Le Sénat a néanmoins tenu à préciser que la création des pôles métropolitains relève de l'initiative exclusive des collectivités locales, alors que le projet de loi envisageait que la création puisse être décidée par arrêté du représentant de l'État du département où siège l'EPCI le plus important173. Le pôle métropolitain est constitué pour conduire un projet en vue d’entreprendre des actions d’intérêt métropolitain en matière de développement économique, écologique, éducatif, de promotion de l’innovation, d’aménagement de l’espace et de développement des infrastructures et des services de transport. Le Sénat a précisé la partie éducative en citant la recherche et l'université parmi les actions envisageables et la compétence en matière d'aménagement de l'espace à travers la coordination des schémas de cohérence territoriale. En outre, il a rendu possible des actions dans le domaine de la culture. 170 Courtois Jean-Patrick, Courtois 16.12.09, op. cit., p. 83. Cossardeux Joël, Cossardeux 08.10.09, op. cit., p. 6. 172 Sarkozy Nicolas, Sarkozy 20.10.09, op. cit., p. 11. 173 Verpeaux Michel, Verpeaux 2010, op. cit. 171 66 Les objections contre les pôles métropolitains sont du même ordre que celles exprimées à l’égard des métropoles. D’aucuns craignent la perte de compétences du département et de la région et d’autres mettent en avant la complexification du millefeuille administratif. 67 E. La fusion entre départements et la fusion de départements avec une région, signes avant-coureurs d’une réduction du nombre de départements. Avec la procédure de fusion de départements proposée, il s’agit de mettre fin à un vide juridique. A la différence des dispositions sur le regroupement des régions, il n’existait pas de procédure similaire pour les départements. Cette souplesse était également préconisée par le rapport Belot174. Pour l'instant, seul le législateur peut opérer un tel regroupement. Dans le projet de loi, qui reprend à l’identique les dispositions de l’avant-projet, le regroupement doit reposer sur l’initiative de l’un ou de l’ensemble des conseils généraux intéressés. Si le gouvernement estime qu’il y a lieu de poursuivre la procédure, la consultation des électeurs résidant sur le territoire concerné par le projet de regroupement est facultative si tous les conseils généraux se sont prononcés en faveur du projet, obligatoire dans le cas contraire. Si une consultation a été organisée, le regroupement ne peut être prononcé que si le projet a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés correspondant à un nombre de voix au moins égal au quart des électeurs inscrits dans l’ensemble des communes intéressées. Les voix sont donc comptabilisées sur l’ensemble du territoire des départements souhaitant fusionner sans distinguer le résultat au sein de chaque département concerné. La population d’un département plus petit en termes d’habitants pourrait ainsi être mise en minorité par un plus grand département. Lors de la phase d'initiative, il est possible qu’un conseil général décide d'associer la population au processus, soit dans la cadre d'une consultation, soit dans le cadre d'un référendum à caractère décisionnel. Ces deux outils diffèrent de la consultation organisée par le Gouvernement qui garde dans tous les cas la compétence et n'est lié ni par les votes des conseils généraux, ni par le résultat des consultations d'électeurs. La fusion est décidée par un décret en Conseil d’État. 174 Belot Claude, Belot 2009, op. cit. 68 Le Sénat qui en majorité est favorable à cette disposition, a néanmoins souhaité l’amender pour la rendre plus démocratique et cohérente. Par conséquent, le dispositif de la petite loi garantit que le regroupement n’aura lieu qu’avec l’accord unanime de chacune des collectivités concernées ou celui de leur population respective afin d’éviter des « OPA inamicales ». De même, la contrainte de délibération d’une demande de fusion dans un délai de six mois, imposée aux autres départements concernés, est supprimée. L’enjeu peut en effet se révéler de taille et ce délai aurait pu s’avérer insuffisant pour étudier l’ensemble des conséquences d’une telle demande de fusion. Un consentement tacite supposé à l’expiration de ce délai aurait de surcroît mis en question sa légitimité démocratique. Pour répondre à un problème soulevé par le sénateur - président du conseil général de la Charente, Michel Boutant, un nouvel article règle une procédure de changement de rattachement d’un département d'une région à une autre, comme dans le cas de la Charente et du Limousin ou de la Loire-Atlantique et de la Bretagne. « Le conseil général et les conseils régionaux concernés pourront donc demander le rattachement à une région limitrophe, le gouvernement pouvant donner suite à cette demande, ce qui signifie qu'il peut aussi refuser, en cas de délibérations concordantes ou, à défaut, si les électeurs de chacune des collectivités concernées, consultés sur ce point, se sont prononcés en faveur du rattachement à la majorité absolue des suffrages correspondant au moins au quart des électeurs inscrits175 ». Confronté à des nombreuses interrogations, Alain Marleix, secrétaire d'État, a tenu à préciser à nouveau que « l’objectif du Gouvernement n’est absolument pas de favoriser les fusions de départements. En revanche, celui-ci veut donner aux départements qui souhaitent se regrouper les moyens de le faire, mais ce uniquement bien entendu sur la base du volontariat. 176» La question d’une éventuelle fusion entre départements apparaît de temps en temps dans la sphère publique régionale. Les discussions en ce sens des départements de la Savoie et de la HauteSavoie illustrent qu’il ne s’agit pas d’hypothèses académiques. 175 Verpeaux Michel, Verpeaux 2010, op. cit. Sénat, « Compte rendu intégral de la séance du 3 février 2010. 66e jour de séance de la session », Journal officiel de la République française, 11 S. (C.R.), 04.02.10, p. 901. 176 69 Le même constat vaut pour le souhait des départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin de fusionner avec la région Alsace en créant une nouvelle collectivité territoriale à statut particulier. Il est donc peu étonnant que Philippe Richert, le président de la région d’Alsace, ait réussi à intégrer au texte de la petite loi la possibilité d’unir le conseil général et le conseil régional pour créer une nouvelle collectivité et constituer ainsi un «guichet unique» avec l’accord de la population. Le projet de loi ne prévoyait en effet pas une telle démarche en se fondant sur l’avis du comité Balladur qui préconisait : « Il n’y a pas lieu, en revanche, de prévoir de dispositions particulières pour les fusions entre collectivités de différents niveaux (…). Il ressort des termes mêmes de l’article 72, premier alinéa de la Constitution qu’il revient au législateur d’y procéder, sans même d’ailleurs que l’accord des collectivités existantes soit exigé. 177» Les oppositions jacobines aux dispositions de regroupement restent vives. Notamment, Jean-Pierre Chevènement s'exprimait pendant les débats au Sénat dans ce sens. Il se moquait du projet alsacien en le qualifiant « de territoire d’outreterre entre Vosges et Rhin », à l’instar du statut de Mayotte. Pire encore, il attisait des craintes bien ancrées mettant en garde le législateur qu’en ouvrant « la boîte de Pandore des fusions et des regroupements départementaux et régionaux vous ne réveilliez les vieux démons des régionalismes et des ethnicismes, contre lesquels la République une et indivisible avait justement institué les départements ». Pour soutenir ces propos, il se référait à la situation belge et espagnole sans hésiter à évoquer une « scission de départements comme celui des Pyrénées-Atlantiques, pour permettre la création d’un département basque sur lequel l’ETA ne tarderait sans doute pas à exercer ses chantages178 ». C’est l’unité et l’indivisibilité de la République comme valeurs suprêmes qui font hésiter certains sénateurs à approuver cet article car le département a joué un rôle historique dans leur affirmation. Mais au-delà de ces critiques idéologiques, se pose la question de la façon dont les projets de fusions surmonteront le problème suivant: « le chef-lieu sera où? (…) En effet, toute initiative visant à répartir équitablement les services, voire à 177 178 Balladur Edouard, Balladur 2009, op. cit., p. 68. Sénat, Sénat 21.01.10, op. cit., p. 350–351. 70 dupliquer, ne répondrait pas à l'objectif recherché et ne saurait être prise en compte. 179» Il existe également une crainte dans le camp favorable à la fusion qu'un regroupement sur une base volontaire soit synonyme d'immobilisme. « Les élus locaux sont par définition des conservateurs, qu'ils soient de droite ou de gauche », affirme Alain Tourret, ancien député et actuel vice-président de la région BasseNormandie et de l'Association pour la réunification de la Normandie180. L’impact direct sur les départements sera faible. L’utilisation de ces nouvelles dispositions dépendra d’un volontarisme politique accru auprès des décideurs départementaux. Ils devront développer des projets cohérents et créer une dynamique favorable à l’intérieur des départements concernés. Aujourd’hui, il semble que seules les collectivités ayant déjà abordé au moins abstraitement un tel projet pourront sonder l’opportunité d’avancer sur de nouvelles bases légales. 179 Perrin Bernard, Perrin 2009, op. cit., p. 62. Boeuf Jean-Luc, « Quid de la réforme des collectivités locales? », Les cahiers de la fonction publique, mai 2009, p. 23–25, p. 23–24. 180 71 III. Les associations des collectivités territoriales, notamment l’Assemblée des départements de France (ADF), sont des lobbies institutionnels performants, capables d’influencer le processus législatif de réforme des collectivités territoriales. D’abord, il convient de définir le terme de ‘lobbying institutionnel’. Avec Frank Farnel et à l’instar de la plupart des observateurs, nous définissons le lobbying comme « une activité qui consiste à procéder à des interventions destinées à influencer directement ou indirectement les processus d’élaboration, d’application, ou d’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et, plus généralement, de toute intervention ou décision des pouvoirs publics.181 » Le terme d’ ‘institutionnel’ permet de mettre en valeur le caractère spécifique de ce type de lobby. Le lobby institutionnel qui se distingue des lobbies classiques dans la mesure où il représente lui-même des pouvoirs publics et dispose ainsi d’une légitimité accrue. Nous considérons que les associations des élus des collectivités territoriales remplissent cette définition. En effet, les élus locaux français ont très tôt commencé à utiliser la loi de 1901 sur les associations pour fonder des structures de concertation et d’influence. L’Association des maires de France (AMF), l’Assemblée des départements de France (ADF) et l’Association des régions de France (ARF), notamment, ont acquis un pouvoir réel182. Pour rester dans le cadre de notre étude sur la réforme des collectivités sous l’angle du département, nous limitons l‘analyse par la suite à l’ADF. Cette association pluraliste réunit les présidents des 102 départements (58 à gauche et 44 à droite) et est présidée par Claudy Lebreton (PS), président du conseil général des Côtesd’Armor. Par son influence de lobby institutionnel puissant, l’ADF a su développer 181 Farnel Frank J., Le lobbying, stratégies et techniques d'intervention, Paris, les Éd. d'Organisation, 1994, p. 21. 182 Chapsal Pierre, Les collectivités territoriales en France, Paris, Vuibert (coll. « Collection Concours »), 2009, p. 85. 72 une stratégie efficace pour influencer le processus législatif en se servant notamment de son relais majeur, le Sénat. A. L’ADF est un lobby institutionnel puissant. La première fonction de l’ADF est de faire connaître au gouvernement la position des départements sur tous les projets législatifs ou réglementaires qui concernent leurs missions, compétences ou activités. Dans cette fonction, elle veille à ce que leurs prérogatives soient respectées, notamment par l’État. Ensuite, l’ADF défend les intérêts du département comme échelon de l’organisation territoriale. Troisièmement, elle conduit un travail de concertation sur la mise en œuvre des compétences transférées y compris leurs dimensions financières. Ce travail permet non seulement de défendre les intérêts des départements face aux autres acteurs, mais favorise également l’échange de ‘bonnes pratiques’ en interne. Enfin, l’ADF est une « instance de liaison et de représentation avec toutes les autres institutions et organisations de la vie économique et sociale 183». Comme lobby d’avantages spécifiques institutionnel, 184 l’Assemblée des départements dispose qui lui permettent de peser d’un poids plus important dans les processus législatifs que ne le peuvent les lobbies ordinaires. Quoique l’ADF ne dispose pas directement de moyens financiers importants, il ne faut pas sous-estimer les moyens qu’elle peut activer indirectement, via les budgets de communication de leurs membres, notamment, ou par sa capacité à susciter des partenariats permettant de financer des études, comme celle réalisée par KPMG en partenariat avec le groupe Caisse d'épargne sur l'évaluation des impacts financiers d'une réforme de l'organisation territoriale185. 183 Minot Eugène, Département, conseil général, décentralisation. Compétences et rôle du Conseil Général et de son Président, Voiron, Paris, Éd. de "La Lettre du cadre territorial"; Assemblée des départements de France, 2000b, p. 72. 184 Les passages suivants sont inspirés par des propos qui se trouvent chez Hermel Laurent, Le lobbying institutionnel. Au service des collectivités territoriales, Voiron, La lettre du cadre territorial (coll. « Dossier d'experts »), 2000, p. 40. et Clamen Michel, Manuel de lobbying, Paris, Dunod (coll. « Stratégies et management »), 2005, p. 68. 185 Mallet Claire, Mallet 22.09.09, op. cit. 73 D’autre part, l’accès à l’arène politique nationale est presque naturel car bon nombres de présidents de conseils généraux cumulent leur mandat avec celui de parlementaire (19 présidents de conseils généraux sont élus à l’Assemblée nationale et 39 au Sénat186). S’ajoute un nombre considérable de conseillers généraux et viceprésidents présent au Palais Bourbon et au Palais du Luxembourg. Ainsi l’ADF dispose de ‘ténors’ qui sont écoutés à tous les niveaux de l’État, y compris au gouvernement, dont plusieurs membres ont assumé dans leur parcours politique des responsabilités départementales. Ces faits facilitent l’accès à des arènes relativement fermées où les réformes des institutions locales s’élaborent187. À la différence d’autres lobbies, l’ADF n’est pas soupçonnée par les citoyens de défendre des intérêts particularistes ou des objectifs économiques. Lorsqu’elle met en avant des intérêts économiques, c’est pour la ‘bonne cause’. Elle dispose donc d’une image favorable, dont la réalité peut toutefois différer. Associant son influence politique au niveau national à ses compétences importantes au niveau départemental, l’ADF dispose d’un accès facilité aux grands médias. Comme échelon de proximité reconnu, le département traite les problèmes quotidiens des Français, sujets de bon nombre de reportages médiatiques. De plus, l’ADF est devenue un acteur incontournable dans des structures spécialisées de concertation qui ont été établies suite à la décentralisation. Sous la présidence du Premier ministre, elle participe à la conférence nationale des exécutifs (CNE) et envoie des représentants au comité des finances locales (CFL), ainsi que dans ses formations restreintes, la commission consultative sur l’évaluation des charges (CCEC) et la commission consultative d'évaluation des normes (CCEN). Elle dispose d’une relation privilégiée avec la direction générale des collectivités locales (DGCL) qui « relaie aussi les protestations des élus locaux et constitue pour eux un puissant avocat au plan interministériel. Lʼinfluence dont dispose le ministère de 186 Forray Jean-Baptiste et Fagnart Sylvie, « Le cumul des mandats, meilleure arme des associations d'élus? », La Gazette des communes des départements et des régions, 16.11.09a, p.46, p. 46. 187 Le Lidec Patrick, « Chapitre 9: La réforme des institutions locales », Académique, 1, 2008, p. 255–281, p. 257. 74 lʼIntérieur dans lʼÉtat repose assez largement sur cette relation privilégiée avec les élus locaux.188 » Par sa nature ʻinstitutionnelleʼ, lʼADF dispose également de moyens juridiques pour défendre sa position. Ainsi Claudy Lebreton met en garde dans les débats sur la réforme des collectivités territoriales: « Enfin, je n'exclus pas de porter cette affaire devant le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel et la Cour de justice européenne.189 » Du fait de l’expertise de ses membres et avec son propre bureau à Paris, l’ADF dispose de moyens d’étude et d’information. Néanmoins cette capacité mérite être renforcée comme le propose le maire de Sceaux, Philippe Laurent : « Une autre idée (…) est que les grandes associations d’élus aient l’intelligence de se doter d’une structure commune d’observations et d’analyses techniques. Nous sommes, en effet, extrêmement dépendants de l’État pour toute étude chiffrée ou toute simulation lorsqu’une réforme est annoncée. 190» En outre, l’assemblée des départements peut rapidement mobiliser ses adhérents pour des actions d’envergure comme nous allons par la suite. Cette mobilisation peut être relayée auprès de réseaux de la société civile qui touchent des espaces sociaux variés à des échelles différentes. Dans l’esprit de Jürgen Habermas, nous pourrions affirmer que les conseillers généraux réussissent à contribuer à la formation du contexte périphérique de l’espace public par des flux de communications informels, différenciés et mis en réseaux191. Cependant, l’assemblée des départements doit composer avec certains inconvénients qui limitent son poids et l’efficacité de ses actions. 188 Ibid., p. 257–258. Moreau Philippe, « Une réforme territoriale jugée confuse, mal expliquée et non prioritaire », Les Echos, 17.11.09, p. 5. 190 Laurent Philippe, « "Les collectivités locales dépensent trop…" un lieu commun parmi d'autres », Pouvoirs locaux, 83, 2009b, p. 53–59, p. 59. 191 Habermas Jürgen, Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats, Frankfurt a.M., Suhrkamp (coll. « Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft »), 1998, p. 431. 189 75 La première limite réside dans le fait qu’elle doit représenter des intérêts multiples qui peuvent être contradictoires. Ces intérêts contradictoires s’expliquent par les différences entre les partis politiques d’une part, et par l’hétérogénéité des départements de l’autre. En effet, les intérêts du département des Hauts-de-Seine, du département du Nord ou du département Hautes-Alpes divergent forcément du fait de leurs différences en termes de structure économique, de population ou encore de géographie. Les différences entre partis politiques sont également difficiles à gérer. Ainsi existent au sein de l’ADF un groupe de présidents de conseils généraux de droite et un groupe de gauche, chacun intervenant parfois séparément dans l’espace public. Par conséquent, l’ADF dans son ensemble est de temps en temps forcée d’adopter des positions ‘moyennes’ ou au contraire trop ‘tranchées’. La deuxième limite ressort du même problème : l’inadaptation des positions adoptées par l’ADF à la problématique spécifique d’un de ses membres. De plus, existent des sujets qui ne touchent qu’une partie des adhérents. Le cas de la création des métropoles que nous avons étudié en est une illustration particulièrement pertinente. En effet, les départements du Centre, ne disposant d’aucune ville pouvant aspirer au nouveau statut de métropole, sont plutôt indifférents à ce sujet. 76 B. La stratégie de lobbying de l’ADF face à la stratégie du gouvernement. En ce qui concerne la stratégie médiatique de l’ADF, il faut distinguer les interventions conjointes de tous les présidents de conseils généraux et les interventions faites par son président Claudy Lebreton. Dans une motion192 signée par les 102 présidents de conseils généraux et parue deux semaines avant le congrès annuel des conseillers généraux à la fin octobre 2009, l’ADF insiste sur la nécessité d’un consensus sur la réforme des institutions locales et sur leur intention de s’exprimer unanimement, toutes sensibilités politiques confondues. Elle reprend par là un reproche qu’elle avait déjà exprimé lors de l’instauration du comité Balladur où les représentants des grandes associations des élus ont fortement protesté contre l’absence de leurs membres au sein du comité. L’approche d’élaboration du projet de loi adoptée par le gouvernement a été perçue comme non-consensuelle et le calendrier prévu ne laissait pas beaucoup de temps pour intervenir. Or, les présidents de conseils généraux ne sont pas satisfaits de l’ordre des différentes parties de la réforme et souhaiteraient inverser la feuille de route gouvernementale : « Le préalable à toute réforme est une réelle clarification des compétences. Elle concerne des relations modernisées entre l’État et les collectivités locales, et entre les différents niveaux de collectivités locales. » En outre, ils souhaiteraient associer le dossier le plus brûlant, c’est à dire la réforme de la fiscalité locale, aux autres dossiers de la réforme qui ‘resteraient lettre morte’ dans le cas contraire. La motion démontre que les présidents n’ont pu s’unir qu’au plus petit dénominateur commun qui met en avant des sujets procéduraux, ainsi que les problèmes brûlants quant à la situation financière des départements. 192 Assemblée des Départements de France, « Motion des 102 Présidents des Conseils généraux », http://www.departement.org/webdav/shared/internet/ACCUEIL/MOTION%20DES%20102%20PRESID ENTS%20DE%20CONSEILS%20GENERAUX.pdf (10.11.09). 77 Il est révélateur que le congrès annuel de l’ADF193 ait pu conclure uniquement sur les questions financières qui résultent des derniers transferts de compétences et de la suppression de la taxe professionnelle. Même s’il s’agit de toute évidence du sujet d’actualité le plus urgent, on peut s’étonner qu’il n’y ait pas eu de prise de position commune concernant les volets de la réforme qui auront un impact direct sur les départements comme la création du conseiller territorial où l’établissement de la métropole. Ceci dit, il semble pourtant qu’un accord tacite entre les dirigeants des départements existe qui cherche la défense du statu quo. Ainsi, l’ADF dénonce le risque de fusion ou d’absorption des compétences propres au département dans d'autres collectivités194. C’est dans cet esprit ‘conservateur’ que l’influence au Sénat a été utilisée. Nonobstant le manque de position commune tranchée, les interventions du président de l’ADF sont marquées par une rhétorique polarisante. Il rejoint dans ses propos son homologue de l’ARF, Alain Rousset, qui cherche avec un vocabulaire dramatique l’affrontement partisan passionné sur le dossier de la réforme des collectivités territoriales195. Claudy Lebreton affirme ainsi que le gouvernement veut la mort du département196 et affirme : « C'est notre survie qui se joue. 197» Outre les interventions publiques à l’issue des sessions des enceintes de concertation et un travail médiatique professionnel comme en témoigne la reprise des déclarations de l’ADF et de son président dans la presse, l’ADF sait dégager des moyens supplémentaires pour renforcer le poids de ses interventions auprès des décideurs politiques. L’incitation de ses adhérents à faire voter, dans leur conseil général respectif, des motions s’opposant aux éléments de la réforme des collectivités territoriales, en constitue un exemple pertinent. Le contenu reprend un certain nombre de revendications que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder : Les départements sont des territoires de proximité et de solidarité par excellence. Par conséquent, il faut préserver une entière capacité d’initiative que seule permet la clause générale de 193 Assemblée des Départements de France, Résolution du 79ème Congrès, Clermont-Ferrand, 2009. 2009, op. cit. 195 Auffray Alain, Auffray 19.01.10, op. cit., p. 10. 196 Cossardeux Joël, « Nicolas Sarkozy donne le coup d'envoi de la réforme territoriale », Les Echos, 20.10.09, p. 6. 197 Mallet Claire, Mallet 22.09.09, op. cit. 194 78 compétence. La théorie, opposée au rapprochement du département et de la région, du couple politiques de proximité d’un côté et politiques stratégiques et de développement de l’autre est réaffirmée. Enfin, il faut préserver le scrutin uninominal à deux tours198. Des motions reprenant, à quelques différences près, ce contenu, ont été votées dans vingt-trois conseils généraux199. Mais il faut tout de même reconnaître que, à l’exception de deux conseils généraux de droite, ces motions n’étaient votées que dans des départements avec une majorité de gauche. S’ajoute une série d’actions de communication sur place, comme celle du président du conseil général de la Gironde, qui a inauguré au début de l’année 2010 un compteur inséré dans un panneau ‘Département en danger’ qui fait figurer la somme qui, selon son opinion, représente la dette de l'État vis-à-vis du département. Le président suit donc l’exemple de son homologue en Seine-Maritime, qui fut le premier à mettre en place un grand compteur comparable en décembre 2009. Plus offensive est l’opération du conseil général du Val-de-Marne, qui continue son action "Le Val-de-Marne j'y tiens" basée sur une pétition déjà signée par quelque 30.000 Val-de-Marnais qui demande « le retrait de ces projets [la réforme des collectivités territoriales] qui menacent de très nombreux services publics locaux ; le respect de la liberté d’action des collectivités locales et des valeurs démocratiques et républicaines qu’elles portent [ainsi que] le remboursement par l’État de sa dette [présumée] de 400 millions d’euros à l’égard du Val-de-Marne. 200» Le président du conseil général, Christian Favier, a réussi à mobiliser la société civile en invitant à « manifester pour le retrait de ces projets dangereux » le 26 janvier devant la préfecture du département201. 198 Les revendications citées sont issues de la résolution du conseil général de Seine-Maritime du 6 février 2009. 199 Aisne (PS), Alpes-de-Haute-Provence (PS), Aude (PS), Corse-du-Sud (UMP), Côtes d'Armor (PS), Dordogne (PS), Drôme (PS), Haute-Garonne (PS), Gironde (PS), Hérault (PS), Isère (PS), Landes (PS), Loire-Atlantique (PS), Lot (PS), Marne (UMP), Nièvre (PS), Oise (PS), Puy-de-Dôme (PS), Haute-Saône (PS), Saône-et-Loire (PS), Seine-Maritime (PS), Deux-Sèvres (PS), Val-de-Marne (PCF). Les textes des motions sont accessibles sur le site de l’ADF (http://www2.departement.org/content/motions-adoptees-par-les-departements-sur-la-reformeterritoriale) 200 Cité selon le site web de la campagne. Cf. http://www.cg94.fr/petition 201 Mallet Claire, « L'arrivée au Sénat de la réforme des collectivités relance déclarations et initiatives symboliques », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/artVeille/artVeille&cid=1250259335038 (06.03.10). 79 L’occupation de la préfecture à Albi par une soixantaine de maires du Tarn dont le président du conseil général le 8 janvier 2010, a été l’action la plus spectaculaire des ces derniers mois. Dans une résolution remise au préfet le Congrès des maires exprimait ainsi des « inquiétudes par rapport au projet de réforme des collectivités par ‘un acte symbolique’ 202». Plus généralement, les conseillers généraux cherchent à mobiliser les acteurs de la société civile en répandant l’idée que les subventions accordées par le département pourraient être supprimées si la clause générale de compétence était abandonnée. La mobilisation vise notamment le monde culturel et sportif et aboutit à des déclarations de soutien de la position des départements, comme le prouve une intervention de Jean-Michel Brun, vice-président du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) : « Si, en vertu de la nouvelle répartition des attributions, on supprimait la clause générale de compétence sans accorder aux régions et départements la compétence sport, les conséquences seraient catastrophiques 203». En effet, l’enjeu est de taille : « le CNOSF, représentant auprès de l'État du mouvement sportif national, s'inquiète, selon les estimations de son président Denis Masseglia, pour le milliard d'euros attribué chaque année par les conseils régionaux et généraux, notamment aux équipements sportifs. 204» Face à un tel mouvement le sénateur Éric Doligé s’indigne à juste titre: « On y annonce à tous les clubs sportifs et culturels la fin des subventions dont ils bénéficient actuellement. Pour ma part, en tant que président de conseil général, je ne tiens nullement un tel discours, au contraire. Il s’agit, pour certains, de pratiquer une politique de la peur, visant donc à inciter à la ‘résistance’. C’est à mes yeux une provocation scandaleuse, qui montre, s’il en était besoin, l’incapacité des intéressés à s’adapter ou à accepter les évolutions. 205» Il y a là une donnée qui met en question l’image favorable des départements. Il apparaît que des objectifs bien particularistes, voire partisans, sont portés sous couvert de neutralité. En effet, le projet de loi ne préconise nulle part la réduction des subventions aux activités sportives et culturelles. 202 Ibid. AFP, AFP 11.09.09, op. cit. 204 Ibid. 205 Sénat, Sénat 20.01.10, op. cit., p. 294. 203 80 L’ADF essaie de surcroît d’occuper l’espace public en publiant et en exploitant des sondages et études. Le cadre limité de ce travail ne nous permet pas de procéder à analyse détaillée des sondages que nous mentionnerons par la suite à titre d’exemple. Le sondage le plus récent, commandé auprès d’Ipsos, portait sur l’attachement des Français à leur département et leur perception de la réforme des collectivités locales en novembre 2009. Selon le chiffre le plus communiqué de ce sondage, 82 % des Français sont attachés à leur département. Ainsi la revue ‘Le Nord’, publiée par le conseil général du Nord et distribuée auprès d’un million de ménages mensuellement, a communiqué ce chiffre sur la couverture206. Ensuite, l'Union des conseillers généraux de France (UCGF) a mené une enquête207 auprès des conseillers généraux, qui a été rendue publique le 28 octobre. 54,2% de conseillers généraux interrogés sont défavorables à une évolution vers des conseillers territoriaux. Dans l'hypothèse de la création des conseillers territoriaux, une large majorité des conseillers généraux (65,7%) témoignent de leur attachement au scrutin uninominal. Enfin, 60,3% s’opposent à la suppression de la clause de compétence générale, considérée comme une grave atteinte à l'autonomie du niveau départemental. Le gouvernement oppose de son côté des sondages qui indiquent que 83% des Français estiment l’organisation administrative trop compliquée, 75% considèrent la répartition des responsabilités plutôt confuse, 71% approuvent la nécessité d’une réforme du mode d'organisation des différentes collectivités territoriales et encore environ 60% partagent l’avis qu'il y a trop d'échelons de décision208. Ces affrontements de différents sondages n’ont guère d’implication pratique mais les sondages restent des vecteurs importants pour l’occupation de l’espace public et délivrent une légitimité conçue souvent comme neutre, bien qu’elle soit sujette à des interprétations intellectuellement malhonnêtes. La stratégie du gouvernement se situe sur un autre niveau et profite d’une plus grande cohérence des intérêts. Le gouvernement utilise toutes les possibilités 206 « 82 % disent oui », Le Nord, déc. 2009. AFP, « Une majorité de conseillers généraux opposés à leur transformation en conseillers territoriaux, selon une enquête de l'UCGF », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?c=artVeille&pagename=Localtis%2FartVeille%2FartVeille&ci d=1250259041381 (10.11.09). 208 Hortefeux Brice, Hortefeux 2009, op. cit. 207 81 que lui confère sa maîtrise du processus législatif, à commencer par le choix de s’appuyer sur les propositions d’un comité indépendant comme nous avons vu au chapitre II.A. Avec la création du comité Balladur, le gouvernement a mis en place une enceinte de décision qui lui semblait pertinente en a associant les acteurs les plus proches de son projet de réforme. Cette capacité gouvernementale de manier les arrangements d’élaboration de décision politique209 facilite la maîtrise des résultats. Une maîtrise qui peut dépasser ce qui est admissible du point de vue de la légitimité procédurale. Le témoignage de Pierre Mauroy au Sénat va dans ce sens : « Durant un mois, nous avons pu penser que notre travail pourrait déboucher sur quelques résultats. Ensuite sont venues des instructions, dont vous pouvez certainement, mes chers collègues, deviner la provenance ! 210» L’exclusion des associations des élus locaux a été justifiée par la présence des conservatismes et des intérêts particuliers multiples : « La recherche volontariste de l’intérêt général est avancée comme motif pour écarter explicitement les représentants des associations d’élus locaux.211» La consultation des associations ne s’est donc faite que sur base de l’avantprojet. Dans un calendrier serré, elle a ainsi permis d’anticiper les sujets de blocage qui ont été adaptés pour assurer leur approbation, notamment auprès de la majorité au Sénat. Suivant cette logique pragmatique, le statut de la métropole a été allégé et la clause générale de compétence indirectement réintroduite par la capacité d’initiative. D’autres sujets hautement controversés ont été ‘évacués’ comme la question du scrutin pour les conseillers territoriaux. Enfin, le gouvernement a repris des suggestions supplémentaires comme la possibilité de fusion entre départements et une région. Le travail de concertation a continué durant la première lecture du projet au Sénat. Le secrétaire d’État, Alain Marleix, a fait remarquer l’intense travail de concertation qui a permis d’intégrer les souhaits des associations d’élus locaux : « Sur les 122 amendements retenus, 33 émanent de l'opposition. (…) Mais les amendements les plus importants ont émané de la commission des lois du Sénat et 209 Une capacité déjà constatée par Frank Lee Wilson, un des premiers à analyser les phénomènes de lobbying en France. Cf. Wilson Frank Lee, Interest-group politics in France, Cambridge, New York, Melbourne, Cambridge university press, 1987, p. 261. 210 Sénat, Sénat 27.01.10, op. cit., p. 506. 211 Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 481. 82 plusieurs d'entre eux - notamment ceux qui concernent les métropoles et la composition des conseils communautaires - ont été préparés avec certaines des associations nationales d'élus locaux. 212» Le compromis avec les sénateurs est d’autant plus important pour le gouvernement qu’il ne fallait « pas donner aux élus locaux le sentiment d'une réforme autoritaire qu'ils risqueraient de sanctionner dans les urnes. 213» Face aux informations diffusées par les conseils généraux, le ministre de l’intérieur a donné l’instruction par une circulaire aux préfets de tenir des conférences de presse dans leur département pour informer sur la réforme des collectivités territoriales. Cette instruction a été contestée au Sénat, mais le secrétaire d’État a rappelé que, lors de l’élaboration de l’acte I de la décentralisation, le gouvernement Mauroy avait eu recours aux mêmes moyens214. En termes de communication au niveau national, certains observateurs ont parlé de ‘calinothérapie’ avec une nouvelle distribution des rôles : « Quand François Fillon s'attaque aux collectivités dépensières et génératrices de toujours plus d'emplois publics, Michel Mercier, ministre de l'espace rural et de l'aménagement du territoire, dit comprendre ‘l'inquiétude congénitale des élus locaux face au pouvoir central ‘. ‘Cela tient à notre tradition jacobine’, jauge-t-il.215 » Retenons donc que l’action de l’ADF souffre d’une absence de prise de position ambitieuse portée par tous ses membres. Par contre, existe un accord tacite sur la défense du statut quo. Confronté à l’influence exercée notamment par le biais du Sénat que nous allons analyser maintenant, le gouvernement, grâce à sa maîtrise de la procédure législative, est habile à faire avancer la réforme dans des délais raisonnables et à éviter un blocage définitif. 212 Cité selon Beurey Thomas, « Le Sénat, rempart de la commune ? », http://www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/artJour/artJour&cid=1250259438951 (06.03.10). 213 Perrault Guillaume, « Le Sénat, clé de la réforme territoriale », Le Figaro, 22.10.09, p. 3. 214 Sénat, Sénat 28.01.10, op. cit., p. 773. 215 Forray Jean-Baptiste et Fagnart Sylvie, « Réformes des collectivités. Le dessous des cartes », La Gazette des communes des départements et des régions, 16.11.09b, p.42, p. 42. 83 C. Le Sénat constitue le relais d’influence majeur de l’ADF. Selon l’article 24 de la Constitution, il incombe au Sénat d’assurer la représentation des collectivités territoriales de la République. Ce rôle est conforté symboliquement par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 qui accorde une priorité au Sénat pour l’examen des projets de loi ayant pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales (article 39 alinéa 2 de la Constitution). Cependant, cette disposition n’a pas d’impact juridique important car le Sénat « ne se voit accorder ni le dernier mot, ni même l’égalité en ce qui concerne les projets de loi concernant les collectivités territoriales : il se borne à en avoir la primeur. 216» Les députés de l’Assemblée nationale sont donc libres d’amender les projets de loi comme ils l’entendent. Techniquement plus important est le fait que depuis la révision constitutionnelle, certains aspects essentiels de la décentralisation relèvent de lois organiques, dont le régime d’adoption est plus exigeant puisque l’Assemblée nationale ne peut surmonter un éventuel désaccord du Sénat qu’à la majorité absolue de ses membres217. Les sénateurs sont conscients de leur pouvoir limité qu’ils constatent à l’occasion de l’actuelle réforme des collectivités. Comme le dit Hervé Maurey : « On a mangé notre pain blanc. Quand la majorité UMP de l'Assemblée aura réintroduit les dispositions dont on ne voulait pas ici, ce sera beaucoup plus difficile de revenir dessus. 218» Outre ses travaux législatifs, le Sénat accomplit son rôle de ‘défenseur’ des collectivités territoriales en exerçant le contrôle de l’action gouvernementale par des nombreuses missions d’information sur des questions relatives à la décentralisation, aux transferts de compétences et de ressources219. Ensuite, la deuxième chambre est marquée par deux spécificités françaises qui ont un impact structurel sur l’examen de projets de loi relatifs aux collectivités 216 Rihal Hervé, « Le statut constitutionnel des collectivités territoriales issu de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003: entre innovation et complexité », Revue française d'administration publique, 105106, janv.-fév. 2003, p. 219–234, p. 221. 217 Robbe François, « Le Sénat à l'heure des demi-réformes », Revue française de droit constitutionnel, 56, 2003, p. 725–758, p. 737. 218 Roger Patrick, « Le Sénat a adopté la réforme des collectivités locales instituant la création du conseiller territorial », Le Monde, 06.02.10, p. 8. 219 Chapsal Pierre, Chapsal 2009, op. cit., p. 84. 84 territoriales confortant l’influence des lobbies des élus locaux, notamment départementaux. La première spécificité du Sénat en France est l’élection indirecte de ses membres par le collège électoral ancré dans le département. Sa composition conduit à une surreprésentation des régions rurales et des petites communes, ce qui est inévitable si chaque collectivité a au moins un délégué220. Ainsi, 95 % des grands électeurs sont délégués des conseillers municipaux. Ces grands électeurs portent un intérêt accru au département du fait de son rôle de garant de la solidarité territoriale, qui s’exprime notamment par l’attribution de subventions considérables aux petites communes. Par conséquent, pour le dire avec la formule de Georges Vedel, les sénateurs sont des élus ‘du seigle et de la châtaigne’ qui doivent déjà avoir un statut de ‘notable’ pour pouvoir être élu221. Ce mode d’élection porte en soi des implications pour l’examen de projets de loi touchants à l’architecture des collectivités territoriales car il affecte la composition du collège électoral sénatorial. Ainsi il comporte des risques pour la carrière individuelle de certains sénateurs et in extremis celui de changer les contours de la majorité sénatoriale elle-même. Il existe donc un réflexe conservateur cherchant à maintenir le statu quo. Nous appuyons la conclusion qu’en tire Patrick Le Lidec : « Souvent présentée comme relevant de choix individuels et élevée au rang de ‘doctrine’, la préférence sénatoriale pour la conservation d’une architecture institutionnelle privilégiant les pouvoirs communaux et départementaux constitue une donnée structurelle.222 » Cette conclusion vaut en partie aussi pour d’autres sujets d’intérêt des collectivités territoriales car « un sénateur peut difficilement se montrer indifférent aux préoccupations de ses électeurs directs. 223» Claudy Lebreton a résumé cette donnée structurelle à sa manière : « Il faudrait qu'ils soient fous, ou en fin de carrière, pour voter contre leurs électeurs.224 » 220 Luchaire François, Conac Gérard, Prétot Xavier, Zacharie Clémence et France (eds.), La Constitution de la République française, Paris, Économica, 2008, p. 712. 221 Garrigues Jean (ed.), Histoire du Parlement, Paris, A. Colin (coll. « Collection d'histoire parlementaire »), 2007, p. 439. 222 Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 483. 223 Robbe François, La représentation des collectivités territoriales par le Sénat, Paris, LGDJ (coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique »), 2001, p. 556. 224 Cité selon Moreau Philippe, Moreau 17.11.09, op. cit., p. 5. 85 Le deuxième mécanisme aidant les départements à acquérir de l’influence sur les processus législatifs par le relais du Sénat est le cumul des mandats. Il y a des différences de pratique du cumul entre les deux assemblées : à l’Assemblée nationale siègent 270 maires, 19 président de conseil général et 6 présidents de conseil régional; au Sénat, 118 maires, 31 présidents de conseil général et 4 présidents de conseil régional225. Les départements sont donc mieux représentés à la deuxième chambre. Mais au-delà de ces chiffres, il ne faut pas oublier les ‘simples’ mandats de conseiller municipal, général ou régional. En effet, le cumul entre mandat national et mandat local touche structurellement plus de 80 % des parlementaires226. Patrick Le Lidec affirme que dans « ces conditions, les parlementaires en général ont tendance à se préoccuper tout particulièrement du sort des collectivités qu’ils dirigent respectivement et à rechercher leur pérennité. Tout parlementaire considère généralement que la (ou les) collectivité(s) au sein de laquelle(s) il siège, et dont il tire des ressources, est pleine de vertus et qu’a contrario, les collectivités concurrentes ne sont pas exemptes de maux. Avant d’être examinée sous l’angle de la production de services collectifs destinés aux usagers, toute proposition de réforme des collectivités locales est jaugée à l’aune de ses conséquences potentielles sur les carrières des élus et nourrit des anticipations chez chaque parlementaire, à raison du (ou des) mandat(s) qu’il détient. 227» Une critique qui trouve sa continuation chez Bruno Rémond qui dénonce une ambiguïté de l’élite politique : « les mêmes responsable politiques, quelle que soit leur inclination idéologique se révèlent être tour à tour jacobins, lorsqu'ils sont ministres ou espèrent le devenir, ou girondins, quand leurs mandats ne sont plus temporairement que territoriaux.228 » En outre, nous pouvons attirer l’attention sur une autre facette du cumul qui consiste dans le double discours de certains ‘cumulards‘ qui participent à l’élaboration des lois au niveau national une moitié de la semaine et dénoncent l’État envahissant qui porte préjudice à la collectivité territoriale le reste du temps. 225 Forray Jean-Baptiste et Fagnart Sylvie, Forray et al. 16.11.09, op. cit., p. 46. Le Lidec Patrick, Le Lidec 2009, op. cit., p. 483. 227 Ibid., p. 483. 228 Rémond Bruno, Rémond 2009, op. cit., p. 31. 226 86 La critique de l’influence des associations des élus locaux a été portée par le député René Dosière qui a dénoncé une dérive corporatiste et surnommé les sénateurs ‘délégués d’élus locaux’229. Avec François Robbe230, nous pouvons en donner pour exemple l’opposition du Sénat au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, y compris l’élection des conseils de communautés urbaines au suffrage universel en 1999. Ce vote démontre le réflexe corporatiste, assurant la défense des prérogatives des élus locaux tout en étant défavorable au développement des droits des citoyens. Tel que nous l’avons présenté, le Sénat constitue le relais majeur des élus locaux et spécialement de l’ADF dans les processus législatifs les concernant car l’élection et la carrière des sénateurs dépend du cadre départemental. Avec 31 présidents de conseils généraux et un grand nombre de conseillers généraux, les positions des départements agrégées par l’ADF sont relayées à la deuxième chambre. Le conservatisme structurel de l’ADF favorisant le statu quo est partagé par le Sénat. S’ajoute une plus grande indépendance vis à vis des groupes politiques que chez les députés. Ceci a aidé à faire évoluer le projet de loi relatif à la réforme des collectivités dans le sens de l’ADF. Hormis les actions de communication houleuse, les départements ont réussi à assouplir considérablement la réforme grâce à des amendements portés par des sénateurs. L’influence de l’ADF jouait même avant. Le gouvernement a pragmatiquement retouché entre l’avant-projet et le projet de loi les dispositions pouvant créer un blocage au Sénat. Retenons provisoirement qu’il semble extrêmement difficile de faire passer une réforme ambitieuse de l’organisation des collectivités territoriales au Sénat sans que le système de production des normes231 soit réformé au préalable. 229 Robbe François, Robbe 2003, op. cit., p. 738. Ibid., p. 739. 231 Dans sa décision 260, le rapport Attali préconisait d’ailleurs : « La composition du Sénat devra tenir compte des régions et des agglomérations. En s’inspirant de la composition de la délégation française au Comité des Régions à Bruxelles (sur 24 membres, il y a 12 représentants des régions, et 12 représentants des départements et des communes), les sénateurs devront pour moitié être désignés par les régions. » Cf. Attali Jacques, Attali 2008, op. cit., p. 197. 230 87 Conclusion En initiant la réforme des collectivités territoriales, le gouvernement a affiché l’objectif de simplifier l’organisation territoriale française. Sur ce point nous pouvons conclure, à la lumière de notre analyse, que pour l’instant la réforme est en manque d’éléments simplificateurs importants. Au contraire, trois nouvelles couches sont ajoutées à la lasagne territoriale: la métropole, le pôle métropolitain et la nouvelle commune. Le premier et le dernier complexifieront de façon considérable le paysage administratif. Les transferts facultatifs à la métropole conduiront à des arrangements disparates entre les huit métropoles. Le seul échelon qui sera supprimé par l’actuel projet de loi est le pays au sens de la loi Voynet232, même si l’on peut prévoir que l’achèvement de la carte intercommunale aura des retombées positives. Néanmoins, nous pouvons réaffirmer qu’en France on crée des institutions, mais on ne les supprime jamais. La question de la simplification resurgira bientôt quand les détails du projet de loi relatif à la nouvelle répartition des compétences seront connus. Il reste à craindre que cette loi ne parvienne pas non plus à simplifier fondamentalement les attributions des différentes catégories de collectivités territoriales. Rappelons à cet effet que les propositions du comité Balladur à ce sujet n’étaient pas très ambitieuses, anticipant le potentiel de blocage politique qui pourrait être occasionné par l’inertie des dirigeants des collectivités. En outre, la réintroduction de la capacité d’initiative pourrait aller à l’encontre du principe de spécialisation des compétences des collectivités territoriales. Cette étude d’étape a clairement démontré que le gouvernement a dû lâcher du lest sur le projet de loi relatif à la réforme des collectivités territorial. Il a fait des concessions importantes au lobby départemental qui a exercé son influence 232 Loi nº 99-533 du 25 juin 1999 dʼorientation pour lʼaménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi nº 95-115 du 4 février 1995 dʼorientation pour lʼaménagement et le développement du territoire 88 notamment par le biais du Sénat qui est, en raison du cumul des mandats et de son mode d’élection, en faveur du statu quo s’agissant de la question épineuse de l’organisation territorial. La liste des compromis à l’issue de la première lecture au Sénat est longue, même si elle reste à être confirmée par l’Assemblée nationale. Pour l’instant, il demeure possible que les députés reviennent sur certains amendements des sénateurs. Les grandes lignes du compromis devraient néanmoins être respectées. La menace de ‘vampirisation’ des départements par des métropoles érigées en collectivités territoriales de plein droit a été contenue. Elles seront créées sous forme d’’EPCI XL’ avec des compétences élargies, mais sans l’essentiel des prérogatives du département. Par ailleurs, la clause générale de compétence sera de facto conservée par le département grâce à la capacité d’initiative qui codifie la jurisprudence ayant défini et limité la clause actuelle. Quant à l’allégement des conditions permettant des financements croisés, il faudra attendre le retour du projet de loi du Palais Bourbon pour s’assurer du maintien de la suppression de la ‘part significative’ effectuée par le Sénat. La question des modalités du nouveau scrutin pour l’élection des conseillers territoriales doit rester en suspens à l’heure actuelle car elle sera réglée par une loi ultérieure. Ce que nous pouvons retenir provisoirement est qu’une part importante destinée à représenter les territoires par les cantons sera maintenue dans le nouveau scrutin. Ainsi, les actuels conseillers généraux disposant d’une grande notoriété dans leurs cantons respectifs seront en bonne position pour défendre leurs mandats. Malgré cette liste de concessions de poids, le gouvernement a réussi à faire passer le cœur de la réforme, à savoir la création de futurs conseillers territoriaux. Ces derniers seront les garants du rapprochement du département et de la région. Les élus siégeant à partir de 2014 dans les deux assemblées assureront, après un délai d’adaptation, une gestion plus efficace des deux collectivités territoriales. Le changement de paradigme de la concurrence à la complémentarité souhaité par le gouvernement s’effectuera naturellement. 89 La question se pose de savoir si la création du conseiller territorial conduirait à la mort du département. Beaucoup d’élus locaux et de sénateurs l’ont décrié dans les termes les plus dramatiques. Sur la base de projet de loi que nous avons examiné, la réponse à cette interrogation ne peut être que négative. Le département préservera son statut et sera administré en respect de la libre administration par ses élus. Nous pouvons toutefois nuancer cette réponse sur le long terme. En effet, Édouard Balladur a laissé entendre qu’une ‘évaporation’ des départements dans les régions serait, à terme, envisageable. Avec deux assemblées administrées par le même corps d’élus, les résistances des élus contre une modification du statut du département seront moins fortes à l’horizon 2024. Ainsi, la proposition de la commission Attali visant à évaluer dans les dix ans à venir l’inefficacité du département pourrait être retenue. Il semblerait que le gouvernement entend faire évoluer l’organisation pragmatiquement en visant le long terme. En effet, à long terme, une réorganisation plus radicale reste possible, le département devenant une sorte d’organe décentralisé ou une circonscription de la région sous la tutelle de celle-ci. L’attachement identitaire des citoyens à ‘leur’ département souvent avancé par les défenseurs du département ne devait pas constituer un obstacle infranchissable d’une réforme radicale, à condition que l’entité départementale persiste sous une forme ou une autre. Une telle évolution nécessiterait inévitablement une légitimité démocratique accrue et devrait être défendue lors des campagnes présidentielles ou législatives futures. 90 Bibliographie Ouvrages généraux Aubin Emmanuel et Roche Catherine, Droit de la nouvelle décentralisation, Paris, Gualino, 2005. Auby Jean-François et Pontier Jean-Marie, Le Département, Paris, Economica, 1988. 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