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Patrimoine national
et
marché international
par
Raymonde Moulin
Directeur de recherche émérite
Centre national de la Recherche Scientifique (CNRS)/
Centre de sociologie des arts EHESS
Cette conférence a été prononcée le 4 octobre 1996 à
l'École des Hautes Études Commerciales, dans le cadre de la
22e Conférence annuelle sur la théorie sociale, le politique et les arts
(22nd Annual Conference on Social Theory, Politics and the Arts)
ISSN : 1188-4819
L
«
e marché et l'État sont deux modes de régulation économique à la fois antagonistes et
profondément liés » (Guesnerie, 1996). Le débat sur leur rôle respectif est au coeur de l'analyse des
politiques nationales de protection du patrimoine face à l'internationalisation du marché de l'art.
Nous nous proposons d'analyser quelques-uns des dilemmes que rencontre l'action publique
affrontée à deux logiques divergentes, celle de la protection du patrimoine national, d'une part, celle
du développement du marché par la libre circulation des biens artistiques mobiliers, d'autre part, ces
deux logiques se référant à des dimensions différentes de la valeur de l'art.
La divergence entre libéralisme et protectionnisme, sous leurs formes pures, renvoie à deux
conceptions différentes de l'universalité des biens de culture. Ces biens doivent-ils être considérés
comme partie intégrante d'un héritage national et ancrés dans un lieu mémoriel, selon la conception
protectionniste de l'universel in situ? Faut-il au contraire admettre que les biens de culture
appartiennent au patrimoine commun de l'humanité et que leur caractère universel appelle leur libre
circulation?
La problématique de l'intérêt public, dans ses rapports avec les intérêts privés, sous-tend les choix de
l'action publique. Peut-on concilier les exigences des intérêts privés, ceux des collectionneurs, des
marchands, des propriétaires de biens d'art et celles de l'intérêt général de la collectivité?
Les dilemmes de choix de l'action publique ne sont pas indépendants de la valeur marchande des
biens d'art qui s'exprime en un prix sur le marché. Notre hypothèse est que, dans le processus
d'internationalisation et d'interdépendance renforcée des marchés et des politiques patrimoniales, les
contraintes informationnelles sont les contraintes de base de l'action publique et que le marché est un
auxiliaire essentiel de l'intervention étatique. La difficulté de l'action publique, dans le secteur qui
nous intéresse ici, naît de l'incertitude et de l'asymétrie d'information qui caractérisent les marchés de
l'art (Moulin, 1992 et 1995). Les indicateurs sur ce marché sont mal connus et difficiles à
interpréter, sinon par les initiés. De plus, la dénégation de l'économie, généralisée dans les mondes
de l'art, contribue à minimiser la fonction informationnelle du marché.
Pour saisir les aspects concrets des dilemmes que rencontre l'action publique, nous proposons
d'évoquer deux des contextes dans lesquels se situe cette action : le contexte géographique et
économique de la mondialisation du marché et le contexte historique et juridique de la
patrimonialisation des oeuvres. L'extension du marché mondial affecte la capacité d'intervention des
États nationaux et appelle, en France, une réévaluation des formes à visée protectionniste de
l'intervention publique. Cette intervention doit désormais prendre en compte les multiples
distorsions de concurrence entre les États et leurs effets sur le fonctionnement du marché français.
L'analyse comparative de l'évolution des dispositions législatives et réglementaires dans les pays de
la Communauté européenne et l'étude d'un cas exemplaire, celui de la vente du Jardin à Auvers de
Van Gogh, nous permettront de saisir les compromis grâce auxquels se poursuit, dans le tâtonnement
1
et sous l'influence de groupes de pression aux intérêts opposés, la réalisation des objectifs de l'action
publique.
Mondialisation du marché de l'art
Concentration du marché international et compétition des politiques nationales
Le commerce international de l'art n'est pas un fait récent. De plus, l'internationalisation du marché
n'exclut pas le maintien des marchés locaux, régionaux et nationaux qui ont leur dynamique propre.
La spécificité des quinze dernières années réside dans le fait que le marché de l'art, au niveau le plus
élevé, ne fonctionne plus comme une juxtaposition de marchés nationaux communiquant plus ou
moins bien entre eux, mais comme un marché mondial. La mondialisation du marché a suivi le
mouvement d'internationalisation des échanges des biens et des services; elle a été stimulée par la
dématérialisation des flux financiers capables de s'investir dans des biens d'art. Les oeuvres et les
objets d'art estimés à une valeur supérieure à 500 000 F (environ 100 000 $) constituent une masse
flottante à la recherche des meilleurs lieux de valorisation. Acheteurs et vendeurs sont
internationalement mobiles.
Le marché mondial se caractérise par un degré élevé de concentration. Les opérateurs sont peu
nombreux, puissamment armés financièrement et la concurrence entre eux est intense. Les
regroupements se multiplient dans le secteur de l'art comme dans beaucoup d'autres secteurs de
l'économie. Si l'ampleur actuelle du marché international doit beaucoup aux stratégies agressives
des grandes maisons de vente aux enchères et au développement des foires internationales, on
assiste, dans les deux cas, à des mouvements de concentration. Pour accroître son contrôle du
marché, Sotheby's a développé une politique d'association avec des galeries privées. On constate
aussi un mouvement de coordination des foires internationales. On pourrait également citer bien des
exemples, plus ou moins récents, des politiques de rachat, de partenariat, de diversification des
points de vente pratiquées par les grands marchands, majoritairement anglo-saxons.
Le marché américain représente à lui seul environ la moitié du marché mondial et la GrandeBretagne un quart. Les places mondialement dominantes sont, dans l'ordre, New York, Londres et
Paris, ce qui ne signifie pas que vendeurs et acheteurs soient, dans leur majorité, des résidents des
places concernées. Les deux grandes firmes anglo-saxonnes Sotheby's et Christie's représentent près
des trois quarts du marché mondial des ventes publiques ─ contre environ 12 % pour Drouot. En
Europe, la France, avec 10 % de la totalité du marché des ventes publiques européennes a perdu la
première place au profit de la Grande-Bretagne qui assure environ 30 %.
Les lieux de vente sont extrêmement dispersés. Les stratégies des maisons de vente contribuent à
cette dispersion dans la mesure où elles recherchent de nouvelles clientèles et de nouveaux objets à
vendre. Christie's est présente dans trente-sept pays, avec quinze salles de vente et de nombreux
bureaux. Elle organise plus de neuf cents ventes aux enchères chaque année. Sotheby's, qui est
devenue américaine et dont les actions sont cotées à la Bourse de New York et à celle de Londres,
dispose de centres de vente dans quatorze pays et elle a installé ses bureaux sur tous les continents.
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La dissémination et le déplacement des marchés ne sont pas indépendants des contextes politiques,
économiques et financiers dans lesquels ils se situent et des interventions des États nationaux. Les
marchés sont très mouvants. Ils se déplacent en fonction de l'évolution des taux de change, des taux
d'intérêts et des marchés boursiers, et en fonction de la réallocation des richesses, notamment en
direction des pays du Moyen Orient, de l'Est et du Sud-Est asiatique. Pour ne prendre que deux
exemples, nous mentionnerons que Christie's, possédant des bureaux à Hong Kong, Tai-pei, Tokyo,
Singapour, Shanghai, Séoul, Bombay, Jakarta et Qualalumpur, a récemment ouvert la première
maison de vente internationale à Pékin et que la dernière Foire internationale d'art contemporain de
Paris (octobre 1996) a invité une sélection de galeries coréennes. Les marchés se déplacent
également en fonction des événements politiques. Les événements politiques mondiaux des récentes
années et, particulièrement, la chute du mur de Berlin ont ouvert de nouveaux espaces au marché
international de l'art. Les pays du Centre et de l'Est européen constituent de vastes gisements et les
protections douanières instaurées par les États sur les oeuvres et objets historiques, particulièrement
sur les icônes anciennes, résistent mal aux appétits des intermédiaires, autorisés ou clandestins, du
commerce international.
Les marchés se déplacent enfin en fonction des législations et réglementations en vigueur. Dans un
marché mondial, tout différentiel fiscal peut entraîner le déplacement des lieux de vente. La
concurrence qui s'instaure actuellement entre les capitales du Sud-Est asiatique pour attirer vendeurs
et acheteurs semble avoir pour objectif la création de paradis fiscaux du marché de l'art. La politique
fiscale, qu'elle entrave ou renforce la compétitivité des marchés nationaux, apparaît ainsi comme un
enjeu majeur aux yeux des opérateurs du marché. Toutefois, dans la comparaison des charges qui
pèsent sur les transactions effectuées dans chacun des marchés de l'art, des éléments d'appréciation
autres que la fiscalité entrent en ligne de compte, au nombre desquels le droit de suite, le système
d'organisation des ventes publiques, la réglementation des importations et des exportations. C'est
cette dernière question, celle de la réglementation patrimoniale relevant du pouvoir régalien de l'État
qui retiendra, aujourd'hui, toute notre attention.
Capacité d'intervention des États nationaux
Les mesures restrictives imposées aux exportations des biens artistiques sont en contradiction avec
le fonctionnement d'un marché libéral, dynamique et attractif sur le plan international. Pourtant, les
arguments recensés par les économistes ne manquent pas, qui justifient la démarche tutélaire de
l'État. La valeur de prestige ─ et ses externalités touristiques ─, la valeur d'option, la valeur positive
d'héritage pour les générations futures, la valeur éducative incitent à l'adoption de législations et de
réglementations encadrant et limitant les exportations des biens d'art.
Les modalités de cette démarche tutélaire ne sont pas indépendantes des contextes économiques,
politiques et culturels dans lesquels elle se situe. Les économistes ont justement insisté sur les effets
que la législation et la réglementation en vigueur sur la protection du patrimoine exerçaient, en un
lieu donné, sur l'appréciation des oeuvres. Au niveau le plus élevé et le plus étroit du marché,
construit sur des réseaux d'informations extrêmement précis, le prix dépend moins de l'opinion des
experts sur la valeur de l'oeuvre que de la compétition finale entre deux enchérisseurs, de leur désir
de posséder l'oeuvre et de leurs moyens financiers.
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Les orientations de l'action publique, face aux différentes hypothèses impliquées par l'analyse
économique, ne sont pas indépendantes de l'influence des opinions publiques et des groupes
d'acteurs concernés. L'évolution actuelle de nos sociétés accentue la prise de conscience de la
vocation collective des chefs-d'oeuvre artistiques, de plus en plus rares, et « l'effet patrimoine » joue
fortement sur les opinions publiques. Les directeurs et conservateurs de musée, « oligopoleurs de
connaissances » pour reprendre l'expression d'Henri Mercillon, mais insuffisamment armés
financièrement pour acquérir les oeuvres les plus significatives des artistes les plus recherchés,
incitent à la limitation et au contrôle des marchés nationaux. Les collectionneurs, les marchands
d'art, les auctioneers et les commissaires-priseurs ont intérêt, au contraire, à soutenir le marché et à
intervenir auprès des pouvoirs publics contre les politiques de restriction.
Dans la conjoncture actuelle de mondialisation des échanges et d'intégration européenne, le repli sur
un îlot protectionniste est-il encore possible? Comment sélectionner les oeuvres qui doivent
échapper au marché international? Jusqu'où la démarche tutélaire de l'État peut-elle s'exercer
compte tenu de l'héritage culturel que représentent les doctrines héritées de la Révolution française.
Patrimonialisation des biens artistiques
Du patrimoine national au trésor national
Dans un raccourci simplificateur, on peut attribuer aux révolutionnaires l'invention du patrimoine
national, en suivant ici A. Chastel. Celui-ci insiste, en effet, sur le fait qu'une de ses plus grandes
surprises d'historien a été de découvrir que la notion de patrimoine était née des « désastres inouïs »
de la Révolution française (Chastel, 1986 et 1993). L'idée de nation constituait, à ses yeux, le
préalable à la prise de conscience historique du patrimoine français. C'est effectivement au nom de
la nation que l'Abbé Grégoire dénonçait, devant les conventionnels, les « vandalistes »,
« destructeurs de la production des arts ». C'est en son nom qu'il défendait les oeuvres menacées par
les réactions iconoclastes : « Le respect public doit entourer particulièrement les objets nationaux
qui, n'étant à personne, sont la propriété de tous ». Indissociable de l'idée de patrie et d'une politique
de nationalisation des biens du clergé et des émigrés, la conception française de patrimoine national
qui tend à faire prévaloir la notion de public sur celle de privé se distingue dès l'origine de l'héritage
anglo-saxon. Certes, le terme de patrimoine inclut l'idée d'héritage, mais, comme le remarque
Robert Hewison, « pour un Anglais, l'héritage est fortement associé simultanément à la propriété
privée et à l'idée plus générale de legs du passé » (Hewison, 1994).
C'est également la Révolution française qui, à partir d'Alexandre Lenoir et de Quatremère de
Quincy, a produit les deux doctrines qui s'opposent aujourd'hui en matière de patrimoine, avec toutes
les conséquences qu'elles impliquent sur la circulation des oeuvres (Furet, 1996). Ces deux
doctrines sont en contradiction sur l'opportunité d'arracher l'oeuvre à son contexte d'origine.
Alexandre Lenoir, qui est à l'origine du Musée des monuments français, en systématisant l'idée de
musée, a institué la pratique, récurrente en France, de convertir les biens d'art en biens publics
inaliénables. Refuge définitif des objets contre le péril iconoclaste, le musée soustrait les objets à
leurs contextes d'origine, à leurs significations et à leurs usages pour les montrer à des fins
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d'éducation historique, esthétique et morale : la protection des arts est indissociable de l'instruction
publique. Cette doctrine de la « décontextualisation idéologique » s'est révélée propre à justifier le
pillage militaire qui s'est effectué dès 1795 au profit des musées français. Paris, « capitale de la
liberté » où se forgeait l'humanité nouvelle, avait vocation à recueillir, quels que soient leurs lieux de
création, les objets d'art appartenant au patrimoine commun de l'humanité. Paradoxalement, en
s'appuyant sur la doctrine de la « décontextualisation idéologique », la Révolution française a montré
la première l'ambiguïté de la liaison entre l'idée de nation et celle d'objet patrimonialisé.
Cette position est reprise aujourd'hui par les protagonistes de la tendance libérale. Ces derniers
orientent la réflexion vers les objets eux-mêmes plutôt que vers une nation considérée comme « État
d'origine » et mettent en question les mesures de protection des trésors nationaux. Les partisans du
libre-échangisme considèrent que la localisation de certaines catégories de biens artistiques
(particulièrement les tableaux) n'a guère d'importance dès lors que le public peut les voir. Le
problème est moins celui de la localisation géographique des oeuvres que celui de leur répartition
entre collections « fermées » (en général privées) et collections « ouvertes », accessibles au public
(Pommerehne et Frey, 1993). Lointains héritiers des Lumières, les partisans du libre-échangisme
font confiance au « doux commerce » loué par Montesquieu et à l'universalité des valeurs artistiques.
Plutôt que de maintenir un patrimoine national par des mesures protectionnistes, il faut chercher à
l'enrichir par l'autorisation de la libre circulation des oeuvres et des idées qu'elles incorporent.
Dès 1796, dans ses Lettres au Général Miranda, Quatremère de Quincy s'est opposé à A. Lenoir.
Réagissant au « grand déménagement » des chefs-d'oeuvre du Nord et de l'Italie rapportés à Paris
comme butin de guerre, il a fait ressortir l'opposition entre la notion du « contexte idéologique de la
liberté » et celle de contexte mémoriel. En insistant sur le profond enracinement des objets d'art
dans les lieux, les souvenirs, les traditions ou les usages encore existants, Quatremère de Quincy a
posé les fondements de la notion d'objet patrimonial, produit du génie national, lié à un territoire et à
une histoire. Cette doctrine de l'identité artistique nationale et de la contextualisation mémorielle des
oeuvres a connu un vif succès à l'époque romantique. On la retrouve d'autant plus florissante
aujourd'hui qu'elle est associée à la récente explosion patrimoniale, nourrie du retour au passé, à la
nature, au local et cristallisée dans les passions identitaires. Au cours des dernières décennies, la
notion de patrimoine n'a pas cessé de se complexifier, au fur et à mesure que la notion d'identité
culturelle se superposait à celle d'identité nationale. Pierre Nora, évoquant la compulsion
patrimoniale actuelle, a plus d'une fois insisté sur « la démultiplication à l'infini des objets
patrimoniaux » (Nora, 1986 et 1997).
Les objets susceptibles de patrimonialisation sont ainsi de plus en plus nombreux, relevant de
catégories de plus en plus vastes. Pour les désigner dans leur ensemble, la réglementation
européenne a adopté la dénomination de « biens culturels » dont la catégorie « oeuvres d'art »
devient une sous-catégorie1. Pour définir les biens culturels interdits de sortie, elle a été contrainte
1
.Jusqu'à une date récente, la définition juridique et fiscale des oeuvres d'art originales relevait exclusivement de l'article
71 A de l'annexe III au Code général des impôts. Cet article a été abrogé. Le décret no 95-172 du 17 février 1995
relatif à la définition des oeuvres d'art, des objets de collection et des objets d'antiquité a transposé dans notre droit
interne la 7e directive communautaire. La nature du droit concernant l'oeuvre d'art renvoie, aujourd'hui comme
hier, à une définition sociale de l'oeuvre d'art fondée sur la notion d'originalité. Cf. Moulin, 1997, p. 95 et p. 115116; Fingerhut, annexe 1, p. 268-272.
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de substituer la notion compréhensive de trésor national à celle de patrimoine national, dont
l'extension prend ses limites quand le patrimoine devient un ensemble diffus aux significations
affaiblies. La question s'est posée dès lors de retrouver la spécificité des domaines patrimoniaux et
leur hiérarchie interne, de préciser les critères permettant de sélectionner les objectifs ayant droit au
statut de trésor national. Nous nous en tiendrons ici à l'examen des dispositions législatives et
réglementaires en vigueur dans l'Europe communautaire, et tout particulièrement en France, dont
dépendent la protection et la circulation des biens d'art.
Définition et protection des trésors nationaux
Nous nous efforcerons de donner une version simplifiée des mécanismes juridiques
extraordinairement complexes, particulièrement en France, qui ont été mis en place pour concilier
libéralisme et protectionnisme.
La contrainte de la réglementation communautaire
Les Européens sont d'accord sur deux principes. Premièrement, il existe un marché unique européen
dont le développement exige la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des
capitaux (traité de Rome, 1957). À la suite de la signature et de la ratification de l'Acte unique,
l'Union européenne, à partir du 1er janvier 1993, est devenue un espace sans frontières intérieures
entre les États membres. La Communauté constitue une union douanière et, partant, elle applique un
régime commun aux exportations vers les pays tiers. Deuxièmement, des interdictions ou des
restrictions d'exportations sont justifiées pour des raisons de « protection des trésors nationaux ayant
une valeur artistique, historique ou archéologique » (art. 36 du traité de Rome). Il appartient à
chaque État membre de définir ce qu'il entend par « biens culturels », et par « trésors nationaux » à
condition qu'une juste proportion soit établie entre la protection du patrimoine et le principe de la
libre circulation des marchandises.
La diversité des législations européennes
À la différence de la France, les autres pays de la Communauté européenne se sont bornés à mettre
en oeuvre la nouvelle réglementation douanière sans abroger leur propre législation.
Les pays du Sud de l'Europe ont une législation protectionniste. L'Espagne, l'Italie, la Grèce ont un
patrimoine artistique important, des monnaies faibles et sont soumises à une demande internationale
forte. Ces pays ont donc élevé des barrières réglementaires sévères pour éviter l'exportation massive
de leur patrimoine vers l'Europe du Nord, mais aussi vers la Suisse, le Japon, les États-Unis.
Cependant, trop de protection conduit généralement au développement de pratiques illégales :
transactions occultes, exportations clandestines, avec leur cortège de vols et de faux.
Les pays du Nord de l'Europe privilégient la liberté de commerce. Les oeuvres d'art ne sont pas
traitées comme des biens spécifiques, mais comme des biens marchands ordinaires, à l'exception de
ceux qui figurent sur une liste de trésors nationaux. En Allemagne, les oeuvres considérées comme
des trésors nationaux sont enregistrées sur la « liste des biens culturels de valeur nationale » sur
laquelle figurent environ un millier d'objets.
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Nous nous attarderons un peu plus longuement sur le cas du Royaume-Uni, de politique libérale,
pragmatiste, où la tradition de philanthropie individuelle jointe à la doctrine du laisser-faire
économique a fait longtemps de l'art une affaire privée. Le dispositif anglais de protection du
patrimoine est en effet le modèle auquel se réfèrent le plus volontiers, en France, les tenants du
libéralisme.
Au point de départ de la réflexion britannique, quand on a demandé à Lord Charteris, premier
président du Fonds pour le souvenir de l'héritage national (National Heritage Fund) créé en 1980 ce
que signifiait le mot héritage, il a répondu : « Tout ce que vous voulez ».
La Grande-Bretagne n'a pas de ministère de la Culture. Elle a un service de l'Héritage national. Le
chef de ce service créé en mai 1993 est un ministre à part entière avec le titre de secrétaire d'État et il
est membre du Cabinet. C'est lui qui est en charge de la protection du patrimoine. Les autorisations
d'exportation sont délivrées au cas par cas. Les critères qui permettent de refuser le permis
d'exporter ont été formalisés en 1952. Il s'agit des critères « Waverley » du nom du Président de la
commission qui les a formulés : objet étroitement lié à l'histoire et à la vie nationale; objet d'une
importance esthétique exceptionnelle; objet ayant une signification exceptionnelle pour l'étude d'une
branche quelconque d'art, d'instruction ou d'histoire.
Si l'oeuvre d'art correspond aux critères Waverley, l'expert initialement saisi et le Comité d'examen
des exportations (Reviewing Committee on the Export of Works) recommandent de retarder la
délivrance du certificat d'exportation jusqu'à ce qu'une institution fasse une offre équivalente (le
délai accordé se situe entre deux et six mois). Lorsque le Comité préconise l'ajournement, il fixe
également un prix auquel l'acquisition pourrait être faite. Lorsqu'une offre égale ou supérieure au
prix suggéré par le Comité est faite au propriétaire et que celui-ci ne l'accepte pas, le certificat de
sortie est en général refusé sans que la validité de ce refus soit limitée dans le temps. Le libéralisme
anglais trouve ici une limite.
La réglementation britannique concernant les trésors nationaux est, comme la réglementation
française, le résultat d'un compromis. Ce qui nous paraît devoir être remarqué ici, c'est la manière
dont sont recueillies et utilisées par l'État les informations fournies par le marché, qu'il s'agisse des
offres d'achat d'origine privée ou des prix atteints en vente publique. Les institutions publiques ou
les collectionneurs privés se substituent à l'acheteur étranger en se référant au prix du marché.
La France entre protectionnisme et libéralisme
La situation française, sous la contrainte de l'intégration européenne et face à l'internationalisation du
marché est exemplaire de la tension entre protectionnisme et libéralisme. Dans les pays d'économie
culturelle mixte, les lois de protection sont nécessairement des compromis imparfaits et fragiles qui
aboutissent à des réglementations subtiles. Jusqu'à la période récente, et en dépit des crédits limités
dont ils disposaient, les conservateurs des musées, experts de l'État, se trouvaient juridiquement en
position de force dans la négociation avec les propriétaires des oeuvres et les représentants du
commerce. Par l'entremise de ses conservateurs, l'État avait la possibilité de repérer et de contrôler
les flux commerciaux des biens d'art. La loi de 1992 a modifié le rapport de forces en faveur des
acteurs économiques et des propriétaires privés.
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Jusqu'en 1992, l'État disposait de trois moyens pour s'opposer à la sortie du territoire national d'un
bien culturel : le droit de préemption, le classement d'office et le refus d'exportation. Le droit de
préemption, institué par l'art. 37 de la loi des finances du 31 décembre 1921 et toujours en vigueur,
permet à l'État, lors d'une vente aux enchères publiques, de se substituer au dernier enchérisseur. La
loi du 31 décembre 1913 permet à l'État, pour assurer la protection des oeuvres, de procéder au
classement d'office. Par l'effet de classement d'office, l'État fixe définitivement sur le territoire
français « les objets mobiliers, soit meubles proprement dits, soit immeubles par destination, dont la
conservation présente, au point de vue de l'histoire de l'art, de la science ou de la technique, un
intérêt public ». Cette loi, toujours en vigueur, constitue encore aujourd'hui la pièce maîtresse du
dispositif légal.
La loi de 1941 abrogée en 1992, assurait un droit régalien de retenir les oeuvres jugées importantes,
sans en payer vraiment le prix. Le champ d'application de la loi était extrêmement large, incluant
tous les objets présentant un intérêt national d'histoire ou d'art antérieurs à 1900 (tableaux) ou à
1830 (ameublement). Le document essentiel était la déclaration fournie à la douane par
l'exportateur, sur laquelle figurait la valeur de l'objet. L'autorisation de sortie était accordée sous
réserve des résultats de l'examen de l'objet effectué en douane par les conservateurs de musée
agissant en tant qu'experts de l'État. L'État pouvait soit refuser purement et simplement la sortie, soit
exercer son droit de rétention, c'est-à-dire acquérir l'objet à la valeur déclarée par l'exportateur.
L'exercice de ce droit permettait de sanctionner une fraude fiscale éventuellement commise à
l'occasion d'une vente.
C'est sous la contrainte européenne et dans la voie du libéralisme que la France a modifié sa
législation et défini, par la loi du 31 décembre 1992, un nouveau régime de protection. L'adoption
d'une réglementation plus libérale répondait en même temps aux critiques émises contre la loi de
1941 par plusieurs groupes d'acteurs. Les propriétaires privés qui, en cas d'interdiction pure et
simple de sortie ne bénéficiaient d'aucune indemnité en contrepartie de la dépréciation de leur bien,
se considéraient comme spoliés. Les commissaires-priseurs et les marchands d'art revendiquaient
une plus grande liberté du marché. La nouvelle loi et ses textes d'application allègent
considérablement le contrôle à l'exportation par l'instauration d'un certificat de libre circulation qui
est une sorte de passeport pour les objets. L'interdiction de sortie concerne exclusivement les biens
qualifiés de trésors nationaux dont tous les commentaires juridiques soulignent la difficulté de
définition.
Parmi les biens culturels, la législation française distingue trois cercles. À la périphérie se situent les
biens culturels ordinaires, biens marchands qui peuvent entrer sans formalité dans le marché
international. Au centre, les biens culturels exclus du marché comprennent les biens appartenant aux
collections publiques et les biens classés en application de la loi du 31 décembre 1913 d'une part, les
biens inscrits sur l'inventaire supplémentaire des Monuments historiques d'autre part. Il s'agit là de
trésors nationaux ne pouvant sortir de France qu'à titre temporaire pour des manifestations
culturelles, des restaurations ou des expertises. Entre le centre et la périphérie se situent les biens
culturels candidats éventuels au statut de trésor national. Il s'agit d'oeuvres qui appartiennent à l'une
des quatorze catégories définies par le décret du 9 janvier 1993 et déterminées en fonction de leur
nature (tableaux, estampes, etc.), de leur ancienneté et de la valeur financière, ces critères pouvant
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s'appliquer seuls ou croisés. Les seuils d'ancienneté sont de 100 ans pour les objets archéologiques
et les livres; de 50 ans pour les tableaux et les archives. Les seuils financiers sont les suivants : 1
MF pour les peintures, 350 000 F pour les sculptures, objets de collection, meubles anciens; 0 F pour
les objets archéologiques, archives, etc. Sous condition qu'ils présentent un intérêt majeur au point
de vue de l'histoire ou de l'archéologie, ces biens culturels-là sont susceptibles d'être qualifiés de
trésors nationaux et, de ce fait, interdits de sortie. Il faut noter que des oeuvres et objets d'art
originaux réalisés par les artistes plasticiens et photographes, sans condition de valeur, lorsqu'ils sont
détenus par leur auteur depuis moins de cinquante ans, peuvent être librement exportés sans
certificat. La volonté de promouvoir à l'étranger l'art contemporain français se conjugue ici avec
l'incertitude et le risque associés aux choix esthétiques immédiatement contemporains.
Jusqu'en 1992, l'administration se contentait du point de vue des conservateurs de musée pour
prendre la décision d'autoriser ou de refuser la sortie. Le nouveau système est plus complexe. Une
commission compétente de douze membres, composée de représentants de l'État et de personnalités
qualifiées auxquels s'ajoutent deux professionnels du marché de l'art, doit émettre un avis motivé.
Cette procédure introduit un débat entre les professionnels du patrimoine, d'une part, et les
professionnels du marché, d'autre part, dont les passions et les intérêts sont plus d'une fois
conflictuels. De plus, la direction du Patrimoine et la direction des Musées de France ne visent pas
nécessairement les même objectifs. Les divergences éventuelles, au sein du ministère de la Culture,
entre ces deux directions s'expliquent partiellement par la double composante, privée et publique, du
patrimoine national. L'avis motivé de la commission est transmis au ministère de la Culture qui,
sous la contrainte budgétaire, opère les arbitrages nécessaires et prend la décision.
Le refus de certificat est valable trois ans. Au terme des trois ans, si l'administration culturelle
persiste dans son interdiction, elle doit soit acquérir l'oeuvre (ou la faire acheter par un tiers), soit la
classer « Monument historique » en vertu de la loi de 1913, avec le risque de devoir verser au
propriétaire de l'oeuvre une indemnité compensatoire au préjudice subi. Après trois ans
d'interdiction, le certificat ne peut pas être refusé une seconde fois et il est alors possible d'exporter le
bien librement.
La loi du 31 décembre 1992 s'est voulu un compromis entre la libre circulation des marchandises,
d'une part et la protection des trésors nationaux, d'autre part. Le cas de la vente du Jardin à Auvers,
dont les péripéties se sont déroulées sous deux législations successives, illustre un grand nombre de
problèmes posés par l'application de la loi de 1992 et, plus généralement, par l'interdépendance entre
la logique de l'État et la logique du marché face à la protection du patrimoine et à l'enrichissement
des collections publiques.
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Un cas d'école : l'affaire du Jardin à Auvers
En 1890, Vincent Van Gogh peint Jardin à Auvers, l'un de ses derniers tableaux et sans doute
la dernière des quatre toiles consacrées au Jardin de Daubigny à Auvers s/Oise. En 1955,
Jacques Walter, par l'intermédiaire de David Wildenstein, acquiert ce tableau auprès de la
galerie Knowdler de New York. Le tableau lui est expédié à Paris où il résidait alors.
Quelques vingt-cinq ans plus tard, ayant pris la décision d'aller vivre à Genève, il demande,
pour le tableau, une licence d'exportation comportant une valeur déclarée de six millions de
francs. Le 4 juin 1982, cette licence lui est refusée pour cinq ans sur le fondement de la loi du
23 juin 1941, abrogée depuis. Par décision du 20 juin 1988, une instance de classement lui est
notifiée et le classement d'office intervient par décret en date du 28 juillet 1989 (J.O. du 4 août
1989); le tableau classé d'office comme monument historique est ainsi définitivement interdit
de sortie du territoire français.
M. Walter demande, le 25 septembre 1989, une nouvelle licence d'exportation pour une valeur
déclarée de deux cent millions de francs. Le 12 octobre 1989, cette licence lui est de nouveau
refusée, au motif que le tableau a été « classé parmi les monuments historiques ». Le 3 mai
1990, après avoir contesté devant le Conseil d'État la légalité du décret de classement, M.
Walter s'adresse au ministre de la Culture pour demander une indemnité de 200 millions de
francs en réparation du préjudice causé par la mesure de classement. Le recours devant le
Conseil d'État est rejeté le 31 juillet 1992.
Le Conseil d'État a jugé que le Jardin à Auvers, peint par Van Gogh en 1890, est « un
témoignage important de l'art de la peinture à la fin du XIXe siècle [...] la
circonstance que, peint en France par un artiste étranger, il ait quitté la France après
la mort du peintre pour n'y revenir qu'en 1955 n'interdisait nullement au ministère de
la Culture de la regarder comme présentant un intérêt public au point de vue de
l'histoire de l'art ».
Le 6 décembre 1992, Jean-Jacques Walter (fils du précédent) met en vente aux enchères
publiques à Paris Jardins à Auvers qui est adjugé 55 millions de francs au banquier Jean-Marc
Vernes. Le bruit se répand dans la presse que cet achat aurait été effectué dans la perspective
d'une dation.
La bataille juridique se poursuit de 1993 à 1996. En 1993, le tribunal d'instance de Paris
décide du principe de l'indemnisation. Un expert judiciaire est nommé qui estime le tableau à
320 MF. Dans son jugement du 22 mars 1994, tenant compte de cette « expertise documentée
et réfléchie », le tribunal fixe l'indemnité à 422 MF. Cette somme correspond à la différence
entre la valeur présumée sur le marché international, telle qu'elle résulte de l'expertise (320
MF) et le prix obtenu sur le marché français (55 MF) soit 265 MF, auxquels s'ajoutent les
intérêts des sommes qu'aurait dû percevoir M. Walter, soit 157 MF. L'État fait
appel. Par un arrêt du 4 juillet 1994, la Cour d'appel de Paris réduit ce montant à 145 MF. La
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Cour a supprimé les intérêts évalués à 157 MF et pris en compte la valeur déclarée en douane
en 1989 (200 MF), agissant un peu comme le faisait l'administration en matière de droit de
rétention. Elle a calculé l'indemnité par une comparaison entre le prix de vente du tableau en
France (55 MF) et la valeur déclarée (200 MF) pour aboutir à la somme de 145 MF. L'État se
pourvoit en cassation. Par l'arrêt du 20 février 1996 de la Première Chambre civile de la Cour
de cassation, le pourvoi est rejeté.
Ultime épisode : les héritiers de J.-M. Vernes décident de mettre le tableau en vente. La vente
confiée à Maître Tajan, a lieu le 10 décembre 1996 et le tableau est « ravalé » sur une enchère
de 32 MF. Avant la vente, Maître Tajan a multiplié les déclarations selon lesquelles il espérait
voir le tableau préempté par l'État à une somme avoisinant 55 MF. Du point de vue de l'action
publique, la préemption pouvait apparaître comme rationnelle du fait que l'État avait déjà
dépensé 145 MF pour que le tableau demeurât en France ─ ce qui n'impliquait évidemment
pas qu'il entrât nécessairement dans les collections nationales. L'anticipation d'une préemption
─ qui n'a pas eu lieu ─ ne pouvait pas ne pas exercer un effet de dissuasion sur des
enchérisseurs éventuels. De plus, les acheteurs éventuels étaient également dissuadés
d'acquérir ce tableau en vue d'une dation : ayant déjà déboursé 145 MF, l'État, dans une
procédure de dation, aurait pu difficilement accepter une estimation supérieure à la valeur
marchande du tableau sur le marché intérieur. Enfin, la préparation de la vente, fortement
médiatisée, s'est déroulée sur un fond de polémique de presse alimentant des rumeurs sur
l'authenticité de l'oeuvre ─ au demeurant cautionnée par des spécialistes de nationalités
différentes et de réputation internationale.
Le cas du Jardin à Auvers illustre la conception universaliste des biens d'art caractéristique de la
jurisprudence française. Il fait ressortir les effets pervers d'une définition trop floue des critères de
sélection des oeuvres à protéger et, éventuellement, à acquérir. Les différents acteurs, propriétaires
des oeuvres, conservateurs de musée, marchands, experts auprès des tribunaux prennent en
considération des dimensions différentes de la valeur de l'art : valeur marchande qui s'exprime en un
prix sur le marché; valeur artistique et valeur historique; valeur d'ancienneté qui met en jeu la
sensibilité et l'affectivité. Même si, à un moment donné et dans le milieu des spécialistes ─
historiens de l'art et conservateurs de musée ─ il peut exister un savoir, stabilisé et objectivable, de la
valeur des oeuvres, les choix opérés au sein d'une offre qu'ils ne maîtrisent pas ne peut pas ne pas
comporter, de la part des conservateurs, une part d'arbitraire.
Le cas du Jardin à Auvers fait ressortir, à côté du problème de définition d'un trésor national, celui
de l'indemnisation du propriétaire. Les droits des propriétaires garantis par la Constitution ont été
respectés par la procédure d'indemnisation, mais le mode d'évaluation de l'indemnité n'est pas
incontestable. Il traduit l'incapacité des pouvoirs publics à tirer parti des informations fournies par le
marché, du fait de la volatilité du marché, de l'incertitude de l'appréciation émise par les experts et de
la prise en compte finale du prix proposé par le propriétaire de l'oeuvre, sans autres éléments
probants.
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L'arrêt de la Cour de cassation inverse une jurisprudence jusqu'alors favorable à la puissance
publique. Il consacre l'interprétation selon laquelle la différence de prix d'une oeuvre d'art entre le
marché français et le marché international constitue la servitude indemnisable, au sens de la loi de
1913 lorsqu'il y a classement d'office d'un objet et donc interdiction de sortie. La défense du
patrimoine se trouve ainsi confondue avec l'obligation d'acheter alors que les moyens d'acquisition
dont disposent les pouvoirs publics sont insuffisants. Certes, le tableau est classé et n'est donc pas
exportable, mais 145 MF ont été dépensés par l'État pour une oeuvre qui reste en mains privées.
À la suite de l'arrêt Van Gogh, on a pu dire, un peu brutalement, que la loi de 1992 avait ouvert
complètement le marché français sur le marché international. Alors qu'il était, dans le dispositif
actuel, le seul moyen d'empêcher l'exportation des trésors nationaux, le classement ne serait plus
envisageable, les propositions d'affectation d'une partie des bénéfices de la Française des Jeux à
l'acquisition d'oeuvres d'art et les mesures d'incitation aux propriétaires qui bénéficieraient d'un
crédit d'impôt en vendant leur bien à une collectivité publique plutôt qu'à un acquéreur étranger se
heurtent à la logique budgétaire de l'État.
Les lois de protection du patrimoine sont, dans tous les pays, des compromis. L'écart est
considérable entre l'effort de réglementation et de contrôle d'une part, le flou des définitions et des
expertises d'autre part. L'État construit un « mixte juridique » à partir d'un « mixte informationnel »
fourni à la fois par le musée et le marché. La distinction entre valeurs stabilisées et valeurs
incertaines n'est ni claire ni définitive et le consensus des spécialistes ne se réalise que sur des
oeuvres appartenant au noyau dur de l'histoire artistique. Les prix des trésors nationaux, dans le cas
le plus général où la limitation de l'offre est absolue et l'excellence artistique reconnue, résultent de
la concurrence entre un nombre limité d'acheteurs et sont difficilement prévisibles. L'hétérogénéité
des biens et l'interdépendance entre le champ artistique et le marché rendent le marché de l'art moins
lisible que d'autres. Dans l'impossibilité d'opérer des arbitrages en toute connaissance de cause,
l'État cherche à concilier l'inconciliable.
Les lois de protection du patrimoine national sont des « arrangements » dont la mise en oeuvre
parvient difficilement à éviter que le pillage par l'argent prenne le relais du pillage par la guerre ou la
colonisation. Des déséquilibres inquiétants apparaissent ainsi dans la structure des échanges
internationaux, qui traduisent l'exode massif du patrimoine européen et, à cet égard, l'exemple de la
France devenue le premier exportateur d'oeuvres d'art est particulièrement significatif. En
comparant la balance entre importations et exportations sur les deux années 1993 et 1994, on
constate un accroissement de presque 80 % du déséquilibre entre les entrées et les sorties d'objets
d'art. L'articulation entre les objectifs de l'action publique est d'autant plus problématique que la
mondialisation du marché et l'intégration européenne portent atteinte à l'autonomie de la politique
patrimoniale de l'État régalien.
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